« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 2 septembre 2018

La fraternité et les arrêtés anti-mendicité

L'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Besançon le 28 août 2018 ne peut manquer d'attirer l'attention. Il s'agit en effet de la première référence d'une juridiction du fond au principe de fraternité, reconnu comme ayant valeur constitutionnelle par une décision QPC du Conseil constitutionnel rendue le 6 juillet 2018. On se souvient que le Conseil s'était alors fondé sur le principe de fraternité pour déclarer inconstitutionnelles les dispositions législatives sanctionnant l'aide au séjour irrégulier des étrangers en France.

Comme bien souvent devant la juridiction administrative , la décision du 28 août 2018 se caractérise par un double mouvement. D'abord une audace affichée destinée à satisfaire une doctrine très attachée au droit déclaratoire. Ensuite, une application à l'espèce qui fait en sorte que l'innovation ne soit pas applicable.

L'audace réside essentiellement dans la mise en oeuvre du principe de fraternité en dehors du champ de l'aide au séjour des étrangers. La demande de référé émane en effet d'une personne sans domicile fixe qui demande la suspension d'un arrêté municipal du 3 juillet 2018 qui interdit, de juillet à septembre 2018, puis de fin novembre à fin décembre 2018, la mendicité dans un périmètre délimité correspondant au centre ville de Besançon.


"La liberté d'aider autrui dans un but humanitaire"



En l'espèce, le juge des référés déclare recevable le moyen reposant sur l'atteinte au principe de fraternité. il précise que ce dernier n'autorise pas le demandeur à se prévaloir d'une "quelconque liberté fondamentale de mendier", mais "n'implique que la liberté fondamentale d'aider autrui dans un but humanitaire". Autrement dit, le mendiant ne dispose pas d'un droit de mendier, mais les passants disposent, quant à eux, du droit de se montrer charitables. Sur ce point, le juge des référés est dans la droite ligne de la décision du Conseil constitutionnel qui se fondait aussi sur le caractère purement désintéressé de l'action du donneur.

Si le moyen est recevable, il ne conduit cependant pas à donner satisfaction au requérant.

Certes, le juge des référés fait observer que "la liberté d'aider requiert d'avoir conscience de l'opportunité d'en faire usage". On pourrait formuler les choses plus clairement en disant que l'absence de mendiants dans le centre ville constitue, à l'évidence, une perte de revenus, aussi modestes soient-ils, pour ceux qui vivent de la charité publique. Le juge des référés reconnaît ainsi que l'interdiction contestée porte atteinte à la liberté d'aider autrui.

Mais la suite du raisonnement juridique revient au principe traditionnel du contrôle maximum sur les mesures de police, opéré dans les mêmes termes depuis l'arrêt Benjamin rendu par le Conseil d'Etat en 1933. Le juge des référés observe que l'atteinte à la liberté d'aider autrui n'est pas excessive par rapport aux nécessités d'ordre public invoquées par la mairie de Besançon. Il fait observer que "les nombreuses main-courantes de police" ainsi que les courriers adressés par les commerçants et riverains témoignent de la réalité des troubles à l'ordre public engendrés par les rassemblements, la consommation d'alcool et la mendicité dans le centre ville. Il note que l'interdiction est limitée dans l'espace, certaines rues, et dans le temps, l'été et la période précédant les fêtes de fin d'année. Par ailleurs, la liberté d'aider autrui n'est que modestement entravée, car les personnes généreuses peuvent toujours s'adresser aux associations d'aide aux plus démunis, voire faire directement un don lorsqu'elles passent "par les rues non concernées par l'arrêté".

Le mendiant. Francis Poulenc
texte : Maurice Fombeure
Holger Falk, baryton. Alessandro Zuppardo, piano


Une jurisprudence ancienne



L'analyse n'a rien d'innovant. Le juge administratif ne s'est jamais opposé aux arrêtés anti-mendicité. Dans une décision du 13 novembre 2008, la Cour administrative d'appel (CAA) de Douai reconnaissait déjà les "risques d'atteinte à l'ordre public liées à la pratique de la mendicité". Un contrôle maximum a été développé, exigeant seulement que le maire indique, dans son arrêté, les circonstances susceptibles de caractériser la restriction ainsi apportée, non pas à la liberté d'aider autrui mais à la liberté d'aller et de venir. Etaient ainsi invoquées les protestations des riverains ou les éventuelles rixes (CAA Bordeaux, 26 avril 1999, Commune de Tarbes). Dans la ligne de la jurisprudence Benjamin, le Conseil d'Etat confirme la légalité, dans un arrêt  du 9 juillet 2003, d'un arrêté anti-mendicité du maire de Prades s'appliquant durant la seule période estivale dans un espace limité du centre ville. Considérée sous cet angle, l'ordonnance du 28 août 2018 reprend une jurisprudence vieille de quinze ans.

Il est probable que le requérant fera appel de cette ordonnance devant le Conseil d'Etat. Sans doute le contrôle maximum ne sera-t-il pas remis en cause et la légalité de l'arrêté anti-mendicité confirmée, conformément à la jurisprudence antérieure. En revanche, la partie innovante de l'ordonnance, celle qui  fonde la liberté d'aider autrui sur le principe de fraternité semble davantage menacée, d'autant plus qu'une ordonnance de référé ne saurait, par définition, faire jurisprudence. Rien n'est certain, mais le Conseil d'Etat pourrait tout simplement revenir à son analyse traditionnelle qui se prononçait sur le fondement de la liberté de circulation des mendiants et non pas sur celui de la liberté d'aider autrui des donneurs. On sait en effet que le Conseil d'Etat pratique généralement l'économie de moyens, préférant utiliser une jurisprudence traditionnelle suffisante pour asseoir sa décision, plutôt que susciter une innovation inutile. L'enjeu est de taille, car la fraternité risquerait alors d'apparaître comme une notion accordéon, qui se gonfle lorsqu'elle est utilisée à l'appui d'une jurisprudence de combat des juges du fond, avant de se dégonfler devant la juridiction suprême.



Sur les arrêtés anti-mendicité : Chapitre 5, section 1, § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.







vendredi 31 août 2018

Le nouveau plan d'action contre le terrorisme : 32 actions, 3 questions


Dans un discours prononcé le 13 juillet à la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), le Premier ministre a dévoilé les grandes lignes du « Plan d’action contre le terrorisme » (PACT) qui succède au « Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme » (PART) mis en place il y a deux ans. Les acronymes évoluent avec l’analyse de la menace. Edouard Philippe constate que la perte de ses territoires par Daesch renforce le risque d’un terrorisme endogène, accru par le retour de certains combattants de la zone syro-irakienne. Cette menace diffuse est d’autant plus présente sur le territoire que la radicalisation violente se développe et que les moyens utilisés sont le plus souvent rudimentaires.

Le plan affiche « 32 actions destinées à renforcer nos dispositifs de lutte contre le terrorisme », mesures permanentes témoignant d’une politique publique à long terme. Ce processus était déjà engagé avec la loi du 30 octobre 2017 qui prononçait la sortie de l’état d’urgence mais intégrait dans le droit positif la plupart des mesures qui avaient marqué sa mise en oeuvre. Le terrorisme est donc désormais perçu comme un élément contextuel de notre société et de son système juridique. Si ces « 32 actions » n’ont pas toutes une portée juridique, certaines imposent cependant une adaptation du droit positif. Elles sont autant de têtes de chapitres qui devront ensuite être précisées de manière à former un ensemble cohérent. Il reste à espérer qu’un projet de loi permettra au parlement de se prononcer sur cette politique et d’en préciser l’articulation. Les mesures annoncées se situent sur trois plans, judiciaire, administratif, et sur celui des libertés publiques.


La création d’un Parquet national antiterroriste



L’annonce de la création du nouveau Parquet national anti-terroriste (PNAT) constitue l’innovation la plus médiatisée. Cette institution nouvelle est à l’évidence inspirée par le succès incontestable du Parquet national financier qui, depuis 2013, a su développer considérablement la lutte contre la corruption. Il n’empêche que la création du PNAT est une surprise, car beaucoup de magistrats doutaient de son efficacité, estimant que l’organisation actuelle qui rattache l’activité anti-terroriste aux compétences du procureur de Paris avait fait ses preuves. Retiré du projet de loi présenté le 20 avril par Nicole Belloubet, le PNAT reparaît aujourd’hui, après que le procureur Molins ait été nommé procureur général près la Cour de cassation. Pour apaiser les tensions, le premier ministre annonce que sa centralisation sera contrebalancée par la désignation de procureurs délégués anti-terroristes « au sein des parquets territoriaux les plus exposés ». La formulation peut surprendre, si l’on considère que des attentats sont susceptibles de se produire n’importe où et qu’il n’existe plus de zones non exposées à cette menace. Quoi qu’il en soit, un projet de loi devra préciser les compétences du PNAT et des moyens juridiques et humains dont il sera doté. 


La gouvernance de l’action contre le terrorisme



Le point qui suscite le plus d’interrogations est sans doute la question de la gouvernance de la lutte contre le terrorisme. Le premier ministre attribue en effet à la DGSI un rôle inédit « de chef de file opérationnel de la lutte anti-terroriste sur le territoire national ». Celle-ci ne manque pourtant pas de responsables. Le Coordonnateur du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, directement rattaché au Président de la République, a une mission générale d’orientation stratégique et de développement de la coopération internationale. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), rattaché au Premier ministre, exerce, quant à lui, une fonction interministérielle d’adaptation de la posture de protection à la menace. De toute évidence, l’actuel Exécutif préfère renforcer le ministère de l’intérieur, et le SGDSN n’est plus mentionné qu’à propos de son rôle d’élaboration des plans Pirate et Sentinelle. Quelle sera l’étendue de ce rôle de chef de file de la DGSI ? Ira-t-il jusqu’à lui permettre de revendiquer le contrôle de certains services, comme le pôle national de cryptanalyse et de décryptage, actuellement placé sous l’autorité du renseignement extérieur (DGSE) ? Pour le moment, on l’ignore, et nous l’ignorerons probablement toujours car ce type d’organisation relève de textes classifiés. 


 Plan d'action contre le terrorisme
 PowerPoint présenté par des membres des forces armées américaines 
au Général Mac Chrystal, à Kaboul, en 2010

 

Secret et libertés publiques



S’il y a un tissu conjonctif dans l’ensemble de ce dispositif, c’est le secret. Il n’est pas surprenant qu’une partie des actions du PACT soient couvertes par le secret défense, mais il est plus surprenant que le Premier ministre le reconnaisse publiquement. En effet, le secret s’étend juridiquement à sa propre existence, et il n’est pas fréquent que l’on communique sur des mesures confidentielles, dont, par hypothèse, on ne peut rien révéler.

Le PACT déroge quelque peu au droit commun, non pas en renforçant les recours des individus, mais en ouvrant la possibilité d’un secret partagé, permettant d’associer les élus locaux à la prévention du terrorisme. Des conventions conclues entre le préfet, le procureur et les maires devraient permettre l’échange d’informations à caractère confidentiel. Cette mesure répond évidemment à la demande des maires qui se plaignaient de ne pas être informés du nom des « fichés S » résidant sur le territoire de leur commune. On peut comprendre cette préoccupation, mais, en l’état actuel du droit, il est difficile de déroger aux règles du secret défense par une simple convention. Il sera donc nécessaire, soit de voter une loi permettant d’écarter au profit des élus les dispositions du code pénal qui font de la compromission du secret défense une infraction punie de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende, soit d’habiliter secret défense tout ou partie des 36 000 maires de France.

Conformément au droit commun, le secret demeure opposable au juge et la protection des libertés dans ce domaine risque d’être limitée à ce qui existe déjà, c’est-à-dire les vérifications faites par les autorités indépendantes comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ou la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Lorsqu’une personne pense que ses données personnelles figurent dans un fichier de sécurité ou que ses communications sont interceptées dans un but de renseignement, elle peut saisir l’autorité compétente qui exigera d’éventuelles rectifications, mais , à l’issue de la procédure, lui dira seulement, et sans davantage de précision, …  que les vérifications utiles ont été faites.


Sur la lutte contre le terrorisme : Chapitres 2, 5 sect. 1 § 2, 8 sect. 4 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

mardi 28 août 2018

Baby Loup fait le buzz devant le Comité des droits de l'homme

Le Comité des droits de l'homme, chargé de contrôler la mise en oeuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, a adopté le 10 août 2018 des "constatations" selon lesquelles la salariée licenciée en 2008 par la crèche associative Baby Loup pour avoir refusé de retirer son voile durant ses fonctions avait été victime de discrimination (art. 26 du Pacte) et d'atteinte à sa liberté de manifester sa religion (art. 1! du Pacte). Immédiatement, tous les partisans d'une "laïcité inclusive", et notamment d'une liberté totale de manifester ses convictions religieuses sur son lieu de travail se sont bruyamment réjouis. 

On a ainsi vu le rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité, Nicolas Cadène, sans doute emporté par son enthousiasme, se féliciter sur Twitter d'une décision prise par une instance "judiciaire". Pour lui avoir fait remarquer que le Comité des droits de l'homme ne rendait pas de décisions juridictionnelles et ne pouvait donc pas être qualifié d'instance "judiciaire, l'auteur de ces lignes a été immédiatement bloquée par ce haut responsable de l'Observatoire, qui a tout de même retiré le tweet porteur d'un aussi gros contresens. Une telle attitude illustre parfaitement la manière dont cette instance perçoit le débat et la règle Audi Alteram Partem.

Quoi qu'il en soit, il convient de revenir sur cette affaire en des termes bien différents de ceux utilisés par les militants, c'est-à-dire en termes juridiques.


Pourquoi pas la Cour européenne des droits de l'homme ?

 


La première question qui se pose est alors la suivante : Pourquoi la plaignante a-t-elle choisi de saisir le Comité des droits de l'homme plutôt que la Cour européenne des droits de l'homme ? En effet, elle avait épuisé les voies de recours internes depuis l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 25 juin 2014. Le licenciement avait alors été déclaré licite, car le principe de neutralité était imposé par le règlement intérieur de la crèche et justifié par les finalités poursuivies par l'établissement. La crèche Baby Loup se donnait en effet pour mission de travailler dans une ville marquée par la coexistence de multiples communautés, à la fois nationales et religieuses. La procédure logique aurait donc été de se tourner vers la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), en se fondant sur l'article 9 de la Convention européenne qui garantit, lui aussi, "la liberté de manifester sa religion ou ses convictions"

La réponse à la question est d'une grande simplicité : la requérante n'avait aucune chance de gagner devant la CEDH. Dans un arrêt SAS c. France du 1er juillet 2014, portant précisément sur la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public, elle énonce ainsi que le législateur français est libre d'organiser la conciliation entre la liberté religieuse et l'exigence de laïcité selon des critères qui lui sont propres. Puis, dans une décision du 26 novembre 2015 Ebrahimian c. France, elle invoque clairement un "modèle français de laïcité" sur lequel elle refuse de se prononcer, estimant que les Etats doivent conserver une grande autonomie dans la détermination des conditions du "vivre ensemble". Devant la Cour, la requérante, et ceux qui la soutiennent, n'avaient donc aucune chance de succès.


Le Comité : un terrain encourageant



Le Comité des droits de l'homme constituait, à cet égard, un terrain plus encourageant. D'abord, il faut bien reconnaître que le Comité, initié par une instance universelle, comporte beaucoup de membres proches d'une conception anglo-saxonne qui ignore la laïcité et préfère se référer au sécularisme. Il ne s'agit plus de protéger l'Etat contre les ingérences des religions, mais de protéger les religions contre les ingérences de l'Etat. La conception française se trouve alors plus marginalisée qu'au sein d'une organisation strictement européenne comme le Conseil de l'Europe. 

D'une manière générale, on trouve aussi dans le Comité, des ressortissants d'Etats qui ignorent totalement l'idée même de séparation de la religion et de l'Etat. C'est ainsi que le membre mauritanien du Comité n'a sans doute pas fait directement état des réservées formulées au Pacte de 1966, selon lesquelles "Le Gouvernement mauritanien, tout en souscrivant aux dispositions énoncées à l'article 18 relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion, déclare que leur application se fera sans préjudice de la charia islamique […]". Quant au président du Comité, il est sans doute attaché à la réserve énoncée par son pays : "Les questions relatives à l'état des personnes sont régies en Israël par les lois religieuses des parties en cause".  Le Comité des droits de l'homme se trouve ainsi bien éloigné de la "laïcité à la française", pourtant reconnue par la Cour européenne des droits de l'homme.

Sur le fond, toute la doctrine du Comité repose d'ailleurs sur une conception extensive du droit de manifester sa religion. Dans son observation générale n° 22, il énonce ainsi que "la liberté de manifester sa religion englobe le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs. (...) Le port d'un foulard couvrant la totalité ou une partie de la chevelure est une pratique habituelle pour nombre de femmes musulmanes qui le considèrent comme une partie intégrante de la manifestation de leur conviction religieuse". Des restrictions à ce port  ne peuvent être envisagées que si elles sont  "nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui". Dans ses "constatations" du 10 août 2018,  le Comité se réfère surtout aux "arguments de l'auteure" de la plainte, qui affirme que son choix de porter le voile ne constitue pas du prosélytisme et que les enfants de la crèche ne sont pas gênés par cet accessoire vestimentaire. Il y a donc atteinte à sa liberté religieuse, puisqu'elle le dit, et discrimination, puisqu'elle vit cette interdiction comme une stigmatisation.  A dire vrai, il n'y avait aucune chance que le Comité statue autrement, d'où l'intérêt de la procédure pour la plaignante.



Burqa Fashionista. Peter de Wit. 2010



Des "constatations" non juridictionnelles



L'inconvénient pour elle, et pour ceux qui la soutiennent, y compris Nicolas Cadène, est que ces "constatations" ne sauraient être assimilées à une décision de justice. Leur rôle est de "qualifier" une situation juridique au regard du Pacte sur les droits civils et politiques. Certains ont affirmé que le tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) se serait référé, une fois, à la nature juridictionnelle des "constatations" du Comité. A dire vrai, nous n'avons pas trouvé trace d'une telle qualification, et lorsque le TPIY se réfère au Comité, c'est plutôt pour évoquer l'interprétation qu'il fait d'une disposition du Pacte. 

Quand bien même le TPIY aurait procédé à une telle qualification, cela ne signifie, en aucun cas, qu'elle aurait une quelconque validité en droit interne français. A tout requérant qui invoque des "constatations" du Comité, le Conseil d'Etat répond invariablement "qu'il y a lieu de relever que les constatations du comité des droits de l'homme, organe non juridictionnel institué par l'article 28 du Pacte international sur les droits civils et politiques, ne revêtent pas de caractère contraignant à l'égard de l'Etat auquel elles sont adressées" (CE, 5 mai 2006). La Cour de cassation adopte exactement la même formulation, par exemple dans un arrêt du 10 décembre 2015

Les constatations du Comité des droits de l'homme ne s'imposent donc pas à l'Etat mis en cause. L'ancienne salariée de la crèche Baby Loup risque une cruelle déception, car l'indemnisation réclamée par le Comité ne lui sera probablement jamais versée. Les autorités françaises peuvent, sur ce point, s'appuyer sur le droit de l'Union européenne. La Cour de justice de l'Union européenne a en effet défini, dans deux arrêts du 14 mars 2017, les conditions dans lesquelles une salariée qui refuse de retirer son voile peut faire l’objet d’un licenciement. Dans l’affaire Samira Achbita et autres c. G4S Secure Solutions N.V., elle valide le licenciement dès lors qu’il existe dans l’entreprise un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux pour des motifs clairement identifiés. En revanche, dans la décision Asma Bougnaoui et Association de défense des droits de l'homme c. Micropole S.A., elle considère qu’un licenciement motivé par la seule exigence d’un client, en l’absence de règlement intérieur, viole la liberté religieuse. Le licenciement de la salariée de Baby Loup était donc parfaitement licite en droit français, conforté par la double jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et de la Cour de justice de l'Union européenne. 

Ce dernier sursaut de l'affaire Baby-Loup ne présente donc, finalement, qu'un intérêt juridique bien limité. Il révèle une certaine recherche du "buzz" qui laisse penser que la salariée de Baby Loup n'est pas une malheureuse femme isolée, mais bien davantage l'instrument d'une démarche de prosélytisme. Il témoigne aussi de la persévérance de ceux qui se battent contre le système français de laïcité, y compris au sein des instances les plus officielles ayant pour mission de garantir son respect. Il est vrai que lorsque l'on "observe" la laïcité, on n'a peut-être pas le temps d'observer la jurisprudence...



                                                          
Sur les fichiers de renseignement : Chapitre 8 section 5 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


jeudi 23 août 2018

Les Invités de LLC : Serge Sur : Une grande incomprise : la séparation des pouvoirs

Liberté Libertés Chéries reproduit pour ses lecteurs un article publié dans Le Monde daté du 3 août 2018. 


Voici quelques jours, on a entendu auditionner des membres du cabinet de la présidence de la République par des commissions d’enquête de l’Assemblée nationale et du Sénat. On a même entendu un juriste médiatique, relayant des députés de la France insoumise, soutenir que le président de la République lui-même pourrait être auditionné par ces commissions dans une affaire qui, selon eux, met en cause la présidence de la République. Que ces députés, nostalgiques du procès de Louis VXI et qui souhaitent ouvertement le renversement du régime, soutiennent une telle hérésie ne saurait surprendre. Sous le régime d’assemblée qu’ils appellent de leurs vœux, la possibilité existerait sans doute. En revanche, dans le cadre des institutions de la Ve République, cette thèse oublie ou méprise la séparation des pouvoirs, dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen nous rappelle depuis plus de deux siècles qu’elle est la condition d’un ordre constitutionnel.

Sans doute la séparation des pouvoirs est-elle difficile à comprendre, apparemment simple et plus complexe qu’il n’y paraît. Au fond, elle se décline en trois composantes : une indépendance organique des pouvoirs ; leur interdépendance fonctionnelle ; leur autonomie juridique. Indépendance organique, puisque les pouvoirs institués, parlement, président, gouvernement, autorité judiciaire procèdent de modes de désignation différentes et ont des statuts distincts, reconnus comme tels par la constitution. Les seuls qui émanent directement du suffrage universel direct et sont représentants par excellence de la nation sont le président de la République et l’Assemblée nationale. Les autres sont élus ou nommés sans cette onction légitime directe, et leurs liens avec le suffrage universel sont plus ou moins lointains. Le Sénat lui-même, élu au suffrage universel indirect et composante du Parlement, ne représente pas la nation mais, aux termes de l’article 24, « les collectivités territoriales de la République ». 



L’Assemblée et le Président sont donc les deux seuls pouvoirs qui procèdent du suffrage universel direct et à ce titre représentent directement la nation. Ils sont organiquement séparés. Le deuxième aspect est néanmoins leur interdépendance, interdépendance médiatisée par le gouvernement, responsable devant les deux. Elle se manifeste non seulement par cette double responsabilité, mais aussi par le droit de dissolution de l’Assemblée conféré au président, et par la possibilité pour le Parlement de le destituer « en cas de manquement à ses devoirs », suivant l’article 68. Hors ces situations extrêmes, l’interdépendance entraîne aussi une coopération fonctionnelle quotidienne, lorsque le Président promulgue les lois votées par le Parlement. Au-delà de ces relations directes, des messages lus en son nom à chaque assemblée et des prises de parole devant le Parlement réuni en Congrès, la séparation des pouvoirs entraîne une indépendance complète de chacun des deux pouvoirs.

La troisième dimension de la séparation des pouvoirs, la plus discrète, la moins visible, est l’autonomie juridique de chacun d’entre eux. C’est là que le texte de la Constitution pêche, faute de l’organiser pour la présidence de la République. Elle n’existe même pas dans la constitution, qui ne parle que du Président, une personne qui est en même temps une institution mais que le texte ne traite pas comme telle. C’est ainsi que l’autonomie parlementaire implique, à juste titre, que chaque assemblée adopte son propre règlement intérieur, dispose de son propre corps de fonctionnaires et d’agents, et qu’aucun autre organe politique ne peut s’immiscer dans son fonctionnement. Imagine-t-on par exemple que le gouvernement demande des comptes à l’Assemblée sur la gestion des assistants parlementaires ? Que le Sénat établisse une commission d’enquête pour rechercher si des malversations ont été commises au sein de l’Assemblée, et réciproquement ? Que le président de la République enquête sur les affaires troubles du Sénat qui donnent lieu à des instructions judiciaires ? On imagine les cris, justifiés, des partisans de l’Etat de droit dans de telles hypothèses.

La même règle de respect de l’autonomie juridique des pouvoirs institués devrait également exclure toute intrusion d’un autre pouvoir politique dans le fonctionnement de la présidence de la République. Ne parlons même pas d’entendre le président à la requête d’une assemblée, idée bouffonne, mais ses collaborateurs devraient posséder, non pas la même immunité ou plus exactement le même privilège de juridiction que lui, mais la même autonomie. Il conviendrait donc qu’un règlement intérieur de la présidence confère à ces collaborateurs un statut propre et précise les règles de leur recrutement, de leur déontologie, de leur discipline, dans l’esprit de la séparation de la présidence de la République par rapport à tout autre pouvoir institué. Voilà une suggestion utile de réforme constitutionnelle, puisqu’elle est à l’ordre du jour. Elle rétablirait la symétrie et donc l’équilibre entre les deux institutions centrales du régime, le Président et le Parlement.

Mais, objectera-t-on, ce serait renforcer l’arbitraire d’un pouvoir déjà excessif. Objection sans pertinence. Un tel règlement devrait, tout comme celui des assemblées, être préalablement soumis au Conseil constitutionnel qui en vérifierait la régularité. Quant au Parlement, aux termes de l’article 24, il contrôle l’action du gouvernement, non celle de la présidence. Elle relève en revanche du contrôle de la Cour des comptes, qui surveille l’exécution du budget et la bonne gestion des fonds publics. Les crimes et délits commis par les membres de la présidence resteraient soumis au droit commun et donc justiciables devant l’autorité judiciaire, seule légitime pour mener les enquêtes relatives aux manquements au droit et pour les sanctionner. On éviterait ainsi la désastreuse confusion des pouvoirs et l’instrumentalisation politico-médiatique de faits divers dont le mois de juillet vient d’offrir l’exemple. Mais un proverbe du pays de la mère des parlements ne dit-il pas qu’en juillet les assemblées deviennent folles ?

mardi 21 août 2018

Le premier manuel de libertés sur internet : le plan

Le manuel de "Libertés publiques" publié sur Amazon présente l'originalité d'être accessible par téléchargement sur internet pour la somme de six euros. Il peut être lu sur n'importe quel ordinateur.

Ce choix de changer le support d'un ouvrage universitaire s'explique par la volonté d'offrir aux étudiants un manuel adapté à leur budget mais aussi à leurs méthodes de travail. Ils trouvent aujourd'hui l'essentiel de leur documentation sur internet, mais ils ne sont pas toujours en mesure d'en apprécier la pertinence. Bien souvent, ils piochent un peu au hasard, entre des informations anciennes ou fantaisistes.

Le manuel de "Libertés publiques" proposé sur Amazon répond aux exigences académiques et il est actualisé au 15 août 2018. Il fait l'objet d'une actualisation en temps réel, grâce au site "Liberté Libertés Chéries" qui suit et analyse l'actualité des libertés dans notre pays. Le manuel et le site sont donc conçus comme complémentaires.

Nombre d'écrits sur les libertés et les droits de l'homme relèvent de la rhétorique et du militantisme, au risque de déformer la réalité juridique.  Cette publication nouvelle ne s'adresse pas seulement au public universitaire,  étudiants et enseignants, mais aussi à tous ceux qui ont à pratiquer ces libertés. Une connaissance précise du droit positif en la matière est nécessaire, aussi bien sur le plan académique que sur celui de la citoyenneté. C'est un panorama très large des libertés et de la manière dont le droit positif les garantit qui est ici développé. En témoigne, le plan de l'ouvrage que LLC met à disposition de ses lecteurs.




Ière Partie : Le droit des libertés publiques

Chapitre 1 : La construction des libertés publiques 
La construction historique des libertés et leur régime constitutionnel. Leur internationalisation avec l'émergence d'un standard européen des libertés marqué par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et la jurisprudence de la Cour européenne.

Chapitre 2 : L'aménagement des libertés publiques  
Les régimes répressif, préventif, et de déclaration préalable qui organisent les libertés dans le droit positif. Le droit des circonstances exceptionnelles et l'état d'urgence constituent des régimes dérogatoires au droit commun.

Chapitre 3 : Les garanties juridiques
Le contrôle de la loi par le juge constitutionnel ; La primauté des traités ; Les actes de l'administration et les contrôles des autorités indépendantes et du juge administratif.

IIème Partie : Les libertés de la vie individuelle

Chapitre 4 : La sûreté
La sûreté, situation de la personne qui n'est ni arrêtée ni détenue, est la condition d'exercice de toutes les autres libertés. Elle fonde les principes essentiels du droit pénal et de la procédure pénale. Elle connaît cependant certaines limitations avant le jugement comme le contrôle d'identité, la garde à vue ou la détention provisoire. Plus grave, d'autres restrictions peuvent intervenir sans jugement, en matière de rétention des étrangers ou d'hospitalisation des malades mentaux.

Chapitre 5 : La liberté d'aller et venir
Elle implique la libre circulation des nationaux, le droit de circuler sur le territoire et aussi celui de le quitter. Les restrictions sont plus grandes pour les étrangers, tant pour leur entrée sur le territoire que pour leur éloignement (reconduite à la frontière, expulsion, extradition...)

Chapitre 6 : Le droit de propriété
Le droit de propriété est étroitement lié aux valeurs libérales, et il fait l'objet d'une consécration aussi bien par les traités internationaux que par la Déclaration de 1789 et le code civil. Largement consacré, il fait pourtant l'objet d'atteintes importantes qui sont licites, dès lors qu'elles reposent sur des motifs d'intérêt général.

Chapitre 7 : Le droit à l'intégrité de la personne
Le droit humanitaire impose la répression des actes de torture, des traitements inhumains et dégradants ainsi que des crimes contre l'humanité et des génocides. Mais le respect du corps humain dépasse aujourd'hui le cadre du droit humanitaire. En témoignent notamment les évolutions en cours sur le droit de mourir dans la dignité ou les droits attachés à la procréation.

Chapitre 8 : Les libertés de la vie privée
Les espaces les plus traditionnels de la vie privée sont la santé et l'orientation sexuelle, la famille et la vie privée. Ils font eux-même l'objet d'une évolution, avec notamment l'ouverture du mariage des couples de même sexe. Mais le droit de l'internet et des réseaux sociaux tend aujourd'hui à donner une nouvelle définition de la vie privée. Elle implique l'émergence de droits nouveaux comme le droit à l'identité numérique ou le droit à l'oubli.

IIIème Partie : Les libertés de la vie collective

Chapitre 9 : La liberté d'expression
L'expression est d'abord celle du citoyen, avec un droit de participation incarné dans le droit de suffrage. Au-delà, l'expression est aussi une liberté de l'esprit affirmée dans le droit de la presse, de la communication audiovisuelle et du cinéma. 

Chapitre 10 : Laïcité et liberté des cultes
La laïcité est un principe d'organisation de l'Etat directement rattaché à l'idée républicaine. Elle s'exprime par le principe de neutralité et par l'intervention de la loi pour organiser les cultes. Les mouvements sectaires, quant à eux, font l'objet d'une approche uniquement pénale, à travers les infractions qu'ils sont susceptibles de commettre. 

Chapitre 11 : La liberté de l'enseignement
L'enseignement public est organisé à partir des principes de gratuité et de neutralité. L'enseignement privé, quant à lui, bénéficie d'une aide de l'Etat qui s'accompagne d'un certain contrôle exercé sur une base contractuelle.

Chapitre 12 : Le droit de participer à des groupements
Certains groupements sont purement occasionnels et on évoque alors les libertés de réunion et de manifestation. D'autres sont institutionnels, comme les associations et les syndicats. 

Chapitre 13 : Les libertés de la vie économique et du travail
La liberté du commerce et de l'industrie a évolué vers une notion plus englobante de liberté d'entreprendre. A ces libertés de l'entrepreneur s'ajoutent celles du salarié qui bénéficie du droit au travail, mais aussi de droits dans le travail, à commencer par le droit de grève.




dimanche 19 août 2018

"Je n'ai jamais diné avec une personne morale" : Jèze avait raison

Dans une décision du 16 mai 2018, la 1ère chambre civile de la Cour de cassation affirme ce qui peut sembler une évidence : une personne morale n'a pas de vie privée, et ne peut donc se prévaloir d'une atteinte à sa vie privée.

Une liberté individuelle


Le droit au respect de la vie privée est en effet dans notre système juridique comme une liberté individuelle.  La loi du 17 juillet 1970 introduit dans le code civil un article 9 qui énonce que "chacun a droit au respect de sa vie privée". Il figure dans le titre 1er "des droits civils" du Livre Ier "Des personnes". Il s'agit donc de définir l'état des personnes physiques et non pas des personnes morales. Cette analyse est aussi de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui assimile d'ailleurs la "vie privée et familiale", les englobant dans un espace commun de protection. Enfin, le Conseil constitutionnel, ne sachant pas exactement à quelle disposition de valeur constitutionnelle il pouvait rattacher le droit au respect de la vie privée, a finalement choisi comme fondement l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dans sa décision du 23 juillet 1999. Il estime ainsi que "la liberté individuelle" (...) implique le respect de la vie privée".


L'existence d'un trouble illicite



Il existe pourtant des situations dans lesquelles les requérants sont à la recherche d'une norme juridique invocable dans des circonstances particulières, dans lesquelles ils se réfèrent à un espace d'intimité, mais un espace collectif ou commun à l'ensemble des membres d'un groupement. Tel était le cas dans une décision du 17 mars 2016, lorsque la 1ère Chambre civile a statué sur le cas d'une boulangerie qui reprochait à l'entreprise voisine de locations saisonnières l'installation d'un système de vidéoprotection surveillant un passage commun aux deux immeubles. En l'espèce, le juge des référés avait été saisi d'une demande d'injonction ordonnant le retrait de l'installation et octroyant une provision sur la réparation du préjudice causé à la vie privée de la personne morale. Les juges du fond avaient alors donné raison à la société requérante, estimant que l'enregistrement des mouvements du personnel de la boulangerie, avec une visibilité accentuée par la pose d'un projecteur, constituait un trouble illicite à la vie privée de la société. La Cour de cassation, quant à elle, s'est bornée à affirmer que "seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d'une atteinte à la vie privée au sens de l'article 9 du code civil".

La décision du 16 mai 2018 exprime un refus identique dans une affaire bien différente. En l'espèce, une ordonnance du président du TGI de Nice a autorisé la Caisse nationale du régime social des indépendants à mandater un huissier. Il devait assister à une réunion organisée par une association, enregistrer les débats et transcrire les propos tenus. L'association a donc fait un recours contre cette ordonnance, invoquant l'atteinte à sa vie privée. Cette fois, la cour d'appel a rejeté le recours, appliquant la jurisprudence de 2016 et la Cour de cassation se borne donc à rejeter le pourvoi.

La vie privée des animaux. Patrick Bouchitey. 1990


Une bulle de protection individuelle


La Cour de cassation refuse ainsi de franchir un nouveau pas dans l'élargissement des droits des personnes morales. Elle rappelle pourtant qu'elles bénéficient du droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances, tous éléments qui, dans le cas d'une personne physique, relèvent de sa vie privée. Mais s'ils existent certains points de rapprochement, il n'en demeure pas moins que la notion de vie privée n'est pas applicable à la personne morale.

Sur ce point, la décision du 16 mai 2018 présente l'avantage de ne pas disperser la vie privée, de ne pas étendre son champ d'application au point que sa définition deviendrait imprécise. Pour le moment, on peut la voir comme la bulle de protection qui entoure la personne, dans son intimité, son domicile, sa vie familiale, ses données personnelles. Elle repose aussi sur l'idée d'une maitrise de la personne sur sa vie privée. C'est elle, et elle seule, qui décide ce qu'elle veut divulguer et ce qu'elle préfère maintenir dans la confidentialité. La vie privée d'une personne morale ne peut, à l'évidence, faire l'objet d'une analyse identique. En outre, et c'est sans doute le moteur invisible de cette jurisprudence, rien n'interdisait aux personnes privées concernées, responsables et employés de la boulangerie ou membres de l'association contrainte de recevoir l'huissier, de saisir le juge en invoquant l'atteinte à leur vie privée. Point n'est besoin en effet de reconnaitre une vie privée à l'entreprise si ceux qui y travaillent peuvent obtenir de faire cesser un trouble à leur vie privée personnelle. Pour toutes ces raisons, la décision du 16 mai 2018 aurait certainement reçu l'approbation de Gaston Jèze qui déclarait "n'avoir jamais diné avec une personne morale".