« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 12 mars 2019

Diffamation et emprisonnement

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 7 mars 2019 Salluti c. Italie, sanctionne un système juridique qui permet qu'une condamnation pour diffamation soit assortie d'une peine de prison, même légère, lorsque les propos tenus n'avaient pas de contenu discriminatoire. 

En 2007, Alessandro Salluti est rédacteur en chef du journal italien Liberoun quotidien plutôt conservateur créé par le groupe Berlusconi. Le 17 février, la Stampa publie un article relatant l'histoire d'une jeune fille de treize ans qui aurait été contrainte d'interrompre sa grossesse, sous les pressions conjuguées de ses parents et du juge des tutelles (giudice tutelare) qui est compétent pour autoriser l'intervention. Plus tard dans cette même journée, un démenti est diffusé, mentionnant qu'il n'y avait eu aucune pression sur cette jeune fille qui avait décidé seule de subir une IVG. Le lendemain, deux articles sont pourtant publiés dans Libero, l'un sous pseudonyme l'autre signé d'un journaliste, reprenant cette fausse information et accablant particulièrement le juge des tutelles. On constate ainsi que les "Fake News" ne sont pas un phénomène nouveau, qu'elles ne sont pas nécessairement liées à l'usage d'internet, et pas davantage limitées à la période électorale comme semble le penser le législateur français.

Quoi qu'il en soit, le juge italien porte plainte devant les tribunaux milanais et obtient la condamnation du journaliste pour diffamation en 2011. Quant au rédacteur en chef, seul requérant devant la CEDH, il est déclaré coupable de diffamation pour l'article publié sous pseudonyme, et de diffamation "aggravée" puisqu'il  n'a pas contrôlé ce qui était publié dans Libero (Omesso controllo). Condamné à une amende en première instance, il a ensuite vu sa peine considérablement alourdie en appel, l'amende se transformant en un emprisonnement de quatorze mois, sanction à laquelle il faut ajouter des dommages et intérêts passés de 10 000 € à 30 000 €. Après la confirmation de cette peine par la Cour de cassation italienne en novembre 2012, il a saisi la CEDH. 

M. Salutti n'a finalement fait que vingt et un jours de prison, son emprisonnement ayant été transformé en assignation à résidence après une grâce présidentielle. Il estime tout de même qu'une telle sentence privative de liberté porte atteinte à la liberté de presse garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Et la CEDH lui donne raison.

Trompettes de la renommée. Georges Brassens. 1962


Les conditions de l'ingérence dans la liberté de presse

 


Selon les principes posés par l'article 10, une ingérence du système juridique dans la liberté d'expression peut être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et enfin si elle "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, les deux premières conditions sont à l'évidence remplies : les infractions figurent dans le code pénal italien, et elles ont un but légitime qui est de protéger la réputation et les droits des tiers, en l'espèce la jeune fille, ses parents et le juge des tutelles qui a autorisé l'IVG. 

Reste la question de la "nécessité dans une société démocratique". Dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la CEDH énonce que l'ingérence est nécessaire si elle répond à un "besoin social impérieux" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».

En l'espèce, la nécessité d'une condamnation ne fait guère de doute. La CEDH rappelle que la réputation du juge des tutelles a été gravement mise en cause par les deux articles publiés par Libero. Le rédacteur en chef a par ailleurs violé les principes déontologiques de la presse en omettant de vérifier les informations publiées. Il est donc responsable de leur contenu erroné, et l'infraction liée à cette absence de contrôle est également jugée nécessaire. Sur ce point, la Cour reprend sa jurisprudence  Belpietro c. Italie du 24 septembre 2013 qui affirmait déjà l'obligation pour le directeur d'un journal de refuser la publication d'assertions diffamatoires.


Contrôle de proportionnalité




Mais le point qui pose problème est la lourdeur de la peine infligée, que la Cour sanctionne comme disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi. En soi, l'existence d'une peine de prison, surtout assortie du sursis, n'est pas entièrement impossible en matière de délit de presse. Dans l'arrêt du 17 décembre 2004 Cumpana et Mazare c. Roumanie, la CEDH en jugeait déjà ainsi dans le cas des "discours de haine" et d'incitation à la violence. A ses yeux, l'emprisonnement pour diffamation ne saurait donc être qu'exceptionnel, lorsque l'atteinte aux droits des tiers est particulièrement grave. Ce n'est pas le cas quand un rédacteur en chef a simplement fait preuve de négligence dans ce domaine, principe déjà affirmé dans l'affaire Belpietro. La CEDH considère donc qu'une telle sanction est disproportionnée, en l'absence de circonstances d'une exceptionnelle gravité. Elle condamne l'Etat italien à verser 12 000 € au rédacteur en chef de Libero, en réparation du préjudice moral qu'il a subi.

Les autorités italiennes avaient anticipé cette issue et abrogé les dispositions législatives permettant d'assortir une condamnation pour diffamation d'une peine de prison. Cette évolution témoigne d'une tendance lourde au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe, visant à exclure les peines de prison en matière de délits de presse, sauf cas exceptionnels.

Reste à s'interroger sur ces cas exceptionnels. Pour la Cour européenne, il s'agit des discours de haine et de l'incitation à la violence, formules employées par l'arrêt Cumpana et Mazare c. Roumanie. En droit français, la diffamation est sanctionnée par une amende, sauf dans l'hypothèse où elle intervient dans un but discriminatoire. Dans ce cas, l'article 32 al. 2 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit une peine qui peut aller jusqu'à un an de prison et 45 000 € d'amende. L'emprisonnement n'est possible que dans cette hypothèse, qui rejoint le "discours de haine" de l'arrêt Cumpana et Mazare c. Roumanie.

Cette analyse des "cas exceptionnels" justifiant l'emprisonnement permet de constater l'existence d'un critère moins ouvertement affiché, mais néanmoins bien présent. Ce caractère exceptionnel s'apprécie en effet implicitement au regard de l'ordre public. Une diffamation discriminatoire ne porte pas atteinte à une seule personne mais à l'ensemble de celles et ceux qui sont dans la même situation. En diffamant une seule personne, c'est l'ensemble de la communauté nationale que l'on diffame, que l'on atteint dans son unité et dans sa cohésion. Pourquoi ne pas l'affirmer clare et intente ?.



Sur la diffamation : Chapitre 9 section 2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






jeudi 7 mars 2019

Barème des indemnités de licenciement : la ministre attaque

Le 26 février 2019, Nicole Belloubet, ministre de la justice, a adressé aux membres du parquet une circulaire portant sur l'application de l'article 1235-3 du code du travail. Cette disposition met en oeuvre la loi du 29 mars 2018, qui ratifie les ordonnances de "renforcement de dialogue social". Etrange dialogue, car ces dispositions commencent par supprimer le débat contentieux sur le montant de l'indemnisation du salarié victime d'un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse. Un tableau figure désormais dans le code du travail, qui détermine ces indemnités en fonction de montants minimum et maximum prévus par la loi, et de l'ancienneté du salarié dans l'entreprise. C'est ainsi que la réparation ne peut pas dépasser vingt mois de salaire brut pour un salarié employé depuis trente ans dans l'entreprise.

Le système a suscité une véritable fronde des juges du fond. Les conseils de prud'hommes se sont appuyés sur des traités internationaux, la Convention 158 de l'Organisation internationale du Travail et la Charte sociale européenne, pour écarter les dispositions de la loi. Il est vrai qu'elle va directement à l'encontre du droit commun de la responsabilité pour faute, et du principe selon lequel il appartient au juge de fixer la réparation qu'il considère appropriée en cas de licenciement abusif, y compris une indemnisation intégrale du préjudice.

Invoquant des jurisprudences convergentes du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat, la Garde des Sceaux demande au parquet de se joindre à tous les appels déjà en cours et de faire connaître aux juges du fond la manière dont le droit doit être appliqué, du moins à ses yeux.


Le Conseil constitutionnel



Dans sa décision du 21 mars 2018, le Conseil constitutionnel déclare le barème conforme à la Constitution. Il reconnaît certes que cette disposition emporte une dérogation au droit commun, dès lors que la loi prévoit un plafond d'indemnisation. Mais il affirme que "cette dérogation n'institue pas des restrictions disproportionnées par rapport à l'objectif d'intérêt général poursuivi". Celui-ci consiste dans une volonté de garantir "la prévisibilité des conséquences qui s'attachent à la rupture du contrat de travail". On comprend bien que cette prévisibilité joue en faveur des employeurs qui peuvent désormais chiffrer le risque maximum en cas licenciement abusif. Pour peu que le salarié n'ait pas trop d'ancienneté, ils pourront même s'offrir le luxe de se débarrasser du gêneur. En revanche, on ne voit pas trop l'intérêt de cette prévisibilité pour le salarié, désormais assuré qu'il ne pourra obtenir davantage que le plafond prévu, quelles que soient les circonstances de son licenciement, ses charges de famille ou son éventuel handicap. Le Conseil constitutionnel écarte en même temps l'atteinte au principe d'égalité, dès lors que le barème prévoit des indemnités différenciées selon l'ancienneté.

Une décision du 5 août 2015 avait déjà déclaré conforme à la Constitution un dispositif de même nature, figurant dans une loi initiée par Emmanuel Macron, alors ministre des finances. Il s'agissait alors de "libérer la croissance" et le barème avait tout de même été sanctionné dans la mesure où la taille de l'entreprise devenait un critère pris en considération au même titre que l'ancienneté du salarié. A l'époque, le Conseil avait fait observer que cet élément n'avait aucun lien avec le préjudice subi, le motif d'intérêt général invoqué résidant exclusivement dans la volonté de "lever les freins à l'embauche"... autrement dit de permettre à l'employeur de licencier. Quoi qu'il en soit, le texte de 2018 ne reprend pas cet élément, et se limite aux critères déjà validés par le Conseil. 

On pourrait se demander pourquoi une nouvelle disposition législative est ainsi venue reformuler un dispositif déjà adopté en 2015. Sans doute parce que les conseils de prud'hommes ont estimé n'être pas liés par une jurisprudence. En effet, le Conseil constitutionnel apprécie la loi par rapport aux seules normes de valeur constitutionnelles. Il n'est donc pas compétent pour apprécier la loi par rapport aux traités internationaux. Or précisément, les juges du fond écartent le barème d'indemnisation en s'appuyant sur des conventions internationales.


Devant le Conseil d'Etat



Le Conseil d'Etat avait été saisi par la CGT d'une demande de référé contre l'ordonnance, avant qu'intervienne la loi de validation, à une époque où ces dispositions avaient encore valeur réglementaire. Dans sa décision du 7 décembre 2017, le juge des référés refuse de suspendre l'ordonnance litigieuse.

Observons d'emblée que la ministre de la justice, pourtant professeur agrégé de droit public, oublie de mentionner, dans sa circulaire, que la décision du Conseil d'Etat émane du juge des référés. De fait, elle oublie aussi qu'une ordonnance de référé ne saurait faire jurisprudence dès lors qu'elle intervient à un moment où le juge administratif n'a pas encore statué au fond. Sans doute oublie-t-elle enfin que la position du Conseil d'Etat n'est pas la plus déterminante dès lors que c'est finalement le juge judiciaire qui apprécie la validité d'un licenciement.

Quoi qu'il en soit, le juge des référés du Conseil d'Etat écarte le moyen tiré de l'inconventionnalité du barème : "Il ne résulte ni des stipulations invoquées, ni, en tout état de cause, de l'interprétation qu'en a donnée le comité européen de droits sociaux dans sa décision du 8 septembre 2016 (...)  qu'elles interdiraient aux Etats signataires de prévoir des plafonds d'indemnisation inférieurs à vingt-quatre mois de salaire en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse". 

La formule est pour le moins concise et il convient donc de s'intéresser contenu de ces conventions internationales. 

You're Fired ! The Cat in the Hat. Bo Welch. 2003

Les traités internationaux



L'article 10 de la Convention de l'OIT impose en cas de licenciement abusif « le versement d'une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée  ». La formule est peu précise et ne mentionne pas l'exigence d'une réparation "intégrale", ce qui semble justifier la possibilité de la plafonner. L'article 24 de la Charte sociale européenne reprend une formulation comparable en évoquant une « indemnité adéquate ou (...) une réparation appropriée ». 

La Charte sociale européenne est une convention du Conseil de l'Europe signée en 1961 et révisée en 1995. Le contrôle de son application est confié à un comité qui peut être saisi de réclamations collectives, mais qui ne peut que faire des "recommandations" aux Etats concernés. Ce comité n'a toutefois pas hésité à affirmer que la Finlande violait l'article 24 de la Charte en plafonnant à 24 mois de salaire mensuel les indemnités pour licenciement injustifié. Si l'on considère que la loi française établit ce plafond à vingt mois, le risque d'une "recommandation" négative est loin d'être négligeable. Mais ce ne serait qu'une recommandation dépourvue de conséquences directes sur le droit positif.

Le précédent du CNE



Certes, mais il reste à se demander comment la Cour de cassation interprétera ces dispositions conventionnelles et, sur ce point, la ministre devrait peut-être s'inquiéter. En 2008, le Contrat nouvelles embauches (CNE) avait suscité une fronde identique des juges du fond. A l'époque, le CNE instaurait une période dite de consolidation de deux ans, durant laquelle le contrat de travail pouvait être rompu librement, sans indication de motif, tant par l'employeur que par le salarié. Les juges avaient alors invoqué cette même convention 158 de l'OIT pour écarter les dispositions relatives au CNE, mais en se fondant cette fois sur son article 4 qui énonce qu'un salarié ne peut être licencié « sans qu'il existe un motif valable de licenciement". 

Comme aujourd'hui, le ministre de la justice de l'époque avait tempêté, rappelé à l'ordre etc... Toute cela en vain, car le 1er juillet 2008, la Cour de cassation avait donné raison aux frondeurs. Elle avait considéré qu'en privant les salariés du droit de se défendre préalablement à leur licenciement et en supprimant l'exigence d'une cause réelle et sérieuse, la loi violait la convention de l'OIT. Il convenait donc d'écarter purement et simplement les dispositions relatives au CNE. L'affaire s'est terminée fort piteusement pour l'Exécutif qui a finalement choisi d'anticiper l'arrêt de la Cour. La loi du 25 juin 2008 (art. 9) a donc finalement abrogé le CNE, et les personnes embauchées sur ce fondement ont vu leur contrat automatiquement requalifié en CDI.

Certains seront surpris que cette décision de la Cour de cassation ne figure pas dans la circulaire de la ministre de la justice qui se borne à reprendre des décisions qui vont dans son sens, celles du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat. Mais le problème est que le juge naturel du licenciement, celui qui sera évidemment appelé à se prononcer sera le juge judiciaire.

Précisément, la question est posée de savoir à qui s'adresse la ministre. Dans la forme, la circulaire est un texte qui demande aux procureurs de se joindre à tout recours déposé par des chefs d'entreprise contestant la décision d'un Conseil de Prud'hommes qui n'appliquerait pas le barème imposé par la loi. On observe toutefois que la circulaire est transmise "pour information" aux juges du fond, présidents des TGI et présidents des cours d'appel et que les procureurs sont invités à faire remonter à la ministre les décisions frondeuses. Les juges du fond ne sont donc pas les destinataires de la circulaire mais celle-ci s'analyse tout de même comme une forme d'avertissement qui leur est adressé.  Personne ne peut dire qu'il y a atteinte à la séparation des pouvoirs. Personne ne peut dire non plus qu'elle est totalement respectée. 


Sur le droit au travail : Chapitre 13 section 2 § 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




lundi 4 mars 2019

Un enfant dans la jungle

Le 28 février 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu deux arrêts portant sur les obligations pesant sur les Etats lors de l'accueil et du séjour de mineurs isolées non-accompagnés (MNA). La première décision sanctionne les autorités grecques qui avaient détenu des mineurs dans différents postes de police, pour des périodes allant de 21 à 33 jours, avant qu'ils soient transférés dans un centre d'accueil, puis pris en charge par des structures de protection spécifiquement compétentes en matière de protection de l'enfance. La seconde décision concerne la France, les autorités n'ayant pas exercé de manière satisfaisante leur obligation de prise en charge et de protection d'un mineur de onze ans d'origine afghane, qui a vécu plusieurs moins dans la "jungle" de Calais. Dans les deux cas, le comportement des Etats est considéré comme une violation de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui interdit les traitements inhumains ou dégradants.


Un enfant dans la jungle



Le jeune Jamil Khan indique avoir quitté l'Afghanistan à la fin du mois d'août 2015 après le décès de son père, dans le but de rejoindre le Royaume-Uni. Arrivé en France dans le courant du mois de septembre, il s'est rendu à Calais, dans l'espoir d'y trouver un moyen de passage. En attendant cette opportunité, il s'est installé dans une cabane. Il a alors été en contact avec différentes ONG qui ont obtenu du juge des enfants de Boulogne sur Mer, en février 2016, une ordonnance de protection le confiant à l'aide sociale à l'enfance. Mais cette ordonnance ne fut jamais exécutée. Après le démantèlement de la "jungle", Jamil Khan est finalement parvenu à passer en Angleterre en mars 2016, et il vit actuellement dans un foyer de protection de l'enfance de Birmingham. En avril 2016, le juge des enfants de Boulogne a prononcé la mainlevée de la mesure de placement constatant que l'enfant "était en fugue et n'avait plus donné de nouvelles".

L'affaire illustre la situation humanitaire dramatique dans laquelle se trouvent les mineurs isolés sur le territoire français. Exposés à de multiples dangers, ils doivent faire l'objet de mesures de protection. L'article 20 de la Convention relative aux droits de l'enfant impose aux Etats de garantir à tout enfant « temporairement ou définitivement privé de son milieu familial » relevant de leur juridiction « une protection de remplacement conforme à sa législation nationale ». Cette obligation s'impose quelle que soit l'origine de l'enfant (article 2). La CEDH, quant à elle, estime que le non respect de cette obligation de protection constitue une atteinte à l'article 3 qui interdit les traitement inhumains ou dégradants.


Une jurisprudence constante





 
A dire vrai, la condamnation de la France ne faisait guère de doute. Dans un arrêt Rahimi c. Grèce du 5 avril 2011, la CEDH avait déjà jugé que l'omission des autorités de prendre en charge un mineur isolé emportait une atteinte à l'article 3, quand bien même cette prise en charge aurait finalement été assurée par des ONG locales. De fait, les tiers intervenants, le Défenseur des droits, la Commission nationale consultative des droits de l'homme, le Gisti, et la Cabane Juridique plaident tous dans le même sens, contre le gouvernement français, en insistant sur le fait que l'ordonnance du juge des enfants n'a jamais été exécutée. Ils insistent aussi sur la jurisprudence qui considère que, pour être sanctionné sur le fondement de l'article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre une certaine gravité. 

La chasse à l'enfant. Les Frères Jacques, mars 1957
Paroles de Jacques Prévet

La vulnérabilité des enfants


En l'espèce, ce caractère de gravité est nécessairement présent dès lors que le requérant est un enfant de onze ans au moment de son arrivée en France et de douze ans au moment de son départ pour le Royaume-Uni. D'une manière constante, et notamment dans une décision récente N.T.P. et autres c. France du 24 mai 2018, la CEDH considère que cette gravité s'apprécie notamment au regard de l'"extrême vulnérabilité" de l'enfant. Dans l'arrêt Rahimi c. Grèce, elle affirme ainsi qu'un mineur étranger non accompagné en situation irrégulière relève de la "catégorie des personnes les plus vulnérables de la société". De cette jurisprudence, on peut déduire qu'un mauvais traitement infligé à un enfant est presque toujours considéré comme inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention.

Il est évident que le jeune Jamil Kahn a souffert des conditions de vie particulièrement précaires de la "jungle" de Calais. L'arrêt s'analyse ainsi comme un long rappel des mauvais traitements subis par l'enfant, appréciation de fait témoignant de leur gravité, et permettant donc de les rattacher à l'article 3 de la Convention.

La Cour observe ainsi que les autorités ont commencé à se pencher sur le cas du requérant à partir du moment où une ordonnance ordonnant sa protection a été prise par le juge des enfants, soit six mois après son arrivée à Calais. Durant toute cette période, la seule aide qui lui a été apportée était celle des ONG. Et même après cette ordonnance, aucune recherche pour retrouver l'enfant et la faire exécuter n'a été sérieusement entreprise. De son côté, le gouvernement invoque la fugue de l'enfant qui, désireux de se rendre au Royaume-Uni, souhaitait se soustraire à des mesures de protection qui l'auraient empêché de mettre son projet à exécution. Les autorités estiment d'ailleurs que les ONG et même l'avocat de l'enfant auraient dû le remettre aux autorités, pour garantir sa protection. Mais cette fois, la Cour revient à une analyse purement juridique et rappelle que la protection des mineurs isolés est une obligation des Etats, et non pas un devoir des ONG. C'est encore moins un devoir de l'enfant lui-même qui n'avait pas à effectuer seul les démarches de nature à assurer sa protection. Autrement dit, si l'enfant tente de se soustraire à la mesure de protection, il appartient aux autorités de le retrouver, recherche qui ne doit pas être si difficile, si l'on considère qu'il n'a jamais quitté Calais, jusqu'à son départ pour le Royaume-Uni.


Le concours des bonnes volontés



C'est donc l'inertie du gouvernement qui est sanctionnée par la CEDH. Observons tout de même que l'on évaluait à 2 000 le nombre de mineurs non accompagnés dans la "jungle" de Calais, le plus souvent désireux de passer en Angleterre et donc peu enclins à accepter les mesures de protection. Depuis cette date, la prise en charge de ces mineurs a tout de même été améliorée, tant au regard de l'évaluation de leur situation qu'au niveau de leur prise en charge impliquant une meilleure répartition de ces enfants sur le territoire. 

D'autres questions devraient certainement être posées, en particulier celles des mesures préventives de nature à empêcher le départ de ces enfants isolés de leur pays d'origine, De même, le rôle des ONG n'est pas dépourvu d’ambiguïté. D'un côté, elles remplissent une mission d'aide et d'assistance qui devrait les conduire à travailler autant que possible avec les services de l'Etat car l'intérêt des mineurs non accompagnés n'est certainement pas de se soustraire aux mesures de protection. De l'autre côté, ces mêmes ONG viennent en tiers intervenants accabler un Etat submergé par un afflux de mineurs non accompagnés qu'il ne parvient pas à gérer efficacement. Certes, l'Etat ne remplit sans doute pas cette mission avec l'efficacité requise, mais ne doit-on pas considérer que l'extrême vulnérabilité de ces enfants justifie le concours de toutes les bonnes volontés.


Sur la circulation des étrangers : Chapitre 5 section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




jeudi 28 février 2019

Les discours de haine sur internet

Dans son discours au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), le Président de la République a confirmé qu'une proposition de loi serait bientôt déposée, probablement au mois de mai, pour lutter contre les discours de haine sur internet.


Une proposition du Président



On pourrait évidemment s'interroger sur l'étrangeté d'une telle annonce. En principe, une proposition de loi émane d'un parlementaire alors qu'un projet de loi émane du gouvernement. En annonçant lui-même le dépôt d'une proposition de loi, le Président de la République admet implicitement une certaine forme d'instrumentalisation de l'initiative parlementaire. Ce n'est cependant pas la première fois, et la loi "Fake News" sur la manipulation de l'information comme la loi du 30 juillet 2018 sur le renforcement du secret des affaires ont toutes deux été attribuées à l'initiative d'un député alors qu'elles étaient le produit de l'Exécutif, le parlementaire LREM étant invité à porter un texte qu'il n'a pas rédigé.  

En l'espèce, la parlementaire désignée est Laetitia Avia (Paris, LREM). Avec l'écrivain Karim Amellal et le président du Crif Gil Taieb, elle est déjà l'auteur d'un rapport consacré au renforcement de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur internet, remis au Premier ministre en septembre 2018. Il suggère un certain nombre de mesures concrètes que le Président Macron reprend, au moins en partie, à son compte. Alors que la proposition de loi n'est pas encore déposée, la seule question qui se pose est de savoir si elle est utile.


L'étendue de la "haine", en termes juridiques



Doit-on d'abord intégrer cette notion de "haine" dans le droit positif ? Son emploi peut surprendre, tant il est vrai que le droit a vocation à contrôler des comportements, pas des sentiments. Le rapport Avia/Amellal/Taieb ne se pose pas de question de ce type et mentionne la "lutte contre le racisme et l'antisémitisme" parmi ce qu'il dénonce comme "des discours de haine multiformes". Aucune définition de la haine n'est donc proposée, comme si elle se limitait au racisme et à l'antisémitisme. Dans son discours au Crif, le Président Macron reprend cette notion qu'il ne questionne pas davantage. Or elle trouve son origine dans le droit américain qui parle de "crime de haine" ou de "discours de haine", le plus souvent sanctionnés par des mécanismes de responsabilité civile. Au niveau fédéral, un discours de haine désigne un propos motivé, au moins en partie, par des considérations liées à la race, à la religion, à l'ethnie, au genre, à la préférence sexuelle ou au handicap. La liste n'est pas exhaustive et renvoie à toute volonté de discrimination, quel qu'en soit le fondement. Elle dépasse donc largement le champ du racisme et de l'antisémitisme.

C'est précisément cette étroitesse qui rend la notion de "haine" inutile en droit français. Le principe de non-discrimination est plus efficace, car il fait partie de notre système juridique et il est loin de se limiter au racisme et à l'antisémitisme. L'article 1er de notre Constitution affirme ainsi que la France "assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion", liste que le droit français considère comme non exhaustive. Le Conseil constitutionnel évoque désormais régulièrement l'interdiction de toute discrimination, "de quelque nature qu'elle soit" entre les personnes. Cette position est également celle de la Cour européenne des droits de l'homme et des juges du fond.

Une loi réservant le discours de haine aux seuls propos racistes et antisémites pourrait susciter un effet pervers particulièrement redoutable. Des propos discriminatoires liés à la religion, au sexe ou à la préférence sexuelle, au handicap ou à tout autre élément de l'identité d'une personne ne seraient pas considérés comme haineux. On serait alors conduit à reconnaître des degrés dans les discriminations, entre celles qui sont haineuses et celles qui ne le sont pas, avec le risque que certains considèrent que tel ou tel type de discrimination n'est pas si grave, puisqu'il ne relève pas du discours de haine.

 Ah les salauds ! Ridan 2012

Le retrait des contenus 

 

Le contenu de la future proposition de loi n'est pas encore connu, mais certaines pistes sont déjà explorées, tant par le rapport Avia/Amellal/Taieb que par les déclarations de certains membres du gouvernement.  L'essentiel réside dans une volonté de contraindre les réseaux sociaux à retirer rapidement les "contenus haineux" qui se propagent très rapidement sur ces supports. Emmanuel Macron s'est borné à affirmer que ce retrait devrait intervenir "dans les meilleurs délais" mais le rapport se montre plus précis et évoque un délai de 24 heures.

La loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 prévoit déjà une procédure de retrait des contenus illicites qui ne pèse sur les fournisseurs d'accès qu'à partir du moment où ils ont connaissance de ce caractère illicite de l'information, c'est à dire concrètement à partir du moment où une notification très détaillée leur a été remise. Ils doivent alors, aux termes de la loi, agir "promptement pour retirer ces données", formule qui manque de précision, même si le juge judiciaire peut intervenir en référé pour prescrire un tel retrait dans un délai plus précis.

Il est certainement important de supprimer le plus rapidement possibles des réseaux sociaux les messages discriminatoires qui risquent de s'y répandre de manière virale. La mise en oeuvre risque toutefois d'être délicate.

D'une part, le rapport suggère de limiter cette contrainte aux seuls réseaux et moteurs de recherche de grande taille, de type Facebook, Google, Twitter etc. Cette réserve risque de susciter une rupture de l'égalité devant la loi que la seule taille du réseau ne suffit pas à justifier : si un contenu est considéré comme illicite, il doit disparaître aussi rapidement que possible d'internet, quel que soit le site ou le réseau sur lequel il peut être lu.

D'autre part, la distinction entre le licite et l'illicite n'est pas toujours nette et des débats peuvent surgir à ce propos. Le rapport suggère alors une "mise en quarantaine" du contenu litigieux en attendant qu'une autorité de régulation, qui devrait être créée par le législateur, se prononce sur ce cas. La tentation sera grande d'utiliser cette procédure pour envoyer en quarantaine des propos qui déplaisent mais qui n'ont rien de discriminatoire. Et le temps que l'autorité de régulation se prononce, le message aura perdu de son acuité. Compte tenu de la rapidité de la circulation de l'information sur internet, mettre en quarantaine un message revient à le faire disparaître, sans aucun contrôle. Dans ces conditions, ne serait-il pas plus simple et surtout plus respectueux des droits de la défense de renforcer les pouvoirs du juge des référés dont l'intervention est toujours sur le fondement de la loi de 2004 ? 


La responsabilité des plateformes



La menace d'une très forte amende s'ils ne retirent pas suffisamment rapidement les contenus discriminatoires devrait conduire les réseaux sociaux à renforcer leurs procédures de modération. Mais la loi française, aussi volontariste soit-elle, serait elle réellement en mesure d'imposer à Twitter ou à Facebook de s'intéresser à une fonction de modération que, pour le moment, les réseaux sociaux n'exercent qu'a minima ? On peut en douter, et les autorités françaises reconnaissent indirectement cette difficulté. Edouard Philippe, dans un discours prononcé lors de la remise du Prix Ilan Halimi le 12 février, a annoncé le lancement d'une expérimentation avec Facebook dans un but de régulation des contenus. De son côté, le rapport Avia/Amellal/Taieb suggère la création d'un "Observatoire de la haine en ligne" qui serait chargé d'identifier le phénomène et d'analyser les mécanismes de propagation. Il n'en demeure pas moins que l'action préventive ne peut exister sans la coopération des réseaux sociaux eux-mêmes. 

D'autres éléments de la future proposition demeurent, pour le moment, très incertains. Emmanuel Macron affirme ainsi que sera envisagée la possibilité de lever l'anonymat sur les réseaux sociaux. La formule n'est pas claire. En réalité, il n'existe pas d'anonymat total dans ce domaine, mais seulement une possibilité de recourir à un pseudonyme. Dans l'état actuel du droit, les juges peuvent donc demander au gestionnaire du réseau l'identité de la personne qui se cache derrière un pseudonyme, permettant ainsi d'engager des poursuites pénales en cas de contenu discriminatoire. L'anonymat n'est donc pas un moyen de soustraire à la justice, à la condition toutefois que la justice engage des poursuites.

La future proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet n'est pas encore prête à être discutée, ni même déposée. Les notions employées ne sont pas clairement définies, les procédures restent floues. L'ensemble laisse, du moins pour le moment, une forte impression d'improvisation. La recrudescence de l'antisémitisme constatée ces dernières semaines suscite une certaine fébrilité, une volonté de réagir à chaud, mais la précipitation est souvent mauvaise conseillère en matière législative.   Comme toute proposition de loi, celle-ci ne s'accompagnera d'aucune étude d'impact, et la question ne sera sans doute pas posée de son utilité. Avant d'empiler les dispositifs législatifs, il conviendrait pourtant de dresser le bilan des textes applicables en matière de discrimination, et de voir s'il ne suffirait pas, tout simplement, de les mettre en oeuvre avec rigueur.


Sur la lutte contre les discriminations : Chapitre 9 section 3 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

dimanche 24 février 2019

CEDH : Le droit d'accès à l'héritage culturel n'existe pas

La protection des libertés ne repose pas sur des progrès constants et linéaires. Elle évolue avec des mouvements désordonnés, mouvements qui font alterner reculs et avancées, selon un rythme dépourvu de logique apparente. L'arrêt Ahunbay et autres c. Turquie, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 21 février 2109 témoigne des difficultés auxquelles se heurte toute revendication en faveur de l'émergence d'un droit nouveau. En l'espèce en effet, la CEDH refuse de consacrer l'existence d'un droit individuel à l'héritage culturel, considéré comme un élément du droit à l'instruction.

Les requérants sont cinq ressortissants turcs impliqués, à des titres divers, dans l'exploitation et la protection du site archéologique d'Hasankeyf situé en Anatolie et dont les vestiges les plus anciens remontent au paléolithique. Depuis presque trente ans, ils contestent le projet de construction d'un barrage et d'une centrale électrique sur le fleuve Tigre, projet qui a pour effet d'ensevelir sous les eaux l'ensemble du site. Il est certes prévu le déplacement et la reconstruction de trois mosquées mais le reste du patrimoine archéologique est irrémédiablement perdu. Hélas, les lenteurs de la justice turque ont fini par rendre purement symbolique le recours devant la CEDH : au moment où intervient l'arrêt Ahunbay, la construction du barrage est achevée à 90 %.


Droit à l'instruction et droit d'accès à l'héritage culturel


Le principal problème auquel les requérants sont confrontés est le fondement de la requête. Ils invoquent essentiellement l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme sur le droit au respect de la vie privée et l'article 2 de son Protocole n° 1 qui consacre le droit à  l'instruction. Ils estiment en effet que la destruction de l'héritage culture entraine une atteinte au droit à l'instruction de l'humanité d'aujourd'hui mais aussi des générations à venir. De son côté, le gouvernement turc invoque l'article 35 de cette même Convention qui prévoit qu'une requête est irrecevable lorsqu'elle est "incompatible avec les dispositions de la Convention". C'est précisément le choix que fait la Cour, mettant fin aux espoirs des requérants. 

Il est évident que les dispositions de la Convention européenne ne comportent aucune référence à un droit individuel d'accès à l'héritage culturel. Mais la CEDH observe une "prise de conscience progressive des valeurs liées à la conservation de l'héritage culturel et à l'accès à dernier", qui a abouti à la création d'un cadre juridique international, même si il est loin d'être achevé. C'est ainsi que les Etats parties à la Convention européenne pour la protection du patrimoine archéologique, signée à La Valette en janvier 1992, s'engagent à entreprendre une action éducative en vue d'éveiller et de développer auprès de l'opinion la conscience de la valeur du patrimoine archéologique et de promouvoir l'accès à celui-ci. Au plan universel, la Convention de l'Unesco sur le patrimoine mondial culturel et naturel imposait dès 1972 aux Etats l'obligation d'assurer "la conservation, la mise en valeur et la transmissions aux générations futures" de ce patrimoine. Il est vrai que la Convention se montre moins résolue lorsque sont évoqués les moyens qu'il convient d'employer. Elle affirme seulement que l'Etat "s'efforce d'agir (...) par son propre effort au maximum de ses ressources disponibles". 

La visite du château. Jacques Dufilho. 1957


La Convention européenne à la lumière des autres traités


Rien n'interdit à la CEDH d'interpréter et d'appliquer les dispositions de la Convention européenne à la lumière d'autres textes de droit international. La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités précise que l'interprétation d'une convention doit se faire en tenant compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties ». C'est ainsi que, dans l'arrêt Nada c. Suisse du 12 septembre 2012, la Cour européenne interprète le principe de libre circulation au regard des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies imposant aux Etats de prendre des mesures restreignant la liberté d'aller et de venir des personnes soupçonnées de participer au financement de mouvements terroristes. D'autres exemples bien différents pourraient être pris, et l'on sait que, dans ses arrêts Mennesson et Labassee de 2014, la CEDH a reconnu aux enfants nés par GPA le droit d'obtenir un état-civil français en interprétant l'article 8 de la Convention européenne qui protège le droit de mener une vie familiale normale à la lumière de la Convention sur les droits de l'enfant qui impose que chaque décision soit prise dans l'intérêt supérieur de l'enfant.

Un "sujet en évolution", ou pas

 


En l'espère, la CEDH aurait sans doute pu interpréter la Convention européenne, et notamment les dispositions du Protocole n°1 relatives au droit à l'instruction à la lumière des traités relatifs au patrimoine. Il lui suffisait en effet de considérer qu'il s'agissait là d'un "sujet en évolution", formule qu'elle emploie lorsqu'elle décide de reconnaître une liberté qui ne figure pas expressément dans son corpus textuel. Dans son arrêt Bayatyan c. Arménie du 7 juillet 2011, elle consacre ainsi un droit à l'objection de conscience, "sujet en évolution" puisque la plupart des Etats membres du Conseil de l'Europe mettaient en place une protection juridique des objecteurs de conscience.

La Cour refuse pourtant de franchir ce pas. Elle observe qu'il existe bien une "communauté de vue" européenne et internationale sur la nécessité de protéger ce droit, mais cette protection concerne le plus souvent le droit des minorités de jouir librement de leur propre culture et de protéger leur héritage culturel. Dans l'affaire Chapman c. Royaume-Uni du 18 janvier 2001, elle reconnaît ainsi l'existence d'une culture spécifique de la minorité tsigane en Grande Bretagne, culture qui mérite d'être protégée. Sans doute, mais la Cour refuse d'aller plus loin. L'héritage culturel est présenté comme un devoir de l'Etat, mais ce n'est pas un droit des individus. De fait, les Etats restent libres de leur politique culturelle, et aucun ne garantit une protection absolue de l'héritage culturel. C'est ainsi qu'ils s'efforcent de concilier l'évolution de l'urbanisme avec la protection du patrimoine, notamment en imposant des fouilles préventives avant tout chantier important.

L'arrêt laisse tout de même un sentiment d'insatisfaction. On doit saluer en effet les efforts de la communauté internationale pour protéger le patrimoine culturel des conséquences de la guerre. Dès 1954, la Convention de La Haye sur la protection des biens culturels en cas de conflit armé imposait le respect de ces biens par les belligérants, sans pour autant évoquer l'existence d'un droit des personnes en ce domaine. Plus récemment, les actes barbares commis par Daesh ont suscité deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. En 2015, la résolution 2199 mentionne la nécessité de protéger le patrimoine culturel du danger que représente l'action des groupes terroristes en Irak et en Syrie. Plus récemment, le 24 mai 2017, une autre résolution 2347 définit un cadre juridique pour la protection du patrimoine abîmé par ces mêmes groupes dans le but notamment de lutter contre la dispersion des objets pillés. Bien entendu, il s'agit aussi de préciser les devoirs de l'Etat et non pas les droits des personnes.. Il n'empêche que les requérants turcs ont dû penser que la communauté internationale pourrait aussi s'intéresser à la protection du patrimoine en temps de paix.



mercredi 20 février 2019

Conseil constitutionnel : petits arrangements entre amis

Les propositions de nomination au Conseil constitutionnel ont été rendues publiques le 17 février 2019. Proposé par le Président de la République, Jacques Mézard, ancien sénateur, fut ministre de la cohésion des territoires jusqu'en octobre 2018, et laissera surtout le souvenir de la très controversée loi ELAN. Proposé par le Président du Sénat, François Pillet est du même sérail, sénateur du Cher et vice-président de la Commission des lois. Enfin il est inutile de présenter Alain Juppé, ancien Premier ministre, proposé par le Président de l'Assemblée nationale. Après avoir renoncé à être candidat aux élections présidentielles de 2017 à la suite de la mise en examen de François Fillon, il renonce aujourd'hui à la mairie de Bordeaux pour devenir membre du Conseil.


La politisation du Conseil



La désignation d'Alain Juppé éclipse dans les médias celles des deux sénateurs. Les projecteurs ne sont pas braqués sur eux et leur arrivée au Conseil ne suscite pas le même émoi. Ces trois personnalités ont pourtant un point commun : toutes trois sont des politiques, même si les deux anciens sénateurs ont exercé la profession d'avocat, il y a bien longtemps. De toute évidence, les compétences juridiques ne sont plus un élément pris en compte par les autorités de nomination. Résumant la pensée des décideurs politiques, Christophe Barbier déclarait ainsi que la désignation d'Alain Juppé était une "récompense méritée". C'est dire clairement que le Conseil est perçu une prestigieuse maison de retraite, réservée aux amis politiques. 

Cette politisation n'a rien de nouveau. même si elle surprendra peut-être ceux qui espéraient en 2017 une autre manière de faire de la politique et un retour à la méritocratie. Les autres se bornent à observer que le Conseil constitutionnel du doyen Vedel ou de Robert Badinter a disparu depuis longtemps. On se souvient que Nicolas Sarkozy avait nommé Michel Charasse en 2010, et en 2014 Claude Bartolone avait désigné Lionel Jospin. Deux exemple, parmi tant d'autres.

Conformément à l'article 56 de la Constitution, les propositions doivent être soumises à la Commission des lois de chaque assemblée, celle de l'Assemblée nationale se prononçant seule sur la proposition faite par son président, comme celle du Sénat se prononce seule sur la proposition faite par son président. Il est précisé que "Le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions". Cette procédure ne peut en aucun cas être considérée comme une soupape de sûreté permettant d'éviter des désignations politiques. Une telle majorité qualifiée est pratiquement impossible à réunir, d'autant que l'on imagine mal que les membres d'une commission parlementaire aillent à l'encontre du choix fait par leur Président. Cette procédure de confirmation apparaît donc largement cosmétique.

Il n'est pas question ici de faire un procès d'intention aux membres en cours de désignation. Sans doute s'efforceront-ils d'exercer leurs fonctions avec honnêteté et ils seront au moins dans une excellente position pour se familiariser avec le contentieux constitutionnel. Le problème n'est pas tant dans leur désignation que dans ses conséquences sur la révision constitutionnelle en cours. 

Xavier Gorce. Les Indégivrables. 17 février 2019



Remplacer les anciens Présidents par les anciens premiers ministres



Comment peut-on envisager de supprimer les membres de droit du Conseil, c'est-à-dire les anciens Présidents de la République, pour les remplacer par les anciens premiers ministres ? On se souvient que le 9 mai 2018, un projet de loi "pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace" a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale. Les débats en commission ont ensuite été interrompus par les suites parlementaires de l'affaire Benalla, mais l'Exécutif annonce régulièrement la reprise de cette procédure de révision constitutionnelle, à une date indéterminée. 

Quoi qu'il en soit, le projet prévoit la suppression pure et simple des membres de droit du Conseil constitutionnel. Le rapport précise que cette mesure est "en faveur d'une justice plus indépendante". La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ayant pour effet de faire participer le Conseil constitutionnel au contentieux de droit commun, soit devant le juge judiciaire, soit devant le juge administratif, la présence des anciens présidents de la République en son sein devient en effet de plus en plus indéfendable. Leur présence même risque de mettre en cause l'impartialité objective de l'institution, au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Le problème est que la présence d'anciens premiers ministres suscite exactement les mêmes craintes. Il semble donc bien délicat de supprimer les membres de droit trop politiques et de désigner "en même temps" des anciens premiers ministres tout aussi politiques.

Sur un plan plus concret, on voit se développer des situations absurdes, illustrées par la multitude des recours déposés par Nicolas Sarkozy pour retarder autant que possible son passage devant le juge pénal. On se souvient qu'il avait vainement contesté, en juillet 2013, le refus de valider son compte de campagne devant le Conseil constitutionnel dont il était membre de droit. Aujourd'hui, et cette fois, dans le cadre de l'affaire Bygmalon, la Cour de cassation vient de renvoyer au Conseil une QPC, déposée par le même Nicolas Sarkozy, invoquant le non respect du principe non bis in idem. Il estime que la sanction prononcée par le Conseil constitutionnel lorsqu'il a refusé de valider son compte de campagne devrait rendre irrecevables des poursuites pénales engagées dans le cadre de Bygmalion. Ses chances de succès sont fort modestes, et il s'agit probablement d'un nouveau recours dilatoire. Mais une nouvelle fois, le requérant Nicolas Sarkozy engage une procédure devant le Conseil dont il est membre de droit, même s'il a renoncé à siéger. L'absurdité de la situation n'échappera à personne. 

Le problème est que des situations comparables peuvent se développer à propos des membres nommés, dès lors qu'ils sont également issus du monde politique. Lionel Jospin a été candidat aux élections présidentielles, et Alain Juppé a participé aux primaires de la droite. Il n'est pas impossible qu'un jour un ancien ministre battu aux élections présidentielles se trouve confronté à un refus de validation de son compte de campagne, et la question de son recours devant le Conseil constitutionnel serait posée en termes identiques.

Les trois propositions de nomination au Conseil constitutionnel mettent ainsi en lumière une pratique totalement incohérente. Tout en affirmant son indépendance et son impartialité, on reproduit les errements anciens, ceux d'une société de connivence. On désigne des amis politiques en espérant qu'ils sauront se montrer reconnaissants. Peu importe qu'ils soient honnêtes, car leur crédibilité est déjà atteinte et, avec elle, celle de l'institution elle-même. La première victime de ces désignations est donc le Conseil constitutionnel lui-même, sacrifié à des petits arrangements entre amis. Or l'intérêt de l'institution voudrait qu'elle soit transformée en une véritable cour suprême constitutionnelle, composée de magistrats incontestables et désignés selon une procédure garantissant son indépendance. On en est bien loin.



Sur le Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 1 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.