« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 8 avril 2018

La "Commune libre de Tolbiac" : le référé sans urgence ni courage

Le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté, par une ordonnance du 8 avril 2018, le recours déposé par un syndicat étudiant, l'UNI. Il demandait qu'il soit fait injonction au Président de l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris1) d'user de ses pouvoirs de police pour faire évacuer le site Pierre Mendès France - Tolbiac et que soit ordonnée l'expulsion de toute personne occupant sans droit ni titre ses locaux. Le juge a rejeté cette demande de référé-liberté. Pour ne pas avoir à se prononcer sur le point de savoir si cette occupation porte ou non atteinte à une liberté fondamentale, il affirme que la demande ne présente pas le caractère d'urgence indispensable à la mise en oeuvre d'une mesure de référé. Les sujets qui fâchent ne sont donc même pas évoqués.

Grégoire IX fulmine une bulle


La décision n'est pourtant pas sans intérêt, car elle met en lumière les difficultés liées à l'exercice du pouvoir de police dans les locaux universitaires. Les Décodeurs, rubrique du journal Le Monde, qui se proposent de donner une information vérifiée, rappellent sentencieusement la célèbre grève des étudiants de 1229, qui a conduit le pape Grégoire IX a fulminer la bulle Parens scientiarum pour l'Université de Paris. Elle énonce que l'évêque de Paris y détient la responsabilité exclusive de l'ordre public dans l'Université, "celle-ci échappant à la justice civile". Dans un raccourci historique audacieux, les Décodeurs affirment que "cette réalité a été conservée jusqu’à aujourd’hui, traduite dans plusieurs textes législatifs".

Le pouvoir de police du président 


La célèbre bulle ne concernait pourtant que la Sorbonne qui, rappelons-le, ne dépend plus aujourd'hui de l'évêché. Le pouvoir de police dans l'enseignement supérieur appartient désormais au Président de l'Université, et les dispositions qui l'organisent n'ont plus grand chose à voir avec la tradition canonique. La loi Pécresse du 10 août 2007 affirme ainsi que le Président "est responsable du maintien de l'ordre et peut faire appel à la force publique dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat" (art. L 712-2 c. éduc.). Elle donne un fondement législatif au décret du 31 juillet 1985 relatif à l'ordre dans les enceintes et locaux des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel qui précise que "le Président d'Université (...) est responsable de l'ordre et de la sécurité dans les enceintes et locaux affectés à titre principal à l'établissement dont il a la charge".

Responsable de l'ordre et de la sécurité, le Président est doté d'un pouvoir de police qui appartient à lui seul. Il peut l'exercer avec l'aide de la force publique, lorsque l'ordre public justifie son intervention.

Affiche de @guevara_tolbiac. 7 avril 2018

Le contrôle du juge administratif


Ce pouvoir de police du président demeure soumis au contrôle du juge. Ce bon Grégoire IX, lorsqu'il décidait que la Sorbonne ne relevait plus de la justice du roi, entendait la soumettre à celle de l'Eglise et au droit canon, perspective qui n'était finalement pas plus réjouissante pour les joyeux grévistes de l'époque. Aujourd'hui, comme toujours en matière de police, le juge compétent est le juge administratif, dès lors qu'une mesure de police se traduit toujours par un acte de puissance publique. Il en est de même , comme dans le cas de la Commune libre de Tolbiac, il s'agit de contester l'abstention du président.

Le juge administratif est parfois le principal allié du Président d'Université confronté à une occupation illégale.  Celui-ci peut demander en référé une injonction ordonnant "l'expulsion sans délai des personnes occupant sans droit ni titre les locaux des établissements publics qu'ils dirigent". La condition est assez facile à remplir dès lors que les étudiants n'ont pas le droit de grève, droit exclusivement attaché à la qualité de salarié. Les présidents de trois établissements grenoblois ont ainsi obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Grenoble une telle injonction. Cette décision du 20 mars 2006 reposait cependant sur l'article L 521-3 du code de la justice administrative, c'est à dire sur une procédure de référé ordinaire qui permet de prendre "toute mesure utile au demandeur", dès lors que la condition d'urgence est remplie. A l'époque, le juge des référés avait estimé que le caractère illégal de l'occupation et l'usage des locaux qui empêchaient les cours de s'y dérouler normalement faisaient obstacle "au fonctionnement régulier et continu du service public".

Le précédent toulousain


On objectera évidemment que le président de l'Université Panthéon-Sorbonne s'est bien gardé de faire la moindre demande. Il n'a demandé le concours de la force publique que pour protéger les occupants du site Tolbiac, lorsqu'un groupe cagoulé a jeté des fumigènes dans l'Université. La demande de référé émane donc d'un syndicat étudiant.

Mais précisément, rien n'interdit à une personne privée, et même à une personne seule, de saisir le juge, en cas d'abstention du président. Dans une décision du 13 avril 2006, le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a ainsi ordonné sous astreinte l'évacuation de l'Université du Mirail. Il était saisi par des étudiants, indépendamment de toute action syndicale. Les uns risquaient de devoir rembourser le coût de leurs études prises en charges par les Assedic s'ils n'étaient pas reçus aux examens, les autres de perdre le bénéfice de leur bourse. Pour le juge, une telle situation porte atteinte à leur "liberté personnelle". Il constate donc que le Président n'a "pas utilisé l'ensemble des pouvoirs qu'il tient de l'article L 712-2 du code de l'éducation" et qu'il a donc "méconnu l'étendue de ses pouvoirs". La similarité de la situation avec celle de la Commune libre de Tolbiac est troublante, d'autant plus que les requérants utilisaient cette fois le fondement de l'article L 521-2 du code de justice administrative, c'est-à-dire le référé-liberté.

Le juge des référés parisien aurait pu reprendre exactement cette jurisprudence pour exiger l'évacuation du site Pierre Mendès France - Tolbiac. Il a choisi de ne pas le faire. Il précise ainsi que "les locaux (...) sont occupés depuis trois semaines, empêchant l'accès des étudiants à leurs enseignements et que cette situation de blocage perdure alors que les examens universitaires de fin d'année doivent débuter dans vingt jours" et que les violences commises à l'encontre des étudiants se sont déroulées à l'extérieur de l'établissement. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes et ces "circonstances ne constituent pas une situation d'urgence"... Il ne reste plus qu'à conseiller aux membres de la Commune libre de Tolbiac d'aller occuper le tribunal administratif de Paris.


jeudi 5 avril 2018

Pas de Non bis in idem dans l’affaire Krombach

L’affaire Krombach s’achève avec la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 29 mars 2018. Elle avait commencé en 1982 avec le décès, à l’âge de quinze ans, de Kalinka Bamberski, la belle fille de Dieter Krombach, alors qu’elle se trouvait chez lui, en Allemagne. Le père de la jeune fille, André Bamberski, a porté plainte contre D. Krombach pour viol et assassinat, mais il s’est vu opposer un classement  sans suite par les tribunaux allemands. Kalinka Bamberski ayant la nationalité française, il également porté plainte en France, et la Cour d’assises de Paris a, quant à elle, condamné par contumace le requérant à quinze années d’emprisonnement. Mais il est resté en Allemagne, libre.... jusqu’à ce que André Bamberski le fasse enlever et livrer, tout ficelé, aux autorités françaises en 2009. Depuis cette date, sa peine a été confirmée et il la purge dans une prison française.

On imagine que les recours de l’intéressé ont été nombreux. La CEDH s'était déjà prononcée en 2001 sur le jugement par contumace. Saisie ensuite de la seconde procédure, celle diligentée en présence de Dieter Krombach, elle avait déjà déclaré irrecevable la plus grande partie du recours dans un arrêt du 10 mai 2016. Elle avait alors écarté les moyens liés à une procédure de remise un peu atypique aux autorités françaises, faisant observer que l’intéressé avait pu contester cet enlèvement auprès des juges français, et que ses auteurs avaient été condamnés. Ne reste donc en 2018, soit 36 ans après les faits, que le moyen tiré de la violation du principe Non bis in idem, moyen à propos duquel la CEDH avait demandé aux autorités françaises un certain nombre d’éléments de nature à l’éclairer. C’est maintenant chose faite, et la CEDH rend une décision d’irrecevabilité, cette fois totale et définitive.

Hergé. Tintin en Amérique. 1932


Non bis in idem dans la Convention européenne


L'article 4 du protocole n° 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme énonce que « nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif (...) ». Le texte semble clair et le principe Non bis in idem ne s'appliquer qu'aux poursuites multiples engagées dans un "même Etat". Dieter Krombach évoque cependant une jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 5 juin 2014. Selon son interprétation de l’article 54 de la convention d’application de l’Accord de Schengen, une ordonnance de non-lieu rendue dans un État contractant doit être considérée comme un jugement définitif et fait obstacle à de nouvelles poursuites pour les mêmes faits et contre la même personne, dans un autre État contractant. Pour Dieter Krombach, une décision de non-lieu n'exclut donc pas une nouvelle procédure, dans l'hypothèse où des charges nouvelles sont relevées contre l'intéressé dans l'Etat où elle a été rendue. En revanche, elle a autorité de chose jugée à l'égard des autres Etats de l'espace Schengen, conformément à l'article 54 de la Convention d'application.

La CEDH oppose à ce raisonnement un solide bon sens. Elle fait observer que les dispositions de l'article 4 du protocole n° 7 sont claires. Elles se réfèrent en effet aux "juridictions du même Etat" et non pas aux "juridictions de tout Etat partie à la Convention". Le rapport explicatif de ces dispositions reprend la même formule, en précisant explicitement qu'elle signifie que l'application de cette disposition est "limitée au plan national". Une jurisprudence abondante de la Cour précise donc que l'article 4 du Protocole n° 7 ne fait pas obstacle à ce qu'une personne soit poursuivie ou punie par les juridictions d'un Etat partie en raison d'une infraction pour laquelle elle a été acquittée par un jugement définitif dans un autre Etat. Dans l'arrêt Trabelsi c. Belgique de 2014, la CEDH rappelle ainsi que ces dispositions ne garantissent pas le respect du principe Non bis in idem dans le cas de poursuites et de condamnations dans différents Etats. Il n'est donc pas applicable en l'espèce.

Deux ordres juridiques distincts


Quant à la décision de la CJUE invoquée par Dieter Krombach, elle est purement et simplement écartée. Certes, le droit de l'Union européenne confère au principe Non bis in idem une dimension interétatique au sein de l'Union, mais cette situation est sans influence sur l'applicabilité de l'article 4 du Protocole n° 7 à la Convention européenne. En d'autres termes, la CEDH demeure incompétente pour apprécier d'éventuelles violations du droit de l'Union. Tout au plus peut-elle apprécier si les effets des décisions rendues par les juges internes sur le fondement du droit de l'Union sont compatibles avec le droit de la Convention européenne (CEDH, 3 octobre 2014, Jeunesse c. Pays-Bas). Mais en l'espèce, il ne lui est rien demandé de tel et il ne lui appartient pas de rechercher si les poursuites engagées par la France contre Dieter Krombach violent ou non le droit de l'Union européenne.

L'irrecevabilité du grief développé par le requérant permet à la CEDH de rappeler que l'ordre juridique de l'Union européenne n'est pas celui de la Convention européenne. Les deux espaces sont différents. L'Union repose désormais sur un espace judiciaire commun sur lequel se développent des procédures qui trouvent leur fondement dans des règles définies par accord entre les Etats membres et qui s'appliquent de manière uniforme sur l'ensemble de cet espace. La Convention et la CEDH visent seulement à garantir le respect des droits et libertés qu'elles consacrent par les juridictions internes des Etats parties. La jurisprudence la Cour tend peu à peu à définir un standard européen de protection, mais il n'a jamais été question de créer un espace intégré.


samedi 31 mars 2018

Le code du téléphone devant le Conseil constitutionnel

Dans une décision M. Malek B. du 30 mars 2018, rendue sur question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution le délit sanctionné par l'article 434-15-2 du code pénal. Il punit  de trois ans d'emprisonnement et de 270 000  € d'amende le fait "pour quiconque ayant connaissance de la convention secrète de déchiffrement d'un moyen de cryptologie susceptible d'avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit, de refuser de remettre ladite convention aux autorités judiciaires ou de la mettre en oeuvre, sur les réquisitions de ces autorité". 

Le législateur avait défini la cryptologie, dès la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, comme "tout matériel ou logiciel conçu ou modifié pour transformer des données, qu'il s'agisse d'informations ou de signaux, à l'aide de conventions secrètes ou pour réaliser l'opération inverse avec ou sans convention secrète. Ces moyens de cryptologie ont principalement pour objet de garantir la sécurité du stockage ou de la transmission de données, en permettant d'assurer leur confidentialité, leur authentification ou le contrôle de leur intégrité".

Dans le cas de Malek B., les faits à l'origine de la QPC sont d'une grande banalité. L'intéressé est arrêté en possession produits stupéfiants et, lors de l'enquête de flagrance, la police lui demande le code d'accès à son téléphone portable. Il refuse, et invoque essentiellement deux moyens, à l'appui de sa QPC. Il estime en effet que les dispositions de l'article 434-15-2 du code pénal ne lui sont applicables et qu'elles portent atteinte à son droit de ne pas s'auto-incriminer.

Au-delà du terrorisme

 

Le Conseil constitutionnel ne reprend pas l'argument reposant sur l'idée que la loi du 3 juin 2016 ne s'appliquerait qu'à la lutte contre le terrorisme, au sens le plus étroit du terme. Malek B., arrêté en possession de drogue ne pourrait donc faire l'objet d'une procédure prévue par ce texte. Un tel argument ne repose en effet sur aucun fondement sérieux. La loi du 3 juin 2016 ne vise pas seulement à renforcer la lutte contre le terrorisme, mais vise aussi la grande criminalité et donc le trafic de produits stupéfiants. Le délit de refus de communiquer la convention de déchiffrement figure d'ailleurs dans une section du code pénal consacrée aux entraves à l'exercice de la justice. Les infractions qui y figurent sont d'ordre très général, et on y trouve aussi bien les mesures d'intimidations commises envers un magistrat ou, au contraire, les mesures de corruption visant à obtenir une décision de justice en sa faveur. Le délit visé par l'article 434-15-2 ne s'applique donc pas aux seules poursuites engagées pour des faits de terrorisme.

Le téléphon. Nino Ferrer. 1967

La cryptologie


De manière plus précise, le requérant affirme qu'un code d'accès à un téléphone n'est pas une  convention secrète de chiffrement d'un moyen de cryptologie. A ses yeux, la loi ne vise que les personnes qui ont fourni les moyens de cryptologie, par exemple Apple ou Samsung, et non pas l'utilisateur. Une telle limitation du champ d'application serait un peu étrange, tout simplement parce que la communication des conventions de déchiffrement par les opérateurs est déjà organisée par l'article L 871-1 du code de la sécurité intérieure. Dans son arrêt de renvoi de janvier 2018, la Cour de cassation ne reprend d'ailleurs pas cet argument, estimant donc implicitement qu'il ne s'agit pas d'un moyen sérieux de nature à justifier une QPC. Le Conseil constitutionnel se réfère expressément à cette jurisprudence et mentionne que l'obligation de livrer ses codes pèse sur "toute personne, y compris celle suspectée d'avoir commis l'infraction à l'aide de ce moyen de cryptologie". 

La vie privée


Le débat se concentre donc sur les atteintes aux droits et libertés de la personne à laquelle la communication de ses codes est ainsi réclamée. La vie privée, et plus précisément le secret de la correspondance, est invoquée par le requérant, mais le Conseil constitutionnel l'écarte rapidement. En effet, la prévention des infractions et la recherche de leurs auteurs constituent des objectifs de valeur constitutionnelle. Une ingérence dans la vie privée des personnes est donc possible, dès lors qu'elle est réalisée sous le contrôle d'une autorité judiciaire, est proportionnée à ces objectifs.

Le droit de ne pas s'auto-incriminer


Plus sérieuse est la question du droit à ne pas s'auto-incriminer. Directement inspiré du droit américain, plus exactement du 5è Amendement à la Constitution des Etats-Unis, il ne figure pas dans le code pénal mais trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne, décidément souvent influencée par une Common Law qui repose sur des principes bien différents à ceux du droit français. Consacré par un arrêt du 25 février 1993 Funke c. France, et considéré comme un élément du droit au procès équitable, il interdit à l'accusation de recourir à des éléments de preuve obtenus sous la contrainte ou par la ruse. Dans un arrêt très remarqué du 6 mars 2015, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation reprend ce principe et sanctionne pour défaut de loyauté le fait d'avoir sonorisé deux cellules de garde à vue dans lesquelles ont été enfermées des individus soupçonnés d'avoir dévalisé une bijouterie. 

Dans sa QPC du 30 mars 2018, le Conseil estime que le délit sanctionnant le refus de communication des codes aux enquêteurs ne porte pas une atteinte excessive au droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Son analyse est identique à celle développée par la CEDH, dans son arrêt du 17 décembre 1996 Saunders c. Royaume-Uni. Il précise en effet que le droit de ne pas s'auto-incriminer ne s'étend pas aux données que l'on peut obtenir de l'accusé en usant de pouvoirs coercitifs qui existent en dehors de la volonté de l'intéressé. C'est ainsi par exemple, que le prélèvement d'ADN durant une enquête judiciaire constitue une obligation légale, à laquelle le suspect ne peut se soustraire.  Le code donnant accès à un téléphone n'est pas différent. Fixé sur un support, il existe indépendamment de la volonté de la personne suspectée, et l'autorité judiciaire pourrait, en tout état de cause, l'exiger du fournisseur d'accès. Celui-ci dispose cependant d'un délai de 72 heures pour répondre à la demande, et le législateur a donc choisi de raccourcir la procédure : demander le code à la personne suspectée permet d'avoir accès aux données pendant la durée d'une garde à vue.

Le Conseil constitutionnel ne donne cependant pas à un blanc-seing dans ce domaine. D'une part, il rappelle que "l'enquête ou l'instruction doivent avoir permis d'identifier l'existence des données traitées par le moyen de cryptologie susceptible d'avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit". Il affirme ainsi que cette procédure ne peut exister que durant l'enquête judiciaire. Encore ne doit-elle pas avoir pour objectif d'obtenir directement des aveux ni de reconnaissance de culpabilité. Là encore, le Conseil se réfère à la décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation de mars 2015 qui sanctionne une reconnaissance de culpabilité obtenue par la sonorisation d'une cellule de garde à vue. Le droit au silence comme le droit de ne pas s'auto-incriminer sont donc toujours garantis, dès lors qu'ils résultent, quant à eux, de la seule volonté de l'intéressé.

Le Conseil constitutionnel s'inscrit ainsi dans la droite ligne des jurisprudences de la CEDH et de la Cour de cassation. Plus largement, il s'intègre dans une évolution constante du droit pénal qui conduit à relativiser la place de l'aveu dans la procédure. C'est aux enquêteurs, dans le cadre d'une procédure exclusivement judiciaire, de démontrer la culpabilité du suspect. Le droit de procéder à des investigations dans le téléphone du suspect apparaît ainsi comme la conséquence de son droit au silence et à ne pas s'auto-incriminer. S'il ne veut pas coopérer dans la recherche de la vérité, son téléphone, quant à lui, risque de parler...


Sur le procès équitable : Chapitre 4 section 1 § 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.






mercredi 28 mars 2018

Violences sexuelles et harcèlement de rue : le projet de loi est déposé

On en parlait depuis longtemps sans savoir exactement ce que serait son contenu. Le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes a enfin été déposé le 21 mars 2018, porté par Nicole Belloubet et Marlène Schiappa. Faisant l'objet d'une procédure accélérée, il fera l'objet d'un seul vote, d'abord devant l'Assemblée nationale, puis devant le Sénat. 

Observons d'emblée que le texte est extrêmement bref, cinq articles, dont un uniquement destiné à assurer son application dans les collectivités d'outre-mer. Il est éclairé par l'avis du Conseil d'Etat qui a été publié, et qui met discrètement en évidence quelques incertitudes juridiques. Si elles restent modérées dans le cas des dispositions portant sur le viol des mineurs, elles sont plus importantes dans la définition de la nouvelle contravention sanctionnant l'outrage sexiste.

Un régime doublement dérogatoire de prescription


L'article 1er du projet vise à prescrire l'action publique des crimes de nature sexuelle ou violente commis sur les mineurs par trente années révolues à compter de la majorité de la victime. Il s'agit donc d'établir une dérogation à l'article 7 du code de procédure pénale, qui prévoit un délai de prescription de vingt années en matière criminelle, "à compter du jour où l'infraction a été commise". Cette formulation reprend la proposition du rapport rédigé par Flavie Flament en avril 2017. La victime d'un crime commis sur mineur pourra ainsi porter plainte, jusqu'à ce qu'elle ait atteint l'âge de quarante-huit ans. L'idée est de donner aux victimes le temps nécessaire à la dénonciation des faits, en particulier de tenir compte du phénomène d'amnésie traumatique propre aux agressions perpétrées contre des enfants. 

Le report du point de départ du délai de prescription dans le cas des violences dirigées contre des mineurs n'a rien de nouveau. La loi du 9 mars 2004 fixait déjà un régime doublement dérogatoire. D'une part, le point de départ du délai se situait à la majorité de la victime, alors que le droit commun le fixait au jour de la commission des faits. D'autre part, la durée de la prescription était allongée à vingt ans, alors que le droit commun en matière criminelle avait, au contraire, été réduit à dix ans. Or la loi du 27 février 2017 a réformé la prescription pour étendre le droit commun à vingt ans pour les crimes. Le présent projet a donc finalement pour objet de maintenir ce régime doublement dérogatoire, au prix d'un allongement de la durée de prescription à trente années. 

Ce régime dérogatoire repose sur des motifs louables, mais il convient tout de même de s'interroger sur sa conformité au principe d'égalité devant la loi. Le délai de prescription pour un viol sur mineur sera en effet largement plus long que celui appliqué aux personnes coupables d'un assassinat. A priori, le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 22 janvier 1999, estime qu'aucun principe de valeur constitutionnelle n'interdit au législateur de fixer des délais de prescription dérogatoires ou de rendre un crime imprescriptible.  Encore faut-il cependant que cette dérogation n'entraine pas une différence de traitement injustifiée. Le Conseil constitutionnel contrôle ainsi, comme il l'a fait dans sa décision QPC du 12 avril 2013, la justification et la proportionnalité des délais de prescription, en particulier au regard du principe d'égalité devant la loi. Dans son avis sur l'actuel projet, le Conseil d'Etat mentionne ainsi qu'une "disposition qui viendrait à créer une différence de traitement injustifiée pourrait en revanche encourir une censure du Conseil constitutionnel". Certes, le Conseil d'Etat ajoute ensuite que le projet apporte des justifications à l'appui de ce régime dérogatoire, mais le risque d'inconstitutionnalité n'est tout de même pas totalement écarté.

Les abus sexuels sur mineurs de quinze ans


Différentes affaires récentes ont posé la question du consentement du mineur de moins de quinze ans à un acte sexuel avec une personne majeure. Des décisions d'acquittement ou de relaxe, reposant sur le consentement de jeunes filles de onze ans, ont suscité l'intervention de la ministre de la justice, annonçant un texte pour établir une présomption de non consentement du mineur. Heureusement, le projet de loi ne reprend pas cette étrange idée de présomption. Elle conduisait en effet à établir une présomption de culpabilité de la personne majeure, principe peu compatible avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel, surtout en matière criminelle.

L'article 222-23 du code pénal définit le viol comme "tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise". Commis sur un mineur, ce crime peut valoir à son auteur une peine de vingt ans de prison et de 150 000 € d'amende. Pour écarter l'obstacle du consentement de l'enfant, le projet énonce que lorsque les faits sont commis sur un mineur de quinze ans, "la contrainte morale ou la surprise peuvent résulter de l'abus de l'ignorance de la victime ne disposant pas de la maturité ou du discernement nécessaire pour consentir à ces actes". La solution semble effectivement de nature à faciliter les poursuites, mais elle bute sur la question de l'élément intentionnel de l'infraction. Peut-on le ramener à la seule connaissance de l'âge de l'enfant par l'auteur de l'acte ? 

Dans son rapport, le Conseil d'Etat envisage l'hypothèse d'une relation sexuelle librement décidée entre un mineur de 17 ans et demi et une adolescente de 14 ans et qui se poursuivrait, de manière habituelle, pendant plusieurs mois. L'application de la disposition envisagée pourrait conduire le mineur ayant atteint ses dix-huit ans devant la cour d'assises pour un crime de viol, d'autant qu'il connaissait évidemment l'âge de l'adolescente. Une relation licite lorsqu'il avait 17 ans deviendrait criminelle lorsqu'il devient majeur. C'est bien entendu une hypothèse d'école, et le principe d'opportunité des poursuites peut permettre, au cas par cas, d'empêcher de telles poursuites.  Il n'en demeure pas moins que la question de l'élément intentionnel devra être évoquée durant les débats.

On m'suit. Mistinguett et Jean Gabin. 1928

La contravention d'outrage sexiste


L'élément le plus médiatisé du projet de loi réside dans la création d'une contravention d'outrage sexiste, contravention ordinairement de 4è classe mais qui pourrait monter à la 5è classe, lorsque l'outrage vise un mineur ou une personne vulnérable, lorsqu'il a lieu dans un moyen de transport collectif. Outre l'amende qui leur sera infligée, les auteurs pourront être condamnés à des peines complémentaires, parmi lesquelles "l'obligation d'accomplir, à leurs frais, un stage de lutte contre le sexisme (...)".

L'outrage sexiste renvoie à ce qu'il est convenu d'appeler le "harcèlement de rue". Il est défini par le projet comme  le fait d'"imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante". Pour le moment, la définition est entièrement psychologique, et l'outrage sexiste est celui que la victime considère comme "dégradant ou humiliant", ou la mettant en situation "intimidante, hostile ou offensante". Le problème est que tout le monde n'est pas humilié ou offensé par les mêmes propos ou par les mêmes attitudes. 

Le principe de clarté et de lisibilité de la loi est-il en cause ? Ce n'est pas impossible, et on se souvient que, dans une décision du 4 mai 2012, Gérard D., rendue sur QPC, le Conseil constitutionnel avait déclaré contraire à ce principe une disposition législative définissant le harcèlement sexuel comme "le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle". Définir le harcèlement comme le fait de harceler relèvait de la tautologie, et on peut se demander s'il n'en est pas de même d'une définition de l'outrage comme "tout propos ou comportement" susceptible d'humilier, d'offenser ou d'intimider la victime.

L'avis du Conseil d'Etat est muet sur ce problème, tout simplement parce qu'il considère que ces dispositions n'ont rien à faire dans le projet de loi. Aux termes de l'article 34 de la Constitution, "la loi fixe les règles concernant (...) la détermination des crimes et des délits". La création d'une contravention nouvelle relève donc, et ce n'est vraiment pas une nouveauté, du pouvoir réglementaire. Certes, une disposition législative relevant du domaine réglementaire n'est pas pour autant inconstitutionnelle, dès lors que l'Exécutif n'a pas utilisé les instruments juridiques à sa disposition pour empêcher l'ingérence. Mais le Conseil d'Etat est, quant à lui, lié par le partage des compétences défini par la Constitution. Il "suggère" donc "au Gouvernement de lui présenter pour avis un projet de décret créant cette nouvelle contravention".

Il intervient cependant sur le "stage de lutte contre le sexisme", dès lors que les peines complémentaires sont listées dans l'article 131-16 du code pénal. Et il n'est pas tendre sur cet ajout, précisant qu'il "doute de sa nécessité". Il fait observer que la liste des peines complémentaires est déjà fort longue et que la lutte contre le sexisme pourrait parfaitement être intégrée aux stages de citoyenneté qui existent déjà.

La contravention d'outrage sexiste est donc, mais il fallait s'y attendre, le maillon faible du projet de loi. Le choix de la voie parlementaire s'explique par la volonté de médiatiser une infraction censée répondre à une demande de l'opinion. Mais la définition de l'infraction manque de clarté, et nul n'ignore que les preuves seront difficiles à apporter, et les auteurs difficiles à retrouver. Il ne restera qu'à espérer quelques cas de flagrant délit pour que la contravention devienne quelque peu dissuasive. Pour le moment, on doit plutôt se réjouir qu'il y ait un débat parlementaire, car il permettra peut-être d'améliorer la qualité du texte.
 



dimanche 25 mars 2018

Inspection générale de la Justice : un décret pour rien

Dans un arrêt du 23 mars 2018, le Conseil d'Etat, saisi par différents syndicats dont FO et l'USM, admet la légalité du décret du 5 décembre 2016 créant l'Inspection générale de la Justice. Il annule cependant l'article 2 de ce texte, faisant ainsi sortir le contrôle de la Cour de cassation du champ de sa mission. 

Cette annulation partielle vide de son contenu le décret de 2016. On se souvient qu'il fut le dernier texte signé par Manuel Valls, alors Premier ministre, avant de quitter ses fonctions. Son objet était précisément de soumettre la Cour de cassation à un contrôle de gestion auquel étaient déjà soumises les juridictions de l'ordre judiciaire par l'Inspection générale des services judiciaires. Avant 2016, les compétences de cette ancienne Inspection ne s'étendaient pas aux juges suprêmes. L'annulation de l'article 2 a donc pour conséquence immédiate un retour à la situation antérieure.

Le décret de 2016 avait suscité une opposition ouverte du Premier président Bertrand Louvel et du procureur général Jean-Claude Marin qui avaient co-signé une lettre officielle de protestation. A l'époque, ils s'étonnaient d'apprendre cette création par la lecture du Journal officiel et contestaient la nouvelle Inspection, au nom du principe de séparation des pouvoirs. Ce moyen a été repris par les syndicats requérants.

La séparation des pouvoirs, entre l'article 16 et l'article 64


Celui-ci figure dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirme que "toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution". Dans une décision Mme Ekaterina B. rendue sur QPC le 10 novembre 2011, le Conseil constitutionnel affirme clairement que cette disposition "implique le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement". L'article 16 interdit ainsi l'ingérence des agents placés sous l'autorité de l'Exécutif dans la fonction juridictionnelle. 

En l'espèce, il n'est pas contesté que l'Inspection générale de la Justice se rattache à l'Exécutif. L'article 1er du décret affirme qu'elle est "placée auprès du garde des sceaux, ministre de la justice". Ses membres, inspecteurs généraux et inspecteurs, peuvent certes être recrutés parmi les magistrats, mais aussi dans d'autres corps, greffiers, services pénitentiaires, ou directement à la sortie de l'ENA. En d'autres termes, les magistrats recrutés à l'Inspection deviennent membres d'un corps d'inspection et ils n'exercent donc plus une fonction juridictionnelle.

L'article 16 de la Déclaration de 1789 ne figure pas dans les visas de la décision du 23 mars 2018. Cette absence, que l'on ne peut pas ne pas remarquer, montre que le Conseil d'Etat écarte tout simplement l'article 16 de son raisonnement, comme s'il n'existait pas. Il préfère l'article 64 de la Constitution, qui, lui, figure dans les visas. Il fait du Président de la République le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire", formulation qui est celle du titre VIII. Il est clair que l'"autorité judiciaire" n'est pas le "pouvoir judiciaire". Le constituant de 1958 l'a voulu ainsi, pour maintenir la subordination du Parquet à l'Exécutif. Mais cette terminologie conduit à constater que le régime actuel ne repose pas vraiment sur la "séparation des pouvoirs", dès lors qu'il n'existe pas réellement de "pouvoir judiciaire".

La Cour européenne des droits de l'homme se montre pleinement consciente des limites du système français de séparation des pouvoirs, lorsqu'elle affirme que les magistrats du parquet, placés sous l'autorité hiérarchique du ministre de la justice, ne constituent pas des "magistrats indépendants" au sens de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH, 23 novembre 2010, Moulin c. France).

Devant une telle situation, le Conseil d'Etat aurait pu, s'il l'avait voulu, s'appuyer sur l'article 16 pour renforcer l'indépendance des juridictions judiciaires et déclarer inconstitutionnelle l'Inspection générale de la Justice. Précisément, il ne l'a pas voulu.  

 
Inspecteur Gadget. Générique
Bruno Bianchi, Andy Hayward et Jean Chalopin. 1983

Contrôle de gestion et séparation des pouvoirs


Il affirme au contraire que la création de l'Inspection n'emporte aucune atteinte à la séparation des pouvoirs, dès lors celle-ci "apporte, par sa composition, le statut de ses membres, son organisation ainsi que les conditions et les modalités de son intervention, les garanties nécessaires au respect de l’indépendance de l’autorité judiciaire et que ses investigations ne le conduisent pas à porter une appréciation sur un acte juridictionnel déterminé". Rien n'interdit donc la présence d'inspecteurs extérieurs à la magistrature, dès lors que les investigations portant sur le comportement d'un magistrat sont conduites par un inspecteur ayant aussi la qualité de magistrat. Cette condition est d'ailleurs posée par les articles 14 et 15 du décret. Le Conseil d'Etat insiste ensuite sur le fait que les enquêtes peuvent être diligentées soit à la demande du Garde des Sceaux, soit à l'initiative de l'Inspection elle-même, argument étrange si l'on considère que cette initiative n'a pas pour effet de supprimer celle du ministre. 

D'une manière générale, l'analyse du Conseil repose sur l'idée que la mission de l'Inspection réside dans l'audit, le contrôle de gestion, et non pas celui de l'activité juridictionnelle. Le texte du décret manque pourtant de clarté sur ce point. Il affirme en effet que l'Inspection "apprécie l'activité, le fonctionnement et la performance des juridictions". La formule n'interdit pas un contrôle sur la manière dont les arrêts sont rendus, voire sur leur contenu.

La concession faite à la Cour de cassation


C'est peut-être pour cette raison que le Conseil d'Etat préfère annuler l'article 2 du décret, et ainsi sortir la Cour de cassation de la compétence de la nouvelle Inspection. Juridiction suprême placée au sommet de l'ordre judiciaire, la Cour a en effet un rôle particulier. Son Premier président et son procureur général ont un rôle particulier à la tête du Conseil supérieur de la magistrature, et assistent donc le Président de la République dans son rôle de garant de l'autorité judiciaire. Le Conseil d'Etat estime ainsi que des garanties particulières auraient dû être définies pour les inspections portant sur la Cour de cassation ou sur ses membres. 

Cette annulation ponctuelle a toutes les apparences d'une concession faite à la juridiction suprême de l'ordre judiciaire dans le but de calmer les esprits après l'opposition ouverte de décembre 2016. La décision est-elle pour autant satisfaisante au fond ? Certainement pas. D'abord, il faut bien constater que le Conseil d'Etat ignore superbement les juges du fond de l'ordre judiciaire, comme s'ils ne devaient pas, eux aussi, être protégés par le principe de séparation des pouvoir. On ne voit pas sur quoi repose cette distinction entre la juridiction suprême et les juridictions inférieures. Ensuite, le raisonnement tenu par le Conseil d'Etat repose sur une contradiction. En précisant que le décret ne peut s'appliquer à la Cour de cassation, il reconnaît que le contrôle de l'Inspection pourrait menacer son indépendance, ce qui le conduit à se fonder implicitement sur la séparation des pouvoirs... qu'il vient pourtant d'écarter.

Le contrôle de gestion du Conseil d'Etat


Il reste à se poser une question quelque peu impertinente : l'arrêt aurait-il été identique si le décret avait créé une Inspection générale de la justice administrative ? Imaginons ses inspecteurs recrutés parmi les membres des tribunaux administratifs, les greffiers ou les agents de la sécurité sociale... Ce n'est pas une idée absurde, si l'on considère que le contrôle de gestion du Conseil d'Etat est actuellement exercé par une mission permanente d'inspection exclusivement composée de conseillers d'Etat. Un système confortable qui conduit à faire en sorte que le Conseil d'Etat soit inspecté par lui-même... Dès lors qu'il reconnaît qu'une inspection générale composée d'inspecteurs recrutés dans différents corps ne porte pas atteinte à la séparation des pouvoirs, aucun obstacle juridique ne s'oppose plus à ce que le Conseil d'Etat applique sa jurisprudence ... à lui-même.



Sur l'indépendance et l'impartialité des juges : Chapitre 4 Section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

mardi 20 mars 2018

Veut-on fermer l'Open Data ?

La loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique confère un fondement législatif au principe d'Open Data des données publiques. En matière d'accès au droit, l'Open Data se définit comme un droit d'accès et de réutilisation des normes juridiques, qu'il s'agisse des règles juridiques comme la loi et les actes réglementaires, ou des décisions rendues par les différentes juridictions. Mis en oeuvre comme un service public gratuit, ce qui n'interdit pas une réutilisation des données à des fins commerciales, l'Open Data s'est développé à partir du site Legifrance.

Si l'accès aux normes législatives et réglementaires est désormais entré à la fois dans le droit et dans les moeurs, il n'en est pas tout à fait de même de l'accès à la jurisprudence, c'est-à-dire à l'ensemble des décisions de justice. Legifrance ne diffuse de manière exhaustive que les décisions des juridictions suprêmes que sont le Conseil d'Etat et la Cour de cassation. L'Open Data peine à s'imposer dans ce domaine et de nombreuses réticences se font jour. En témoignent deux initiatives discrètes, visant à restreindre sa portée.

L'article 18 du projet de loi de programmation pour la justice prévoit ainsi de modifier tant le code de la justice administrative que celui de l'organisation judiciaire, en précisant que "les tiers peuvent se faire délivrer copie des décisions, sous réserve que leur demande ne soit pas abusive ou n'ait pas pour objet ou pour effet la délivrance d'un nombre important de décisions. La délivrance de la copie de la décision est précédée d'une occultation des éléments d'identification des parties et des tiers mentionnés dans la décision, lorsqu'elle est de nature à porter atteinte à la sûreté des personnes ou à l'intimité de la vie privée".

De son côté, Madame Joissains, rapporteur au Sénat du projet de loi sur la protection des données personnelles a déposé un amendement  précisant que les modalités de mise à disposition des décisions de justice "préviennent tout risque de ré-identification des magistrats, des avocats, des parties et de toutes les personnes citées dans les décisions, ainsi que tout risque, direct ou indirect, d'atteinte à la liberté d'appréciation des magistrats et à l'impartialité des juridictions".

Ces deux initiatives révèlent une double préoccupation, d'une part empêcher la communication en masse des décisions de justice, d'autre part imposer des contraintes d'anonymisation extrêmement lourdes, si lourdes qu'elles risquent de se révéler impossibles à mettre en pratique, au moins dans un avenir proche.

La communication en masse des décisions


Si l'on en croit l'article 18, l'accès à la jurisprudence peut s'exercer, sous la réserve que les tiers ne fassent pas de "demandes abusives" ou visant à la "délivrance d'un nombre important de décisions". Les notions employées frappent par leur incertitude. Comment définir une demande abusive ? A partir de combien le nombre de décisions dont la communication est sollicitée devient-il important ? Ces incertitudes sont loin d'être neutres, car elles conduisent à laisser à la juridiction elle-même, voire au greffe, le soin d'apprécier le bien-fondé de la demande.

On ne peut s'empêcher de penser qu'une telle mesure vise avant tout la Legal Tech, c'est à dire les entreprises qui proposent des services de mise à disposition des décisions de jurisprudence, avec l'aide de moteurs de recherches très élaborés apportant à l'utilisateur des résultats aussi adaptés que possibles à la spécificité de sa demande. Comment serait-il matériellement possible  de mettre en oeuvre de tels systèmes en accédant aux décisions une par une, ou deux par deux, selon les choix définis par juridictions elles-mêmes, c'est-à-dire le plus souvent par les greffes ? Il est évident qu'une entreprise qui propose un traitement de masse des décisions de justice voit son activité entravée par une telle restriction.

Le problème est que cette restriction heurte directement le droit à la réutilisation des informations publiques à d'autres fins que celles pour lesquelles elles sont détenues ou élaborées, droit consacré par l'ordonnance du 6 juin 2005 et qui fait partie intégrante du principe d'Open Data.

Le poison. René Magritte. 1939

Anonymisation ou pseudonymisation


Aux termes Les articles 20 et 21 de la loi Lemaire, les "jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées. Cette mise à disposition du public est précédée d'une analyse du risque de ré-identification des personnes". Les bornes de l'Open Data se trouvent dans la vie privée des personnes, principe d'ailleurs conforme tant à la législation française qu'au règlement général sur la protection des données (RGPD) qui entrera en vigueur le 25 mai 2018. Pour assurer l'exercice des droits d'accès et de réutilisation, il convient ainsi d'élaborer des outils, c'est-à-dire des algorithmes, qui exploiteront les décisions de justice, en livreront le contenu sans porter atteinte à la vie privée des personnes. L'exigence est élevée, car l'anonymisation ou la pseudonymisation doit s'accompagner d'une analyse visant à prévenir le risque de ré-identification. 

Il est vrai que, dans ce domaine, la réflexion est bien loin d'être achevée. L'intelligence artificielle permet aujourd'hui d'envisager un traitement quantitatif des données qui pourrait avoir de lourdes conséquences. Le justiciable pourrait savoir si un magistrat est plus indulgent qu'un autre au sein d'un même tribunal, ou s'il accorde des réparations plus élevées, ou pire, si l'avocat qu'il a choisi gagne ses causes, ou s'il les perd. A l'inverse, l'anonymisation complète risquerait peut-être de conduire à une justice irresponsable ? Par ailleurs, à qui doit-on confier cette anonymisation ? La solution la plus évidente serait de la confier au service public lui-même, mais il a peu de moyens financiers et techniques. Le choix de la confier au secteur privé, à ceux là mêmes qui demandent accès ne pourrait se justifier que s'il s'accompagnait d'un véritable contrôle des algorithmes et d'accords de confidentialité assez proches de ceux qui existent, par exemple, dans le domaine de l'armement. Toutes ces questions doivent être posées et des règles doivent être définies.

Pour le moment, les deux initiatives prises dans le projet de loi de programmation comme dans celui sur la protection des données ne vont pas dans le sens de la réflexion mais dans celui d'un accroissement de la contrainte. L'article 18 de la loi de programmation prévoit ainsi une occultation systématique de tout élément d'identification "lorsqu'il est de nature à porter atteinte à la sûreté des personnes ou à l'intimité de la vie privée". L'impératif de sûreté est ainsi ajouté à celui de vie privée. Le problème est que la sûreté désigne juridiquement la situation de la personne qui n'est ni arrêtée ni détenue, ce qui semble bien peu en rapport avec la diffusion des décisions de justice. S'agit-il d'une rédaction un peu trop hâtive ou de la recherche d'une notion permettant d'occulter l'ensemble des décisions ?

Le débat d'intérêt général


L'amendement Joissains va encore plus loin, puisqu'il imposerait de prévenir "tout risque de ré-identification", non seulement des magistrats, des avocats, des parties mais aussi de toute personne citée dans les décisions. Mais comment peut-on prévenir un tel risque ?  Comment empêcher, par exemple, la "ré-identification" du maire de Ploërmel dans le contentieux de la statue du Pape Jean-Paul II installée au milieu de sa ville ? Il faudrait occulter le nom de l'élu, mais aussi celui la ville, celui de l'artiste qui a créé l'oeuvre, et enfin... le nom du pape. Tout cela manque de sérieux car les commentateurs, comme avant eux les magistrats qui ont rendu la décision, ont besoin de connaître les faits à l'origine du litige pour pouvoir mener à bien leur analyse.

Surtout, la question de la liberté d'accès à l'information est posée. Imaginons un instant qu'un homme politique soit condamné pour un détournement de fonds publics, ou pour des propos injurieux ou diffamatoires. Les citoyens se verront-ils refuser l'accès à une décision de justice qui participe à l'exercice du débat public sous le seul motif que l'on peut reconnaître l'homme politique en question ? Depuis un arrêt Dupuis et autres c. France de 2007, la Cour européenne des droits de l'homme affirme régulièrement que l'on "ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. A la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. » L'actualité judiciaire s'analyse comme un élément du débat d'intérêt général, susceptible d'être protégé par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Une pratique qui consisterait à empêcher toute identification des personnes dans les décisions de justice pourrait ainsi constituer une atteinte à cet article 10. 

Ces deux dispositions ont pour caractéristique commune de vouloir freiner l'Open Data des décisions de justice. Les causes d'une telle méfiance sont certainement multiples. D'une part, l'idée est solidement ancrée que la jurisprudence est un outil à disposition de ceux qui savent, magistrats, avocats etc. Les citoyens n'ont qu'à s'adresser aux experts qui leur expliqueront ce qu'ils doivent comprendre et ne pas chercher à comprendre par eux-mêmes. D'autre part, les juridictions suprêmes entendent conserver leur maîtrise de l'information, y compris dans l'accès aux décisions des juges du fond. Le rapport Cadiet suggère ainsi de placer l'Open Data sous leur pilotage, proposition de nature à les rassurer. Enfin, on affirme souvent que la communication en masse des décisions, en vue de leur réutilisation, est surtout demandée par les Legal Tech, au premier rang desquelles figure Doctrine.fr. Or, l'idée dominante est que ces données publiques ne doivent pas être réutilisées à des fins mercantiles.

Il est vrai que la Legal Tech tire bénéfice de données en principe gratuites. Mais force est de constater qu'elle n'est pas la seule et que cela n'a rien d'illicite.  La Cour de cassation elle-même, peu suspecte de vouloir tirer des bénéfices indus de son activités, gère la base de données JuriCa réunissant les décisions des cours d'appel. Or, si l'accès est gratuit pour les magistrats, il est payant pour les éditeurs juridiques. Ces derniers donnent également accès à leurs bases de données, moyennement paiement d'un abonnement. Ni les uns ni les autres ne sont des philanthropes et tous exercent une activité commerciale parfaitement légitime. Mais, dans l'état actuel des choses, force est de constater que les éditeurs juridiques traditionnels exercent leur activité au sein d'un marché protégé, fruit d'une longue tradition de proximité avec les juridictions suprêmes. Le principe d'égalité exigerait aujourd'hui que les entreprises de la Legal Tech soient traitées de la même manière. Considérées sous cet angle, les deux initiatives déployées au parlement peuvent apparaître comme des instruments de nature à maintenir un statu quo. Des esprits chagrins ou taquins pourraient même y voir l'expression d'un certain lobbying...