« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 18 avril 2019

L'affaire Mennesson inaugure la procédure d'avis consultatif devant la CEDH

Le 10 avril 2019, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu son premier avis consultatif sur le fondement du Protocole n° 16 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ces dispositions nouvelles permettent aux juridictions suprêmes des Etats parties qui ont ratifié ce texte de poser à la Cour des questions relatives à l'interprétation ou à l'application des droits consacrés par la Convention.

Les époux Mennesson sont indirectement à l'origine de cette question, élément d'un contentieux ancien qui les conduit à revendiquer inlassablement le droit pour leurs jumelles nées par GPA en Californie d'obtenir la transcription sur les registres d'état civil français de leur acte de naissance américain. Les juges américains avaient en effet reconnu la double filiation paternelle et maternelle des parents français, la mère porteuse ayant renoncé devant les juges texans à tout droit sur l'enfant.


L'affaire Mennesson et la filiation maternelle



On se souvient que, dans un arrêt du 17 décembre 2008, la Cour de cassation avait refusé la transcription de l'état civil de ces enfants dans les registres français, estimant que le jugement américain violait la "conception française de l'ordre public international".  Par la suite, la CEDH, intervenant par une décision du 26 juin 2014 avait mis en cause cette jurisprudence, estimant que le fait de ne pas pouvoir obtenir en France une filiation légalement établie aux Etats-Unis violait le droit au respect de la vie privée des enfants. La Cour de cassation s'était partiellement ralliée à cette jurisprudence, dans une décision du 3 juillet 2015, acceptant, que la filiation paternelle d'un enfant né par GPA en Russie soit transcrite dans les registres français, la filiation maternelle demeurant celle de la mère porteuse, qui figurait dans l'état civil russe.

Si les autorités françaises acceptent désormais la transcription de la filiation paternelle, à la condition que le père d'intention soit aussi le père biologique, le problème de la filiation maternelle demeure posé, en particulier lorsque la mère d'intention n'a pas donné ses ovocytes. C'est précisément le cas dans l'affaire Mennesson et les époux ont obtenu en février 2018 le réexamen de leur affaire, réexamen qui prend la forme d'un nouveau pourvoi en cassation.

A cette occasion, la Cour de cassation utilise pour la première fois la procédure d'avis consultatif pour demander à la Cour européenne si le droit français viole ou non l'article 8 de la Convention en refusant de transcrire sur les registres d'état civil la filiation de la mère d'intention. Elle lui demande aussi s'il convient de distinguer selon que l'enfant a été conçu, ou non, avec ses gamètes. Enfin, si la Cour répond que l'absence de filiation maternelle constitue une atteinte à l'article 8, les juges français demandent s'il est possible d'établir cette filiation par adoption.

Les réponses de la CEDH s'analysent comme une sorte de jugement de Salomon, censé satisfaire tout le monde, mais qui finalement ne satisfait personne.

Mère porteuse
Vierge à l'enfant en pierre calcaire. Ile de France. Circa 1320


Un droit à la filiation maternelle des enfants nés par GPA


La Cour confère un cadre étroit à la question posée, affirmant qu'elle ne concerne que le lien de filiation entre la mère d'intention et les enfants nés à l'étranger par GPA et issus des gamètes du père d'intention et d'une donneuse d'ovocytes. 

L'intérêt supérieur de l'enfant est au coeur du raisonnement de la CEDH, intérêt qui doit primer dans toutes les décisions le concernant. Ce principe est rappelé régulièrement par la Cour, en particulier dans sa décision du 27 janvier 2015 Paradiso et Campanelli et, bien entendu, dans la première décision Mennesson. S'il est vrai qu'"il est concevable que la France puisse souhaiter décourager ses ressortissants de recours à l'étranger à une méthode de procréation qu'elle prohibe sur son territoire", il n'en demeure pas moins que la non-reconnaissance du lien de filiation ne touche pas seulement les parents, en quelque sorte sanctionnés pour avoir eu recours à la GPA, mais aussi et surtout les enfants. Ces derniers risquent parfois de ne pas avoir la nationalité de leur mère d'intention, de voir leurs droits successoraux amoindris à son égard, ou leur relation avec leur mère fragilisée en cas de séparation des époux ou de décès du père. L'absence totale et automatique de lien de filiation avec la mère d'intention n'est donc pas compatible avec l'intérêt de l'enfant.

Cette analyse réduit la marge d'appréciation laissée à l'Etat, alors même qu'elle est considérée comme très large lorsqu'il n'existe pas de consensus européen sur la question posée. La CEDH justifie cette restriction par le fait que le droit de filiation ne concerne pas seulement l'état des personnes mais aussi le droit au respect de la vie privée. Celui-ci exige la reconnaissance d'un lien de filiation entre la mère d'intention désignée comme la mère légale dans l'acte de naissance établi à l'étranger. 

La CEDH écarte ainsi la vision traditionnelle à laquelle la Cour de cassation faisait implicitement référence lorsqu'elle l'interrogeait sur la différence qu'il convenait d'établir selon que la mère d'intention était ou non donneuse de gamète. La filiation n'est pas seulement une question biologique. Pour la CEDH, les parents sont ceux qui apportent aux enfants "l’environnement dans lequel ils vivent et se développent et (...) qui ont la responsabilité de satisfaire à leurs besoins et d’assurer leur bien-être".


 Une filiation établie transcription ou par adoption



Reste la seconde question, celle que posent les juges français lorsqu'ils demandent si la filiation maternelle peut être établie par adoption plutôt que par transcription de l'état-civil étranger. Certes, la CEDH commence par affirmer que la période d'incertitude sur la filiation maternelle de l'enfant "doit être aussi brève que possible". La formule fait sourire si l'on considère que les jumelles Mennesson ont aujourd'hui atteint leur majorité et qu'elles espèrent sans doute établir leur filiation maternelle avant leur mariage.

De cette exigence de rapidité, la CEDH ne déduit pas une obligation pour les Etats d'utiliser exclusivement la procédure de transcription de l'état civil étranger. Selon la Cour, "l'identité de l’individu est moins directement en jeu lorsqu’il s’agit non du principe même de l’établissement ou de la reconnaissance de sa filiation mais des moyens à mettre en œuvre à cette fin". Les Etats conservent donc le choix des moyens, à la condition que la procédure soit rapide.

Il ne fait guère de doute que les juges français préféreront la procédure d'adoption qui leur offre la possibilité d'établir des obstacles considérables à l'établissement de la filiation maternelle. Observons d'abord qu'elle n'est ouverte qu'aux parents mariés, et il faut donc convoler en justes noces pour pouvoir l'établir, restriction que l'on peut considérer comme une atteinte à l'égalité devant la loi. Une fois mariés, les parents pourront certes s'appuyer sur un système juridique français qui facilite l'adoption de l'enfant du conjoint, simple ou plénière. Mais les observations du Défenseur des droits devant la CEDH ont montré que les autorités françaises exigeaient le plus souvent le consentement préalable de la mère porteuse, ce qui conduisait à exclure l'adoption plénière, dès lors que la filiation à l'égard de la mère biologique n'était pas écartée. 

L'avis de la CEDH met ainsi la poussière sous le tapis en refusant d'envisager les problèmes concrets posés par la solution adoptée.  Elle maintient ainsi la possibilité pour les Etats, et pour la France en particulier, d'établir une filiation maternelle a minima. Il ne fait aucun doute que cela se traduira par des contentieux multiples, et que le feuilleton Mennesson qui en est déjà à son septième épisode contentieux connaîtra une saison 8, et peut-être une saison 9. Mieux que Game of Thrones.



Sur la GPA : Chapitre 7 section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


 




dimanche 14 avril 2019

Le référendum d'initiative partagée sur ADP : le marathon commence

Le 9 avril 2019, une procédure de référendum d'initiative partagée a été engagée (RIP), plus de dix ans après l'intégration de cette procédure dans la Constitution, par la révision de 2008. 248 parlementaires, députés et sénateurs, ont en effet déposé une proposition de loi référendaire "visant à affirmer le caractère de service public national de l'exploitation des aérodromes de Paris". Il s'agit concrètement d'empêcher la privatisation d'Aéroports de Paris (ADP) prévue par la loi Pacte, loi qui a été définitivement adoptée par l'Assemblée nationale, deux jours après cette initiative, le 11 avril. 

L'alinéa 3 de l'article 11 de la Constitution est rédigé en ces termes : "Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". Ces dispositions ont ensuite été précisées par les textes chargés de leur mise en oeuvre, une loi organique et une loi ordinaire du 6 décembre 2013. Si Nicolas Sarkozy avait présenté ce référendum comme l'instrument de nature à "redonner la parole au peuple français", sa majorité a malencontreusement oublié de faire voter les textes d'application, finalement adoptés durant le quinquennat de François Hollande.

L'actuelle initiative parlementaire constitue la première tentative de mise en pratique du RIP. Mais il s'analyse comme un marathon ou une course d'obstacles, "cérémonial chinois" d'un nouveau type, organisé de telle manière qu'il soit extrêmement difficile de mener la procédure à son terme. Pour le moment, les 248 parlementaires ont franchi la première étape, car ils ont réuni un cinquième des membres du parlement en dépassant le seuil des 185 signataires de la proposition. Mais ces audacieux vont désormais se heurter à d'autres obstacles, autrement plus sérieux.


Le Conseil constitutionnel



Le premier d'entre eux est le Conseil constitutionnel. Dans le délai d'un mois à compter de la transmission de la proposition de loi, il doit s'assurer que son objet est conforme aux conditions posées par l'article 11 de la Constitution et rendre sur ce point une décision motivée. Outre la ratification d'un traité, sujet qui ne nous préoccupe pas aujourd'hui, l'article 11 énonce qu'un référendum ne peut porter que "sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent". 

A priori, il semble évident que la proposition qui vise à qualifier ADP de "service public national" entre pleinement dans le champ du référendum.  Le Conseil pourrait cependant être tenté d'approfondir un peu son contrôle. En effet, l'exposé des motifs de la proposition affirme que cette qualification aurait pour conséquence d'empêcher la privatisation d'ADP, ce qui est loin d'être évident. La notion de "service public national" trouve son origine dans l'alinéa 9 du Préambule de 1946, aux termes duquel "tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité". Le problème est que ces "caractères" du service public national demeurent extrêmement flous, au point que la décision du 26 juin 1986 précise que "si la nécessité de certains services publics nationaux découle de principes ou de règles à valeur constitutionnelle, la détermination des autres activités qui doivent être érigées en service public national est laissée à l'appréciation du législateur ou de l'autorité réglementaire". Le fait donc qu'un service public national soit qualifié comme tel par la loi "ne fait pas obstacle à ce que cette activité fasse, comme l'entreprise qui en est chargée, l'objet d'un transfert au secteur privé". Considérée à la lumière de cette jurisprudence, l'initiative des parlementaires serait donc inutile, car la qualification d'ADP comme service public national n'empêcherait pas sa privatisation.

Par une sorte d'effet de domino, cette question en entraine une autre, celle de l'articulation entre la décision du Conseil sur le RIP et son éventuelle décision sur la loi Pacte. S'il est saisi de ce texte, il n'est pas impossible qu'il puisse considérer que le transfert au secteur privé de la majorité du capital d'Aéroports de Paris est inconstitutionnel, par exemple parce que ces infrastructures constituent un monopole de fait au sens de l'alinéa 9 du Préambule de 1946. Mais dans quel ordre seraient rendues les deux décisions ? Si la décision sur la loi loi Pacte intervient en premier et annule la privatisation d'ADP, celle sur le RIP devient sans objet. A l'inverse, si la décision RIP intervient en premier et qu'elle déclare le référendum conforme à l'article 11, le Conseil devra-t-il se sentir lié lorsqu'il sera appelé à statuer sur la loi Pacte ?

Enfin, un dernier problème se pose, dans la mesure où l'article 11 de la Constitution affirme clairement qu'un RIP "ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an".  La question posée est celle de savoir à compter de quelle date s'apprécie ce délai. S'il s'agit de la date du dépôt de la proposition de RIP, il est clair que la loi Pacte n'est pas encore promulguée et que rien n'empêche la poursuite de la procédure. S'il s'agit de la date supposée du référendum, il est plus que probable que la loi Pacte sera alors promulguée depuis moins d'un an, interdisant le RIP. Le Conseil devra sans doute se prononcer sur ce point.

Supposons tout de même, et c'est très possible, que le Conseil constitutionnel déclare la proposition conforme à l'article 11 de la Constitution, les épreuves seront loin d'être terminées.


Oui ou non. Dorothée. 1983

Le soutien populaire



Les inititeurs du RIP devront ensuite obtenir un soutien populaire exprimé par le dixième du corps électoral, soit environ 4 500 000 signatures déposées sur un site internet spécialement affecté à cette procédure. Théoriquement, il existe déjà, puisque sa création a été prévue par un décret du 11 décembre 2014. Observons tout de même que ce seuil de 4 500 000 signatures est considérable, même si leur recueil s'étale sur neuf mois. Lors des débats sur le mariage pour tous, on se souvient que ses opposants étaient très fiers de remettre au Conseil économique, social et environnemental une pétition réunissant 690 000 signatures.


Le veto parlementaire



Si le RIP peut être initié par une minorité de parlementaires, il n'en demeure pas moins que la majorité parlementaire conserve un véritable veto. En effet, une fois obtenues les signatures nécessaires, la proposition de loi revient au Parlement, et chacune des assemblées doit l'examiner, soit en l'adoptant, soit en la rejetant. Dans l'hypothèse où la proposition n'a pas été examinée dans un délai de six par chaque assemblée, le Président de la République doit la soumettre à référendum. De cette procédure, on peut donc déduire qu'il suffit qu'il suffit que l'une des assemblées émette un vote hostile à la proposition dans ce délai de six mois pour qu'elle soit purement et simplement enterrée. Or nul n'ignore que La République en Marche dispose d'une majorité suffisamment confortable pour empêcher le référendum.

Bien entendu, l'analyse juridique doit être tempérée par les choix politiques. Il n'est pas impossible que le Président de la République estime qu'il n'a pas intérêt à apparaître comme le fossoyeur du projet et choisisse de laisser le référendum se dérouler. Il aura alors à faire campagne en mettant l'accent sur l'étrange alliance nouée entre des oppositions qui n'ont rien en commun, en espérant obtenir un résultat négatif qui serait pour lui une victoire politique. D'ici là, il se sera passé quinze ou seize mois.

Le plus intéressant dans cette procédure réside peut être dans le fait qu'elle permet de prendre conscience des difficultés auxquelles se heurte toute proposition de RIP. Cette procédure a été présentée comme "rendant la parole au peuple", alors qu'elle est  contrôlée du début jusqu'à la fin par le parlement. Celui-ci n'a t il pas le monopole de l'initiative, et la possibilité de bloquer finalement un référendum en faveur duquel plus de quatre millions d'électeurs se sont prononcées ? Il ne fait guère de doute que les partisans du référendum d'initiative populaire se sont sentis floués par cette procédure et que, dans une certaine mesure, la revendication en faveur du référendum d'initiative citoyenne (RIC) est le résultat de cette frustration. Au moment où le RIC est au coeur des débats, il serait tout de même amusant de voir un premier RIP arriver à son terme.

mardi 9 avril 2019

Débat électoral télévisé : le pluralisme en déclin

Le débat télévisé organisé le 4 avril 2019 par France 2 entre des candidats têtes de liste aux élections européennes n'a guère provoqué d'enthousiasme. La décision rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat quelques heures avant le débat suscite en revanche un intérêt certain. Elle témoigne en effet d'un incontestable déclin du principe de pluralisme. Le choix des participants ne repose plus sur le principe d'égalité mais sur une certaine forme d'équité qui laisse aux chaînes de télévision une large marge d'appréciation et contribue à exclure les formations politiques les moins médiatisées. 

Messieurs François Asselineau (Union populaire républicaine), Benoît Hamon (Génération) et Florian Philippot (Les Patriotes) ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris (TA), au motif qu'ils n'avaient pas été invités à participer au débat du 4 avril.  Dans une ordonnance de référé-liberté du 1er avril, le juge avait enjoint à France 2 de les inviter au motif que leur exclusion portait une atteinte grave et manifestement illégale au caractère pluraliste de l'expression des courants d'opinion. C'est précisément cette décision qui est annulée par le Conseil d'Etat dans un second référé du 4 avril, intervenu le jour même du débat. Cette proximité temporelle avait d'ailleurs conduit France 2 à décider d'inviter tout de même les trois requérants, jugeant prudent d'éviter les risques d'une invitation improvisée s'ils gagnaient leur référé quelques heures avant le débat.

S'ils ont finalement participé à l'émission de télévision, les trois hommes politiques ont tout de même perdu devant le Conseil d'Etat. Le juge des référés considère en effet qu'aucun texte n'impose à France Télévision, du moins au moment où est intervenu le débat, de mettre en oeuvre une stricte égalité entre les candidats aux élections. Il n'en est autrement que durant la période électorale, au sens juridique du termes, c'est-à-dire dans le cas des européennes, du 15 avril jusqu'au scrutin du 26 mai. Cette période est la seule durant laquelle le principe d'égalité doit être respecté.

Egalité et équité



Force est de constater que le juge des référés ne fait qu'appliquer le droit en vigueur, de plus en plus laxiste dans son interprétation du principe de pluralisme.  La loi du 25 juin 2018 relative à l'élection des représentants au parlement européen, qui modifie celle du 7 juillet 1977, se borne en effet à organiser la campagne officielle sur un strict principe d'égalité d'accès aux médias du service public. L'article 16 de la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication audiovisuelle confère d'ailleurs au CSA le soin de "fixer les règles concernant les conditions de production, de programmation et de diffusion des émissions relatives aux campagnes électorales que les sociétés mentionnées à l'article 44 sont tenues de produire et de programmer". 
  
La période hors-campagne officielle est donc organisée par le CSA. Dans une recommandation du 4 janvier 2011 il pose pour principe que les différents candidats "bénéficient d'une présentation et d'un accès équitables à l'antenne" . Ensuite, la recommandation du 22 novembre 2017 précise que les éditeurs de services de radio et de télévision doivent veiller « à assurer aux partis et groupements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale un temps d’intervention équitable au regard des éléments de leur représentativité, notamment les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus qui s’y rattachent, l’importance des groupes au Parlement et les indications des sondages d’opinion, et de leur contribution à l’animation du débat politique national".
Les médias sont alors contraints de relever les temps de parole des candidats et de leurs soutiens, avant de les transmettre chaque mois au CSA, chargé de garantir le respect de cette équité. Dans le cas particulier des prochaines élections européennes, une recommandation du  27 mars 2019, quelques jours avant le débat, précise les conditions concrètes de cette transmission et la liste des éditeurs soumis à cette obligation.

Mais précisément l'équité, ce n'est pas l'égalité. Et la faiblesse de cette notion réside dans les critères mêmes de sa définition. La question avait déjà été posée par la loi du 5 avril 2016 qui "modernisait" les élections présidentielles. Elle réduit l'égalité stricte aux deux dernières semaines avant le scrutin. Durant la période précédente, c'est l'équité qui doit dominer, notion qui figure dans l'article 4 du texte. Elle renvoie à l'idée que l'exposition médiatique de chaque parti doit être proportionnée à son audience. Aux termes de la loi, il appartiendra au CSA de veiller à ce traitement "équitable", à partir de la représentativité de chaque candidat et de sa "contribution à l'animation du débat électoral", formule exactement reprise dans la recommandation du CSA sur les actuelles élections européennes.


La sortie de la réunion électorale. G. Colin, 1946

Les critères de définition de l'équité


Aux termes de la recommandation de 2017, cette équité conduit à apprécier la représentative des candidats à partir de deux critères. D'une part, ses résultats aux élections précédentes, critère qui repose sur une analyse du passé et non pas du présent. D'autre part, les sondages utilisés pour apprécier l'état actuel de l'opinion. Cette confiance accordée aux sondages peut surprendre, du moins si l'on considère les erreurs qu'ils ont faites sur les résultats estimés de certaines consultations électorales. Surtout, les sondages ne sont plus perçus comme le reflet, nécessairement imparfait, de l'opinion, mais comme l'instrument utilisé pour créer l'opinion. Ce ne sont plus les médias qui suivent l'élection, mais l'élection qui suit les médias.

Reste évidemment la notion d'"animation du débat électoral", que le juge des référés reprend sans en préciser le contenu juridique. Les services de télévision pourraient-ils juger que Benoît Hamon n'est pas drôle, que Florian Philippot n'est pas sympathique ou que François Asselineau manque de charisme ? De telles questions contribuent de toute évidence à transformer le débat démocratique en une sorte de show télévisé dont sont exclus les comédiens jugés moins bons ou moins performants à l'applaudimètre. Dans sa décision du 28 décembre 2011, le Conseil constitutionnel avait précisé que le législateur devait adopter en ce domaine "des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques". Il ne semble pas avoir été entendu.

Il est vrai que, par la suite, le Conseil constitutionnel s'est montré plus tolérant. Dans sa décision  décision du 21 avril 2016 sur les élections présidentielles, il estime que les partis les plus puissants dans les sondages peuvent bénéficier d'une couverture médiatique plus importante, reconnaissant ainsi que l'accès aux médias peut reposer sur des considérations d'équité et non pas d'égalité. Sur ce point, le juge des référés du Conseil d'Etat ne fait que reprendre cette jurisprudence constitutionnelle.

La jurisprudence, tant du Conseil constitutionnel que du Conseil d'Etat, tend ainsi, avec un bel ensemble, à donner une interprétation aussi minimaliste que possible du principe de pluralisme des courants d'idées et d'opinions que la révision de 2008 avait introduit dans l'article 4 de la Constitution. Elle conduit de fait à une véritable spirale de l'exclusion : les petits mouvements sont exclus de l'accès aux médias parce que, précisément, ils ne sont pas préalablement parvenus à attirer leur attention. Quant aux grands partis, ils peuvent asseoir leur autorité sur un confortable monopole dans la communication de campagne. Quant à ceux qui réclament davantage de démocratie, ceux qui la cherchent dans l'occupation des ronds points, ils ne manqueront pas d'observer cette mise à l'écart du principe de pluralisme.


jeudi 4 avril 2019

La loi "anti-casseurs" devant le Conseil constitutionnel, ou la satisfaction générale

Le Conseil constitutionnel a donc rendu sa décision le 4 avril 2019 sur la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Il prononce une non-conformité partielle qui porte sur la procédure la plus contestée de la loi, c'est-à-dire la possibilité offerte à l'autorité administrative de prononcer une interdiction individuelle de manifester. 

La décision était d'autant plus attendue que, en plus des saisines parlementaires, la loi avait fait l'objet d'une "saisine blanche" du Président de la République, procédure suffisamment rare pour être remarquée. La procédure visait à préempter d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité pour empêcher l'effet dévastateur dans l'opinion de l'abrogation des dispositions sur l'interdiction de manifester à l'occasion du recours déposé par un Gilet Jaune ayant fait l'objet d'une telle mesure. Aujourd'hui, la décision intervient en amont, c'est-à-dire à un moment où personne ne peut se présenter comme la victime d'une disposition anticonstitutionnelle.


 La liberté de manifester



A cette occasion, le Conseil rappelle "sur la base de l'article 11 de la Déclaration de 1789, que la liberté d'expression et de communication, dont découle le droit d'expression collective des idées et des opinions, est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie (...)". La formule n'est pas récente, et le Conseil qualifiait déjà la liberté de manifester de "droit constitutionnellement" protégé dans sa décision QPC du 25 février 2010, sans pour autant lui accorder une réelle autonomie par rapport à la liberté d'expression. La conséquence en est l'exercice du contrôle de proportionnalité, puisque le Conseil s'assure que le législateur a opéré une conciliation satisfaisante entre les exigences de l'ordre public et la liberté de manifester. Dans sa décision du 4 avril 2019, le Conseil se livre à ce contrôle de proportionnalité et il s'y livre de manière très opportune car sa décision réussit finalement à satisfaire tout le monde.


Les opposants



Les opposants à la loi peuvent se réjouir. N'ont-ils pas obtenu l'annulation de la disposition la plus contestée, l'article 3 de la loi ? Il intégrait au code de la sécurité intérieure un nouvel article L 211-4-1 permettant au préfet d'interdire à une personne de participer à une manifestation lorsque "par ses agissements à l'occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l'intégrité physique des personnes ainsi qu'à des dommages importants aux biens ou par la commission d'un acte violent (...) elle "constitue une menace pour l'ordre public".

Le Conseil constitutionnel censure ces dispositions sans s'embarrasser de précautions. Il montre que l'arrêté d'interdiction peut être pris lorsque la personne a commis soit un "acte violent", soit un "agissement" à l'occasion de manifestations violentes, mais le législateur n'a pas prévu de lien autre que géographique entre le comportement de l'intéressé et les violences commises durant la manifestation. Il n'a pas précisé s'il devait en être l'auteur, le complice ou le simple témoin. Il n'a pas davantage défini l'ancienneté de ce comportement. Peut-on être interdit de manifestation en 2019 pour un "acte violent" commis vingt ans plus tôt ? La loi ne donne aucune précision sur ces points, et le Conseil affirme donc qu'elle laisse à l'autorité administrative une "lattitude excessive" dans l'appréciation des motifs susceptibles de justifier l'interdiction.

Sur ce point, la décision n'est guère surprenante, et les rédacteurs du texte auraient peut-être dû regarder un peu plus en détail la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 19 février 2016 rendue à propos de la loi de prorogation de l'état d'urgence, il a déjà mentionné que la fermeture des lieux de réunion portait atteinte à la liberté d'expression collective des idées et de réunion et qu'à ce titre, il convenait d'exercer un contrôle de proportionnalité. La fermeture d'un lieu de réunion devait ainsi être justifié par le fait que cette réunion était "de nature à provoquer ou entretenir le désordre". Les motifs de la mesure de police doivent donc être en lien direct avec la menace pour l'ordre public, ce qui n'est pas le cas dans l'interdiction de manifester.

L'une des conséquences de cette annulation est de nature à réjouir particulièrement les opposants au texte. En l'absence d'interdiction de manifester, le fichage n'est plus utile et l'article 4 de la loi se trouve vidé de son contenu. Il prévoyait en effet l'inscription sur le fichier des personnes recherchées de celles interdites de manifester. Seules les personnes ayant fait l'objet d'une condamnation judiciaire à une telle interdiction peuvent, en l'état actuel des choses, figurer dans le fichier.

Quand les pavés volent. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.
Jean Yanne 1972

Les partisans


Alors qu'un pan entier de la loi semble s'être effondré, les partisans de ses dispositions devraient aussi être effondrés. Ils ont pourtant aussi quelques raisons de se réjouir.

Ils ne manqueront pas de faire observer que les autres dispositions ont été validées par le Conseil, sans réserve. Tel est le cas de l'article 2 qui autorise les contrôles et les fouilles sur les lieux d'une manifestation ou à ses abords immédiats, sur réquisition judiciaire. Le Conseil fait observer en effet que ces mesures ont une finalité de police judiciaire, en l'espèce la recherche des auteurs d'infractions de nature à troubler le déroulement d'une manifestation. Placées sous le contrôle d'un magistrat, ne visant que des lieux déterminés pour une période de temps limitées, ces mesures sont donc proportionnées à l'objectif poursuivi et n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté de manifestation. L'article 6 qui fait de la dissimulation du visage un délit dès lors qu'elle intervient lors d'une manifestation n'est pas davantage sanctionné. Aux yeux du Conseil, l'infraction est définie de manière suffisamment précise et ne vise que les personnes qui entendent empêcher leur identification alors que les troubles à l'ordre public sont manifestes.

Même l'annulation de l'article 3 n'est pas une si mauvaise nouvelle pour les partisans de la loi. Car ce n'est pas le principe même de l'interdiction de manifester qui est censuré mais les conditions de sa mise en oeuvre. Le Conseil aurait pu, par exemple, estimer qu'une interdiction administrative était, en soi, une mesure disproportionnée, dès lors qu'il existe déjà une interdiction judiciaire de manifester. Il s'en est bien gardé et s'est borné à sanctionner l'imprécision des motifs de la décision individuelle d'interdiction. Sur le plan juridique, il suffirait donc de modifier la loi pour substituer à l'actuel charabia une rédaction un peu plus rigoureuse pour obtenir une décision de conformité.

Peut-être convient-il de rappeler, à ce propos, que le Président de la République conserve la faculté, sur le fondement de l'article 10 de la Constitution, de demander au parlement une nouvelle délibération avant la promulgation de la loi. Le cas s'est produit après la décision du 23 août 1985 sur la Nouvelle Calédonie, lorsque le président Mitterrand a demandé une nouvelle délibération pour mettre la loi en conformité avec la décision. Le Président Macron fera-t-il la même chose ? Ou choisira-t-il de promulguer la loi amputée de son article 3, au risque de mettre en oeuvre un texte à peu près sans intérêt ? A moins qu'il préfère qu'un nouveau projet de loi soit déposé, repoussant  l'entrée en vigueur de dispositions présentées comme indispensables à la gestion de la crise des Gilets Jaunes ? Toutes les options sont ouvertes, et il devra choisir la meilleure, ou plutôt la moins mauvaise.

Pour le moment, le grand vainqueur dans l'affaire est le Conseil constitutionnel lui-même, qui sera salué comme un grand protecteur des libertés par les uns et comme une assemblée pleine de sagesse par les autres.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

lundi 1 avril 2019

Tests osseux et intérêt supérieur de l'enfant

Dans sa décision rendue sur QPC le 21 mars 2019 Adama S., le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions de l’article 388 du code civil qui offrent la possibilité, sur décision de l'autorité judiciaire, d’effectuer un examen radiologique osseux aux fins de détermination de l’âge d’une personne, en l’absence de documents probants et lorsque l’âge invoqué « n’est pas vraisemblable ». Cette pratique est utilisée dans le cas des jeunes migrants qui, s'ils sont reconnus comme mineurs, peuvent bénéficier de la protection due aux enfants et notamment de l'assistance éducative. En l'espèce, un jeune guinéen, Adama S., conteste donc les tests osseux qui ont conduit les experts à estimer son âge "entre vingt et trente ans", la décision ayant ensuite été prise de le considérer comme un adulte.


La question de la fiabilité



Nul ne pensait sérieusement que ces dispositions seraient annulées. Certes, les avocats qui sont intervenus à l'audience ont développé tous les arguments de nature à semer le doute sur ce test osseux et notamment sur le fait qu'il est loin d'être totalement fiable. Il repose sur des probabilités, des moyennes, des estimations, le test osseux du poignet ou de la clavicule étant utilisé en matière médicale pour diagnostiquer un éventuel retard de croissance chez un enfant. Mais la croissance d'un enfant peut évidemment varier selon ses origines génétiques et géographiques, et aussi selon ses conditions socio-nutritionnelles. Il y a donc, à l'évidence, une marge d'erreur.


Un faisceau d'indices



Tout cela est vrai mais totalement dépourvu d'effet juridique, car l'article 388 du code civil n'établit aucun lien d'automaticité entre le résultat du test et la décision qui est prise. Aucune "vérité scientifique" n'est imposée et le code civil contraint au contraire le médecin qui a procédé à l'examen à mentionner sa marge d'erreur. Les autorités doivent ainsi se prononcer au regard d'un faisceau d'indices, le test osseux étant considéré comme un indice parmi d'autres. Cette analyse est exactement celle des juges du fond.

Dans un arrêt du 23 janvier 2008, la Cour de cassation a ainsi fait prévaloir un acte de naissance établi "en conformité avec les formes requises par la loi" de la République démocratique du Congo sur un examen radiologique "ne pouvant être retenu en raison de son imprécision". L'importance de la marge d'erreur peut ainsi conduire à relativiser, voire à écarter purement simplement le test. Il est vrai que dans ce cas, l'enfant détenait un document démontrant sa minorité, alors que la plupart des tests osseux sont effectués sur des enfants qui ne produisent aucun document.

Mais précisément l'article 388 du code civil prend soin d'affirmer que "le doute profite à l'intéressé". Cela signifie que lorsque le médecin énonce une marge d'erreur incluant la minorité, par exemple situant l'âge de l'intéressé entre dix-sept et dix-huit ans, le résultat sera obligatoirement interprété comme concluant à sa minorité. La Cour de cassation, dans une décision du 3 octobre 2018, précise que la Cour d'appel qui "constate que deux des examens pratiqués par l'expert n'excluent pas que l'intéressée ait moins de 18 ans" ne peut fonder sur cet élément une décision concluant à la majorité de l'intéressé, sans violer le principe selon lequel le doute profite à l'intéressé. En revanche, rien ne lui interdit de faire reposer cette décision sur un autre motif, des pièces administratives faisant apparaître que sa mère aurait eu 52 ans à sa naissance.

Le Conseil constitutionnel s'est donc fondé sur les garanties apportées par l'article 388 du code civil pour écarter la QPC. Cela ne signifie pas que la décision soit sans intérêt, car il profite de l'opportunité qui lui est offerte pour affirmer "une exigence constitutionnelle de protection des intérêts de l'enfant".


Dry Bones. Delta Rhythm Boys. Circa 1955

L'exigence constitutionnelle de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant



Dans sa décision du 21 mars 2019, le Conseil constitutionnel se fonde sur les dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 pour formuler une "exigence constitutionnelle de l'intérêt supérieur de l'enfant". Celle-ci impose que les mineurs présents sur le territoire national bénéficient de la protection légale qui est celle des enfants.

Dans un premier temps, notamment dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil se référait seulement à "l'intérêt des enfants" pour justifier la mise en oeuvre du regroupement familial. A propos du PACS, dans sa décision du 9 novembre 1999, il constatait l'existence de dispositions assurant la "protection des droits de l'enfant", se fondant cette fois clairement sur le Préambule de 1946.

Par la suite, l'"intérêt de l'enfant" est directement invoqué, notamment dans la décision du 17 mai 2013 à propos de la loi sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe. Il est alors précisé que l'adoption par un couple homosexuel doit être "conforme à l'intérêt de l'enfant", comme d'ailleurs n'importe quelle adoption d'un mineur. De manière plus générale, l'intérêt de l'enfant est utilisé par le Conseil pour imposer au législateur la recherche d'un équilibre entre des intérêts contradictoires. Dans la décision du 6 septembre 2018, le Conseil affirme ainsi que la loi doit chercher à concilier le  principe selon lequel le mineur ne saurait être placé en rétention et celui selon lequel il ne saurait être séparé de sa famille. 


L'enfant est une personne



Ces décisions multiples, et nous n'en a avons cité que quelques exemples, portent toutefois sur l'intérêt de l'enfant "situé", au sens où l'entendait Georges Burdeau, en l'espèce situé au sein de sa famille. Le Conseil était d'ailleurs incité à cette interprétation par les dispositions même du Préambule de 1946 invoquant "l'individu et la famille" dans son alinéa 10 et "l'enfant, la mère et les vieux travailleurs" dans son alinéa 11.

Aujourd'hui, le Conseil se détache de cette analyse ancienne pour envisager l'enfant en tant que tel, et l'on passe en quelque sorte de Burdeau à François Dolto. L'enfant est une personne et non pas seulement un élément de la famille. Ne pouvant s'appuyer directement sur la Convention de 1989 sur les droits de l'enfant qui impose que chaque décision le concernant soit prise à la lumière de son intérêt supérieur, le Conseil constitutionnel modernise le Préambule de 1946 et lui donne un sens identique à celui développé dans la Convention. Considérée sous cet angle, la décision sur les tests osseux, qui ne présentait qu'un intérêt juridique bien modeste, offrait une occasion parfaite pour faire évoluer le droit sans bouleversement immédiat.



samedi 30 mars 2019

La cyberhaine devant le Parlement


Article publié le 20 mars 2019, dans The Conversation.

La députée Laetitia Avia a remis le 11 mars à son groupe parlementaire (LREM) sa proposition de loi « contre la cyberhaine » dont certaines dispositions ont déjà été communiquées à la presse. Dès lors que le texte n’a pas encore été officiellement déposé à l’Assemblée nationale, on ne connaît donc que ce qui a été diffusé dans les médias.

Ce terme de « proposition de loi » est en principe réservé aux textes législatifs trouvant leur origine dans une initiative parlementaire. Or, s’il est vrai que Laetitia Avia aura pour mission de défendre ses dispositions devant l’Assemblée nationale, l’origine du texte doit plutôt être recherchée dans la volonté du Président de la République. Son dépôt avait en effet été annoncé par Emmanuel Macron, lors du diner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) le 23 février. Sur ce plan, la future loi s’inscrit dans une démarche déjà observée d’instrumentalisation de l’initiative parlementaire, par exemple dans la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires ou dans la loi « Fake News » du 22 décembre 2018. Cette procédure n’est pas neutre, car elle permet à l’Exécutif de se dispenser de l’étude d’impact, obligatoire pour les projets de loi d’initiative gouvernementale et d’accélérer ainsi le débat parlementaire. 


La notion de « haine » ou l’influence américaine



Cette étude d’impact serait pourtant fort utile, car les notions de « haine » ou de « cyberhaine » employées par la proposition semblent particulièrement floues. On peut comprendre que la « cyberhaine » désigne les messages de haine diffusés par internet, et plus particulièrement par les réseaux sociaux. Mais cela ne permet pas de donner un sens juridique à la notion de haine. En effet, le droit a vocation à encadrer, voire à sanctionner, des comportements, mais pas des sentiments.

En termes juridiques, la notion de haine est une importation américaine. Elle est régulièrement utilisée aux Etats-Unis, dans un système juridique qui parle volontiers de « discours de haine » ou de « crimes de haine ». Le 7 mars dernier, la Chambre des Représentants a ainsi adopté une résolution condamnant la « haine » sous toutes ses formes, visant en réalité une élue du Minnesota, Ilhan Omar, qui avait avait dénoncé des « personnes favorables à l’allégeance à un pays étranger ». Beaucoup de représentants ont pensé qu’elle visait Israël et ils ont vu dans ces propos un « discours de haine ». Le problème est que les haines des uns ne sont pas les haines des autres.

C’est sans doute la raison pour laquelle le droit européen préfère se référer au concept de discrimination que la Cour européenne des droits de l’homme définit comme une atteinte au principe d’égalité, disproportionnée par rapport au but poursuivi et ayant des conséquences particulièrement graves sur les droits des tiers. Cette définition a été rappelée tout récemment, dans l’arrêt Salluti c. Italie du 7 mars 2019. Le rapport consacré au renforcement de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur internet, remis au Premier ministre en septembre 2018 par Laetitia Avia, Karim Amelal et Gil Taïeb avait, quant à lui, choisi de se référer à « la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet », formulation qui renvoyait directement au principe de non-discrimination. Certes était-il utile d’élargir la sanction à d’autres types de discriminations, par exemples liées aux convictions religieuses ou politiques, ou encore à l’identité sexuelle, mais il n’était sans doute pas nécessaire de se référer à une notion de « cyberhaine » que les juges auront sans doute bien des difficultés à interpréter.

Le contenu de la proposition Avia n’est pas encore officiellement connu mais l’intéressée elle-même a laissé filtrer quelques éléments précisant l’objet du texte.

La Haine. Mathieu Kassovitz. 1995



Empêcher la diffusion virale des « discours de haine »



Les éléments qui ont filtré dans les médias à l’initiative de Laetitia Avia elle-même montrent que le texte se propose de discipliner les « accélérateurs de contenu », c’est-à-dire les réseaux sociaux ou les moteurs de recherche, dès lors qu’ils dépassent un seuil d’utilisateurs que Laetitia Avia souhaiterait voir fixer à deux millions de personnes. Le but n’est donc pas tant de supprimer les discours de haine sur internet que d’empêcher leur diffusion virale. Cette finalité donnera certainement lieu à débat au parlement, et certains feront valoir qu’un contenu haineux ou discriminatoire devrait disparaître d’internet, quel que soit le nombre d’utilisateurs du réseau. Sur un plan plus concret, on verra apparaître une dualité de régimes juridiques, les plateformes de moindre importance restant soumises au droit commun. Celui-ci permet d’obtenir la suppression des contenus litigieux, à condition toutefois que le site ne soit pas abrité dans un paradis de données, c’est-à-dire dans un Etat inaccessible à l’action des juges. Les sites inférieurs à deux millions d’utilisateurs donneront donc toujours lieu à des contentieux aussi longs qu’incertains.

La procédure envisagée est d’une grande simplicité, du moins en apparence. Les utilisateurs devront signaler, au moyen d’un « bouton unique », les « propos haineux » repérés sur un réseau ou un moteur de recherches. Ces derniers devront alors les supprimer dans un délai de vingt-quatre heures.

La procédure est simple, mais elle n’apporte rien de très nouveau. Le « bouton unique » existe déjà sous le nom de « Pharos », plateforme gérée par les policiers et les gendarmes, permettant de signaler les contenus illicites. Ce type d’outil peut d’ailleurs être créé par la voie réglementaire et n’a pas vraiment à figurer dans la loi. Quant au retrait des contenus illicites, il est déjà prévu par la  loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 qui impose aux fournisseurs d’accès de les retirer dès qu’une notification leur a été remise. Il est vrai que ce texte ne fixe pas de délai précis et se borne à exiger qu’ils agissent "promptement pour retirer ces données". Mais il appartient alors au juge des référés, éventuellement saisi, d’imposer un délai plus précis et plus contraignant. 


Les difficultés de mise en oeuvre



Si les mécanismes de la nouvelle procédure ne sont pas entièrement inconnus, son application à la « cyberhaine » laisse entrevoir des difficultés d’application. La première d’entre elles réside dans la distinction entre le licite et l’illicite. Son appréciation risque de se révéler délicate, difficulté accrue par l’incertitude de la notion de haine. Que se passera-t-il en cas de divergence entre le demandeur et le réseau social sur le caractère haineux, ou pas, des propos dénoncés ? Le parlement devra sans doute se poser la question d’une éventuelle « mise en quarantaine » du contenu litigieux, en attendant la décision de l’autorité de régulation.

Précisément, le choix de l’autorité de régulation est la seconde difficulté à laquelle risque de se heurter la mise en œuvre du texte. Celui-ci confie cette compétence au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui pourra, le cas échéant, aller jusqu’à prononcer une amende égale à 4 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. Or la protection des droits des personnes sur internet est en principe confiée à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) qui a montré toute sa pugnacité dans les différents contentieux qui l’ont opposée à Google et qui a su user de son pouvoir de sanction de manière très volontariste. Pourquoi écarter cette compétence en quelque sorte naturelle de la CNIL ? Le débat parlementaire sera peut-être l’occasion d’élucider le mystère de ce choix.

Enfin, la dernière difficulté, mais ce n’est pas la moindre, touche à l’efficacité même du texte. Le délai de vingt-quatre heures pour retirer les discours de haine a quelque chose de séduisant dans sa brièveté même. Mais dans ce cas particulier, c’est un délai très long si l’on considère qu’un discours de haine peut se répandre de manière virale en quelques secondes sur un réseau social. Cette fois, c’est l’efficacité et donc l’utilité même du texte qui est en cause.

Nul ne conteste que les dernières semaines ont vu un inquiétant retour d’actes et de propos antisémites et racistes, et qu’il est nécessaire de combattre et de réprimer de tels comportements. Mais le vote d’une loi nouvelle n’est pas nécessairement la réponse la mieux adaptée à une telle situation, en particulier lorsque les dispositions envisagées révèlent une certaine forme d’improvisation. Il ne reste plus qu’à espérer que le débat parlementaire permettra de préciser le cadre juridique de la « cyberhaine ».