« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 10 août 2018

EUDisinfoLab ou comment tester le RGPD

L'affaire Benalla a des suites tragi-comiques. Une ONG belge dénommée EUDisinfoLab aurait mené une étude présentée comme fort sérieuse sur la désinformation sur Twitter à propos de cette affaire. Les conclusions de ce travail auraient constaté l'hyperactivité de comptes "russophiles" dont certains susceptibles d'être des robots. Bref, il était quasiment démontré que l'importance médiatique de l'affaire Benalla était le pur produit d'une ingérence russe. 

Depuis lors, l'ONG a pratiqué un rétropédalage rapide, affirmant que rien, dans son travail, ne permettait d'établir clairement une telle ingérence. L'étude sur la désinformation sombre donc dans le ridicule et la désinformation ne se trouve pas nécessairement là où on l'imaginait.  EUDisinfoLab reconnait ainsi sur son site travailler avec le Think Tank Atlantic Council et la Fondation Soros, deux organisations affirmant des convictions résolument atlantistes. Il serait donc intéressant de savoir si EUDisinfoLab a pris l'initiative de l'étude contestée ou si celle-ci a été diligentée ou commandée par des tiers. 

Quoi qu'il en soit, des milliers de personnes figurent aujourd'hui dans deux fichiers que EUDisinfoLab a rendus publics en invoquant la transparence de ses résultats. Dans le premier, une liste de comptes twitter ayant diffusé des messages sur l'affaire Benalla. Dans le second, une autre liste, sélectionnant les comptes ayant pratiqué la "désinformation", choisis en fonction de leur intérêt pour des sites russophiles (Russia Today et Sputnik), du nombre de partages effectués, etc. Dans cette seconde liste, les convictions politiques des titulaires de compte sont mentionnées. Les personnes figurant dans ces listes saisissent en masse la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Devant l'afflux de ces plaintes, la CNIL déclare donc se saisir du dossier.

Derrière le côté fantaisiste de l'étude se cache un problème juridique bien réel et l'affaire sera probablement la première à susciter  un contrôle sur le fondement du règlement général de protection des données, entré en vigueur le 28 mai 2018 et dont l'intégration dans le droit français a été assurée par la loi du 20 juin 2018


Données personnelles et consentement



L'illégalité du fichage ne fait guère de doute. Selon l'article 2 de la loi du 6 janvier 1978, une donnée personnelle se définit comme "toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée, directement ou indirectement, par référence à un numéro d'identification ou à un ou plusieurs éléments qui lui sont propres. Pour déterminer si une personne est identifiable, il convient de considérer l'ensemble des moyens en vue de permettre son identification dont dispose ou auxquels peut avoir accès le responsable du traitement ou toute autre personne". La plupart des comptes Twitter ne sont pas anonymes. Ceux qui utilisent des pseudonymes peuvent souvent être facilement identifiés, soit par la transparence du pseudonyme, soit par l'observation des échanges. En tout état de cause, les fichiers constitués par EUDisinfoLab peuvent être qualifiés de "traitements de données personnelles" au sens de la loi, dès lors qu'ils constituent un "ensemble structuré" de données permettant, au moins en partie, l'identification des personnes. 

Selon l'article 7 de la loi du 6 janvier 1978 un traitement de données personnelles doit avoir préalablement reçu le consentement de la personne. Celui-ci, aux termes de l'article 4 du RGPD doit être le fruit d'une "manifestation de volonté, libre, spécifique, éclairée et univoque", ce qui implique qu'il soit recueilli par un "acte positif clair". En l'espèce, les abonnés de Twitter n'ont jamais été sollicités par EUDisinfoLab pour donner leur consentement à l'enquête. Ils n'ont même pas été informés. 


Convictions politiques et interdiction



L'article 8 de la même loi pose un principe d'interdiction pure et simple du traitement de données personnelles qui "révèlent (...) les opinions politiques" des personnes. Certes, les fichiers constitués par EUDisinfoLab pourraient sans doute entrer dans la dérogation prévue par l'alinéa 4 de ce même article 8. Il énonce que, dans la mesure où la finalité du traitement l'exige, ne sont pas soumis à interdiction "Les traitements portant sur des données à caractère personnel rendues publiques par la personne concernée". Il est certain que les opinions politiques des personnes, qui sont ainsi collectées, proviennent de leur propre présentation sur Twitter. Nul ne conteste ce fait, mais le problème du consentement n'est pas pour autant résolu. 

Les personnes avaient parfaitement le droit de faire connaître leurs convictions sur Twitter sans pour autant consentir à ce qu'elles soient stockées, utilisées à des fins de "recherche", puis diffusées par une ONG tierce. En l'espèce, les fichiers ainsi créés avaient pour finalité de "catégoriser" les personnes en fonction de leurs convictions politiques, d'établir des profils types "russophiles" ou "non russophiles", finalité qui n'a plus rien à voir avec la simple expression d'une conviction par l'intéressé. Il aurait donc dû donner son consentement à l'enquête, quand bien même elle portait sur des données publiques, mais personnelles.




Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents communistes
Jean-Jacques Zilbermann. Josiane Balasko. 1993



Une opération conjointe APD - CNIL



Il reste à s'interroger sur la manière dont la CNIL va pouvoir mener son enquête, car la plupart des victimes sont des personnes de nationalité française, dont les données personnelles ont été collectées par une ONG de droit belge. Peu importe au fond, car le RGPD s'applique à tout traitement de données à caractère personnel effectué dans le cadre des activités d'un établissement sur le territoire de l'Union (art. 3). Concrètement, il serait possible d'envisager une enquête diligentée à la fois par l'Autorité de protection des données (APD) mise en place en Belgique et la CNIL française. L'article 60 du RGPD prévoit ainsi la désignation d'une autorité de contrôle "chef de file", en principe celle du lieu de l'établissement responsable du traitement. Le RGPD précise que les autorités de contrôle peuvent mettre en oeuvre "des procédures de coopération et d'assistance mutuelle" et réaliser "des opérations conjointes".

On ne fera que rappeler les autorités de contrôle peuvent se faire communiquer toutes les informations et données utiles à leur mission. A l'issue de l'enquête, elles peuvent exiger du gestionnaire du traitement qu'il assure sa mise en conformité avec les dispositions du RGPD. Un "rappel à l'ordre" peut être prononcé et, le cas échéant, une amende administrative. Rien n'interdit, en outre, aux victimes de saisir le juge pénal, dès lors que l'article 226-16 du code pénal punit de 5 ans d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende le fait d'avoir procéder à un fichage illégal de données personnelles.

L'affaire EUDisinfoLab pourrait ainsi susciter la première opération conjointe depuis l'entrée en vigueur du RGPD et marquer la mise en oeuvre d'un véritable espace européen de protection des données personnelles. Les personnes dont les données personnelles ont ainsi été collectées et conservées peuvent donc se consoler. Elles vont pouvoir bénéficier d'un test en grandeur réelle du nouveau dispositif RGDP. Avouons que cela valait bien un fichage...


 Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 § 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

lundi 6 août 2018

La loi sur les violences sexuelles et sexistes entre en vigueur

La loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes est désormais en vigueur.  Comme la plupart des textes législatifs, elle a été adoptée par la procédure accélérée et n'a donc donné lieu qu'à une seule lecture dans chaque assemblée. Le vote final, après commission mixte paritaire, a été acquis à l'Assemblée nationale par 92 voix pour et 8 abstentions, ce qui signifie que 477 députés étaient absents. Les présents n'en ont sans doute que plus de mérite.


L'article 34 de la Constitution comme instrument de communication

 

Il est vrai que ce texte avait d'abord une vertu "communicante", dès lors que certaines de ses dispositions auraient pu, et même dû, être adoptées par la voie réglementaire. C'est ainsi que l'article 15 qui crée l'infraction d'outrage sexiste figure désormais, loi oblige, dans la partie législative du code pénal. Un nouvel article 621-1 est ajouté à un titre VI qui traite "des contraventions". Le titre VI qui traite "des contraventions" est désormais composé de deux articles, l'article 611-1 qui punit d'une contravention de 5è classe les clients les clients d'une personne qui se livre à la prostitution, et l'article 621-1 qui réprime d'une contravention de 4è classe le fait "d'imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ". 

Les autres contraventions prévues par le code pénal figurent toutes dans sa partie réglementaire, conformément à l'article 34 de la Constitution qui réserve au pouvoir législatif "la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables". Dans son avis sur la loi du 3 août 2018, le Conseil d'Etat  pourtant préconisé le respect du partage des compétences prévu par l'article 34 de la Constitution. Il avait ainsi "suggéré" "au Gouvernement de lui présenter pour avis un projet de décret créant cette nouvelle contravention". Il n'a évidemment pas été entendu.

Les dispositions figurant dans le nouveau titre VI du code pénal ne sont pas pour autant inconstitutionnelles. Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 20 juillet 1983 déclare en effet conforme à la Constitution les dispositions législatives intervenues dans le domaine réglementaire, lorsque le gouvernement n'a pas utilisé les différentes procédures que la Constitution met à sa disposition pour le protéger contre d'éventuels empiètements du pouvoir législatif (articles 37 al. 2 et 41 de la Constitution).  Ainsi, le Conseil, institué en 1958 pour faire respecter la distinction entre l'article 37 et l'article 34 semble s'en désintéresser, ce qui est un étrange conception de sa mission. Pourquoi ne pas appliquer ce raisonnement à toutes les lois inconstitutionnelles, puisque, par définition, gouvernement et parlement ont été d'accord ?

Si le choix de recourir à la loi n'est pas inconstitutionnel, il témoigne toutefois d'une utilisation nouvelle de la distinction entre la loi et le règlement mise en place par la Constitution. Alors que sont en principe réservées à la loi les matières énumérées dans l'article 34, un tout autre critère répartiteur de compétence est désormais utilisé : relève du domaine de la loi les matières sur lesquelles l'Exécutif entend communiquer, et tant pis pour le partage prévu par la Constitution.

Les violences sexistes


Précisément, les violences sexistes sont un domaine dans lequel il fait bon communiquer. Qui oserait en effet défendre les auteurs de ces harcèlements ? Qui oserait même saisir le Conseil constitutionnel de ce texte ? En tout état de cause, il faudra attendre les futures QPC pour, éventuellement, s'assurer de la constitutionnalité du texte.

S'il est vrai que le harcèlement de rue est une pratique totalement inacceptable, il n'en demeure pas moins que la définition donnée par la loi n'est pas extrêmement claire. Elle est en effet de nature essentiellement psychologique. L'outrage sexiste est celui que la victime considère comme "dégradant ou humiliant", ou la mettant en situation "intimidante, hostile ou offensante". Le problème est que tout le monde n'est pas humilié ou offensé par les mêmes propos ou par les mêmes attitudes. Dans son avis, le Conseil d'Etat ne s'est pas penché sur cette question, tout simplement parce qu'il a renvoyé ses dispositions au pouvoir réglementaire... Il appartiendra aux juges du fond de donner une définition claire des comportements incriminés et, éventuellement, de transmettre une QPC reposant sur l'atteinte éventuelle aux principes de clarté et de lisibilité de la loi. 

Observons que le législateur n'a pas davantage tenu compte de l'avis du Conseil d'Etat sur le "stage de lutte contre le sexisme", peine complémentaire prévue par la loi. Il déclarait  "douter de sa nécessité", la liste de ces peines complémentaires étant déjà fort longue. Peu importe, le législateur passe outre, et le contrevenant peut désormais être condamné au "stage de lutte contre le sexisme" ainsi qu'à un "stage de citoyenneté", un "stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels" et un "stage "de responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple et les violences sexiste". 

Sous les jupes des filles. Alain Souchon. 1993


Le régime de prescription



Réintégrant cette fois le domaine de la loi, l'article 1er de la loi prescrit l'action publique des crimes de nature sexuelle ou violente commis sur les mineurs par trente années révolues à compter de la majorité de la victime. Il s'agit donc d'établir une dérogation à l'article 7 du code de procédure pénale, qui prévoit un délai de prescription de vingt années en matière criminelle, "à compter du jour où l'infraction a été commise". Cette formulation reprend la proposition du rapport rédigé par Flavie Flament en avril 2017. La victime d'un crime commis sur mineur pourra ainsi porter plainte, jusqu'à ce qu'elle ait atteint l'âge de quarante-huit ans. L'idée est de donner aux victimes le temps nécessaire à la dénonciation des faits, en particulier de tenir compte du phénomène d'amnésie traumatique propre aux agressions perpétrées contre des enfants. 

Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 22 janvier 1999, estime qu'aucun principe de valeur constitutionnelle n'interdit au législateur de fixer des délais de prescription dérogatoires ou de rendre un crime imprescriptible.  Encore faut-il cependant que cette dérogation n'entraine pas une différence de traitement injustifiée. Le Conseil constitutionnel contrôle ainsi, comme il l'a fait dans sa décision QPC du 12 avril 2013, la justification et la proportionnalité des délais de prescription, en particulier au regard du principe d'égalité devant la loi. Dans son avis sur la loi du 3 août 2018, le Conseil d'Etat mettait en garde les auteurs du projet de loi contre une "disposition qui viendrait à créer une différence de traitement injustifiée pourrait en revanche encourir une censure du Conseil constitutionnel". Certes, le Conseil d'Etat ajoute ensuite que le projet apporte des justifications à l'appui de ce régime dérogatoire, mais le risque d'inconstitutionnalité n'est tout de même pas totalement écarté, si l'on considère que le délai de prescription pour un viol sur mineur sera largement plus long que celui appliqué aux personnes coupables d'un assassinat. Là encore, il faudra attendre une QPC pour être assuré de la constitutionnalité de cette disposition.

Les abus sexuels sur mineurs de quinze ans


L'article 2 de la loi vise à empêcher que les poursuites contres personnes ayant commis des abus sexuels sur des mineurs de quinze ans soient entravées par l'existence d'un consentement de l'enfant. A l'origine, la ministre de la justice avait annoncé son intention d'établir dans ce cas une "présomption de non-consentement". Heureusement, la loi ne reprend pas cette idée un peu étrange qui conduisait à établir une présomption de culpabilité de la personne majeure, principe totalement incompatible avec l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui proclame le caractère général et absolu de la présomption d'innocence, et avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui en garantit le respect.

La loi préfère donc affirmer que « la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l’abus de vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes ».  Cette contrainte morale peut résulter « de la différence d’âge existant entre la victime et l’auteur des faits et de l’autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur la victime, cette autorité de fait pouvant être caractérisée par une différence d’âge significative entre la victime mineure et l’auteur majeur ». Il s'agit donc d'offrir aux juges d'atténuer l'effet du consentement du mineur. La jurisprudence devra évidemment préciser selon quels critères cette différence d'âge est appréciée, âge des protagonistes, maturité ou immaturité de la victime, vulnérabilité particulière etc. 

La loi du 3 août 2018 est entrée en vigueur, mais de grandes incertitudes subsistent sur sa mise en oeuvre, voire, pour certaines dispositions, sur sa constitutionnalité. La tendance du législateur serait-elle de voter des textes imprécis en laissant ensuite les juges se débrouiller au mieux ? Les réponses aux questions posées interviendront au fil de la jurisprudence. Il reste cependant à espérer que le harcèlement de rue ne donnera lieu à aucun recours, la peur du gendarme ayant conduit les harceleurs à renoncer à leur coupable activité.





samedi 4 août 2018

La loi sur le secret des affaires adoptée dans la discrétion

La loi du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires n'a pas suscité beaucoup d'intérêt. Promulguée en pleine affaire Benalla et déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel le 26 juillet, elle s'est discrètement glissée dans le droit positif. Il est vrai qu'elle peut être présentée comme la simple transposition de la directive européenne du 8 juin 2016. Le choix de recourir à une proposition de loi, peu fréquent pour un loi de transposition, est officiellement expliqué par le fait que la loi "colle" parfaitement à la directive. En réalité, les autorités françaises étaient pressées, car les Etats membres avaient jusqu'au 9 juin 2018 pour transposer le texte européen. Le choix d'une proposition de loi permettait d'obtenir un vote avant la fin de la session parlementaire, en se dispensant de l'étude d'impact, et en ayant recours à la procédure accélérée. Il est vrai que cette technique de la "fausse proposition" fait désormais partie de la routine parlementaire.

L'intelligence économique


L'intelligence économique est un enjeu essentiel dans la compétition entre les entreprises, compétition désormais mondialisées et dans laquelle tous les coups sont permis, ou presque. On se souvient de la stagiaire chinoise de Valeo accusée, et condamnée, pour avoir volé des données informatiques, et de l'employé de chez Michelin qui essayait de vendre à Bridgestone les plans de pneumatiques innovants. La protection des secrets de l'entreprise est donc essentielle et la directive européenne comme la loi qui la met en oeuvre ont au moins le mérite de sensibiliser les entreprises à cette nécessité.

La définition du secret des affaires


La première question qui se pose est évidemment celle de la définition du secret des affaires. Le préambule de la directive affirme qu'il "importe d'établir une définition homogène du secret d'affaires sans imposer de restrictions quant à l'objet à protéger contre l'appropriation illicite".  L"'objet à protéger", ce peut être des savoir-faire ou des informations, dès lors qu'ils peuvent être considérés comme ayant une valeur commerciale, effective ou potentielle et que leur divulgation porte atteinte aux intérêts de l'entreprise (cons. 14). La loi française ne donne pas de définition plus précise du secret des affaires, se bornant à énoncer qu'il peut concerner des informations répondant aux trois critères suivants :
  • « Elle n'est pas (...) connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ;
  • « Elle revêt une valeur commerciale (...) du fait de son caractère secret ;
  • « Elle fait l'objet de la part de l'entreprise de mesures de protection raisonnables pour en conserver le caractère secret."
Observons d'emblée que cette définition fait la part belle à l'entreprise. Il lui suffit de décider qu'une information est secrète pour qu'elle puisse être considérée comme relevant du secret des affaires. En cas de divulgation, l'entreprise peut alors saisir la justice pour prévenir ou faire cesser l'atteinte au secret et, éventuellement, demander réparation. En soi, il n'est pas choquant que l'entreprise apprécie elle-même ce qui est secret, sous le contrôle éventuel du juge. 

Les détracteurs du texte, et notamment les parlementaires auteurs de la saisine devant le Conseil constitutionnel, ont cependant vu dans ce texte une atteinte à la fois à la liberté de presse et aux droits des lanceurs d'alerte. La critique est sans doute un peu excessive, mais le doute n'a pu être clairement levé par la décision du Conseil constitutionnel. Dans sa  décision du 27 juillet 2006, celui-ci a en effet rappelé le caractère extrêmement limité de son contrôle sur les lois de transpositions d'une directive. Il se déclare en effet incompétent pour contrôler le contenu de ces textes, sauf s'il va "à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France". Ce n'est évidemment pas le cas en l'espèce, mais cela ne signifie pas que tous les problèmes d'articulation entre la loi sur le secret des affaires et d'autres textes législatifs soient résolus.

La loi du 30 juillet 2018 prévoit dans une section 4, un certain nombre d'exceptions au secret des affaires. Certaines sont évidentes, et la loi prend soin de préciser que le secret cède devant les pouvoirs d'investigation des juges et des autorités administratives. Il aurait été surprenant, en effet, que l'entreprise puisse invoquer le secret des affaires pour se soustraire à un contrôle fiscal. D'autres visent précisément à protéger la presse et les lanceurs d'alerte.

Keep our secrets secret. Affiche britannique. circa 1940


La liberté de presse


Le nouvel article L 151-8 du code de commerce prévoit que "à l'occasion d'une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n'est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue (...) pour exercer le droit à la liberté d'expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse". Certes, la disposition n'est pas très claire. Que se passera-t-il lorsqu'un journaliste se sera fait manipuler, devenant l'instrument d'une opération d'intelligence économique ? Dans son arrêt Becker c. Norvège du 5 octobre 2017, la Cour européenne des droits de l'homme a ainsi été saisie du cas d'une journaliste qui a rédigé un article présentant comme très mauvaise la situation financière de la société pétrolière norvégienne. En réalité, elle avait été informée, ou plutôt désinformée, par une source qui voulait provoquer la chute des cours de l'entreprise, pour acheter un paquet d'actions à la baisse avant de les revendre à la hausse. Dans l'hypothèse où des poursuites seront engagées pour atteinte au secret des affaires, sera-t-il possible d'invoquer le secret des sources ? La loi ne donne sur ce point aucun élément de réponse.

Les lanceurs d'alerte


Ce même article L 151-8 du code de commerce prévoit que le secret des affaires n'est pas opposable à celui qui a agi "pour révéler, dans le but de protéger l'intérêt général et de bonne foi, une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible, y compris lors de l'exercice du droit d'alerte défini à l'article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique". Ce texte définit le lanceur d'alerte comme "la personne physique qui relève ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi"un acte illégal ou une menace grave pour l'intérêt général "dont elle a eu personnellement connaissance". Il organise ensuite une procédure de signalement, qui doit d'abord être adressé au supérieur hiérarchique du lanceur d'alerte. C'est seulement si ce dernier n'est pas entendu à ce niveau qu'il pourra s'adresser aux autorités administratives ou judiciaires. 

Le problème est que la presse joue souvent le rôle de lanceur d'alerte et qu'il est difficile de savoir si un journaliste pourra se prévaloir de ces dispositions pour se soustraire à des poursuites pour violation du secret des affaires. Mais, à dire vrai, le risque réel est dans l'opposabilité immédiate du secret des affaires à toute demande d'information du journaliste, mettant fin ainsi à l'enquête avant qu'elle ait commencé.

Il est vrai que le nouvel article 152-8 du code de commerce prévoit une amende civile pouvant aller jusqu'à 20 % du montant des dommages et intérêts demandés lorsque l'action pour atteinte au secret des affaires est engagée "de manière dilatoire ou abusive". La formule semble viser les procédures-baillons, c'est-à-dire celles engagées par une entreprise pour intimider l'auteur d'une publication, en quelque sorte le faire taire. Mais là encore, la protection intervient au moment où le contentieux est ouvert, au moment où l'alerte est lancée. Or, en l'état actuel du droit, rien n'interdit à l'entreprise d'engager des poursuites en amont, si elle apprend suffisamment tôt que l'un de ses salariés s'intéresse de trop près à certaines pratiques.

La loi du 30 juillet 2018 comporte donc d'importantes marges d'incertitude et il appartiendra aux juges d'apporter des réponses. Il n' y a pas de raison de penser qu'ils préféreront systématiquement protéger les intérêts de l'entreprise plutôt que ceux de la presse ou des lanceurs d'alerte. Il n'empêche que la loi repose sur une confiance importante dans la jurisprudence qui sera chargée de l'interpréter, notamment à la lumière de la notion de "débat d'intérêt général" dégagée par la Cour européenne des droits de l'homme. 


L'intelligence économique à l'américaine



Il reste cependant à constater que ce texte semble un peu daté par rapport aux pratiques actuelles de l'intelligence économique, en particulier américaines. L'intelligence économique est considérée aux Etats-Unis comme une politique publique consistant à mettre les moyens de l'Etat, y compris les instruments d'interception électronique gérés par la NSA, au service des entreprises. Plusieurs gros contrats d'entreprises françaises n'ont-ils pas capoté parce que leur concurrent américain se trouvait mystérieusement informé du détail des offres ? De la même manière, les juges américains sont utilisés, parfois même à leur insu. Les contentieux entre les entreprises européennes et les entreprises américaines sont ainsi soumis au droit américain, et les juges vont demander que des pièces leurs soient communiquées, y compris celles couvertes par le secret des affaires. En cas de refus, la condamnation pour Contempt of Court ne se fait pas attendre, pas plus que les mesures de rétorsion... Devant cette situation, la directive européenne et la loi française ont quelque chose de dérisoire.

mardi 31 juillet 2018

La Cour de cassation et le Coming Out malgré soi

Par un arrêt du 11 juillet 2018, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation fait prévaloir la liberté de presse sur le droit au respect de la vie privée. Les juges sont souvent confrontés à ce conflit de normes et leurs réponses sont pour le moins nuancées, largement dépendantes des circonstances de l'espèce. Or précisément, la décision du 11 juillet 2018 porte sur l'orientation sexuelle de l'auteur du pourvoi, élément considéré généralement comme étant le coeur même de l'intimité de la vie privée.

En décembre 2013,  I. E., est secrétaire général du Front national et conseiller municipal d'Hénin Beaumont, candidat aux municipales qui auront lieu en 2014. A ce moment précis, est publié le livre "Le Front national des villes et le Front national des champs", ouvrage qui évoque clairement son homosexualité. Or l'intéressé n'a jamais fait son Coming Out, et ne souhaite pas le faire. S'adressant au juge civil, il demande réparation du dommage causé par cette divulgation. Il obtient  satisfaction en première instance, décision confirmée par la Cour d'appel de Paris le 31 mai 2017. Celle-ci affirme qu'une telle révélation "n’est pas justifiée par le droit à l’information légitime du public, ni proportionnée à la gravité de l’atteinte portée à la sphère la plus intime de sa vie privée". 

La 1ère Chambre civile casse cette décision. Elle commence par affirmer que "le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d'expression revêtent une même valeur normative". Mentionnant la décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, elle énonce ensuite les critères susceptibles de guider les juges du fond pour résoudre ce conflit de normes : "la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet de cette publication, le comportement antérieur de la personne concernée, ainsi que le contenu, la forme et les répercussions de la publication".  

Homosexualité et débat d'intérêt général


De tous ces éléments, la Cour de cassation n'en retient que deux. A ses yeux, la révélation de l'homosexualité de I. E. est utile au débat d'intérêt général, dès lors qu'elle permet de s'interroger sur l'influence que peut avoir l'orientation sexuelle de ses dirigeants sur les positions du FN en matière de mariage des personnes de même sexe et de lutte contre l'homophobie. En outre, s'il est vrai que « toute personne, quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, a droit au respect de sa vie privée" (Cass, 27 février 2007), le fait que I. E. exerce un rôle politique "l'expose nécessairement à l'attention du public, y compris dans des domaines relevant de la vie privée » . Certes, la situation peut faire sourire, et l'on peut comprendre que l'un des responsables d'un parti en majorité hostile au mariage pour tous ait préféré cacher sa homosexualité. Mais le problème est de nature juridique, car la Cour de cassation se réfère à une jurisprudence européenne un peu datée.

Voutch. Les joies du monde moderne. 2015

 

Evolution de la jurisprudence européenne



Le dirigeant du FN est en effet traité comme l'était la famille princière de Monaco, dans une jurisprudence déjà ancienne. La CEDH a d'abord considéré, dans un arrêt Von Hannover du 7 février 2012, que la santé du prince Rainier de Monaco relevait d'une contribution au débat d’intérêt général, comme plus tard la révélation de l'enfant caché du Prince Albert, dans un premier arrêt du 12 juin 2014. On avait alors le sentiment que la Cour considérait que tout élément de la vie privée d'une personne publique qui, pour une raison ou pour une autre était au coeur de l'actualité, se trouvait ipso facto revêtu du label "débat d'intérêt général". Dans son arrêt du 11 juillet 2018, la Cour de cassation applique précisément cette jurisprudence. Elle n'impose pas aux juges du fond l'analyse de l'impact de la révélation de son homosexualité sur la vie personnelle du dirigeant du Front National, estimant que ses fonctions politiques le privent du secret de son orientation sexuelle.

Le problème est que par la suite, et précisément dans la décision du 10 novembre 2015, la CEDH a adopté une position plus nuancée, toujours à propos de l''enfant caché du prince Albert, objet cette fois d'un arrêt de Grande Chambre. La CEDH sanctionne alors les juges français qui avaient directement rattaché ces révélations au débat d'intérêt général, en mentionnant seulement le caractère héréditaire du régime monégasque et l'intérêt que pouvait présenter les questions dynastiques et successorales sur le Rocher. En revanche, ils n'avaient pas examiné le reste de la publication, et notamment les révélations sur les liens qu'entretenait le Prince avec son enfant, c'est-à-dire le coeur de l'intimité de sa vie privée. Cette jurisprudence est confirmée avec l'arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne du 21 février 2017, précisément rendu en matière de divulgation de l'homosexualité d'une chanteuse espagnole. Là encore, la CEDH reproche aux juges du fond de ne pas s'être penchés sur le détail des divulgations, se bornant à justifier la publication par la notoriété de la requérante. Et même si cette homosexualité faisait l'objet de "rumeurs persistantes", la Cour affirme clairement que le fait que la requérante ait été l'objet de l'attention de la presse ne devrait pas avoir pour conséquence de refuser toute protection de sa vie privée. Fort de cette jurisprudence, il est très possible que I. E. fasse un recours devant la CEDH, recours qui n'est pas dépourvu de chances d'aboutir.


Le Coming Out comme contrainte sociale



Dans son arrêt du 11 juillet 2018, la Cour de cassation se fonde certes sur la jurisprudence de la CEDH, mais choisit l'arrêt qui lui convient, écartant les décisions les plus récentes. Elle fait prévaloir la liberté d'expression, et écarte totalement le droit au secret de l'orientation sexuelle pour les hommes et les femmes politiques. N'est-il pas possible en effet d'affirmer que l'orientation sexuelle d'une personne a toujours une influence sur ses choix politiques ? A sa manière, cette décision témoigne d'une certaine évolution dans le traitement juridique de l'orientation sexuelle. De plus en plus invoquée pour lutter contre les discriminations, elle est de moins en moins présentée comme un élément de la vie privée. Comme si le Coming out relevait désormais de la contrainte sociale et comme si la vie privée des personnes publiques devait nécessairement se dérouler au grand jour.



Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet


dimanche 29 juillet 2018

L'affaire Benalla, ou les lacunes juridiques de la sécurité

Peut-être faudrait-il remercier Alexandre Benalla ? A son corps défendant, il contribue à mettre sur la place publique un débat juridique qui se déroule généralement dans la plus grande opacité. La sécurité de la présidence de la République est en effet une question peu évoquée dans les médias, sauf quand un dysfonctionnement peut être dénoncé, voire un scandale débusqué. Or, l'affaire Benalla met en évidence des problèmes anciens, bien connus de ceux qui s'intéressent aux questions de sécurité. 


Le monopole du GSPR



Le premier d'entre eux réside dans l'organisation et le fonctionnement du Groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR). Contrairement à ce qui a été affirmé ici ou là, le GSPR a en charge la protection du Président tant dans ses activités publiques que privées. Il n'existe donc pas un agenda public couvert par la sécurité publique et un agenda privé couvert par des agents de sécurité privée. On rappellera, à ce propos, que le GSPR a été créé par un décret du 5 janvier 1983, en particulier pour assurer la sécurité de la seconde famille de François Mitterrand, précisément logée dans l'immeuble où Alexandre Benalla était censé emménager. De même a-t-on reproché au GSPR d'avoir failli à sa mission lorsqu'une photo de François Hollande a été prise à son insu, alors qu'il se rendait à scooter chez Julie Gayet. Dans tous les cas, le GSPR avait pour fonction d'assurer la sécurité du Président et de sa famille, dans toutes leurs activités.

Si l'étendue de la compétence du GSPR n'a guère été modifiée de sa création, son organisation a, au contraire, fait l'objet d'un grand nombre de modifications successives. Exclusivement composé de gendarmes issus du GIGN à l'époque de François Mitterrand, il devient mixte sous Jacques Chirac avec l'arrivée de policiers du Service de protection des hautes personnalités (SPHP) rebaptisé ensuite Service de la protection (SDLP). Nicolas Sarkozy, on le sait, préférait nettement les policiers aux gendarmes... Ces derniers furent donc exclus de la protection du Président. Un décret du 17 décembre 2008 abrogea l'ancien GSPR, et un arrêté du même jour le fit renaître sous la forme d'un service rattaché au SPHP, c'est à dire à la police nationale. Après l'élection de François Hollande, les gendarmes reviennent dans le Groupe et cette composition mixte n'a pas été modifiée par Emmanuel Macron. Le GSPR a, au contraire, été renforcé, passant de 62 à 77 agents chargés de la sécurité du Président.

A dire vrai, on ignore quelles compétences étaient dévolues à Alexandre Benalla. On sait qu'il était agent contractuel et qu'il ne pouvait donc juridiquement appartenir au GSPR, exclusivement composé de policiers et de gendarmes. La participation d'Alexandre Benalla à la réserve de la Gendarmerie n'avait évidemment pas pour effet de l'intégrer statutairement à l'Arme et il n'avait sans doute pas suivi la formation extrêmement poussée dispensée au membres du GSPR. S'il participait à la protection physique du Président, son emploi était donc redondant. Mais peut-être était-il chargé d'une mission de réflexion sur la sécurité de la présidence, d'envisager la création d'une sorte de Secret Service à l'américaine ? Pourquoi pas, mais il est bien rare que l'on ait besoin d'un port d'arme pour réfléchir.

La bagarre. Johny Halliday. 1963


L'agrément du CNAPS 



Quoi qu'il en soit, il n'est pas contesté, et surtout pas par l'intéressé, que sa formation était celle d'un agent de sécurité privée. Lors de son audition devant la commission des lois, Gérard Collomb affirme ainsi qu'Alexandre Benalla est titulaire d'une carte professionnelle délivrée par le Conseil national des activités de sécurité privée (CNAPS) en 2011 et renouvelée en février 2014, valide jusqu'à en février 2019. Elle lui permettait d'exercer des fonctions dans "la protection physique des personnes, la surveillance humaine ou électronique par de systèmes de sécurité ou de gardiennage, le transport de fonds, la sûreté aérienne ou aéroportuaire, les opérations de vidéoprotection". Et le ministre ajoute que l'intéressé est "également titulaire depuis le 9 juillet 2018 d'un agrément de dirigeant de société privée de sécurité" délivré par ce même CNAPS. Toutes ces autorisations lui ont été délivrées conformément aux procédures en vigueur "et les enquêtes de moralité réalisées (...) semblent ne pas avoir fait apparaître d'éléments s'opposant à la délivrance de ces agréments".

La dernière enquête a tout de même dû être sommaire, car le 9 juillet 2018, l'intéressé avait été "sanctionné" pour les faits commis le 1er mai. A moins que l'agrément ait précisément pour objet d'offrir à l'intéressé une porte de sortie, sachant qu'il arrive probablement au terme de sa carrière dans le secteur public ?

Quoi qu'il en soit, ces multiples agréments ne doivent pas faire illusion. En février 2018, la Cour des comptes publiait un rapport sur les activités privées de sécurité, rapport particulièrement accablant et qui n'a eu aucune suite. Le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) y apparaît comme une officine dont l'activité consiste essentiellement à faire valoir les intérêts des professionnels. L'octroi des agréments ne donne lieu à aucun filtrage sérieux, et la Cour fait observer que 92, 7 % des demandes sont satisfaites.

Les conditions de fond évoquées par les textes font l'objet d'un contrôle pour le moins léger. La première condition, incontestablement remplie par Alexandre Benalla est celle liée à la régularité du séjour en France. Ce n'est pas le cas de tous les titulaires d'agrément, et la Cour des comptes a eu la surprise de constater que les contrôles de sécurité dans une grande gare parisienne étaient effectués par des étrangers en situation irrégulière. La condition d'aptitude professionnelle, quant à elle, n'est pratiquement pas contrôlée. Si Alexandre Benalla a suivi des études de sécurité, ce n'est certainement pas le cas de l'ensemble des titulaires de l'agrément, cette condition étant appréciée avec une grande souplesse par le CNAPS.

Reste la condition de moralité, celle sur laquelle insiste le ministre de l'intérieur, affirmant qu'Alexandre Benalla a fait l'objet d'enquêtes dans ce domaine. Il n'est pas question de mettre précisément en question la moralité de M Benalla, mais la Cour des comptes constate que, d'une manière générale, "les services du CNAPS ont une interprétation aussi hétérogène que souple au niveau de la moralité attendue". La Cour dresse ainsi une liste d'infractions qui, lorsqu'elles sont inscrites sur le casier judiciaire, n'empêchent pas d'obtenir l'autorisation. On y trouve, pêle-mêle, les violences conjugales, les outrages à personne dépositaire de l'autorité publique, l'usage et la détention de stupéfiants, l'abus de confiance, le faux et usage de faux... La Cour note ainsi qu'une personne ayant 31 condamnations à son actif a obtenu, sans difficulté, une autorisation d'exercer des activités dans la sécurité privée. Le CNAPS écarte ainsi de facto la condition de moralité posée par la loi du 14 mars 2011 sur la sécurité intérieure, dite Loppsi 2.

Depuis ce rapport de la Cour des comptes, il ne s'est rien passé. Certes Alain Bauer qui présidait le conseil d'administration du CNAPS a quitté ses fonctions... et une de ses proches lui a immédiatement succédé. Aucune réforme ne semble avoir été engagée. On apprend aujourd'hui que le ministre de l'intérieur fait confiance à une soi-disant enquête de moralité effectuée par un tel organisme . Si Alexandre Benalla pouvait susciter une réforme du contrôle de l'Etat sur la sécurité privée, ce serait sans doute à porter à son crédit, justifiant peut-être un peu d'indulgence..




jeudi 26 juillet 2018

Le mandat d'arrêt européen, instrument de pression sur la Pologne


Dans un arrêt du 25 juillet 2018 rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) admet qu'un mandat d'arrêt européen (MAE) peut ne pas être exécuté au motif que le système judiciaire de l'Etat demandeur ne possède pas l'indépendance nécessaire à une protection juridictionnelle effective. 


L'affaire polonaise



C'est en l'espèce le système judiciaire polonais qui se trouve visé, ce qui n'est guère surprenant si l'on considère qu'il est au coeur d'un différend qui oppose l'Union européenne à la Pologne. Depuis le 4 juillet, une réforme législative a considérablement bouleversé le système judiciaire de ce pays. Elle touche certes la Cour constitutionnelle et Cour Suprême, puisque l'avancement de l'âge de la retraite des hauts magistrats permet au ministre de la justice, c'est à dire à l'Exécutif, de démettre de leurs fonctions presque la moitié des membres de ces juridictions. Mais elle concerne aussi le Conseil de la magistrature, l'organisation des juridictions de droit commun, l'Ecole de magistrature et le ministère public. Le fil conducteur de la réforme consiste à placer l'activité juridictionnelle sous le contrôle de l'Exécutif. 

Estimant que cette réforme porte atteinte à l'indépendance du pouvoir judiciaire, la Commission européenne a pris, en décembre 2017, la décision d'activer l'article 7 du traité de l'Union européenne contre la Pologne. En principe, cette procédure pourrait théoriquement conduire à priver cet Etat de son droit de vote au Conseil, mais les conditions rigoureuses de majorité et la volonté de maintenir le dialogue rendent peu probable que l'on parvienne à des telles extrémités. Considérée sous cet angle, la décision rendue le 25 juillet par la CJUE sonne comme un avertissement à la Pologne, donné à peu de frais. 

L'affaire à l'origine de la décision ne présente, à première vue, qu'un intérêt bien modeste. Il s'agit d'une question préjudicielle introduite par la Haute Cour d'Irlande, les autorités de ce pays étant saisis de trois mandats d'arrêts européens émis par les juges polonais demandant l'arrestation de L. M., ressortissant polonais poursuivi pour trafic de stupéfiants. Dûment interpellé, l'intéressé a refusé sa remise aux autorités polonaises, estimant que cette remise l'exposerait à une violation du droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. A ses yeux, le système judiciaire polonais ne répond plus aux conditions d'indépendance imposées par ces dispositions. Devant cette situation, les juges irlandais demandent à la CJUE s'ils doivent apprécier concrètement le système judiciaire de l'Etat demandeur et le risque réel que l'intéressé soit exposé à un procès inéquitable. 


Le mandat d'arrêt européen



La question touche aux fondements mêmes du mandat d'arrêt européen mis en place par une décision cadre du 13 juin 2002, et défini comme "une décision judiciaire émise par un Etat membre de l'Union européenne (...) en vue de l'arrestation et de la remise par un autre Etat membre (...) d'une personne recherchée pour l'exercice de poursuites pénales ou pour l'exécution d'une peine (...)".  Il repose en effet sur l'idée d'un espace judiciaire commun construit autour des valeurs communes et doté de standards de protection des droits de l'homme équivalents. Dans son arrêt du 6 mars 2018 Achmea, la CJUE évoque ainsi une "confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre". Ce principe de confiance mutuelle présente une importance fondamentale dans un espace judiciaire européen qui a supprimé les frontières intérieures, du moins pour ce qui concerne l'exercice des libertés. La CJUE le rappelle régulièrement, par exemple dans sa décision Poltorak du 10 novembre 2016. L'exécution d'un MAE est obligatoire car elle repose sur le principe de reconnaissance mutuelle, ce qui suppose qu les Etats membres sont, en principe, tenus de présumer que l'Etat demandeur respecte les principes fondamentaux du droit au juste procès.

 Frédéric Chopin. Etude op. 10 n° 12 "La chute de Varsovie". Evgeny Kissin

Les motifs de refus d'exécution d'un MAE



Est-il pour autant possible, à titre exceptionnel, de refuser l'exécution d'un MAE ? Oui, car dans un arrêt du 5 avril 2016 Aranyosi et Cäldäraru, la Cour admet que des limitations aux principes de reconnaissance et de confiance mutuelles entre les Etats membres peuvent être apportées "dans des circonstances exceptionnelles". Dans cette affaire, l'Allemagne s'est vue autorisée à ne pas remettre à la Hongrie un de ses ressortissants, au motif que l'intéressé risquait de rester longtemps en détention préventive, alors que la surpopulation carcérale dans ce pays avait été qualifiée de traitement inhumain et dégradant par la Cour européenne des droits de l'homme. La Cour se fondait sur l'article 1er § 3 de la décision cadre de 2002 qui prévoit que le MAE ne saurait dispenser les Etats de respecter les droits fondamentaux.

Après le risque de traitement inhumain ou dégradant, la CJUE, dans sa décision du 25 juillet 2018, crée une seconde exception, fondée cette fois sur l'existence, dans le pays demandeur, d'une protection juridictionnelle effective. Dans son arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, la CJUE avait d'ailleurs déjà affirmé que l'indépendance des juridictions est une garantie que doit protéger tout Etat membre, à la fois parce que c'est un élément du droit au juste procès et parce que c'est la condition indispensable au fonctionnement d'un espace judiciaire européen. La Cour autorise donc in fine les autorités judiciaires irlandaises à apprécier l'indépendance des juridictions polonaises, à l'aune des standards de protection définis par le droit européen et applicables au cas d'espèce. 


Un plan B



On pourrait certes s'interroger sur la situation de L. M., convaincu de trafic de produits stupéfiants et donc on se demande s'il pourra un jour être jugé. Il serait tout de même fâcheux que cette jurisprudence ait pour effet d'offrir aux délinquants ayant commis des infractions en Pologne la possibilité d'échapper à la justice.  

Mais au-delà de la situation personnelle de la personne visée par le mandat d'arrêt, la décision offre à l'Union européenne une voie alternative. En effet, l'article 7 du traité pourrait théoriquement conduire à une condamnation globale de la Pologne pour sa réforme judiciaire, mais il n'existe pratiquement aucune chance qu'une sanction soit effectivement prononcée. La jurisprudence offre donc un plan B, à la fois plus discret et plus facile à mettre en oeuvre, qui consiste à écarter la Pologne de l'espace judiciaire européen, non plus par une mesure générale mais au cas par cas. Cette pression sur les autorités ne pourra toutefois être efficace que si d'autres Etats membres s'engouffrent dans la brèche ainsi ouverte par la CJUE.


Sur le mandat d'arrêt européen : chapitre 5, section 2 § 2 D  du manuel de libertés publiques sur internet.