« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 14 janvier 2019

Service national universel : A quoi sert l'Observatoire de la laïcité ?

Personne n'aurait remarqué l'"étude à propos de l'application du principe de laïcité et sa promotion dans le cadre du futur service national universel" (SNU), si le ministre de l'éducation nationale n'avait déclaré vouloir l'écarter dans la mise en oeuvre du futur SNU. Il est vrai qu'elle admettait le port de signes religieux par les jeunes appelés, prise de position qui a immédiatement suscité le débat. 

Il peut paraître étrange en effet que l'Observatoire de la laïcité, auteur de ce travail, semble vouloir écarter le principe de neutralité, alors même que son rôle est d'"assister le gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité dans les services publics". Surtout, on peut se demander si cette prise de position est conforme avec l'objet même du SNU, qui, selon les termes du Président de la République, est d'"impliquer davantage la jeunesse française dans la vie de la Nation, de promouvoir la notion d'engagement et de favoriser un sentiment d'unité nationale autour de valeurs communes". Comment parvenir à un tel résultat sans imposer le respect de la neutralité ? Comment faire respecter des valeurs communes en mettant l'accent sur les différences ? 

De fait, après l'intervention du ministre, l'Observatoire a immédiatement engagé une opération de communication mi-déminage, mi-rétropédalage, consistant en une "mise au point" diffusée sur son site. Jean-Louis Bianco y affirme que le texte en question n'est pas une "recommandation" ni une "préconisation", encore moins un "avis". Bref, l'étude en question "se borne à rappeler précisément le cadre du droit positif et les possibilités de restriction à la manifestation du fait religieux". Le communiqué rappelle en outre que le législateur peut encore prévoir un texte particulier gouvernant l'organisation du SNU en matière de respect du principe de laïcité.

La précision est certes bienvenue, même si l'on peut s'amuser de voir l'Observatoire affirmer que son étude est pratiquement sans intérêt, puisqu'elle se ramène à un simple rappel du droit positif. C'est vrai qu'elle en a l'apparence. Elle examine ainsi les deux phases du SNU, telles qu'elles sont actuellement envisagées. Une première phase d'une quinzaine de jours, obligatoire pour tous les jeunes de seize ans, devrait se dérouler en internat permettre l'acquisition des valeurs de la République. Une seconde phase ensuite, celle-là facultative, ressemblerait à l'actuel service civique. Le plan adopté consiste à saucissonner ces phases et l'Observatoire distingue finalement neuf situations, au regard des participants, intervenants et appelés et des problèmes qui se posent, allant de la pratique religieuse, aux menus proposés durant les repas, au jeûne etc. Chaque situation est examinée sur la plan juridique, dans une analyse qui, a priori, ressemble effectivement à une simple récitation du droit positif.

Agent public ou usager


Reprenant un raisonnement qu'il a déjà développé à de nombreuses reprises, l'Observatoire affirme qu'il n'existe que deux relations possibles au service public : on n'est soit agent public, et soumis au principe de neutralité, soit usager et on est alors dispensé de cette obligation. La notion de "tiers" ou de "collaborateur occasionnel" ne saurait être utilisée qu'à des fins d'indemnisation, lorsqu'une personne est victime d'un dommage lié au fonctionnement du service. La conséquence de l'analyse ne se fait pas attendre : l'appelé participant au SNU est un usager et il peut donc arborer des signes religieux, exiger dans les menus des internats " des plats contenant de la nourriture confessionnelle", invoquer le jeûne religieux pour être dispensé d'activités physiques. D'une manière générale, il pourra pratiquer son culte, et l'Observatoire déplore que la brièveté du séjour ne permette pas la création d'aumôneries dans les internats. 
Usager ou écolier 

Mais l'appelé au SNU est-il un usager ? L'Observatoire s'appuie sur le fait que la loi du 15 mars 2004 encadrant le port des signes religieux dans les écoles n'est pas directement applicable en l'espèce. Il est incontestable que certains jeunes seront appelés au SNU après avoir quitté le système scolaire ou alors qu'ils poursuivent leurs études dans des établissements confessionnels, donc non soumis au principe de neutralité. Mais cette inapplicabilité de la loi de 2004 n'a pas pour conséquence unique et nécessaire l'autorisation de porter des signes religieux pour les appelés au SNU.

Il suffirait en effet de voter un texte particulier pour élargir le champ d'application de la loi du 15 mars 2004 à la première phase du SNU. L'internat dans lequel ils sont hébergés ne ressemble-t-il pas étrangement à un établissement d'enseignement ? N'y sont-ils pas accueillis pour suivre une formation comme dans n'importe quel pensionnat ? Le nouveau président de la Fondation de l'Islam de France, Ghaleb Bencheikh, s'est prononcé sur cette question de manière beaucoup plus clairvoyante que l'Observatoire : "En tant que citoyen, je ne souhaite pas que l'on encourage le port de signes religieux au SNU pendant sa première phase. Il vaudrait mieux que ce dernier soit totalement laïque. Au législateur de voir si la loi de 2004 sur l'école peut y être étendue".

Pour l'Observatoire, ces analyses sont fausses car, à ses yeux, une telle disposition ne serait pas conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). A l'appui de cette affirmation pour le moins péremptoire, il cite l'arrêt Dogru c. France de 2008 qui déclare conforme à la liberté religieuse la loi de 2004, au motif que les jeunes filles qui refusent de retirer leur voile conservent la possibilité de poursuivre leurs études grâce à l'enseignement à distance. Leurs convictions religieuses étaient donc respectées. Certes, mais la décision de la Cour est interprétée de manière bien étrange. Aux yeux de l'Observatoire, l'interdiction du port de signes religieux durant la première phase du SNU, en internat, violerait la jurisprudence Dogru, tout simplement parce qu'il n'est pas prévu d'enseignement à distance dans ce domaine. Or l'enseignement à distance n'est évoqué par la CEDH que comme un élément, parmi d'autres, de son contrôle de proportionnalité. La brièveté du séjour des jeunes appelés pourrait constituer un argument tout à fait sérieux pour justifier la même mesure dans les internats du SNU. Mais l'Observatoire préfère verrouiller son analyse autour d'une interprétation fausse de la décision Dogru

Au surplus, l'Observatoire appuie son analyse sur cette jurisprudence qui a aujourd'hui plus de dix ans,  oubliant, ou feignant d'oublier, qu'elle a considérablement évolué depuis 2008. Il devrait consulter la décision SAS c. France du 1er juillet 2014, dans laquelle la CEDH précise que le législateur français est libre d'organiser la conciliation entre la liberté religieuse et l'exigence de laïcité, et qu'il peut donc interdire la dissimulation du visage dans l'espace public. Et encore plus récemment, la décision Ebrahimian c. France du 26 novembre 2015 reconnait l'existence d'un "modèle français de laïcité" qui peut imposer le principe de neutralité dans le but d'assurer le "vivre ensemble", formulation reconnue par la Cour. Or, le "vivre ensemble" est précisément l'objet du SNU et on peut penser que, saisie de son cas, la CEDH respecterait le choix français d'interdire le port de signes religieux durant quinze jours... Cette jurisprudence nombreuse et argumentée n'est même pas mentionnée par l'Observatoire de la laïcité, sans doute parce qu'elle ne va pas dans le sens où il souhaite se diriger. Il est donc préférable de s'en tenir à des arrêts vieux de dix ans, quitte à les interprétation d'une étrange manière.

ça ne sert à rien. Paule Desjardins. 1958 
Musique de Paul Misraki pour le film "Maigret tend un piège" de Jean Delannoy


Écolier ou collaborateur occasionnel



De la même manière, l'Observatoire s'appuie sur une étude du Conseil d'État datant de 2013 pour écarter la notion de collaborateur occasionnel du service public, notion qui pourrait être utilisée pour les jeunes appelés au SNU. C'était pourtant la qualification envisagée par les auteurs du rapport remis au président de la République en novembre 2018 sur la mise en oeuvre du SNU qui affirmait  clairement que "la situation du jeune appelé, légale et réglementaire, (...) sera analogue à celle d'un collaborateur du service public. A ce titre, naturellement, l'ensemble des droits et sujétions reconnues par la loi s'appliqueront à lui. Notamment, en tant qu'appelé, il sera totalement subordonné au respect du principe de laïcité (...)". 

On sait que la jurisprudence qui exclut l'utilisation de  qualification de collaborateur occasionnel en dehors du contentieux de la responsabilité fait aujourd'hui l'objet d'attaques des juges du fond. C'est ainsi que le tribunal administratif de Montreuil, dès le 22 novembre 2011, utilisait la notion de collaborateur occasionnel en dehors de son champ juridique fonctionnel, pour désigner une personne participant au service public. La circulaire de Luc Chatel du 27 mars 2012, à propos de l'accompagnement des sorties scolaires allait dans le même sens. Des propositions de loi sont ensuite venues relayer cette tendance. Aujourd'hui, il suffirait de voter une loi affirmant que les appelés du SNU sont des collaborateurs occasionnels du service public... pour qu'ils le soient. L'Observatoire, évidemment, se garde bien d'explorer cette piste, considérant un rapport du Conseil d'État de 2013, entièrement dépourvu de valeur juridique, comme étant l'alpha et l'oméga du droit positif. Peut-être ignore-t-il que la loi est supérieure à un rapport du Conseil d'État ?

Il n'est pas surprenant que cette utilisation biaisée de la jurisprudence s'étende à d'autres domaines. C'est ainsi que, pour justifier l'existence de menus confessionnels dans les internats, l'Observatoire cit, très discrètement sous la forme d'une note de bas de page, un arrêt M.B. rendu par le Conseil d'État le 10 février 2016. Certes, il s'agit pour une fois d'une jurisprudence récente, mais elle porte sur la fourniture de menus hallal à la prison de St-Quentin-Fallavier. L'assimilation entre le jeune appelé et "l'usager du service public pénitentiaire" est tout de même un peu hâtive, et elle pourrait évidemment être discutée. Mais cette discussion n'est pas engagée, puisque l'on se garde bien de dire au lecteur que la décision citée porte sur une situation bien différente.


A quoi sert l'Observatoire de la laïcité ? 



A l'issue de la lecture, la seule question qui se pose est finalement la suivante : A quoi sert l'Observatoire de la laïcité ? Il affirme lui-même que son travail n'est qu'un rappel de l'état du droit. Sans doute, mais ce type de consultation juridique  peut être effectué, et beaucoup mieux, par les services juridiques des ministères concernés ou par le Conseil d'Etat. D'autant que le Conseil d'Etat, lui, n'aurait sans doute pas fait une présentation biaisée de sa propre jurisprudence... Or tout l'art de l'Observatoire de la laïcité consiste se présenter comme le seul interprète autorisé du droit positif et à lui faire dire ce qui lui plait. 

D'une certaine manière, l'étude trouve ici son utilité, car elle a permis de mettre en pleine lumière le rôle que joue l'Observatoire, porte-parole d'une tendance doctrinale qui vise à importer en France un système "à l'américaine" reposant sur une liberté religieuse absolue. La laïcité n'est plus qu'un mot, une coquille vide utilisée pour contester toute restriction de cette liberté, nécessairement considérée comme discriminatoire. L'Observatoire de la laïcité se montre ainsi dans toute sa vérité, comme une institution qui ne défend pas la laïcité républicaine mais qui s'efforce de la combattre. Chacun a évidemment le droit de développer de telles convictions, mais qu'une commission créée par l'Etat et fonctionnant sur un budget public soit le porte-parole d'un tel mouvement est difficilement acceptable.


mercredi 9 janvier 2019

Les Invités de LLC : Jean-Paul Pancracio : A propos des passeports diplomatiques de M. Benalla


L’affaire des passeports diplomatiques détenus - et utilisés - par Alexandre Benalla, a fait revenir sur le devant la scène médiatique l’ancien directeur adjoint de cabinet du président de la République. Pour rappel, il avait été contraint de quitter ses fonctions auprès du président Macron au début de l’été 2018 pour avoir participé, le 1er mai, à des opérations de maintien de l’ordre contre des manifestants sans disposer des titres nécessaires et en commettant à cette occasion des violences sur des personnes en cours d’interpellation. Dépourvu à partir de là de toutes fonctions officielles, Alexandre Benalla avait néanmoins conservé deux passeports diplomatiques dont il a fait usage à de nombreuses reprises durant l’été à des fins professionnelles privées. Il avait ce faisant volontairement ignoré les demandes de restitution qui lui avaient été adressées à la fois par le Quai d’Orsay et par l’Elysée.

Sollicité par les médias pour savoir quels avantages donnaient de tels documents, le Quai d’Orsay a précisé, à bon droit, que leur titulaire, s’il n’est pas un agent diplomatique, ne peut pas en aucune manière bénéficier par ce moyen des immunités diplomatiques prévues par la convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques. Il ne s’agit dans un tel cas que d’un sauf-conduit permettant à son détenteur de franchir plus aisément les contrôles aéroportuaires. Les autorités douanières et de sécurité en charge de ces contrôles peuvent même demander une fouille des bagages personnels de celui-ci, ce à quoi échappent en principe - sauf soupçon grave - les agents diplomatiques.

Le sujet a même été traité - et cette solution restrictive confirmée - par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 20 septembre 2016. La cour s’y prononce très clairement sur le fait qu’un passeport diplomatique ne suffit pas à faire bénéficier son détenteur d’une quelconque immunité. De nationalité sénégalaise, l’intéressé était l’ancien président de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme, poursuivi en France pour des faits de corruption active et passive dans le cadre de son activité professionnelle. Pour échapper aux rigueurs de la justice pénale française, il entendait se prévaloir du passeport diplomatique dont il était toujours anormalement possesseur, et que même ses anciennes fonctions n’auraient pas dû justifier qu’il en bénéficie. En l’espèce la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la cour d’appel en considérant que le requérant « n’apparaît pas bénéficier de l’immunité conférée par la coutume internationale aux organes et entités qui constituent l’émanation d’un Etat ainsi qu’à leurs agents en raison d’actes qui relèvent de la souveraineté concernée. »


"Les diplomates prendraient plutôt le pas sur les hommes d'action"
Les Tontons flingueurs, Georges Lautner, 1963

L’attribution d’un passeport diplomatique est réglementée en France par un arrêté du 11 février 2009(article 1er). Peuvent ainsi en bénéficier pour la durée de leurs fonctions ou de leur mission :

Les agents diplomatiques et consulaires en fonctions.
Le président de la République, le Premier ministre, le Président du Sénat, le président de l’Assemblée nationale.
Les membres du gouvernement.
Les conseillers spécialisés* occupant un poste de chef de service auprès d’une mission diplomatique à l’étranger.
Les courriers de cabinet*.
Les titulaires d’une mission diplomatique ad hoc.

Enfin, peuvent également en disposer, à titre de courtoisie et sans limite d’attribution : les anciens présidents de la République et les anciens premiers ministres, les anciens ministres des affaires étrangères ainsi que les ambassadeurs dignitaires.

L’article 2 de l’arrêté précise en outre qu’un passeport diplomatique peut également être délivré aux conjoints ou partenaires auxquels le titulaire d’un tel passeport est lié par un pacte civil de solidarité ainsi qu’à leurs enfants mineurs.

A ces dispositions sont venues s’ajouter celles du décret du 6janvier 2012 ayant pour objet « l’intégration d’éléments biométriques dans le passeport diplomatique et la création d’un système de traitement automatisé de données à caractère personnel (REVOL) relatives aux titulaires de ce titre », dont le but est de permettre et sécuriser l’authentification  de ces derniers. Ce dispositif bénéficie de l'assistance technique de l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS). L'article 2 prend notamment soin de mentionner que ledit passeport "ne peut être utilisés qu'aux fins pour lesquelles il est délivré", et qu'"il est restitué au ministère des affaires étrangères à l'expiration de sa validité ou dès lors que son utilisation n'est plus justifiée".  

Enfin, est-il besoin de préciser qu’un passeport diplomatique ne peut être utilisé par son détenteur que dans le cadre d’une mission officielle, donc diligentée par l’Etat qui l’a délivré ?

Jean-Paul Pancracio
Professeur de droit public
Auteur du blog "Observatoire de la Diplomatie
Auteur du  Dictionnaire de la diplomatie, édition 2018.

dimanche 6 janvier 2019

L'accès aux décisions de justice, ou le dispositif "Anti-Doctrine"

Les articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique énoncent un principe de "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice, qu'elles soient issues des juridictions judiciaires ou administratives. S'inscrivant dans le principe d'ouverture des données publiques, cet Open Data des décisions de justice implique un droit à leur réutilisation, qui figurait déjà dans un arrêté du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques et associatives de la DILA. La transparence est donc une obligation légale que chacun, à commencer par l'Exécutif, devrait mettre en oeuvre.

La pratique révèle cependant une résistance peu visible mais extrêmement efficace à l'Open Data des décisions de justice. Doctrine.fr, une jeune Start Up bien décidée à collecter l'ensemble des décisions de justice pour les mettre à la disposition de ses abonnés après les avoir anonymisées, se trouve au coeur d'une procédure dont la caractéristique principale est l'étrangeté.

A l'origine, la volonté toute simple d'utiliser le droit d'accès et de réutilisation des décisions rendues par le tribunal de grande instance de Paris. Mais le greffe oppose à Doctrine une fin de non-recevoir, au motif notamment que les contraintes matérielles du service, en particulier celles liées au déménagement vers le nouveau Palais de justice, ne permettent pas d'accueillir de "consultant supplémentaire". Les éditeurs juridiques qui ont déjà accès à ces minutes ne sont donc pas concernés par ces difficultés de gestion.

Quoi qu'il en soit, devant le refus opposé par le greffe, l'entreprise a saisi la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA), qui a successivement rendu deux avis favorables.


Les avis favorables de la CADA



Dans le premier, du 7 septembre 2017, elle refuse de se déclarer incompétente comme le souhaitait le Garde des Sceaux. Il invoquait en effet les dispositions de la loi du 17 juillet 1978 excluain du champ de la transparence administrative les documents juridictionnels. Mais la CADA se déclare au contraire compétente, en se fondant sur l'article L 342-1 du code des relations entre le public et l'administration (crpa), qui lui attribue compétence pour connaître d'une décision défavorable en matière de réutilisation des données publiques. Elle fait observer que, depuis la loi du 5 juillet 1972, "les tiers sont en droit de se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement". Or, l'article L 321-1 de ce même code affirme très clairement que "les informations publiques figurant dans des documents communiqués ou publiés par les administrations (...) peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d'autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus". Doctrine a donc, non seulement un droit d'accès aux minutes des jugements du TGI, mais aussi un droit de réutilisation garanti par la loi.

Dans son second avis, du 14 décembre 2017, la CADA se borne à rappeler le premier, estimant inutile de se placer sur le fondement de l'accès aux archives publiques. Elle ajoute même, après avoir entendu le représentant de Doctrine, que, compte tenu, "de la démarche professionnelle du demandeur, de sa connaissance de la réglementation et de ses obligations en matière de réutilisation et de respect de l'anonymat", elle donne aussi un avis favorable aux décisions qui n'ont pas été rendues en audience publique,


L'étrange décision du TGI



Beau succès pour Doctrine, mais succès éphémère, car les deux avis de la CADA demeurent inappliqués. Le greffe campe sur son refus, et les requérants finissent par utiliser les articles 1440 et 1441 du code de procédure civile. Ces dispositions prévoient que, dans le contentieux du refus d'accès aux documents détenus par les greffes, le recours est porté devant... le président du TGI. L'impartialité objective est-elle respectée lorsque le président d'une juridiction est appelé à statuer sur un refus de communication opposé par un greffier sur lequel il a autorité ? Quoi qu'il en soit, la décision rendue le 6 octobre 2017  par la chambre des requêtes composée d'un juge unique, évidemment le président du TGI, est une décision de rejet, très étrangement motivée. Le demandeur ayant eu la mauvaise idée de contester la compétence de cette juridiction, il lui est répondu que sa requête ne repose pas sur l'article 1441 du code de procédure civile et qu'il n'y a donc pas lieu à statuer. Pour faire bonne mesure, la décision ajoute que le demandeur s'est désisté, ce qui est faux.

David contre Goliath

La Cour d'appel, un juge impartial 



Heureusement, la Cour d'appel statue plus sérieusement, dans une décision du 18 décembre 2018. Elle commence par annuler la décision de la chambre des requêtes, en observant simplement qu'aucun élément ne permet de penser que le demandeur s'était désisté de tout ou partie ses demandes. Elle évite ensuite poliment de se prononcer sur le défaut d'impartialité de la procédure suivie devant la chambre des requêtes du TGI, en affirmant que "quelles que soient les critiques adressées à la procédure permettant au président de juger la décision d’un greffier qui serait sous son autorité, force est d’observer que le justiciable, (...) dispose, en tout état de cause, d’un recours effectif devant la cour d’appel". Autrement dit, Doctrine est désormais devant un juge impartial. 

Et précisément, la Cour d'appel reprend exactement l'analyse de la CADA, constate que les minutes des jugements sont des pièces communicables et que l'entreprise bénéficie d'un droit de réutilisation. Elle ajoute, de manière peut-être un peu malicieuse, que le déménagement du greffe dans le nouveau Palais de justice est maintenant achevé et que les obstacles matériels ont disparu. En conséquence, la Cour enjoint au greffe de procéder à la communication, ou de laisser Doctrine accéder à ces documents "dans les mêmes conditions que les autres opérateurs autorisés, à charge d’en faire un usage autorisé par la loi » . La référence au principe d'égalité est ici évidente, et la Cour d'appel sanctionne ainsi une procédure qui réservait l'accès aux éditeurs juridiques "historiques", les autres nouveaux venus se trouvant ainsi exclus du marché. En témoigne la position du parquet qui affirme que le refus de communication opposé à Doctrine "est d’autant plus surprenant qu’il n’est pas contesté que d’autres organismes tels que l’INPI, ou des éditeurs privés, ont un accès régulier aux décisions de justice auprès du même greffe." Et d'ajouter, pour se faire encore mieux comprendre que
cette décision de refus peut, "au regard des faits de l'espèce (...) laisser croire que les services du greffe de ce tribunal cantonnent l’accès aux décisions de justice à certains éditeurs."

La décision de justice est claire et argumentée. Le succès de Doctrine est total et incontestable. L'analyse juridique devrait donc conduire à la conclusion que l'entreprise à dû déposer deux demandes d'avis devant la CADA et engager deux procédures devant les tribunaux, pour obtenir ce qui n'est jamais que l'application de la loi.

La circulaire du 19 décembre 2018



Hélas, ce n'est pas si simple, car une circulaire du ministère de la justice datée du 19 décembre 2018, le lendemain de la décision de la Cour d'appel, est venue bloquer sa mise en oeuvre. Discrètement intitulée, "note relative au traitement des demandes de copies de décisions judiciaires émanant de tiers à l'instance", elle donne aux greffes une instruction bien surprenante puisqu'il s'agit de ne pas appliquer la décision de la Cour d'appel et donc de ne pas appliquer la loi de 1972 et le droit à la réutilisation des données également garanti par une disposition législative.

Les termes sont clairs : "La diffusion de décisions en masse répondant à des demandes dont il est manifeste qu'elles portent (...) sur la jurisprudence de la juridiction (...) sera en principe évitée". Pour justifier une pratique aussi brutalement contraire à la loi, il convient tout de donner quelques éléments de langage susceptibles de tenir lieu de motivation. La circulation conseille donc aux services de se retrancher derrière deux arguments. D'une part, la "bonne administration de la justice", notion dont on sait qu'elle est un peu la bonne à tout faire de l'organisation judiciaire. Ici, elle est employée pour invoquer une désorganisation du service entrainée par la demande de diffusion en masse. Il semble tout de même étrange d'affirmer haut et clair que l'on n'applique pas la loi parce que l'on n'a pas suffisamment de personnel ou de temps pour le faire, surtout que Doctrine, comme les autres éditeurs juridiques, était prêt à venir consulter les minutes. D'autre part, les services pourront invoquer la protection des données personnelles, autre argument étrange si l'on considère qu'il n'a jamais été question de diffuser les décisions autrement qu'anonymisées. Au contraire, Doctrine avait proposé de prendre à sa charge l'anonymisation de l'ensemble du corpus.

Une simple circulaire prétend donc faire obstacle à la loi et au principe d'Open Data des décisions de justice qu'elle énonce. D'un trait de plume, sont ainsi écartés les droits d'accès et de réutilisation. Certains verront peut-être dans cette circulaire le simple résultat d'un lobbying efficace, et nul n'ignore que le succès de Doctrine fait de l'ombre à beaucoup de monde. Mais en réalité, la gravité de la situation est surtout d'ordre juridique. Produit du ministère de la justice et donc de l'Exécutif, la circulaire s'oppose à la fois au pouvoir législatif et au pouvoir judiciaire. Au pouvoir législatif puisqu'elle empêche l'exécution de la loi et l'on sait qu'une circulaire non conforme à la loi est illégale. Au pouvoir judiciaire ensuite, car elle vise à entraver l'exécution d'une décision de justice. La séparation des pouvoirs est pour le moins malmenée, pour ne pas dire méprisée. Outre le contentieux certainement en cours contre le refus d'appliquer les avis de la CADA, on espère que Doctrine contestera la légalité d'un texte grossièrement irrégulier. Si Doctrine n'obtient pas l'ensemble de la jurisprudence des tribunaux judiciaire, elle aura au moins le mérite de faire avancer la jurisprudence administrative, et de faire avancer en même temps le principe de transparence,




jeudi 3 janvier 2019

Eric Drouet et les manifestations non déclarées

Eric Drouet, l'une des figures les plus médiatiques du mouvement des Gilets Jaunes, a été interpellé et placé en garde à vue le 2 janvier 2019 lors d'un rassemblement dans le quartier des Champs Elysées à Paris. Il est sorti de garde à vue le lendemain et l'on a appris qu'il serait jugé le 15 février 2019 par le tribunal correctionnel pour organisation d'une manifestation non déclarée. L'affaire fait grand bruit, et Jean-Luc Mélenchon, qui reconnaît sa fascination pour le personnage, dénonce une "police politique". Quant à l'avocat de l'intéressé, maître Khéops Lara, il s'élève avec une vigueur contre une "opération bassement politique qui n'a rien de juridique", ajoutant que "c'est l'État qui a bafoué le droit". Tous ces discours relèvent évidemment de la posture politique et sont destinés à ceux qui veulent bien les croire. 


L'absence de déclaration 



L'analyse juridique conduit cependant à d'autres conclusions. Il convient en effet de s'interroger sur le fondement des poursuites engagées contre Eric Drouet. Il réside dans l'article 431-9 du code pénal qui punit de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende le fait "d'avoir organisé une manifestation sur la voie publique n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable dans les conditions fixées par la loi". On sait en effet que la liberté de manifestation est soumise au régime de la déclaration préalable (art. L 211-1 du code de la sécurité intérieure), déclaration faite par ses organisateurs auprès de l'administration préfectorale (préfet de police à Paris et Marseille). Cette procédure a pour but d'informer les autorités chargées de maintenir l'ordre et de permettre au juge judiciaire de poursuivre d'éventuelles infractions.  

On sait que les Gilets Jaunes refusent systématiquement de respecter cette procédure de déclaration. A leurs yeux, la qualification de "mouvement citoyen", qualification qu'ils ont eux même attribué à leur mouvement, les autorise à s'en dispenser. Hélas, c'est peut-être une position "citoyenne", certainement une position militante, mais pas du tout une position conforme au droit. Les rassemblements des Gilets Jaunes, comme toutes les manifestations, devraient faire l'objet d'une déclaration et l'absence de cette formalité conduit à la sanction prévue par l'article 431-9 du code pénal.

Derrière le discours militant de l'avocat d'Eric Drouet, on commence à entrevoir la défense envisagée.  Elle tient en deux arguments. D'une part, le rassemblement incriminé n'était pas une manifestation au sens juridique du terme et n'avait donc pas à être déclaré. D'autre part, même si l'on considère qu'il s'agissait tout de même d'une manifestion, Eric Drouet n'avait pas la qualité d'organisateur. Hélas, ces deux éléments sont bien fragiles.


La qualification de manifestation



La question est juridiquement intéressante. En effet, lorsque l'on parle de manifestation en droit pénal, c'est généralement lorsqu'elle a dégénéré. Mais, dans ce cas, comme l'a montré le professeur Jacques-Henri Robert, lors de la dernière Journée des Libertés du 16 octobre 2018, "quelque chose s'est produit qui a fait que ce n'est plus une manifestation, ce sont des coups et blessures, des incendies, etc". En l'espèce, il est simplement reproché à Eric Drouet d'avoir organisé une manifestation non déclarée, pratique en soi illicite. 

Selon un arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 9 février 2016, la manifestation se définit comme "tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune". Deux critères sont donc utilisés, d'une part l'usage de la voie publique, d'autre part l'existence d'une volonté commune. Il semble, du moins c'est ce qui est dit dans la presse, qu'Eric Drouet ait appelé, quelques heures auparavant, sur sa page Facebook à "une grosse action", afin de "choquer l'opinion publique". Dans une vidéo, il aurait également déclaré : "Ce soir, on va pas faire une grosse action mais on veut choquer l'opinion publique. Je sais pas s'il y en aura qui seront avec nous sur les 'Champs' [...] On va tous y aller sans gilets". En l'espèce, Eric Drouet fournit lui-même les preuves de l'infraction, ce qui a certainement simplifié la tâche des enquêteurs. Il invite en effet les personnes intéressées à se rendre "sur les 'Champs", ce qui implique l'usage de la voie publique, et il existe incontestablement une volonté commune, puisque l'on nous dit qu'il s'agissait de rendre hommage aux victimes du mouvement. 

La référence aux gilets, ou plutôt à l'absence de gilets, est loin d'être neutre et il ne fait guère de doute qu'elle sera utilisée comme élément de défense. Il s'agit en effet d'affirmer que les personnes qui étaient présentes n'intervenaient pas comme Gilets Jaunes mais étaient de simples citoyens qui se réunissaient, et qui ont d'ailleurs décidé ensuite d'aller ensemble au restaurant... Hélas, l'arrêt du 9 février 2016, encore lui, rend cette défense un peu illusoire. 

 
Elément de preuve, montrant que les Gilets Jaunes se rendaient au restaurant

Un Gilet Jaune sans gilet



Les faits qui sont à son origine rappellent étrangement les Gilets Jaunes. Les auteurs du pourvoi sont en effet des membres de la CGT qui, sans avoir procédé à aucune déclaration, se sont installés à une barrière de péage de l'autoroute A6 avec une centaine de ses camarades du syndicat, pour distribuer aux automobilistes des tracts sur la réforme des retraites. Aucun chant, aucune banderole ou bannière, aucun mégaphone et pas le moindre slogan, bref une absence des attributs du parfait manifestant qui avait conduit la Cour d'appel à considérer que l'action en question n'était pas une manifestation au sens de l'article 431-9 du code pénal. Mais la Cour de cassation a cassé la décision de la Cour d'appel au motif que cette exigence ne figurait pas dans la loi, celle-ci ne définissant la manifestation qu'à travers l'usage de la voie publique et l'expression d'une volonté commune. Au regard de cette jurisprudence, on peut penser qu'un Gilet Jaune sans gilet, restera un manifestant aux yeux du juge pénal. 

S'il est bien difficile de considérer que le rassemblement durant lequel Eric Drouet a été interpellé n'était pas une manifestation, il lui reste peut être la possibilité d'invoquer le fait qu'il n'en était pas l'organisateur. En effet, l'article 431-9 du code pénal ne punit que celui qui a "organisé" une manifestation non déclaré. Là encore, la preuve va être délicate à apporter, d'abord parce qu'en refusant de se soumettre à la procédure de déclaration, les Gilets Jaunes ont aussi refusé de désigner des organisateurs, ce qui signifie que toute personne appelant à un rassemblement peut être considérée comme tel. Rappelons en outre qu'Eric Drouet a appelé à la manifestation sur sa page Facebook et par vidéo, ce qui laisse des preuves évidentes de son rôle dans l'organisation du mouvement. Peut-être essaiera-t-il de montrer qu'il ne faisait que relayer un appel diffusé par des tiers, mais ce serait un peu fâcheux pour quelqu'un qui se présente volontiers comme le porte parole des Gilets Jaunes ? En outre, Jean-Luc Mélenchon serait peut être moins fasciné par un personnage qui n'assumerait pas son action militante. En tout cas, le jugement qui interviendra en février permettra d'apprécier comment les juges du fond définissent la manifestation non déclarée au regard de l'arrêt de 2016. Un vrai succès des Gilets Jaunes.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

dimanche 30 décembre 2018

"Nique la France " et le débat d'intérêt général

Le 11 décembre 2018, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu une décision qui témoigne de l'imprégnation du droit européen dans la protection de la liberté d'expression. L'affaire à l'origine de cet arrêt est presque caricaturale, car elle porte sur des propos qui non seulement n'attirent aucune sympathie, mais au contraire suscitent rejet ou indignation. 

En 2010, dans sa chanson "Nique la France", le groupe de rap ZEP traite ainsi les "Français de souche" de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". Il ajoute, pour faire bonne mesure :  "c'que je pense, de leur identité nationale, de leur Marianne, de leur drapeau et de leur hymne à deux balles, j'vais pas te faire un dessin, ça risque d'être indécent, de voir comment je me torche avec leurs symboles écoeurants". Enfin, il affirme : "Le racisme est dans vos murs et dans vos livres scolaires, dans vos souv'nirs, dans votre histoire, dont vous êtes si fiers. Omniprésents, il est banal et ordinaire, il est dans vos mémoires et impossible de s'en défaire". Ces quelques extraits ne constituent qu'une petite partie d'un texte entièrement tourné vers ce type de provocation.


Un second pourvoi



L'association Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF) a porté plainte pour injure raciale. Dans un premier temps, le tribunal correctionnel, puis la Cour d'appel de Paris, avaient considéré que le terme " Français de souche" ne renvoyait pas un "groupe de personnes" identifiées au regard "de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée", aux termes de l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881. La Cour de cassation, intervenant dans un premier arrêt le 28 février 2017, avait rejeté cette interprétation, estimant que les références aux représentations de la République, drapeau et hymne national notamment, permettaient l'identification d'un groupe précis, à savoir "les personnes appartenant à la nation française". 

Après renvoi de l'affaire à la Cour d'appel de Lyon, celle-ci avait donc condamné pour injure, en janvier 2018, le groupe de rap à un euro symbolique de dommages et intérêts, et au paiement des frais de justice engagés par l'Agrif. La décision de la Cour de cassation du 11 décembre 2018 est donc issue d'un second pourvoi, initié celui-là par le rappeur contre sa condamnation. 

Cette seconde décision de 2018 témoigne d'une complète rupture par rapport au premier pourvoi de 2017. Cette fois, la Cour ne recherche plus si les "Français de souche" peuvent être identifiés comme un groupe au sens de la loi de 1881. Elle se place résolument sur le terrain de la liberté d'information telle qu'elle est définie par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), interprétant l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Pierre Alechinsky. la liberté, c'est d'être inégal

Le débat d'intérêt général



De manière purement prétorienne, la CEDH a en effet créé la notion de "débat d'intérêt général", permettant de justifier certains propos tenus dans la presse qui, propos qui sans cette justification, seraient susceptibles de donner lieu à des poursuites. 

L'usage le plus fréquent de cette jurisprudence se trouve dans l'atteinte à la vie privée. La famille princière de Monaco est ainsi à l'origine de plusieurs arrêts, d'abord une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. Mais la référence au débat d'intérêt général est aussi utilisée en dehors de la presse people, par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 pour rappeler dans qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Dans l'affaire Morice, le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel. 

De la diffamation à l'injure, il n'y a qu'un pas et c'est précisément ce pas que franchit la Cour de cassation, dans sa décision du 11 décembre 2018. Elle affirme que "compte tenu du langage en usage dans le genre du rap, les propos poursuivis, pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés, entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, qu'elle aurait hérité de son passé colonialiste, et s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général". Ce ne sont donc pas les propos tenus qui, en tant que tels, sont d'intérêt général, mais le débat sur le racisme dans la société française qu'ils entendent susciter. La Cour se fonde donc sur l'intention des auteurs, appréciation certes subjective mais qui présente l'avantage d'autoriser une expression volontairement grossière ou caricaturale pour diffuser un message qui relève de la liberté d'opinion. La Cour de cassation applique cette jurisprudence et considère donc que "Nique la France" relève bel et bien du débat d'intérêt général.

La Cour pose tout de même une limite à cette tolérance particulière dont bénéficient les artistes. Leur liberté d'expression ne saurait en effet aller jusqu'à "l'appel ou l'exhortation à la discrimination, la haine ou la violence contre quiconque", ce qui serait "excéder les limites" de la liberté d'expression. Autrement dit, le débat d'intérêt général peut permettre d'échapper à des poursuites pour atteinte à la vie privée, injure ou diffamation, mais pas aux infractions d'incitation à la discrimination.

Cette utilisation de la notion de débat d'intérêt général témoigne d'un véritable phénomène d'acculturation du droit européen dans le droit français. Celui-ci, sans doute influencé par le droit américain du Premier Amendement, repose sur un postulat libéral et une liberté d'expression aussi large que possible, les ingérences de l'État demeurant extrêmement réduites. Or, depuis une quarantaine d'années, le législateur français a choisi une voie totalement opposée, visant à multiplier les lois destinées à lutter contre les "discours de haine" ou toutes les formes de discrimination. De toute évidence, les contentieux vont se multiplier et le débat d'intérêt général sera invoqué dans le but de revenir à une vision libérale de la liberté d'expression, évidemment sous le contrôle du juge, mais pourquoi pas changer de juge et de procédure ? En matière de liberté d'expression en effet, de solides dommages et intérêts accordés lors d'une audience civile sont parfois bien plus efficaces que des amendes pénales fort modestes qui ne font que donner de la publicité aux propos dénoncés. Qui en effet se serait intéressé à la chanson "Nique la France" si elle n'avait pas fait l'objet de poursuites ?



Sur les délits de presse : Chapitre 9 section 2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






jeudi 27 décembre 2018

La Cour européenne écarte la Charia

Dans un arrêt de Grande Chambre Molla Sali c. Grèce du 19 décembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la Grèce qui, à l'époque des faits, soumettait à la Charia les membres de la communauté musulmane, écartant l'application du code civil grec. Ce régime dérogatoire est en effet considéré comme discriminatoire. 


La Charia en Grèce



Au décès de son époux en 2008, Molla Sali, ressortissante grecque, hérite de tous les biens de son époux, conformément au testament qu'il avait rédigé devant notaire. Les deux soeurs du défunt contestent la validité de ce testament, invoquant son appartenance à la communauté musulmane de Thrace. Elles s'appuient sur le traité de Sèvres de 1920 et le traité de Lausanne de 1923 qui prévoient "l'application des coutumes musulmanes et de la loi sacrée musulmane aux ressortissants grecs de confession musulmane", c'est-à-dire concrètement la compétence du mufti pour régler les questions successorales.

Les juges du fond et la cour d'appel ont rejeté le recours et considéré que le défunt, comme tout citoyen grec, avait parfaitement le droit d'établir un testament et de choisir ses héritiers. Mais la Cour de cassation grecque en a décidé autrement. A ses yeux, le droit applicable est la Charia, droit musulman qui s'applique aux membres de cette communauté religieuse, en particulier la minorité musulmane de Thrace. Inconnu dans le système de la Charia, le testament doit donc être écarté. De fait, la succession devient ab intestat et les biens sont répartis par le mufti entre les membres de sa famille. Le résultat est que Molla Sali a été privée de 75 % des biens qui lui avaient été attribués par testament. 

Le plus surprenant de l'affaire réside sans doute dans le fait que la Cour de cassation grecque est intervenue deux fois, d'abord en 2013, puis en 2017 sur renvoi, et qu'elle a, à deux reprises, décidé de porter atteinte à la volonté du défunt, qui se déclarait non religieux et avait choisi de faire un testament, dans les conditions du droit commun. Surtout, la Cour de cassation tolère que les citoyens soient soumis à des régimes juridiques distincts, sur le seul critère de la communauté religieuse à laquelle ils sont censés appartenir. Conscientes des risques de condamnation devant la CEDH, les autorités grecques n'ont pas attendu le présent arrêt pour faire voter un nouveau texte, entré en vigueur le 15 janvier 2018. Il énonce que la compétence du mufti ne pourra plus désormais intervenir "qu'exceptionnellement, (...) à condition que les deux parties lui demandent conjointement de régler le litige". Autrement dit, le code civil sera présumé s'appliquer, sauf si à la fois le testateur et ses héritiers réclament l'application de la Charia.

Le principe de non discrimination



La Grande Chambre de la Cour européenne n'examine même pas certains moyens développés par la requérante, comme la violation de l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme protégeant le droit à un procès équitable. Il est pourtant évident que la cour de cassation grecque a refusé d'appliquer les règles de droit commun applicables à tous les citoyens grecs, alors même que le testament avait été établi conformément à leurs dispositions. De manière plus percutante, la CEDH préfère se fonder directement sur l'article 14 de la Convention qui énonce le principe de non-discrimination, précisant que le droit lésé est le droit de propriété garanti par le protocole n° 1 à la Convention européenne. Dans plusieurs décisions, et notamment l'arrêt Mazurek c. France du 1er février 2000, la Cour considère en effet qu'une discrimination dans l'exercice des droits successoraux peut être à l'origine d'un recours fondé sur le protocole n° 1.

Rappelons qu'une différence de traitement ne constitue une discrimination que si la différence de traitement ne peut être justifiée par un "but légitime" et l'existence d'un rapport "raisonnable" de proportionnalité entre les moyens employés et ce but. Ainsi la France a-t-elle été condamnée, dans l'arrêt Fabris c. France du 7 février 2013, pour avoir traité de manière différente les enfants adultérins en matière successorale, distinction qui n'était ni raisonnable ni proportionnée au but poursuivi, en l'espèce la sécurité juridique des enfants légitimes. 

Il suffit au requérant de démontrer l'existence d'une différence de traitement, et il appartient ensuite à l'État mis en cause de prouver qu'elle répond aux conditions posées. En l'espèce, Molla Sali n'a pas de difficulté à montrer que sa situation est celle d'une femme mariée, bénéficiaire du testament de son mari, situation analogue à celle qui pourrait concerner n'importe quelle veuve grecque. La différence de traitement réside dans le fait que son défunt mari était musulman. 

Chez le notaire, le testament. Pierre de Belay, 1890-1947

Les traités de Sèvres et de Lausanne



Cette différence de traitement liée à la religion du testateur répond-elle à un but légitime ? Les autorités grecques invoquent la protection de la minorité musulmane de Thrace. Se pose alors la question, délicate pour la CEDH, de l'application des traités de Sèvres et de Lausanne, car la Grèce peut évidemment invoquer ses obligations internationales pour justifier ce maintien de la Charia dans son système juridique. Certes, la Cour européenne "doute, au vu des circonstances particulières de l’espèce, que la mesure dénoncée concernant les droits successoraux de la requérante soit appropriée pour réaliser ce but". Mais elle considère qu'elle "n'a pas à se forger une opinion définitive sur ce point". En effet, il lui suffit de démontrer que la règle mise en oeuvre n'était pas proportionnée au but poursuivi pour conclure au caractère discriminatoire du recours à la Charia. La question délicate des traités est donc poliment écartée.

Elle est d'autant plus écartée qu'en signant et en ratifiant ces conventions internationales, la Grèce ne s'est engagée qu'à respecter les coutumes de la minorité musulmane, ce qui ne signifie pas qu'elle se soit engagée à imposer la Charia. Aucune disposition des traités ne mentionne la compétence du mufti en matière successorale et il existe de grosses divergences de jurisprudence entre les juges grecs, notamment entre la Cour de cassation et le Conseil d'État sur ces questions. Aux yeux de la Cour, ces divergences créent une insécurité juridique et affaiblissent les arguments développés par l'État.


Charia et ghetto juridique



La CEDH observe enfin que l'application de la Charia demeure bien isolée en Europe. La Grèce est même, au moment des faits, le seul pays à l'appliquer à ses citoyens sans leur consentement, depuis que la France a renoncé à la mettre en oeuvre sur le territoire de Mayotte. Quant au Royaume-Uni, les Sharia Councils appliquent la Charia, mais seulement avec l'accord de l'ensemble des parties. En l'espèce, ce caractère impératif de l'application de la Charia interdisait aux citoyens grecs de choisir d'appartenir à la minorité musulmane ou de choisir de s'en extraire. Le caractère discriminatoire du droit grec ne peut donc qu'être constaté.

La Cour ne pouvait, en tout état de cause, poser un principe général d'interdiction de la Charia, même si on aurait sans doute aimé qu'elle se penche sur l'ensemble des règles qu'elle impose, règles qui reposent notamment sur la subordination et la soumission des femmes. Mais elle n'est saisie que d'un contentieux particulier portant sur la conformité à la convention européenne des droits de l'homme d'une jurisprudence des tribunaux grecs en matière successorale. En l'espèce, elle refuse que des citoyens européens, un testateur et son héritière, se retrouvent enfermés dans une identification à une religion qu'ils ne pratiquaient pas, enfermés dans leur appartenance à une minorité, prisonniers d'un ghetto juridique. Même limitée à la simple question du droit testamentaire, la décision s'analyse comme une véritable destruction de la Charia comme système juridique. Car si elle ne peut s'appliquer sans l'accord de ceux, et surtout de celles, qui y sont soumis, ses effets risquent de se réduire comme une peu de chagrin. On ne peut que s'en réjouir, car les citoyens musulmans des États européens sont avant tout des citoyens, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs que l'ensemble de la communauté nationale à laquelle ils appartiennent.