« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 26 avril 2019

Vincent Lambert : la troisième procédure

Le juge des référés du Conseil d'Etat, dans une ordonnance du 24 avril 2019, refuse de suspendre la décision prise par le chef du service de soins palliatifs du centre hospitalier universitaire de Reims de mettre fin à l'alimentation et à l'hydratation artificielles de Vincent Lambert. Les contentieux sur cette affaire se suivent et se ressemblent. Ils sont le fruit d'un conflit qui oppose les membres de la famille de ce jeune homme, victime d'un accident de moto en 2008.
 
Depuis cette date, il est en état de conscience minimum, ne reçoit aucun traitement médical particulier, car les médecins n'ont pas d'espoir qu'il puisse retrouver conscience et autonomie, même partielle. Il est nourri et hydraté artificiellement, et c'est précisément l'interruption de cette alimentation que demande une partie de sa famille. Une partie seulement, sa femme et son frère, car ses parents veulent que Vincent soit maintenu en vie, position dictée par leurs convictions religieuses et un espoir de guérison auquel ils refusent de renoncer. Derrière cette tragique querelle de famille, l'enjeu est la mise en oeuvre de la loi Léonetti du 22 avril 2005 qui consacre le droit de mourir dans la dignité. 

Elle permet à chacun de désigner une "personne de confiance" ou de rédiger des "directives anticipées" faisant connaître ses souhaits dans une telle situation. Vincent Lambert, âgé d'une trentaine d'années au moment de son accident, n'avait pas songé à prendre de telles précautions. Dans cette hypothèse, lorsque la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, la loi prévoit que l'arrêt du traitement peut être décidé par le chef de service, à l'issue d'une procédure collégiale réunissant les médecins traitants, qui se prononcent après avis de la "famille" ou, à défaut, "des proches" du patient (art. L 111- 4 cps).


Trois procédure successives

 

 
Le passé contentieux de l'affaire Lambert est aujourd'hui très lourd. Le présent référé concerne la 3è procédure d'arrêt des soins engagée à l'initiative de l'épouse de Vincent Lambert, les deux précédentes ayant été interrompues ou rendues ineffectives par l'action de ses parents, contentieuse ou non.
 
La première procédure a été interrompue par une ordonnance de référé rendue le 11 mai 2013 par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne. A l'époque, les médecins avaient consulté l'épouse et le frère de Vincent Lambert, mais n'avaient pas recueilli l'avis de ses parents, éloignés géographiquement. On a donc recommencé la procédure en l'élargissant à l'ensemble de la famille. 
 
La seconde procédure à été menée à son terme juridique. Dans sa décision du 24 juin 2014, le Conseil d'Etat a refusé de suivre l'analyse des parents de Vincent Lambert qui estimaient que l'alimentation et l'hydratation de leur fils ne constituait pas un "traitement" au sens de la loi Léonetti. Le Conseil d'Etat a au contraire considéré ces soins comme des actes médicaux, même s'ils n'ont "pas d'autre effet que le maintien artificiel de la vie". Tirant les leçons de cette jurisprudence, la seconde loi Léonetti du 2 février 2016 affirme clairement que "la nutrition et l'hydratation artificielles constituent un traitement". Quoi qu'il en soit, la procédure est cette fois menée à terme, et la Cour européenne des droits de l'homme confirme l'analyse du Conseil d'Etat en rejetant le recours des parents le 5 juin 2015. Alors qu'il n'y a, en principe, plus de recours possible, d'autres techniques sont explorées... et le médecin chef de service de l'hôpital de Reims finit par quitter ses fonctions, reconnaissant publiquement avoir fait l'objet de pressions et de menaces s'il mettait en oeuvre la décision du Conseil d'Etat.

Une troisième procédure est donc engagée, car on reprend à chaque fois au début, c'est-à-dire à la consultation de la famille. En effet, dans un nouvel arrêt de 2017, le Conseil d'Etat précise que la décision de son prédécesseur n'engageait pas le nouveau chef de service, se fondant sur l'article R 4127-5 csp qui énonce que "le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit". C'est cette troisième procédure qui est l'objet de l'ordonnance de référé du 24 avril 2019, sachant qu'elle a été émaillée de nouveaux contentieux parasites, les parents de Vincent Lambert ayant successivement contesté la tutelle confiée à son épouse et ayant essayé d'obtenir le transfert de leur fils dans un autre établissement. Malgré tous ces écueils, la procédure s'est tout de même terminée par une nouvelle décision d'interruption des soins.
 
 
 
Voutch, 2019

 

Les motifs de la décision

 

 
Les motifs développés par le juge des référés du Conseil d'Etat n'apportent rien de nouveau au dossier. Les premiers éléments sont d'ordre médical, et la décision s'appuie sur l'avis d'un collège d'experts. Contrairement à ce qu'affirmaient les parents de Vincent Lambert qui croyaient déceler une amélioration de l'état de leur fils, les experts constatent "un état végétatif" (...) avec des "lésions cérébrales, graves et étendues (...) qui sont irréversibles". La situation médicale du patient est identique à celle de 2014, à l'exception "d'éléments minimes d'aggravation". 

Sur ce plan, cette décision s'inscrit dans une jurisprudence qui inscrit les expertises médicales dans la durée. Le caractère irréversible des lésions ne peut être apprécié immédiatement, et il convient d'être certain que l'état du patient ne connaît aucune amélioration. Dans l'affaire Marwa, le juge des référés, intervenant le 8 mars 2017, suspend ainsi la décision d'interrompre le traitement d'une enfant de deux ans atteintes de graves lésions cérébrales à la suite d'une infection virale survenue quelques mois auparavant. Le juge estime que les médecins doivent prendre le temps nécessaire pour montrer leur caractère irréversible, délai qui présente aussi l'avantage de ménager la famille de l'enfant. 

Figurent aussi dans la décision des éléments non médicaux, le juge faisant référence à la précédente décision du Conseil d'Etat, rendue en 2014. A l'époque, le juge avait relevé que, lors de la première procédure consultative, des proches de Vincent Lambert avaient fait état de propos qu'il avait tenus avant son accident, mentionnant que, dans une telle situation, il ne souhaitait pas faire l'objet d'une "obstination déraisonnable" au sens de la loi Léonetti.

Cette décision du juge des référés constitue certainement une étape importante vers la reconnaissance du droit de Vincent Lambert de mourir dans la dignité. Ce n'est pourtant pas la dernière car ses parents ont déjà annoncé leur intention de saisir, une nouvelle fois, la Cour européenne des droits de l'homme. Il est très peu probable que la Cour déclare leur requête recevable, mais ce nouveau recours permet à ses parents de repousser l'échéance de quelques semaines, ou de quelques mois. En tout cas, il est certain qu'elle ne pourra sans doute pas être indéfiniment repoussée.


 






Sur le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7 section 2 § 2 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

lundi 22 avril 2019

RB&B : Les visites domiciliaires administratives devant le Conseil constitutionnel

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 5 avril 2019 Sing Kwong C. et autres, le Conseil constitutionnel abroge, avec effet immédiat, les dispositions de l'alinéa 6 de l'article L 651-6 du code de la construction. Cet article habilite les agents assermentés du service municipal du logement à visiter les locaux à usage d'habitation situés sur le territoire de la commune, aux fins de constater la réalité de l'affectation de ces locaux à l'habitation. L'alinéa 6, quant à lui, autorisait ces mêmes agents à pénétrer dans le local, en cas de refus ou d'absence de l'occupant, sans autorisation d'un juge, en la seule présence du maire ou du commissaire de police.


Une norme dormante



Ces dispositions avaient toute l'apparence d'une norme dormante, que l'on a réveillée un peu brutalement. Elles sont issues de la loi du 2 juin 1983 qui opère une refonte de la partie législative du code de la construction. L'article L 651-6 du code de la construction était passé inaperçu, d'ailleurs peu utilisé et ne donnant pas lieu à contentieux. Et puis RB&B est arrivé, et la disposition a été réveillée, particulièrement par la Ville de Paris, partie défenderesse à l'instance. 

Selon des chiffres cités à l'audience, Paris a plus de 130 000 logements vacants, dont 6 % sont offerts en location sur RB&B, pourcentage qui atteint 10 % dans le centre de la ville. En même temps, plus de 250 000 demandes de logements sociaux ne sont pas satisfaites. La ville a donc entrepris de lutter contre les locations RB&B. Ses services repèrent les annonces sur internet, constituent un dossier à partir des éléments auxquels ils peuvent avoir accès, fiscaux, administratifs, témoignages, voire plaintes des voisins. Ensuite, pour obtenir du juge une sanction pour location illégale, la ville doit prouver que le local présenté sur internet est bien celui dont elle veut poursuivre le propriétaire. Une visite domiciliaire permet donc d'établir que les lieux sont conformes à leur présentation sur RB&B. L'article L 651-6 du code de la construction a donc été tiré de son sommeil. Il a été utilisé à de multiples reprises, jusqu'à ce qu'un propriétaire ait l'idée d'en contester la constitutionnalité.



L'inviolabilité du domicile




Le requérant invoque une atteinte au droit au respect de la vie privée, auquel le Conseil constitutionnel a trouvé un fondement dans l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans sa décision du 4 décembre 2013, il a précisé que ce droit au respect de la vie privée comportait le respect de l'inviolabilité du domicile.

Pour contester la constitutionnalité de l'article L 651-6 du code de la construction, les requérants s'appuyaient sur la décision QPC du 19 février 2016, bien qu'elle ait admis la constitutionnalité des perquisitions organisées sur le fondement de l'état d'urgence. En effet cette constitutionnalité reposait sur le fait que ces visites, même décidées par le préfet, étaient encadrées par une procédure stricte : le procureur était informé "sans délai", et elles se déroulaient en présence d'un officier de police judiciaire et de l'occupant des lieux ou de son représentant, ou à défaut de deux témoins. Les requérants faisaient justement observer que les visites des agents municipaux chargés de constituer le dossier sur une location RB&B ne s'accompagnent d'aucune de ces garanties.


Dans ma maison tu viendras, d'ailleurs ce n'est pas ma maison
Yves Montand, paroles de Jacques Prévert


La défense de la Ville de Paris pouvait, quant à elle, faire état de la décision du 9 avril 2015 portant sur des visites administratives des constructions en cours pendant six ans après l'achèvement des travaux, dans le but de s'assurer de leur conformité à certaines normes techniques du droit de l'urbanisme.  "Eu égard au caractère spécifique et limité du droit de visite", le Conseil avait alors estimé qu'il ne portait pas  atteinte à l'inviolabilité du domicile. Il y a tout de même une différence de taille entre ces visites et celles qui font l'objet de la décision du 5 avril 2019. Les premières ne peuvent s'effectuer sans le consentement du propriétaire des lieux, pas les secondes.

L'avocat de la ville de Paris n'avait guère d'illusions sur ses chances de succès et il avait annoncé "qu'elle ne s'opposerait pas à une régularisation" de la procédure. Il suggérait même au Conseil de procéder par une simple réserve d'interprétation, mentionnant que l'intervention du juge était fondée sur l'article 66 de la Constitution. L'objet était, à l'évidence, d'éviter une abrogation immédiate.

C'est pourtant ce qu'a fait le Conseil constitutionnel en posant un principe clair. Une visite domiciliaire ne peut s'exercer que dans deux situations : soit sans autorisation d'un juge et il faut alors celle de l'habitant des lieux, soit sans autorisation de l'habitant des lieux et elle est alors subordonnée à celle du juge. La présente visite est donc inconstitutionnelle, dans la mesure où elle est effectuée sans aucun accord préalable, ni de l'occupant des lieux, ni d'un juge. Le Conseil aurait pu, comme le lui suggérait l'avocat de la ville de Paris, procéder par une simple réserve d'interprétation, en considérant que cette intervention du juge reposait sur l'article 66 de la Constitution et qu'elle pouvait s'exercer dans les conditions du droit commun, sans qu'il soit nécessaire de modifier la loi. Mais le Conseil a choisi l'abrogation, et qui plus est l'abrogation immédiate, de la disposition inconstitutionnelle.



Visites domiciliaires et perquisitions 




Au-delà de cette nécessaire intervention du juge judiciaire, le Conseil refuse toute assimilation entre le régime juridique de ces visites domiciliaires et les perquisitions. Il écarte ainsi la requête dirigée contre l'article L 651-7 du même code de la construction qui habilite les fonctionnaires municipaux, lors de la visite, à recevoir déclarations et documents des habitants des lieux. Ces éléments sont en effet obtenus en l'absence de toute contrainte et la procédure n'est donc pas soumise aux droits de la défense ni aux règles du procès équitable. Il ne s'agit pas, en effet, d'obtenir un aveu mais seulement de se faire présenter des éléments de nature à prouver l'affectation des lieux.

S'il veut distinguer les visites des perquisitions, le Conseil constitutionnel ne parvient pas toutefois à établir une distinction parfaitement claire. Certes, il exige l'intervention du juge judiciaire, semblant ainsi rapprocher la visite de la perquisition. Mais en même temps, il fait du consentement le critère essentiel de cette distinction. Or ce consentement n'est pas tout à fait libre, car il s'exerce tout de même sous la menace d'une amende. On peut se demander alors si l'encadrement juridique de ce type de locations touristiques ne passe pas par la détermination d'un régime juridique spécifique.





jeudi 18 avril 2019

L'affaire Mennesson inaugure la procédure d'avis consultatif devant la CEDH

Le 10 avril 2019, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu son premier avis consultatif sur le fondement du Protocole n° 16 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ces dispositions nouvelles permettent aux juridictions suprêmes des Etats parties qui ont ratifié ce texte de poser à la Cour des questions relatives à l'interprétation ou à l'application des droits consacrés par la Convention.

Les époux Mennesson sont indirectement à l'origine de cette question, élément d'un contentieux ancien qui les conduit à revendiquer inlassablement le droit pour leurs jumelles nées par GPA en Californie d'obtenir la transcription sur les registres d'état civil français de leur acte de naissance américain. Les juges américains avaient en effet reconnu la double filiation paternelle et maternelle des parents français, la mère porteuse ayant renoncé devant les juges texans à tout droit sur l'enfant.


L'affaire Mennesson et la filiation maternelle



On se souvient que, dans un arrêt du 17 décembre 2008, la Cour de cassation avait refusé la transcription de l'état civil de ces enfants dans les registres français, estimant que le jugement américain violait la "conception française de l'ordre public international".  Par la suite, la CEDH, intervenant par une décision du 26 juin 2014 avait mis en cause cette jurisprudence, estimant que le fait de ne pas pouvoir obtenir en France une filiation légalement établie aux Etats-Unis violait le droit au respect de la vie privée des enfants. La Cour de cassation s'était partiellement ralliée à cette jurisprudence, dans une décision du 3 juillet 2015, acceptant, que la filiation paternelle d'un enfant né par GPA en Russie soit transcrite dans les registres français, la filiation maternelle demeurant celle de la mère porteuse, qui figurait dans l'état civil russe.

Si les autorités françaises acceptent désormais la transcription de la filiation paternelle, à la condition que le père d'intention soit aussi le père biologique, le problème de la filiation maternelle demeure posé, en particulier lorsque la mère d'intention n'a pas donné ses ovocytes. C'est précisément le cas dans l'affaire Mennesson et les époux ont obtenu en février 2018 le réexamen de leur affaire, réexamen qui prend la forme d'un nouveau pourvoi en cassation.

A cette occasion, la Cour de cassation utilise pour la première fois la procédure d'avis consultatif pour demander à la Cour européenne si le droit français viole ou non l'article 8 de la Convention en refusant de transcrire sur les registres d'état civil la filiation de la mère d'intention. Elle lui demande aussi s'il convient de distinguer selon que l'enfant a été conçu, ou non, avec ses gamètes. Enfin, si la Cour répond que l'absence de filiation maternelle constitue une atteinte à l'article 8, les juges français demandent s'il est possible d'établir cette filiation par adoption.

Les réponses de la CEDH s'analysent comme une sorte de jugement de Salomon, censé satisfaire tout le monde, mais qui finalement ne satisfait personne.

Mère porteuse
Vierge à l'enfant en pierre calcaire. Ile de France. Circa 1320


Un droit à la filiation maternelle des enfants nés par GPA


La Cour confère un cadre étroit à la question posée, affirmant qu'elle ne concerne que le lien de filiation entre la mère d'intention et les enfants nés à l'étranger par GPA et issus des gamètes du père d'intention et d'une donneuse d'ovocytes. 

L'intérêt supérieur de l'enfant est au coeur du raisonnement de la CEDH, intérêt qui doit primer dans toutes les décisions le concernant. Ce principe est rappelé régulièrement par la Cour, en particulier dans sa décision du 27 janvier 2015 Paradiso et Campanelli et, bien entendu, dans la première décision Mennesson. S'il est vrai qu'"il est concevable que la France puisse souhaiter décourager ses ressortissants de recours à l'étranger à une méthode de procréation qu'elle prohibe sur son territoire", il n'en demeure pas moins que la non-reconnaissance du lien de filiation ne touche pas seulement les parents, en quelque sorte sanctionnés pour avoir eu recours à la GPA, mais aussi et surtout les enfants. Ces derniers risquent parfois de ne pas avoir la nationalité de leur mère d'intention, de voir leurs droits successoraux amoindris à son égard, ou leur relation avec leur mère fragilisée en cas de séparation des époux ou de décès du père. L'absence totale et automatique de lien de filiation avec la mère d'intention n'est donc pas compatible avec l'intérêt de l'enfant.

Cette analyse réduit la marge d'appréciation laissée à l'Etat, alors même qu'elle est considérée comme très large lorsqu'il n'existe pas de consensus européen sur la question posée. La CEDH justifie cette restriction par le fait que le droit de filiation ne concerne pas seulement l'état des personnes mais aussi le droit au respect de la vie privée. Celui-ci exige la reconnaissance d'un lien de filiation entre la mère d'intention désignée comme la mère légale dans l'acte de naissance établi à l'étranger. 

La CEDH écarte ainsi la vision traditionnelle à laquelle la Cour de cassation faisait implicitement référence lorsqu'elle l'interrogeait sur la différence qu'il convenait d'établir selon que la mère d'intention était ou non donneuse de gamète. La filiation n'est pas seulement une question biologique. Pour la CEDH, les parents sont ceux qui apportent aux enfants "l’environnement dans lequel ils vivent et se développent et (...) qui ont la responsabilité de satisfaire à leurs besoins et d’assurer leur bien-être".


 Une filiation établie transcription ou par adoption



Reste la seconde question, celle que posent les juges français lorsqu'ils demandent si la filiation maternelle peut être établie par adoption plutôt que par transcription de l'état-civil étranger. Certes, la CEDH commence par affirmer que la période d'incertitude sur la filiation maternelle de l'enfant "doit être aussi brève que possible". La formule fait sourire si l'on considère que les jumelles Mennesson ont aujourd'hui atteint leur majorité et qu'elles espèrent sans doute établir leur filiation maternelle avant leur mariage.

De cette exigence de rapidité, la CEDH ne déduit pas une obligation pour les Etats d'utiliser exclusivement la procédure de transcription de l'état civil étranger. Selon la Cour, "l'identité de l’individu est moins directement en jeu lorsqu’il s’agit non du principe même de l’établissement ou de la reconnaissance de sa filiation mais des moyens à mettre en œuvre à cette fin". Les Etats conservent donc le choix des moyens, à la condition que la procédure soit rapide.

Il ne fait guère de doute que les juges français préféreront la procédure d'adoption qui leur offre la possibilité d'établir des obstacles considérables à l'établissement de la filiation maternelle. Observons d'abord qu'elle n'est ouverte qu'aux parents mariés, et il faut donc convoler en justes noces pour pouvoir l'établir, restriction que l'on peut considérer comme une atteinte à l'égalité devant la loi. Une fois mariés, les parents pourront certes s'appuyer sur un système juridique français qui facilite l'adoption de l'enfant du conjoint, simple ou plénière. Mais les observations du Défenseur des droits devant la CEDH ont montré que les autorités françaises exigeaient le plus souvent le consentement préalable de la mère porteuse, ce qui conduisait à exclure l'adoption plénière, dès lors que la filiation à l'égard de la mère biologique n'était pas écartée. 

L'avis de la CEDH met ainsi la poussière sous le tapis en refusant d'envisager les problèmes concrets posés par la solution adoptée.  Elle maintient ainsi la possibilité pour les Etats, et pour la France en particulier, d'établir une filiation maternelle a minima. Il ne fait aucun doute que cela se traduira par des contentieux multiples, et que le feuilleton Mennesson qui en est déjà à son septième épisode contentieux connaîtra une saison 8, et peut-être une saison 9. Mieux que Game of Thrones.



Sur la GPA : Chapitre 7 section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


 




dimanche 14 avril 2019

Le référendum d'initiative partagée sur ADP : le marathon commence

Le 9 avril 2019, une procédure de référendum d'initiative partagée a été engagée (RIP), plus de dix ans après l'intégration de cette procédure dans la Constitution, par la révision de 2008. 248 parlementaires, députés et sénateurs, ont en effet déposé une proposition de loi référendaire "visant à affirmer le caractère de service public national de l'exploitation des aérodromes de Paris". Il s'agit concrètement d'empêcher la privatisation d'Aéroports de Paris (ADP) prévue par la loi Pacte, loi qui a été définitivement adoptée par l'Assemblée nationale, deux jours après cette initiative, le 11 avril. 

L'alinéa 3 de l'article 11 de la Constitution est rédigé en ces termes : "Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". Ces dispositions ont ensuite été précisées par les textes chargés de leur mise en oeuvre, une loi organique et une loi ordinaire du 6 décembre 2013. Si Nicolas Sarkozy avait présenté ce référendum comme l'instrument de nature à "redonner la parole au peuple français", sa majorité a malencontreusement oublié de faire voter les textes d'application, finalement adoptés durant le quinquennat de François Hollande.

L'actuelle initiative parlementaire constitue la première tentative de mise en pratique du RIP. Mais il s'analyse comme un marathon ou une course d'obstacles, "cérémonial chinois" d'un nouveau type, organisé de telle manière qu'il soit extrêmement difficile de mener la procédure à son terme. Pour le moment, les 248 parlementaires ont franchi la première étape, car ils ont réuni un cinquième des membres du parlement en dépassant le seuil des 185 signataires de la proposition. Mais ces audacieux vont désormais se heurter à d'autres obstacles, autrement plus sérieux.


Le Conseil constitutionnel



Le premier d'entre eux est le Conseil constitutionnel. Dans le délai d'un mois à compter de la transmission de la proposition de loi, il doit s'assurer que son objet est conforme aux conditions posées par l'article 11 de la Constitution et rendre sur ce point une décision motivée. Outre la ratification d'un traité, sujet qui ne nous préoccupe pas aujourd'hui, l'article 11 énonce qu'un référendum ne peut porter que "sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent". 

A priori, il semble évident que la proposition qui vise à qualifier ADP de "service public national" entre pleinement dans le champ du référendum.  Le Conseil pourrait cependant être tenté d'approfondir un peu son contrôle. En effet, l'exposé des motifs de la proposition affirme que cette qualification aurait pour conséquence d'empêcher la privatisation d'ADP, ce qui est loin d'être évident. La notion de "service public national" trouve son origine dans l'alinéa 9 du Préambule de 1946, aux termes duquel "tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité". Le problème est que ces "caractères" du service public national demeurent extrêmement flous, au point que la décision du 26 juin 1986 précise que "si la nécessité de certains services publics nationaux découle de principes ou de règles à valeur constitutionnelle, la détermination des autres activités qui doivent être érigées en service public national est laissée à l'appréciation du législateur ou de l'autorité réglementaire". Le fait donc qu'un service public national soit qualifié comme tel par la loi "ne fait pas obstacle à ce que cette activité fasse, comme l'entreprise qui en est chargée, l'objet d'un transfert au secteur privé". Considérée à la lumière de cette jurisprudence, l'initiative des parlementaires serait donc inutile, car la qualification d'ADP comme service public national n'empêcherait pas sa privatisation.

Par une sorte d'effet de domino, cette question en entraine une autre, celle de l'articulation entre la décision du Conseil sur le RIP et son éventuelle décision sur la loi Pacte. S'il est saisi de ce texte, il n'est pas impossible qu'il puisse considérer que le transfert au secteur privé de la majorité du capital d'Aéroports de Paris est inconstitutionnel, par exemple parce que ces infrastructures constituent un monopole de fait au sens de l'alinéa 9 du Préambule de 1946. Mais dans quel ordre seraient rendues les deux décisions ? Si la décision sur la loi loi Pacte intervient en premier et annule la privatisation d'ADP, celle sur le RIP devient sans objet. A l'inverse, si la décision RIP intervient en premier et qu'elle déclare le référendum conforme à l'article 11, le Conseil devra-t-il se sentir lié lorsqu'il sera appelé à statuer sur la loi Pacte ?

Enfin, un dernier problème se pose, dans la mesure où l'article 11 de la Constitution affirme clairement qu'un RIP "ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an".  La question posée est celle de savoir à compter de quelle date s'apprécie ce délai. S'il s'agit de la date du dépôt de la proposition de RIP, il est clair que la loi Pacte n'est pas encore promulguée et que rien n'empêche la poursuite de la procédure. S'il s'agit de la date supposée du référendum, il est plus que probable que la loi Pacte sera alors promulguée depuis moins d'un an, interdisant le RIP. Le Conseil devra sans doute se prononcer sur ce point.

Supposons tout de même, et c'est très possible, que le Conseil constitutionnel déclare la proposition conforme à l'article 11 de la Constitution, les épreuves seront loin d'être terminées.


Oui ou non. Dorothée. 1983

Le soutien populaire



Les inititeurs du RIP devront ensuite obtenir un soutien populaire exprimé par le dixième du corps électoral, soit environ 4 500 000 signatures déposées sur un site internet spécialement affecté à cette procédure. Théoriquement, il existe déjà, puisque sa création a été prévue par un décret du 11 décembre 2014. Observons tout de même que ce seuil de 4 500 000 signatures est considérable, même si leur recueil s'étale sur neuf mois. Lors des débats sur le mariage pour tous, on se souvient que ses opposants étaient très fiers de remettre au Conseil économique, social et environnemental une pétition réunissant 690 000 signatures.


Le veto parlementaire



Si le RIP peut être initié par une minorité de parlementaires, il n'en demeure pas moins que la majorité parlementaire conserve un véritable veto. En effet, une fois obtenues les signatures nécessaires, la proposition de loi revient au Parlement, et chacune des assemblées doit l'examiner, soit en l'adoptant, soit en la rejetant. Dans l'hypothèse où la proposition n'a pas été examinée dans un délai de six par chaque assemblée, le Président de la République doit la soumettre à référendum. De cette procédure, on peut donc déduire qu'il suffit qu'il suffit que l'une des assemblées émette un vote hostile à la proposition dans ce délai de six mois pour qu'elle soit purement et simplement enterrée. Or nul n'ignore que La République en Marche dispose d'une majorité suffisamment confortable pour empêcher le référendum.

Bien entendu, l'analyse juridique doit être tempérée par les choix politiques. Il n'est pas impossible que le Président de la République estime qu'il n'a pas intérêt à apparaître comme le fossoyeur du projet et choisisse de laisser le référendum se dérouler. Il aura alors à faire campagne en mettant l'accent sur l'étrange alliance nouée entre des oppositions qui n'ont rien en commun, en espérant obtenir un résultat négatif qui serait pour lui une victoire politique. D'ici là, il se sera passé quinze ou seize mois.

Le plus intéressant dans cette procédure réside peut être dans le fait qu'elle permet de prendre conscience des difficultés auxquelles se heurte toute proposition de RIP. Cette procédure a été présentée comme "rendant la parole au peuple", alors qu'elle est  contrôlée du début jusqu'à la fin par le parlement. Celui-ci n'a t il pas le monopole de l'initiative, et la possibilité de bloquer finalement un référendum en faveur duquel plus de quatre millions d'électeurs se sont prononcées ? Il ne fait guère de doute que les partisans du référendum d'initiative populaire se sont sentis floués par cette procédure et que, dans une certaine mesure, la revendication en faveur du référendum d'initiative citoyenne (RIC) est le résultat de cette frustration. Au moment où le RIC est au coeur des débats, il serait tout de même amusant de voir un premier RIP arriver à son terme.

mardi 9 avril 2019

Débat électoral télévisé : le pluralisme en déclin

Le débat télévisé organisé le 4 avril 2019 par France 2 entre des candidats têtes de liste aux élections européennes n'a guère provoqué d'enthousiasme. La décision rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat quelques heures avant le débat suscite en revanche un intérêt certain. Elle témoigne en effet d'un incontestable déclin du principe de pluralisme. Le choix des participants ne repose plus sur le principe d'égalité mais sur une certaine forme d'équité qui laisse aux chaînes de télévision une large marge d'appréciation et contribue à exclure les formations politiques les moins médiatisées. 

Messieurs François Asselineau (Union populaire républicaine), Benoît Hamon (Génération) et Florian Philippot (Les Patriotes) ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris (TA), au motif qu'ils n'avaient pas été invités à participer au débat du 4 avril.  Dans une ordonnance de référé-liberté du 1er avril, le juge avait enjoint à France 2 de les inviter au motif que leur exclusion portait une atteinte grave et manifestement illégale au caractère pluraliste de l'expression des courants d'opinion. C'est précisément cette décision qui est annulée par le Conseil d'Etat dans un second référé du 4 avril, intervenu le jour même du débat. Cette proximité temporelle avait d'ailleurs conduit France 2 à décider d'inviter tout de même les trois requérants, jugeant prudent d'éviter les risques d'une invitation improvisée s'ils gagnaient leur référé quelques heures avant le débat.

S'ils ont finalement participé à l'émission de télévision, les trois hommes politiques ont tout de même perdu devant le Conseil d'Etat. Le juge des référés considère en effet qu'aucun texte n'impose à France Télévision, du moins au moment où est intervenu le débat, de mettre en oeuvre une stricte égalité entre les candidats aux élections. Il n'en est autrement que durant la période électorale, au sens juridique du termes, c'est-à-dire dans le cas des européennes, du 15 avril jusqu'au scrutin du 26 mai. Cette période est la seule durant laquelle le principe d'égalité doit être respecté.

Egalité et équité



Force est de constater que le juge des référés ne fait qu'appliquer le droit en vigueur, de plus en plus laxiste dans son interprétation du principe de pluralisme.  La loi du 25 juin 2018 relative à l'élection des représentants au parlement européen, qui modifie celle du 7 juillet 1977, se borne en effet à organiser la campagne officielle sur un strict principe d'égalité d'accès aux médias du service public. L'article 16 de la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication audiovisuelle confère d'ailleurs au CSA le soin de "fixer les règles concernant les conditions de production, de programmation et de diffusion des émissions relatives aux campagnes électorales que les sociétés mentionnées à l'article 44 sont tenues de produire et de programmer". 
  
La période hors-campagne officielle est donc organisée par le CSA. Dans une recommandation du 4 janvier 2011 il pose pour principe que les différents candidats "bénéficient d'une présentation et d'un accès équitables à l'antenne" . Ensuite, la recommandation du 22 novembre 2017 précise que les éditeurs de services de radio et de télévision doivent veiller « à assurer aux partis et groupements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale un temps d’intervention équitable au regard des éléments de leur représentativité, notamment les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus qui s’y rattachent, l’importance des groupes au Parlement et les indications des sondages d’opinion, et de leur contribution à l’animation du débat politique national".
Les médias sont alors contraints de relever les temps de parole des candidats et de leurs soutiens, avant de les transmettre chaque mois au CSA, chargé de garantir le respect de cette équité. Dans le cas particulier des prochaines élections européennes, une recommandation du  27 mars 2019, quelques jours avant le débat, précise les conditions concrètes de cette transmission et la liste des éditeurs soumis à cette obligation.

Mais précisément l'équité, ce n'est pas l'égalité. Et la faiblesse de cette notion réside dans les critères mêmes de sa définition. La question avait déjà été posée par la loi du 5 avril 2016 qui "modernisait" les élections présidentielles. Elle réduit l'égalité stricte aux deux dernières semaines avant le scrutin. Durant la période précédente, c'est l'équité qui doit dominer, notion qui figure dans l'article 4 du texte. Elle renvoie à l'idée que l'exposition médiatique de chaque parti doit être proportionnée à son audience. Aux termes de la loi, il appartiendra au CSA de veiller à ce traitement "équitable", à partir de la représentativité de chaque candidat et de sa "contribution à l'animation du débat électoral", formule exactement reprise dans la recommandation du CSA sur les actuelles élections européennes.


La sortie de la réunion électorale. G. Colin, 1946

Les critères de définition de l'équité


Aux termes de la recommandation de 2017, cette équité conduit à apprécier la représentative des candidats à partir de deux critères. D'une part, ses résultats aux élections précédentes, critère qui repose sur une analyse du passé et non pas du présent. D'autre part, les sondages utilisés pour apprécier l'état actuel de l'opinion. Cette confiance accordée aux sondages peut surprendre, du moins si l'on considère les erreurs qu'ils ont faites sur les résultats estimés de certaines consultations électorales. Surtout, les sondages ne sont plus perçus comme le reflet, nécessairement imparfait, de l'opinion, mais comme l'instrument utilisé pour créer l'opinion. Ce ne sont plus les médias qui suivent l'élection, mais l'élection qui suit les médias.

Reste évidemment la notion d'"animation du débat électoral", que le juge des référés reprend sans en préciser le contenu juridique. Les services de télévision pourraient-ils juger que Benoît Hamon n'est pas drôle, que Florian Philippot n'est pas sympathique ou que François Asselineau manque de charisme ? De telles questions contribuent de toute évidence à transformer le débat démocratique en une sorte de show télévisé dont sont exclus les comédiens jugés moins bons ou moins performants à l'applaudimètre. Dans sa décision du 28 décembre 2011, le Conseil constitutionnel avait précisé que le législateur devait adopter en ce domaine "des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques". Il ne semble pas avoir été entendu.

Il est vrai que, par la suite, le Conseil constitutionnel s'est montré plus tolérant. Dans sa décision  décision du 21 avril 2016 sur les élections présidentielles, il estime que les partis les plus puissants dans les sondages peuvent bénéficier d'une couverture médiatique plus importante, reconnaissant ainsi que l'accès aux médias peut reposer sur des considérations d'équité et non pas d'égalité. Sur ce point, le juge des référés du Conseil d'Etat ne fait que reprendre cette jurisprudence constitutionnelle.

La jurisprudence, tant du Conseil constitutionnel que du Conseil d'Etat, tend ainsi, avec un bel ensemble, à donner une interprétation aussi minimaliste que possible du principe de pluralisme des courants d'idées et d'opinions que la révision de 2008 avait introduit dans l'article 4 de la Constitution. Elle conduit de fait à une véritable spirale de l'exclusion : les petits mouvements sont exclus de l'accès aux médias parce que, précisément, ils ne sont pas préalablement parvenus à attirer leur attention. Quant aux grands partis, ils peuvent asseoir leur autorité sur un confortable monopole dans la communication de campagne. Quant à ceux qui réclament davantage de démocratie, ceux qui la cherchent dans l'occupation des ronds points, ils ne manqueront pas d'observer cette mise à l'écart du principe de pluralisme.


jeudi 4 avril 2019

La loi "anti-casseurs" devant le Conseil constitutionnel, ou la satisfaction générale

Le Conseil constitutionnel a donc rendu sa décision le 4 avril 2019 sur la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Il prononce une non-conformité partielle qui porte sur la procédure la plus contestée de la loi, c'est-à-dire la possibilité offerte à l'autorité administrative de prononcer une interdiction individuelle de manifester. 

La décision était d'autant plus attendue que, en plus des saisines parlementaires, la loi avait fait l'objet d'une "saisine blanche" du Président de la République, procédure suffisamment rare pour être remarquée. La procédure visait à préempter d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité pour empêcher l'effet dévastateur dans l'opinion de l'abrogation des dispositions sur l'interdiction de manifester à l'occasion du recours déposé par un Gilet Jaune ayant fait l'objet d'une telle mesure. Aujourd'hui, la décision intervient en amont, c'est-à-dire à un moment où personne ne peut se présenter comme la victime d'une disposition anticonstitutionnelle.


 La liberté de manifester



A cette occasion, le Conseil rappelle "sur la base de l'article 11 de la Déclaration de 1789, que la liberté d'expression et de communication, dont découle le droit d'expression collective des idées et des opinions, est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie (...)". La formule n'est pas récente, et le Conseil qualifiait déjà la liberté de manifester de "droit constitutionnellement" protégé dans sa décision QPC du 25 février 2010, sans pour autant lui accorder une réelle autonomie par rapport à la liberté d'expression. La conséquence en est l'exercice du contrôle de proportionnalité, puisque le Conseil s'assure que le législateur a opéré une conciliation satisfaisante entre les exigences de l'ordre public et la liberté de manifester. Dans sa décision du 4 avril 2019, le Conseil se livre à ce contrôle de proportionnalité et il s'y livre de manière très opportune car sa décision réussit finalement à satisfaire tout le monde.


Les opposants



Les opposants à la loi peuvent se réjouir. N'ont-ils pas obtenu l'annulation de la disposition la plus contestée, l'article 3 de la loi ? Il intégrait au code de la sécurité intérieure un nouvel article L 211-4-1 permettant au préfet d'interdire à une personne de participer à une manifestation lorsque "par ses agissements à l'occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l'intégrité physique des personnes ainsi qu'à des dommages importants aux biens ou par la commission d'un acte violent (...) elle "constitue une menace pour l'ordre public".

Le Conseil constitutionnel censure ces dispositions sans s'embarrasser de précautions. Il montre que l'arrêté d'interdiction peut être pris lorsque la personne a commis soit un "acte violent", soit un "agissement" à l'occasion de manifestations violentes, mais le législateur n'a pas prévu de lien autre que géographique entre le comportement de l'intéressé et les violences commises durant la manifestation. Il n'a pas précisé s'il devait en être l'auteur, le complice ou le simple témoin. Il n'a pas davantage défini l'ancienneté de ce comportement. Peut-on être interdit de manifestation en 2019 pour un "acte violent" commis vingt ans plus tôt ? La loi ne donne aucune précision sur ces points, et le Conseil affirme donc qu'elle laisse à l'autorité administrative une "lattitude excessive" dans l'appréciation des motifs susceptibles de justifier l'interdiction.

Sur ce point, la décision n'est guère surprenante, et les rédacteurs du texte auraient peut-être dû regarder un peu plus en détail la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 19 février 2016 rendue à propos de la loi de prorogation de l'état d'urgence, il a déjà mentionné que la fermeture des lieux de réunion portait atteinte à la liberté d'expression collective des idées et de réunion et qu'à ce titre, il convenait d'exercer un contrôle de proportionnalité. La fermeture d'un lieu de réunion devait ainsi être justifié par le fait que cette réunion était "de nature à provoquer ou entretenir le désordre". Les motifs de la mesure de police doivent donc être en lien direct avec la menace pour l'ordre public, ce qui n'est pas le cas dans l'interdiction de manifester.

L'une des conséquences de cette annulation est de nature à réjouir particulièrement les opposants au texte. En l'absence d'interdiction de manifester, le fichage n'est plus utile et l'article 4 de la loi se trouve vidé de son contenu. Il prévoyait en effet l'inscription sur le fichier des personnes recherchées de celles interdites de manifester. Seules les personnes ayant fait l'objet d'une condamnation judiciaire à une telle interdiction peuvent, en l'état actuel des choses, figurer dans le fichier.

Quand les pavés volent. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.
Jean Yanne 1972

Les partisans


Alors qu'un pan entier de la loi semble s'être effondré, les partisans de ses dispositions devraient aussi être effondrés. Ils ont pourtant aussi quelques raisons de se réjouir.

Ils ne manqueront pas de faire observer que les autres dispositions ont été validées par le Conseil, sans réserve. Tel est le cas de l'article 2 qui autorise les contrôles et les fouilles sur les lieux d'une manifestation ou à ses abords immédiats, sur réquisition judiciaire. Le Conseil fait observer en effet que ces mesures ont une finalité de police judiciaire, en l'espèce la recherche des auteurs d'infractions de nature à troubler le déroulement d'une manifestation. Placées sous le contrôle d'un magistrat, ne visant que des lieux déterminés pour une période de temps limitées, ces mesures sont donc proportionnées à l'objectif poursuivi et n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté de manifestation. L'article 6 qui fait de la dissimulation du visage un délit dès lors qu'elle intervient lors d'une manifestation n'est pas davantage sanctionné. Aux yeux du Conseil, l'infraction est définie de manière suffisamment précise et ne vise que les personnes qui entendent empêcher leur identification alors que les troubles à l'ordre public sont manifestes.

Même l'annulation de l'article 3 n'est pas une si mauvaise nouvelle pour les partisans de la loi. Car ce n'est pas le principe même de l'interdiction de manifester qui est censuré mais les conditions de sa mise en oeuvre. Le Conseil aurait pu, par exemple, estimer qu'une interdiction administrative était, en soi, une mesure disproportionnée, dès lors qu'il existe déjà une interdiction judiciaire de manifester. Il s'en est bien gardé et s'est borné à sanctionner l'imprécision des motifs de la décision individuelle d'interdiction. Sur le plan juridique, il suffirait donc de modifier la loi pour substituer à l'actuel charabia une rédaction un peu plus rigoureuse pour obtenir une décision de conformité.

Peut-être convient-il de rappeler, à ce propos, que le Président de la République conserve la faculté, sur le fondement de l'article 10 de la Constitution, de demander au parlement une nouvelle délibération avant la promulgation de la loi. Le cas s'est produit après la décision du 23 août 1985 sur la Nouvelle Calédonie, lorsque le président Mitterrand a demandé une nouvelle délibération pour mettre la loi en conformité avec la décision. Le Président Macron fera-t-il la même chose ? Ou choisira-t-il de promulguer la loi amputée de son article 3, au risque de mettre en oeuvre un texte à peu près sans intérêt ? A moins qu'il préfère qu'un nouveau projet de loi soit déposé, repoussant  l'entrée en vigueur de dispositions présentées comme indispensables à la gestion de la crise des Gilets Jaunes ? Toutes les options sont ouvertes, et il devra choisir la meilleure, ou plutôt la moins mauvaise.

Pour le moment, le grand vainqueur dans l'affaire est le Conseil constitutionnel lui-même, qui sera salué comme un grand protecteur des libertés par les uns et comme une assemblée pleine de sagesse par les autres.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.