« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 6 janvier 2019

L'accès aux décisions de justice, ou le dispositif "Anti-Doctrine"

Les articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique énoncent un principe de "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice, qu'elles soient issues des juridictions judiciaires ou administratives. S'inscrivant dans le principe d'ouverture des données publiques, cet Open Data des décisions de justice implique un droit à leur réutilisation, qui figurait déjà dans un arrêté du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques et associatives de la DILA. La transparence est donc une obligation légale que chacun, à commencer par l'Exécutif, devrait mettre en oeuvre.

La pratique révèle cependant une résistance peu visible mais extrêmement efficace à l'Open Data des décisions de justice. Doctrine.fr, une jeune Start Up bien décidée à collecter l'ensemble des décisions de justice pour les mettre à la disposition de ses abonnés après les avoir anonymisées, se trouve au coeur d'une procédure dont la caractéristique principale est l'étrangeté.

A l'origine, la volonté toute simple d'utiliser le droit d'accès et de réutilisation des décisions rendues par le tribunal de grande instance de Paris. Mais le greffe oppose à Doctrine une fin de non-recevoir, au motif notamment que les contraintes matérielles du service, en particulier celles liées au déménagement vers le nouveau Palais de justice, ne permettent pas d'accueillir de "consultant supplémentaire". Les éditeurs juridiques qui ont déjà accès à ces minutes ne sont donc pas concernés par ces difficultés de gestion.

Quoi qu'il en soit, devant le refus opposé par le greffe, l'entreprise a saisi la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA), qui a successivement rendu deux avis favorables.


Les avis favorables de la CADA



Dans le premier, du 7 septembre 2017, elle refuse de se déclarer incompétente comme le souhaitait le Garde des Sceaux. Il invoquait en effet les dispositions de la loi du 17 juillet 1978 excluain du champ de la transparence administrative les documents juridictionnels. Mais la CADA se déclare au contraire compétente, en se fondant sur l'article L 342-1 du code des relations entre le public et l'administration (crpa), qui lui attribue compétence pour connaître d'une décision défavorable en matière de réutilisation des données publiques. Elle fait observer que, depuis la loi du 5 juillet 1972, "les tiers sont en droit de se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement". Or, l'article L 321-1 de ce même code affirme très clairement que "les informations publiques figurant dans des documents communiqués ou publiés par les administrations (...) peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d'autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus". Doctrine a donc, non seulement un droit d'accès aux minutes des jugements du TGI, mais aussi un droit de réutilisation garanti par la loi.

Dans son second avis, du 14 décembre 2017, la CADA se borne à rappeler le premier, estimant inutile de se placer sur le fondement de l'accès aux archives publiques. Elle ajoute même, après avoir entendu le représentant de Doctrine, que, compte tenu, "de la démarche professionnelle du demandeur, de sa connaissance de la réglementation et de ses obligations en matière de réutilisation et de respect de l'anonymat", elle donne aussi un avis favorable aux décisions qui n'ont pas été rendues en audience publique,


L'étrange décision du TGI



Beau succès pour Doctrine, mais succès éphémère, car les deux avis de la CADA demeurent inappliqués. Le greffe campe sur son refus, et les requérants finissent par utiliser les articles 1440 et 1441 du code de procédure civile. Ces dispositions prévoient que, dans le contentieux du refus d'accès aux documents détenus par les greffes, le recours est porté devant... le président du TGI. L'impartialité objective est-elle respectée lorsque le président d'une juridiction est appelé à statuer sur un refus de communication opposé par un greffier sur lequel il a autorité ? Quoi qu'il en soit, la décision rendue le 6 octobre 2017  par la chambre des requêtes composée d'un juge unique, évidemment le président du TGI, est une décision de rejet, très étrangement motivée. Le demandeur ayant eu la mauvaise idée de contester la compétence de cette juridiction, il lui est répondu que sa requête ne repose pas sur l'article 1441 du code de procédure civile et qu'il n'y a donc pas lieu à statuer. Pour faire bonne mesure, la décision ajoute que le demandeur s'est désisté, ce qui est faux.

David contre Goliath

La Cour d'appel, un juge impartial 



Heureusement, la Cour d'appel statue plus sérieusement, dans une décision du 18 décembre 2018. Elle commence par annuler la décision de la chambre des requêtes, en observant simplement qu'aucun élément ne permet de penser que le demandeur s'était désisté de tout ou partie ses demandes. Elle évite ensuite poliment de se prononcer sur le défaut d'impartialité de la procédure suivie devant la chambre des requêtes du TGI, en affirmant que "quelles que soient les critiques adressées à la procédure permettant au président de juger la décision d’un greffier qui serait sous son autorité, force est d’observer que le justiciable, (...) dispose, en tout état de cause, d’un recours effectif devant la cour d’appel". Autrement dit, Doctrine est désormais devant un juge impartial. 

Et précisément, la Cour d'appel reprend exactement l'analyse de la CADA, constate que les minutes des jugements sont des pièces communicables et que l'entreprise bénéficie d'un droit de réutilisation. Elle ajoute, de manière peut-être un peu malicieuse, que le déménagement du greffe dans le nouveau Palais de justice est maintenant achevé et que les obstacles matériels ont disparu. En conséquence, la Cour enjoint au greffe de procéder à la communication, ou de laisser Doctrine accéder à ces documents "dans les mêmes conditions que les autres opérateurs autorisés, à charge d’en faire un usage autorisé par la loi » . La référence au principe d'égalité est ici évidente, et la Cour d'appel sanctionne ainsi une procédure qui réservait l'accès aux éditeurs juridiques "historiques", les autres nouveaux venus se trouvant ainsi exclus du marché. En témoigne la position du parquet qui affirme que le refus de communication opposé à Doctrine "est d’autant plus surprenant qu’il n’est pas contesté que d’autres organismes tels que l’INPI, ou des éditeurs privés, ont un accès régulier aux décisions de justice auprès du même greffe." Et d'ajouter, pour se faire encore mieux comprendre que
cette décision de refus peut, "au regard des faits de l'espèce (...) laisser croire que les services du greffe de ce tribunal cantonnent l’accès aux décisions de justice à certains éditeurs."

La décision de justice est claire et argumentée. Le succès de Doctrine est total et incontestable. L'analyse juridique devrait donc conduire à la conclusion que l'entreprise à dû déposer deux demandes d'avis devant la CADA et engager deux procédures devant les tribunaux, pour obtenir ce qui n'est jamais que l'application de la loi.

La circulaire du 19 décembre 2018



Hélas, ce n'est pas si simple, car une circulaire du ministère de la justice datée du 19 décembre 2018, le lendemain de la décision de la Cour d'appel, est venue bloquer sa mise en oeuvre. Discrètement intitulée, "note relative au traitement des demandes de copies de décisions judiciaires émanant de tiers à l'instance", elle donne aux greffes une instruction bien surprenante puisqu'il s'agit de ne pas appliquer la décision de la Cour d'appel et donc de ne pas appliquer la loi de 1972 et le droit à la réutilisation des données également garanti par une disposition législative.

Les termes sont clairs : "La diffusion de décisions en masse répondant à des demandes dont il est manifeste qu'elles portent (...) sur la jurisprudence de la juridiction (...) sera en principe évitée". Pour justifier une pratique aussi brutalement contraire à la loi, il convient tout de donner quelques éléments de langage susceptibles de tenir lieu de motivation. La circulation conseille donc aux services de se retrancher derrière deux arguments. D'une part, la "bonne administration de la justice", notion dont on sait qu'elle est un peu la bonne à tout faire de l'organisation judiciaire. Ici, elle est employée pour invoquer une désorganisation du service entrainée par la demande de diffusion en masse. Il semble tout de même étrange d'affirmer haut et clair que l'on n'applique pas la loi parce que l'on n'a pas suffisamment de personnel ou de temps pour le faire, surtout que Doctrine, comme les autres éditeurs juridiques, était prêt à venir consulter les minutes. D'autre part, les services pourront invoquer la protection des données personnelles, autre argument étrange si l'on considère qu'il n'a jamais été question de diffuser les décisions autrement qu'anonymisées. Au contraire, Doctrine avait proposé de prendre à sa charge l'anonymisation de l'ensemble du corpus.

Une simple circulaire prétend donc faire obstacle à la loi et au principe d'Open Data des décisions de justice qu'elle énonce. D'un trait de plume, sont ainsi écartés les droits d'accès et de réutilisation. Certains verront peut-être dans cette circulaire le simple résultat d'un lobbying efficace, et nul n'ignore que le succès de Doctrine fait de l'ombre à beaucoup de monde. Mais en réalité, la gravité de la situation est surtout d'ordre juridique. Produit du ministère de la justice et donc de l'Exécutif, la circulaire s'oppose à la fois au pouvoir législatif et au pouvoir judiciaire. Au pouvoir législatif puisqu'elle empêche l'exécution de la loi et l'on sait qu'une circulaire non conforme à la loi est illégale. Au pouvoir judiciaire ensuite, car elle vise à entraver l'exécution d'une décision de justice. La séparation des pouvoirs est pour le moins malmenée, pour ne pas dire méprisée. Outre le contentieux certainement en cours contre le refus d'appliquer les avis de la CADA, on espère que Doctrine contestera la légalité d'un texte grossièrement irrégulier. Si Doctrine n'obtient pas l'ensemble de la jurisprudence des tribunaux judiciaire, elle aura au moins le mérite de faire avancer la jurisprudence administrative, et de faire avancer en même temps le principe de transparence,




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