« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 17 septembre 2019

Les "décrocheurs" devant le Président Magnaud

A la surprise générale, le tribunal correctionnel de Lyon, par une décision rendue le 16 septembre 2019, a relaxé deux militants de l'Association non violente COP 21. Ils étaient poursuivis pour vol en réunion, après avoir décroché la photographie du président de la République, exposée dans la salle des mariages de la mairie du IIe arrondissement de Lyon. Le portrait dérobé a ensuite été brandi lors d'une manifestation. 

Cette décision s'inscrit dans une certaine tradition des "jurisprudences de combat" mises en oeuvre par les juges du fond. Ces jugements de première instance, souvent médiatisés, sont ensuite annulés plus discrètement en appel. En l'espèce, le parquet a déjà déclaré qu'il faisait appel et les chances de confirmation de cette double relaxe sont quasi-inexistantes. L'affaire n'aura donc aucune suite sur le plan judiciaire, ce qui ne signifie pas qu'elle soit sans intérêt.


La fin de l'offense au Chef de l'Etat



Observons d'abord que nos deux "décrocheurs" sont poursuivis pour vol en réunion. Qu'il s'agisse du portrait du président de la République, du buste de Marianne, ou de toute autre pièce du mobilier de la mairie, le fondement juridique est le même puisque les personnes poursuivies ont soustrait frauduleusement la chose d'autrui, au sens de l'article 311-1 du code pénal. L'atteinte à la personne du président de la République n'est donc pas en cause. Cela n'a rien de surprenant si l'on considère que le délit d'offense au Chef de l'Etat, initialement prévu par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, a finalement été abrogé par la loi du 5 août 2013
 
Il n'a pas survécu au ridicule provoqué par la plainte de Nicolas Sarkozy sur ce fondement, plainte dirigée contre un manifestant qui avait brandi à son passage une affichette sur laquelle était écrit "Casse toi, pov' con", formule certes peu gracieuse mais reprenant les propos tenus par le président lui-même. A l'époque, le manifestant condamné à une amende de trente euros avait finalement fait un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans un arrêt Eon c. France du 13 mars 2013, la CEDH avait alors estimé que l'infraction d'offense au chef de l'Etat portait une atteinte excessive à la liberté d'expression. Le législateur de l'époque avait donc décidé d'abroger ce texte encombrant. Le décrochage du portrait du président n'est donc plus une offense au Chef de l'Etat, mais cela reste un vol.

En l'espèce, l'infraction de vol est matérialisée. L'enquête a clairement établi les faits et les aveux ont été recueillis à l'audience. L'opération a été organisée à la suite d'une entente entre les participants, et le vol a donc bien été réalisé "en réunion".


L'état de nécessité




Le juge aurait pu trouver aux prévenus quelques circonstances atténuantes, voire les dispenser de peine, mais il a préféré une solution plus radicale : il a choisi de se référer à l'état de nécessité. En effet, l'état de nécessité lui permet, non pas d'atténuer la peine, mais de supprimer la culpabilité elle-même. Il repose sur une idée simple formulée dans l'article 122-7 du code pénal : " N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace".

L'état de nécessité ne trouve pas son origine dans le code pénal de 1994. Il est issu des jugements du célèbre juge Paul Magnaud dont tous les étudiants en droit ont entendu parler. Le 4 mars 1898, le "Bon Juge Magnaud", président du tribunal de Chateau-Thierry, acquitte Louise Ménard, une jeune femme qui avait dérobé un pain dans un boulangerie, car son enfant et elle n'avaient rien mangé depuis deux jours. Clemenceau reprit ensuite l'histoire dans l'Aurore, et le juge Magnaud, depuis lors, personnalise l'état de nécessité.

Cette notion de nécessité, ainsi importée dans l'ordre juridique par la bonté d'un seul juge, n'est mise en oeuvre que très rarement, parce qu'elle est soumise à des conditions extrêmement rigoureuses. Dans le cas des "décrocheurs", il faut bien reconnaître que le successeur du juge Magnaud les interprète de manière extraordinairement extensive.
 
Necessité. Rodrigue Milien
 
 

Le caractère actuel ou imminent du danger 



La première condition réside dans le caractère actuel ou imminent du danger. La personne qui accomplit l'acte ne doit pas avoir d'autre ressource que de violer la loi pour écarter un danger. Dans l'affaire Louise Ménard, une femme et son enfant risquaient de mourir de faim. En l'espèce, le tribunal correctionnel s'appuie sur l'"urgence climatique". Il affirme ainsi que "le dérèglement climatique est un fait qui affecte gravement l'avenir de l'humanité (...)". Certes, mais le vol du portrait du Président Macron n'est, du moins on l'espère, pas l'unique moyen de lutter contre l'urgence climatique. 
 
Sur ce plan, le juge ignore totalement la jurisprudence antérieure, intervenue précisément en matière environnementale. Dans un arrêt du 19 novembre 2002, la Chambre criminelle de la Cour de cassation s'est ainsi prononcée sur la condamnation de militants écologistes qui avaient détruit des plans de riz génétiquement modifié. Elle avait alors estimé qu'aucune des conditions de l'état de nécessité n'était réunie, le danger n'était pas suffisamment actuel ni imminent. En effet, les plans génétiquement modifiés étaient sous serre, ce qui excluait tour risque de dissémination. Cette jurisprudence a ensuite été réaffirmée dans la décision du 7 février 2007,  des militants ayant entièrement détruit un champ planté pour 1/10e de sa superficie de maïs transgénique. Cette fois, le danger de dissémination n'était pas absent, mais le juge estime toutefois que ce maïs transgénique ne présente pas un danger immédiat pour les faucheurs eux-mêmes. 

Dans le cas des "décrocheurs", force est de constater qu'ils ne risquent pas d'être immédiatement victimes du dérèglement climatique, au point de ne pouvoir agir autrement. 
 

La condition de proportionnalité



Ceci nous conduit directement à la seconde condition de l'état de nécessité : la proportionnalité de la riposte à la menace. Dans le cas de Louis Ménard, le vol du pain, d'un seul pain, lui a permis de nourrir son enfant et elle-même et donc de ne pas mourir de faim. Dans l'arrêt du 7 février 2007, la chambre criminelle fait ainsi observer que le fauchage d'OGM n'est pas l'unique moyen de lutter contre leur danger. Les militants auraient pu, tout simplement, user des voies de droit, par exemple pour annuler ou suspendre les autorisation d'essai de ces cultures ou contester  leur mise sur le marché.

La situation des "décrocheurs" est encore plus étrange au regard de la proportionnalité de leur action. Force est en effet de constater que la proportionnalité de la mesure prise fait entièrement défaut. Il faudrait en effet démontrer que le décrochage du portrait du président de la République a un impact sur le dérèglement climatique, preuve qui risque de se révéler délicate.

Le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Lyon se présente ainsi comme un acte militant. Acte militant d'un juge unique, et, a contrario, ce jugement permet de comprendre à quel point la collégialité est une nécessité lorsqu'il s'agit de justice pénale. Les convictions de ce juge sont évidemment respectables, mais précisément il exprime ses convictions et son analyse juridique se limite à faire dire à l'état de nécessité ce qu'il n'a jamais dit. Ce faisant, il donne aux militants écologistes une satisfaction bien éphémère, car il ne fait guère de doute que les juges d'appel, ceux qui font du droit, annuleront le jugement. Mais cette satisfaction militante est acquise au prix d'une atteinte à l'impartialité, à la crédibilité même de la justice, instrumentalisée pour la défense d'une cause.

 
 


vendredi 13 septembre 2019

Droit de grève et service minimum dans les transports : quelques questions

Pour les Parisiens et Franciliens qui n'ont pas le privilège de disposer d'une voiture de fonction, le vendredi 13 septembre 2019 n'est pas un jour de chance. Les employés de la RATP ont en effet décidé d'exercer leur droit de grève, pour protester contre le projet de réforme des retraites. De fait, beaucoup de lignes de métro demeurent fermées et ne fonctionnent normalement que celles qui sont entièrement automatisées. L'évènement suscite évidemment une interrogation sur l'articulation entre le droit de grève et le principe de continuité du service public. Or, il semble bien que l'équilibre entre ces deux normes juridiques connaisse actuellement une évolution très sensible. On peut se demander si les règles législatives visant à les concilier ne sont pas purement et simplement ignorées, tant par les grévistes que par les autorités publiques.


Le droit de grève



Le 7ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, aujourd'hui intégré dans le bloc de constitutionnalité mentionne : « Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Cette disposition a pour conséquence de constitutionnaliser le droit de grève, mais aussi d’en marquer les limites.

Il est évidemment constitutionnalisé, et le Conseil constitutionnel s'est référé pour la première fois aux dispositions du Préambule dans sa décision du 25juillet 1979. Il annule alors des dispositions législatives autorisant les présidents d’entreprises de radio et de télévision à faire assurer un « service normal » en cas de cessation du travail. Par la suite, dans sa décision des 19 et 20 janvier 1981, il énonce que les peines prévues en cas d’entrave à la circulation des trains ne sauraient viser les personnes exerçant légalement « le droit de grève reconnu par la Constitution".  

Certes, mais le Préambule affirme aussi que le droit de grève s’exerce « dans le cadre des lois qui le réglementent ». Il revient donc au législateur d’organiser son exercice et d’en poser les bornes, à la condition toutefois de ne pas l’interdire de manière générale et absolue. Il doit donc « opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève est un moyen et la sauvegarde de l’intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte ». Dans sa décision du 19 mars 2012, le Conseil admet ainsi que la loi pose certaines restrictions au droit de grève dans le transport aérien. 

Cette compétence législative n'interdit pas la compétence réglementaire. Bien avant l'actuelle constitution, le Conseil d'Etat, dans l'arrêt Dehaene de 1950 affirmait qu''il appartient au gouvernement, responsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même, sous le contrôle du juge, la nature et l'étendue desdites limites (...)". L'émergence du pouvoir réglementaire autonome en 1958 n'a pas modifié cette jurisprudence, permettant même d'organiser le droit de grève par simple circulaire (arrêt Union syndicale de l'aviation civile CGT du 13 novembre 1992). Il appartient alors au Conseil d'Etat que l'équilibre entre la défense des droits des travailleurs et la sauvegarde de l'intérêt général est convenablement assuré. 


Dans le metro. Louis Latapie. 1891-1972


Le transport terrestre



Dans l'ensemble du secteur public, l'intérêt général invoqué pour restreindre le droit de grève réside toujours dans le principe de continuité du service public. Dans l'arrêt Dehaene, le Conseil d'Etat rappelle ainsi que ce droit peut "être limité en raison des exigences de fonctionnement des services publics". Sur ce fondement, le législateur prive ainsi du droit de grève les agents associés aux fonctions régaliennes de l'Etat, en particulier les membres des forces armées. 

Le droit commun de la fonction publique soumet ainsi la grève à des règles de procédure, notamment un préavis obligatoire avant la cessation du travail. Les années récentes ont toutefois vu se multiplier les lois destinées à garantir un service minimum dans certains services, l'idée étant très clairement d'assurer un respect plus grand du principe de continuité. La loi du 20 août 2008 impose ainsi un "droit d’accueil" dans les écoles maternelles et primaires et celle du 19 mars 2012 contraint le transport aérien à un service minimum en cas de cessation du travail.

Tel était aussi l'objet de la loi du 21 août 2007 sur le dialogue social, titre qui ne reflète guère le contenu réel du texte. Il s'agissait en effet bien davantage d'imposer le service minimum dans les transports que de préciser les modalités de la négociation. Ses dispositions, aujourd'hui intégrées au code des transport, empêchent, du moins en principe, qu'une ligne entière soit fermée durant toute une journée de grève. 

Aux termes de l'actuel article L 1222-2 du code des transports, il appartient en effet à l'autorité organisatrice de transports (AOT), en l'espèce Ile de France Mobilités qui a succédé au STIF, de définir les dessertes prioritaires en cas de perturbations, qu'il s'agisse de travaux, d'incidents techniques ou climatiques, ou encore de grèves. Elle fixe ainsi les fréquences et les plages horaires, afin d'assurer un "niveau minimal de service" qui doit "permettre d'éviter que soit portée une atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et venir, à la liberté d'accès aux services publics, à la liberté du travail, à la liberté du commerce et de l'industrie et à l'organisation des transports scolaires" (art. L 1222-3). Ensuite des "plans de desserte" sont élaborés au niveau de l'entreprise, des "accords collectifs de prévisibilité" sont adoptés, recensant les catégories et nombre d'agents indispensables à la mise en oeuvre du service minimum.

Qu'est devenue cette législation ? les Parisiens et les Franciliens seraient fondés à se poser la question avec d'autant plus d'acuité que ces dispositions ont été appliquées dans les années récentes. Un service minimum existait effectivement en cas de grève, applicable à l'ensemble du réseau RATP et l'on ne trouvait plus de stations totalement fermées ou de lignes totalement interrompues durant une journée entière. 

Or, aujourd'hui, les dispositions du code des transports sont demeurées lettre morte. Les usagers se sont vus conseiller de rester chez eux et de prendre une journée de vacances. La loi deviendrait-elle un simple instrument que l'on peut écarter pour des motifs conjoncturels ? Doit-on penser que la continuité du service public et l'intérêt des usagers ont été ignorés dans le seul but de ne pas durcir un mouvement social déjà préoccupant ? On ne saurait imaginer une telle chose car il est évident qu'un gouvernement qui veut imposer le respect de la loi doit d'abord lui-même la respecter.

Doit-on conclure à l'abandon des dispositions législatives encadrant le droit de grève dans les transports ? Si l'on rapproche ce laxisme de l'oubli des conditions de déclaration des manifestations lors de la crise des gilets jaunes, on ne peut qu'être frappé, non par un développement des libertés publiques, mais par un mélange de tolérance et d'impuissance des autorités.




Sur le droit de grève : Chapitre 13 , Section 2 § 2 B du manuel de Libertés publiques sur internet.





lundi 9 septembre 2019

Le droit d'épouser son ex-belle soeur

Le 5 septembre 2019, dans un arrêt Theodorou et Tsotsorou c. Grèce, la Cour européenne des droits de l'homme a déclaré non conforme à la Convention européenne des droits de l'homme les dispositions du code civil grec interdisant le mariage entre alliés en ligne collatérale, jusqu'au troisième degré. En l'espèce, M. Theodorou s'était marié en 1971 avec Mme P.T. Ils avaient eu une fille, et puis le mariage s'était délité, pour conduire d'abord à la séparation de corps en 1996, puis au divorce en 2004. L'année suivante, M. Theodorou épousait la soeur de P.T., Mme Tsotsorou. En 2006, l'ancienne épouse, et soeur de la nouvelle, saisissait le parquet et obtenait des tribunaux grecs, en 2010, que soit prononcée la nullité du mariage. Tous recours épuisés, le mariage était donc définitivement annulé en 2015, et le couple a donc saisi la CEDH.

Il invoque une violation de l'article 12 de la Convention européenne qui énonce que "à partir de l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit". Il est vrai que ces dispositions prévoient expressément que le mariage est régi par la loi nationale. En l'espèce le droit grec donne aux époux le choix entre un mariage civil, ou un mariage selon le rite orthodoxe. Dans tous les cas, il est obligatoire de demander au maire un permis et les bans sont publiés à peu près dans les mêmes conditions que dans notre pays. Mais le code civil grec ajoute que "le mariage est prohibé entre alliés en ligne directe et jusqu'au troisième degré en ligne collatérale". 

La CEDH s'estime compétente pour apprécier la conventionnalité de cette disposition. Il est vrai qu'elle déclare généralement que les autorités de l'Etat sont les mieux placées pour évaluer les besoins de société et y répondre, formulation employée dans l'arrêt B. et L. c. Royaume Uni du 13 septembre 2005. Mais la Cour, dans une décision Rees c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986, affirmait déjà, à propos du droit au mariage des personnes transsexuelles, que les restrictions posées au droit de se marier ne sauraient atteindre sa substance même. La Cour s'estime donc compétente pour empêcher que l'autonomie ainsi accordée aux Etats leur permette d'interdire en pratique l'exercice du droit au mariage.

Le code civil grec porte-t-il atteinte au droit au mariage "dans sa substance même" ? La CEDH répond positivement à cette question, et avance trois arguments essentiels.


La décence et l'institution de la famille 



Le premier réside dans la rigueur extrême du droit grec. Il considère en effet que l'interdiction du mariage entre alliés jusqu'au troisième degré subsiste après la dissolution du mariage. Alors même que M. Theodorou avait divorcé de Mme P.T., le lien avec la famille de cette dernière subsistait, et Mme Tsotsorou demeurait sa belle-soeur, du moins au regard du droit grec. Pour les autorités grecques, cette règle "sert la décence et l'institution de la famille" et doit éviter les confusions entre lien et degré de parenté ainsi qu'entre les générations. Peut-être s'agit-il aussi, même si les autorités grecques n'en ont pas fait mention, d'une volonté de limiter autant que possible les conséquences du divorce, considéré comme destructeur de la famille traditionnelle.

 La CEDH reconnaît évidemment que les Etats peuvent limiter le droit de contracter mariage, lorsque le consentement est vicié, ou pour prévenir la bigamie ou la consanguinité. Dans sa décision O'Donoguhe et autres c. Royaume Uni du 14 décembre 2011 elle précise même que des restrictions peuvent intervenir pour lutter contre les mariages blancs. Encore faut-il toutefois que ces limitations n'aient pas pour effet d'enlever à une personne ou à une catégorie de personnes la capacité juridique de contracter mariage.

En l'espèce, "la décence et l'institution de la famille" ne sont pas concernées. M. Theodorou et Mme Tsotsorou ont vu leur mariage définitivement annulé dix ans après qu'il été célébré. Depuis cette date, ils vivent ensemble, hors les liens du mariage, puisque, en tout état de cause, ils ne peuvent pas faire autrement. On doit alors s'interroger sur les dispositions du droit grec qui invoquent "la décence et l'institution de la famille"... pour transformer un couple marié en couple illégitime. La CEDH fait d'ailleurs observer qu'il ne ressort pas du dossier que la fille issue du premier mariage de M. Theodorou souffre d'une "insécurité émotionnelle" suscitée par cette situation. En tout état de cause, les motifs invoqués par les autorités grecques pour justifier cette règle semblent bien légers par rapport à la brutalité de la dissolution d'un mariage.


 La route de Penzac. Georgius. 1930


Le consensus

 


Le second argument de la CEDH se trouve dans l'existence d'un consensus européen en matière d’empêchement au mariage des (anciens) belles-sœurs et beaux-frères. Seulement deux Etats membres, l'Italie et Saint-Marin, interdisent une telle union. Encore cette prohibition n'est-elle pas absolue et les intéressés peuvent demander aux juges de leur accorder une dérogation. Aucun, à l'instar de la Grèce, n'impose une interdiction absolue et définitive.

Observons à ce propos que ce n'est pas la première fois que la Cour constate une certaine forme de marginalisation du droit grec. Dans l'arrêt Vallianatos et autres du 7 novembre 2013, elle avait ainsi sanctionné comme discriminatoire l'absence totale de pacte de vie commune pour les homosexuels.

Une nullité a posteriori



Le droit grec est d'autant plus sanctionné par la Cour qu'en l'espèce, la nullité du mariage a été prononcée a posteriori, sur recours de la première épouse du requérant, recours déposé cinq mois après la célébration. Les autorités compétentes avaient autorisé le mariage, contrairement à l'affaire B. et L. c. Royaume Uni de 2005, dans laquelle l'administration britannique avait prononcé l'interdiction préalable d'un mariage entre une femme et le fils de son premier mari. Quant à la première épouse, Mme P.T., elle n'avait aucunement protesté lors de la publication des bans, alors même que cette publicité est précisément destinée à permettre d'éventuels recours.

Le troisième argument de la CEDH doit donc être recherché dans la légèreté des autorités grecques, car, selon le code civil, il leur appartenait d'apprécier la régularité du mariage. Or, elles n'ont pas effectué ce contrôle, et le couple s'est ainsi trouvé confronté à l'annulation de son mariage dix ans après sa célébration. Il est vrai que ce contentieux a eu au moins l'avantage de provoquer la sanction de la norme elle-même et non pas de la procédure organisant sa mise en oeuvre.

Peu à peu, au fil des jurisprudences, la CEDH élabore ainsi un standard européen du mariage. Certes, les Etats jouissent encore d'une marge d'appréciation et ils peuvent prévoir un traitement différent selon qu'un couple est marié ou non, par exemple en matière fiscale ou sociale. En revanche, ils ne peuvent restreindre de manière radicale le droit de se marier, pour des motifs relevant d'une morale sociale ou religieuse dont il n'est pas certain qu'elle fasse consensus au sein de la société. Cette décision s'inscrit ainsi dans un mouvement jurisprudentiel qui vise à considérer le mariage, non plus comme une institution sociale destinée à protéger la famille mais comme un droit individuel, un facteur d'épanouissement de la vie privée. Une vision que les autorités grecques considéreront peut-être comme peu orthodoxe.




Sur la liberté du mariage : Chapitre 8, Section 2 § 1 du manuel de Libertés publiques sur internet.




samedi 7 septembre 2019

La libération conditionnelle devant le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel fait sa rentrée, et il commence l'année par une déclaration d'inconstitutionnalité. Dans une décision QPC du 6 septembre 2019, il décide en effet l'abrogation de l'article 730-2-1 du code de procédure pénale (cpp) qui énonce qu'une personne condamnée à une peine d'emprisonnement pour les plus graves des faits de terrorisme, la libération  conditionnelle ne peut être accordée qu'à l'issue d'une période probatoire durant entre un et trois ans, sous la forme d'une mesure de semi-liberté, de placement à l'extérieur ou de placement sous surveillance électronique. Cette décision est prise par une formation collégiale que constitue le tribunal de l'application des peines, après avis d'une commission chargée de procéder à une évaluation pluridisciplinaire de la dangerosité de la personne condamnée.

Cette disposition est issue de la loi du 3 juin 2016 et il s'agissait, on l'a compris, de renforcer les mesures de lutte contre le terrorisme et d'empêcher que des personnes condamnées sur ce fondement soient libérées sans contrôle de leur dangerosité. En soi, l'objectif n'a rien de choquant. Le problème, car il y a évidement un problème, est que les rédacteurs du texte ne se sont pas préoccupés de son articulation avec le droit existant, et notamment avec l'article 729-2 cpp. Celui-ci énonce que lorsqu'un étranger condamné à une peine d'emprisonnement est l'objet d'une mesure d'éloignement, sa libération conditionnelle est subordonnée à la condition que cette mesure soit exécutée. Elle est alors décidée sans son consentement.

Si l'on associe les deux textes, on s'aperçoit que l'étranger condamné pour terrorisme et faisant l'objet d'une décision d'éloignement ne peut pas demander une mesure de libération conditionnelle. Celle-ci devient irrecevable, dès lors que, devant être éloigné, il ne peut effectuer la période probatoire obligatoire. La situation est évidemment particulièrement dérogatoire pour ceux qui sont condamnés à perpétuité. Ne pouvant déposer de demande de libération conditionnelle, ils se trouvent ainsi dans une situation de perpétuité réelle, situation que les auteurs de la loi n'avaient même pas envisagée.


La nécessité de la peine



En l'espèce, le Conseil constitutionnelle déclare inconstitutionnelles les dispositions de l'article 730-2-1. Alors qu'il était invité par les avocats requérants à se placer sur le fondement de la dignité de la personne, il s'appuie, de manière plus classique, sur le principe de nécessité de la peine qui trouve son origine dans l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il estime en effet que ces dispositions privent les étrangers condamnés pour des faits de terrorisme de toute possibilité d'aménagement de peine, "en particulier dans le cas où elles ont été condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité, elles sont manifestement contraires au principe de proportionnalité des peines".

Certes, le Conseil reconnaît, notamment dans sa décision QPC du 25 novembre 2011, qu'il n'a pas "un pouvoir général d'appréciation et de décision que celui du Parlement". Mais il doit néanmoins s'assurer de l'"absence d'inadéquation manifeste" entre l'infraction et la peine. En l'espèce, le Conseil élargit cette appréciation au régime juridique d'exécution de la peine privative de liberté. Il fait observer que celui ci repose non seulement sur une volonté de protéger la société et d'assurer la punition du condamné, mais aussi de favoriser son éventuelle insertion. Or, les Français condamnés pour terrorisme peuvent solliciter une libération conditionnelle, alors que les étrangers se voient interdire une telle possibilité. Aux yeux du Conseil, la disproportion entre les deux régimes est excessive.


Tout condamné à mort aura la tête tranchée
Le Schpountz, Marcel Pagnol,  1938, Fernandel


La perpétuité réelle



De fait, le Conseil se prononce pour la première fois sur la peine de perpétuité, même s'il se borne à affirmer que cette absence de possibilité de demander une libération conditionnelle s'applique "en particulier" aux personnes ainsi soumises à une perpétuité réelle. Certes, il ne condamne pas la perpétuité réelle, question dont il n'est pas saisi. Il se borne à affirmer que cette perpétuité réelle ne peut, en tout état de cause, pas intervenir par le seul résultat d'une décision d'irrecevabilité rendue par un tribunal d'application des peines.

On peut tout de même y voir un élément du dialogue des juges. En effet, dans un arrêt Vinter c. Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) note que le droit des Etats membres en matière pénale vise à la fois à punir des infractions et à "oeuvrer à la réinsertion des condamnés", y compris ceux condamnés à perpétuité. La législation interne ne doit donc pas interdire, "de manière absolue et avec un effet automatique, l’accès à la libération conditionnelle (...)". Il n'existe donc pas réellement de droit à la libération conditionnelle, mais il existe un droit de la demander, en quelque sorte un droit d'avoir l'espoir de sortir un jour de prison. L'arrêt Marcello Viola c. Italie du 13 juin 2019 reprend clairement ce principe, à propos cette fois les peines d'emprisonnement à perpétuité prononcées contre les auteurs de crimes mafieux.

In fine, le Conseil constitutionnel décide l'abrogation de la disposition litigieuse, mais prend la précaution de la reporter au 1er juillet 2020. Il s'agit évidemment de permettre au Parlement de résoudre cette contradiction entre les normes. Reste que l'on imagine mal qu'il décide d'appliquer une peine de perpétuité réelle à l'encontre des étrangers, surtout s'ils peuvent faire l'objet d'une mesure d'éloignement. Il est donc très probable qu'ils pourront désormais demander une libération conditionnelle, qui permettra en pratique de procéder à cet éloignement.


Sur le droit des étrangers : Chapitre 5, Section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet.



mardi 3 septembre 2019

Le "Féminicide" ou la communication par le droit

A la veille du "Grenelle des violences conjugales" organisé par Marlène Schiappa, on voit se multiplier les prises de position en faveur de l'intégration dans le droit pénal de la notion de "féminicide". Nul ne conteste l'inquiétante croissance des meurtres de femmes par leur conjoint, ou leur ex-conjoint, et le premier objet de la réunion devrait être de renforcer les instruments de nature à aider les victimes de violences conjugales et à punir leurs auteurs. Rien de plus insupportable en effet que de voir qu'une femme meurt, à peu près tous les trois jours, sous les coups de son conjoint, sans que le système juridique soit capable d'apporter une réponse. 

Un fait


Considéré en ces termes, le "féminicide" est un fait, et un fait incontestable. Son usage, provenant de la doctrine anglo-saxonne, tend à se banaliser. Le "féminicide désigne alors, très simplement, le meurtre d'une femme, parce qu'elle est une femme. L'OMS en dresse une sorte de typologie, distinguant quatre types de "féminicides" : 
  1. Le "féminicide intime", c'est-à-dire commis par le conjoint ; 
  2. Le "féminicide au nom de l'honneur", qui désigne l'assassinat d'une femme ou d'une jeune fille par un membre de sa famille, parce qu'elle aurait commis une transgression sexuelle ou comportementale. Le meurtrier estime alors protéger la réputation de sa famille et suivre les traditions ; 
  3. Le "féminicide lié aux pratiques culturelles", par exemple lorsqu'une jeune mariée est assassinée car sa dot n'a pas été payée ; 
  4. Le "féminicide sexuel", intervenu lors d'une agression sexuelle.
La Commission consultative nationale des droits de l'homme (CNCDH) affirme, dans un avis de 2016 que "l'usage du terme doit être encouragé, à la fois sur la scène internationale dans le langage diplomatique, mais aussi dans le vocabulaire courant, en particulier dans les médias". Il est en effet censé accélérer la prise de conscience du problème, empêcher que ce type d'acte soit banalisé par intégration dans l'ensemble plus vaste des violences conjugales. 


Un concept juridique opératoire ?



L'intégration du "féminicide" dans le code pénal pose une autre série de problèmes, sur lesquels ses promoteurs ne se sont guère penchés.  

D'une part, la notion porte en elle-même une appréciation du mobile du meurtre : la femme a été tuée parce qu'elle est une femme. La motivation de l'auteur est donc clairement affirmée, si ce n'est que ce n'est pas toujours aussi simple. Un mari tue sa femme parce qu'elle veut le quitter : c'est clairement un "féminicide". Certes, mais si on s'aperçoit que l'épouse avait une confortable assurance-vie, établie au profit de son mari ? S'agit-il toujours d'un "féminicide" ? A-t-elle été tuée parce qu'elle est une femme ou parce qu'elle est riche ? Faudra-t-il calculer le pourcentage de "féminicide" dans un assassinat ? 

D'autre part, et c'est sans doute plus grave, l'existence d'un crime de "féminicide" est porteuse, en soi, d'une atteinte au principe d'égalité devant la loi pénale, dès lors qu'elle ne viserait que l'identité féminine de la victime. Quel serait en effet l'intérêt de criminaliser un tel fait si ce n'était pas pour alourdir la peine ? Un féminicide serait-il ainsi réprimé par une peine plus sévère qu'un homicide ? En d'autres termes, il serait plus grave de tuer une femme que de tuer un homme, dans des circonstances identiques. 

Il convient à ce égard de rappeler l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui affirme que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". La jurisprudence du Conseil constitutionnel admet certes que le législateur peut déroger au principe d'égalité, soit lorsqu'il s'agit de régler des situations différentes, soit dans l'intérêt général à la condition que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi (par exemple : décision du 18 mars 2009). En l'état actuel du droit, rien ne dit que le Conseil constitutionnel accepterait un traitement différencié des homicides, fondé sur le genre. 

C'est d'autant plus vrai que le Conseil constitutionnel demeure attaché au principe d'égalité des sexes, formulé dans le Préambule de 1946. Dans une décision du 9 janvier 2014, il sanctionne sur ce fondement des dispositions différenciées entre les hommes et les femmes dans le cas de la perte de la nationalité française résultant de l'acquisition volontaire d'une nationalité étrangère.

Femmes battues. Pierre Perret. 2010


La CEDH



De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) laisse aux Etats une large autonomie dans ce domaine et ne leur impose, en aucun cas, l'intégration du féminicide dans leur ordre juridique. Certes, le mot est mentionné dans l'arrêt Talpis c. Italie du 2 mars 2017, mais seulement dans un développement consacré au droit international pertinent, pour se référer aux travaux du Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes (CEDAW). Or ses recommandations sont dépourvues de valeur contraignante pour les Etats, et la CEDH ne les reprend pas dans le fond de sa décision. En l'espèce, elle se borne à sanctionner les autorités italiennes, qui avaient fait preuve d'une trop grande inertie dans le traitement d'une affaire de violences conjugales. Plus récemment, dans son arrêt Kurt c. Autriche du 4 juillet 2019, la CEDH ne mentionne même plus le mot "féminicide". 

Il est vrai que le "féminicide" n'est pas d'origine européenne. Il a d'abord figuré dans le code pénal mexicain en 2007 et est maintenant puni dans 14 Etats d'Amérique latine. Les Etats européens se montrent beaucoup plus réticents, même si des propositions de loi vont dans ce sens, notamment en Belgique.


Une circonstance aggravante



Dans le cas français, ces réticences peuvent parfaitement s'expliquer. Sur le plan strictement pénal, le "féminicide" est en effet inutile. La loi du 27 janvier 2017 érige  en circonstance aggravante le fait, pour un délit ou pour un crime, d'être commis en raison du sexe ou du genre de la victime (art. 132-77 du code pénal). La peine est alors alourdie : une infraction punie de trente ans de réclusion est passible de la perpétuité, une infraction passible de vingt ans est portée à trente ans etc.

Pour les partisans de la reconnaissance du "féminicide", le droit devrait donc renoncer à cette circonstance aggravante pour créer une infraction autonome. L'idée est séduisante, mais force est de constater qu'une telle évolution réduirait l'espace de protection contre les violences sexistes. En effet, la circonstance aggravante ne s'intéresse pas à l'identité de la victime, elle peut être une femme, un homme, un transgenre. Seul importe le caractère sexiste de l'agression. Ces dispositions permettent donc, exactement comme le "féminicide" de mieux punir les meurtres de femmes commis parce qu'elles sont des femmes mais aussi tous les meurtres liés au sexe et à l'identité sexuelle.

La loi du 27 janvier 2017 s'inscrit d'ailleurs dans une histoire du droit pénal qui tend à refuser les infractions autonomes et à ne prévoir qu'une infraction de droit commun, assortie de circonstances aggravantes. C'est ainsi, par exemple, que le crime de parricide a disparu du code pénal en 1994, remplacé par une circonstance aggravante lorsque le crime concerne les ascendants.

Ce texte est parfaitement suffisant, mais il a tout de même un inconvénient : voté relativement discrètement en janvier 2017, il n'est pas du tout médiatique. Il ne peut pas être utilisé comme un instrument de communication. Alors que le "féminicide" permet d'afficher une posture féministe, de faire plaisir aux militantes, de diffuser dans les médias une image positive. Tout cela pour un coût extrêmement modeste, plus modeste. Bref, toute une série d'avantages qui permettront de faire oublier qu'il ne sert à rien.




vendredi 30 août 2019

Révision constitutionnelle : Où est le "renouveau de la vie démocratique" ?

La révision constitutionnelle "pour un renouveau de la vie démocratique" s'analyse juridiquement comme un paquet comportant trois textes, un projet de loi constitutionnelle, un projet de loi organique et un projet de loi ordinaire. L'ensemble a été déposé à l'Assemblée nationale le 29 août 2019. Le même jour, le gouvernement a rendu public l'avis du Conseil d'Etat sur les deux projets de loi, organique et ordinaire. Celui sur le projet de loi constitutionnelle avait, quant à lui, été diffusé dès le 20 juin 2019.

Ce choix d'un paquet témoigne sans doute d'une volonté de mener à bien rapidement la réforme des institutions, mais il est aussi source de complexité. L'articulation entre les textes n'est pas évidente, et le lecteur peut être surpris de s'apercevoir que les réformes les plus essentielles, en particulier la réduction du nombre des parlementaires, figurent non pas dans la loi constitutionnelle mais dans la loi organique.

Le débat parlementaire n'est pas encore commencé, et il est aujourd'hui bien difficile de prévoir ce que deviendra cette réforme. Pour le moment, le paquet constitutionnel reflète surtout la volonté réformatrice du Président de la République et du gouvernement, volonté parfois tempérée par le réalisme du Conseil d'Etat. On y retrouve nombre de dispositions figurant déjà dans le premier projet de 2018, dont la discussion avait été abandonnée à la suite de l'affaire Benalla.

Il est évidemment impossible, dans le cadre limité d'un blog, de faire une analyse exhaustive de cet ensemble. On se limitera à étudier les dispositions qui touchent directement aux libertés publiques, et à mettre en évidence les axes essentiels de la réforme, ceux-là mêmes qui sont susceptibles de provoquer les débats les plus vifs, tant au parlement que dans l'opinion.


L'environnement



Certains reprocheront sans doute au projet d'enterrer l'environnement. Le texte original soumis au Conseil d'Etat prévoyait d'inscrire au premier alinéa de l'article 1er de la Constitution : "La France agit pour la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et contre les changements climatiques". Le Conseil d'Etat n'a pas montré d'enthousiasme excessif à l'égard de cette disposition, faisant observer que "l’article 1er de la Constitution n’a pas, en principe, vocation à accueillir l’énoncé de politiques publiques". Il reconnaît toutefois que le "caractère prioritaire de la cause environnementale" peut justifier une dérogation.

En revanche, la rédaction a suscité des réserves plus profondes. L'emploi du verbe "agir" lui a semblé dangereux, dans la mesure où il impose une obligation d'agir à l'Etat, tant au plan interne qu'international. Il risque donc d'avoir des conséquences tout-à-fait imprévisibles, la responsabilité de l'Etat risquant d'être engagée dès qu'il serait accusé d'inaction. Il a donc suggéré une autre rédaction : "La France favorise la préservation de l’environnement, la diversité biologique et l’action contre les changements climatiques". Le verbe "favoriser" implique un engagement pour la cause environnementale et son intégration dans les politiques publiques, sans pour autant engager directement la responsabilité de l'Etat.

Cette nouvelle rédaction est celle qui figure dans l'article 1er du projet de révision constitutionnelle. A dire vrai, n'ajoute rien au cadre constitutionnel du droit de l'environnement. L'article 34 de la Constitution confie déjà à la loi le soin de déterminer les principes fondamentaux de sa préservation. La Charte de l'environnement, intégrée au bloc de constitutionnalité en 2005, affirme en même temps que  « la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation ». La nouvelle rédaction de l'article 1er est donc sans conséquences juridiques, et n'a sans doute pas d'autre objet que de donner satisfaction à un mouvement écologiste de plus en plus actif.

Reste qu'il serait tout de même nécessaire que l'Exécutif relise ses projets avant de les transmettre au parlement. La rédaction choisie dans l'article 1er n'est, en effet, pas identique à celle annoncée dans l'exposé des motifs. Celui-ci énonce en effet, dans une sorte de cote mal taillée, que la France "favorise la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et agit contre les changements climatiques". En principe, les parlementaires seront toutefois invités à débattre du texte de la loi et non pas de l'exposé des motifs.

Affiche, circa 1930

Le référendum  



La manière dont est traitée la question du référendum relève de l'exercice de rhétorique. Il s'agit d'affirmer un attachement au référendum, instrument de démocratie directe qui était au coeur des revendications des Gilets jaunes. Mais en même temps, car il y a toujours un "en même temps", le projet révèle une grande méfiance à l'égard de la démocratie directe, une recherche constante de faire en sorte que le référendum n'existe que "sur le papier".

Le champ du référendum de l'article 11 est élargi aux "pouvoirs publics territoriaux" et aux "questions de société". La première mention est purement redondante car l'article 11 mentionnait déjà les "pouvoirs publics" et il était facile d'en déduire que les pouvoirs locaux en faisaient partie. La référence aux "questions de société" manque, quant à elle, de précision. D'ores et déjà, l'exposé des motifs semble craindre une interprétation trop large. Il précise donc que ces "questions de société n'incluent pas les matières fiscale et pénale". Les motifs de ce refus sont pour le moins embarrassés et le gouvernement invoque à la fois leur "nature particulière" et notre "tradition constitutionnelle". Le Conseil d'Etat, qui recommandait cette réserve, n'était pas plus clair sur sa motivation, expliquant que l'utilisation du référendum en matière pénale et fiscale "appelle (...) prudence et précaution". Disons-le franchement, l'idée générale est que le peuple ne doit pas se saisir de questions qu'il convient de laisser aux spécialistes.

Le référendum d'initiative partagée (RIP) fait l'objet d'un traitement tout aussi ambigu. Certes, il fera l'objet d'un nouvel article 69, figurant dans un nouveau titre XI, intitulé "De la participation citoyenne". Les seuils de mise en oeuvre seront abaissés à 1/10è des parlementaires et un million d'électeurs (au lieu des 4 700 000 signatures actuellement exigées). L'initiative pourrait même être inversée, le recueil des signatures précédans la résolution parlementaire.

Fort bien, mais tout cela ne modifie en rien le veto parlementaire. Comme aujourd'hui, le parlement pourra écarter le RIP, soit au stade de l'initiative, soit en refusant formellement le recours au référendum. Et le peuple ne dispose d'aucun moyen pour contourner ce veto. La démocratie directe ne peut donc s'exercer que sous le contrôle parlementaire.

Surtout, il est prévu une "clause anti-ADP". La proposition de loi soumise à un RIP ne pourra en effet avoir ni pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins de trois ans (et non un an comme aujourd'hui), ni porter sur le même objet qu'une disposition en cours d'examen au parlement ou définitivement adopté et non encore promulguée. Cette mesure est motivée en ces termes : "La participation citoyenne doit constituer un outil démocratique pour mettre à l'agenda politique des questions qui touchent les Français. Elle ne doit pas apparaître comme un mode de déstabilisation des institutions représentatives ou un moyen d'en contester constamment les décisions". La formulation est claire : l'intervention directe du peuple par référendum est perçue comme une "déstabilisation" et la durée de trois ans permet à un Président de développer son programme à peu près librement, sans être dérangé par une démocratie directe intempestive. De même, il suffira de laisser s'enliser un débat parlementaire pour empêcher la mise en oeuvre d'un RIP. Derrière l'élargissement du RIP se cache en réalité une forme d'assassinat par enthousiasme.

Ajoutons que le projet comporte la création d'un "Conseil de la participation citoyenne", institution au joli nom destinée à succéder au Conseil économique, social et environnemental. Il constituera l'image idéale de la participation médiatisée, indirecte et surtout totalement dépourvue de tout pouvoir décision, la future institution n'ayant qu'une fonction consultative.


La Justice



Sur ce point, le projet de 2019 ne diffère pas beaucoup de celui de 2018.  L'article 5 du projet de révision supprime la disposition de l'article 56 de la Constitution aux termes de laquelle les anciens présidents de la République sont membres de droit du Conseil constitutionnel. On ne peut que s'en féliciter, mais déplorer en même temps que le caractère inabouti de la réforme. L'exposé des motifs inscrit en effet cette disposition dans un paragraphe intitulé : "Renforcer l'indépendance de notre justice". Peut-on vraiment considérer le Conseil constitutionnel comme une instance juridictionnelle indépendante et impartiale, alors que ses membres sont nommés exclusivement par des autorités politiques ? Poser la question revient malheureusement à y répondre.

Moins contestée est la réforme du Parquet, dont les membres seront désormais nommés sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature et non plus sur avis simple. Sans la supprimer tout-à-fait, cette disposition réduit le poids de l'exécutif dans la procédure de nomination, allant dans le sens des garanties exigées par la Cour européenne des droits de l'homme. De même, la suppression de la Cour de justice de la République était-elle envisagée depuis longtemps, la responsabilité pénale des ministre pouvant être engagée dans les conditions du droit commun, devant la Cour d'appel de Paris. Un filtrage sera toutefois mis en oeuvre, destiné à éviter les plaintes uniquement destinées à déstabiliser un adversaire politique.


Le Parlement



Les dispositions les plus contestées ne figurent pas dans la loi constitutionnelle, mais dans la loi organique. Elle concernant la réduction de 25 % du nombre de parlementaires. Le nombre de députés passerait de 577 à 433, le nombre de sénateurs de 343 à 261.  Le Conseil d'Etat ne s'y oppose pas, précisant toutefois que les parlementaires doivent conserver une représentation démographique équitable. Il rappelle également les dispositions de l'article 46 de la Constitution qui énoncent que "les lois organiques relatives au Sénat doivent être votées dans les mêmes termes par les deux assemblées". On sent le doute vis à vis d'une réforme qui impose que le Sénat vote la suppression de 25 % de ses membres.

Il se montre moins enthousiaste encore à l'égard de la disposition visant à injecter une dose de proportionnelle dans l'élection des députés. Le projet prévoit en effet que, parmi les 433 députés, 87 seront élus au scrutin de liste à la représentation proportionnelle dans une circonscription nationale unique. Seront également élus au scrutin de liste, dans une circonscription unique, les députés élus par les Français établis hors de France. Le Conseil d'Etat estime qu'il n'a pas à se prononcer sur le choix politique d'introduire une part limitée de représentation proportionnelle. Il s'interroge en revanche sur les motifs invoqués à l'appui de cette réforme, en l'espèce une meilleure représentation de la diversité des formations politiques. Or, seules pourront participer à la répartition des sièges les listes ayant obtenu plus de 5 % des suffrages, seuil qui exclut les petites formations politiques. En d'autres termes, la représentation proportionnelle permettra sans doute au Rassemblement national d'être mieux représenté au parlement, mais elle jouera essentiellement en faveur des grands partis.

Ce seuil de 5 %, comme bien d'autres éléments du projet de révision, sera certainement l'objet d'un débat. Reste que le texte même du projet laisse le lecteur sur sa faim. Intégration de l'environnement, mais purement cosmétique. Réforme du Conseil constitutionnel, mais seulement pour les membres de droit. Réforme du RIP, mais avec une immense méfiance à l'égard de la démocratie directe. Réforme du champ du référendum mais en interdisant au peuple d'intervenir dans des questions essentielles. Réforme du mode de scrutin, mais seulement au profit des grands partis. A ce stade, il est évidemment impossible d'envisager ce que deviendra cette réforme. Tout au plus peut-on rêver à ce qu'elle aurait pu être.