« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 14 mars 2018

Bertrand Cantat : "Jamais au criminel son crime ne pardonne"

"Jamais au criminel son crime ne pardonne"... Bertrand Cantat pourrait méditer ce vers de Victor Hugo. En effet, la mémoire d'un crime ne disparaît pas avec l'épuisement de ses conséquences pénales, et il est en train de l'apprendre.

L'ancien chanteur de Noir Désir veut reprendre sa carrière de chanteur, interrompue après le meurtre de Marie Trintignant commis à Vilnius en juillet 2003. Condamné à huit ans d'emprisonnement par les tribunaux lituaniens, il purge sa peine en France et obtient sa liberté conditionnelle en 2007, puis sa liberté totale en 2011. Après quelques apparitions plus ou moins discrètes dans les médias, quelques albums plus ou moins confidentiels, il veut désormais revenir sur le devant de la scène et une tournée est envisagée pour l'été 2018. 

Bertrand Cantat a plutôt mal choisi le moment de son retour. Depuis l'affaire Weinstein et les hashtags #dénoncetonporc et #Metoo, la question des violences faites aux femmes se trouve au coeur de l'actualité. Après les réseaux sociaux, ce sont les pouvoirs publics qui se sont emparés de la question pour développer des politiques publiques de lutte contre les violences, faire adopter des textes sur le harcèlement etc. Dans un tel contexte, le retour de Bertrand Cantat suscite des débats passionnés. D'un côté, le chanteur estime qu'il a payé sa dette à la société et il revendique droit de reprendre son métier. De l'autre côté, une opinion souvent hostile et des élus locaux qui menacent de supprimer les subventions des festivals qui accueilleraient le chanteur. Celui-ci se voit donc contraint d'annuler les spectacles faisant l'objet d'un financement public, mais il proteste hautement en s'appuyant sur un certain nombre de libertés et de droits dont il s'estime titulaire. 

La liberté d'expression


Betrand Cantat affirme d'abord que sa liberté d'expression est atteinte et qu'il fait l'objet d'une censure. Il s'appuie donc implicitement sur l'article 11 de la Déclaration de 1789 et sur l'article 10 de convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui la consacrent. 

L'analyse ne résiste pas à l'examen, même sommaire. En effet, aucune mesure de police administrative n'a été prise et aucun spectacle n'a été interdit. La situation de Bertrand Cantat est donc bien différente de celle de Dieudonné, dont le spectacle avait fait l'objet d'une interdiction préalable dans plusieurs villes. Ces interdictions, prononcées par une autorité administratives, invoquaient une atteinte au principe de dignité, composante de l'ordre public. On sait que, dans un premier temps, en janvier 2014, le juge des référés du Conseil d'Etat avait refusé de suspendre une telle interdiction. Il était ensuite revenu  à une jurisprudence plus traditionnelle en février 2015, estimant que l'interdiction du spectacle de Dieudonné constituait une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression. Les pouvoirs publics étaient en effet parfaitement en mesure de garantir un ordre public qui d'ailleurs n'était pas sérieusement menacé.

Dans le cas de Bertrand Cantat, les spectacles se déroulent normalement, tout au moins ceux qui ne sont pas financés par des capitaux publics. Les élus locaux n'ont rien interdit, mais se sont bornés à annoncer le retrait d'une subvention. Cette décision s'inscrit dans le cadre d'une relation contractuelle, qu'il s'agisse d'une délégation de service public, d'un marché public, voire d'un autre type de contrat. Dans tous les cas, la collectivité publique conserve un pouvoir discrétionnaire de modifier les termes de la convention. Betrand Cantat l'a d'ailleurs parfaitement compris, puisqu'il a annoncé son retrait de l'ensemble des festivals auxquels il devait participer durant l'été 2018. En revanche, ses concerts prévus dans des théâtres privés comme l'Olympia sont maintenus. Sa liberté d'expression est donc intacte, et ceux qui le souhaitent peuvent aller l'entendre.

Le droit à la réinsertion


Dans un message diffusé sur Facebook, Bertrand Cantat invoque son "droit à la réinsertion". L'idée vient sans doute d'un spécialiste de la communication, mais pas d'un juriste. Car le droit à la réinsertion n'existe pas. 

On peut définir la réinsertion comme un processus de réintégration dans la société des personnes condamnées, dans le but notamment d'éviter la récidive. La réinsertion est donc un devoir de l'Etat, un objectif à atteindre. La Cour européenne des droits de l'homme ne l'entend pas autrement. Dans l'arrêt Vinter et autres c. Royaume-Uni de 2013, elle observe que "si le châtiment demeure l’une des finalités de l’incarcération, les politiques pénales en Europe mettent dorénavant l’accent sur l’objectif de réinsertion de la détention ». Il est donc clair que l'objectif de réinsertion n'a des conséquences que pendant l'incarcération, lorsqu'il s'agit de donner au détenu les moyens de réinsérer à sa sortie, par exemple avec la possibilité de suivre une formation ou de prendre contact avec un futur employeur. La loi française du 22 juin 1987 s'inscrit dans cette perspective, et affirme que "le service public pénitentiaire a pour mission de favoriser la réinsertion sociale des personnes qui lui sont confiées par l'autorité judiciaire".

Une fois sorti de prison, l'intéressé a purgé sa peine et payé sa dette à la société. Il n'est pas pour autant titulaire d'un droit à la réinsertion qui lui permettrait d'exiger qu'elle lui offre un emploi ou un quelconque statut particulier.

Assez. Marie-Paule Belle. 2011

Le droit à l'oubli


S'il ne peut invoquer un droit à la réinsertion, Bertrand Cantat peut-il invoquer le droit à l'oubli ? Il ne s'en est pas privé, mais force est de constater que sa définition du droit à l'oubli n'est pas celle du droit positif. 

Création doctrinale, il apparaît avec la très célèbre affaire Landru, en 1965, sous la plume critique du Professeur Gérard Lyon-Caen. A l'époque, l'ancienne maîtresse du célèbre criminel demandait, devant le juge civil, réparation du préjudice que lui causait la sortie d'un film de Claude Chabrol, relatant une période de sa vie qu'elle aurait préféré enfouir dans le passé. Le juge a alors évoqué une "prescription du silence", pour finalement rejeter la demande au motif que la requérante avait elle même publié ses mémoires, et que le film reprenait des faits relatés dans des chroniques judiciaires parfaitement accessibles (TGI Seine, 14 octobre 1965. Mme S. c. Soc. Rome Paris Film, confirmé en appel : CA Paris 15 mars 1967). Le terme de "prescription du silence " était l'objet même de la critique de Gérard Lyon-Caen, car elle cette notion laissait supposer une certaine automaticité. Or, le juge apprécie ce type d'affaire au cas par cas, en fonction des intérêts en cause, et de la réelle volonté de discrétion affirmée par l'intéressé. C'est sans pour cette raison que le TGI de Paris, dans une décision Madame M. c. Filipacchi et Cogedipresse du 20 avril 1983, va finalement consacrer la notion nouvelle : "Attendu que toute personne qui a été mêlée à des évènements publics peut, le temps passant, revendiquer le droit à l'oubli (...) ; Attendu que ce que droit à l'oubli qui s'impose à tous, y compris aux journalistes, doit également profiter à tous, y compris aux condamnés qui ont payé leur dette à la société et tentent de s'y réinsérer". 

Cette jurisprudence ancienne n'a guère été modifiée. Tout au plus, le droit positif a t il élargi le droit à l'oubli en élargissant son champ de la responsabilité civile à la responsabilité pénale. L'intéressé peut donc l'invoquer devant le tribunal correctionnel, dès lors que la violation du droit à l'oubli s'analyse comme une violation de la vie privée, voire comme une diffamation. De la même manière, une décision du CSA du 10 janvier 2010 rappelle à France 2 que l'émission "Faites entrer l'accusé" doit s'abstenir de donner à l'antenne des informations relatives à la vie présente de la personne condamnée. Lorsque celle-ci s'exprime dans l'émission, elle doit également pouvoir obtenir le floutage de son image et la transformation de sa voix.

Un élément du droit à l'oubli n'a jamais changé : l'intéressé doit avoir manifesté, après sa condamnation, une réelle volonté de discrétion, un désir de se fondre dans la population, de se mettre à l'abri de la curiosité des médias. Bertrand Cantat peut donc difficilement invoquer le droit à l'oubli, dès lors qu'il recherche la médiatisation, non seulement en participant à des spectacles, mais aussi en donnant des interviews, par exemple aux Inrockuptibles. 

Bertrand Cantat aura sans doute la satisfaction d'obtenir une  réhabilitation, dix ans après la fin de sa peine, procédure qui a pour seule conséquence l'effacement de sa condamnation sur la partie de casier judiciaire communicable aux tiers. Mais il demande en réalité une autre forme de réhabilitation, sociale cette fois, sorte d'effacement de sa condamnation qui sortirait ainsi de la mémoire collective. Mais l'oubli de sa condamnation supposerait l'oubli des faits qui l'ont suscitée, et c'est précisément ce qui semble insupportable à beaucoup. Or ils ont le droit de manifester, comme Bertrand Cantat a le droit de chanter.

Il va sans doute devoir prendre conscience des limites du droit. Ce dernier ne peut pas imposer le silence sur une condamnation lorsque l'intéressé recherche lui-même la notoriété médiatique. Il ne peut pas davantage imposer le pardon, qui n'appartient qu'aux victimes et ne saurait être décidé par décret. De toute évidence, Bertrand Cantat n'a pas encore tiré toutes les leçons de sa triste expérience, et il doit apprendre que "jamais au criminel son crime ne pardonne".

Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


dimanche 11 mars 2018

Les Chantiers de la Justice ou la démolition des cours d'assises

Les Chantiers de la Justice, ouverts le 6 octobre 2017 à Nantes par le premier ministre et la ministre de la justice avaient pour objet de développer une "concertation avec les acteurs de terrain" (...) pour que l'institution judiciaire réponde "efficacement aux attentes des justiciables et de ceux qui rendent la justice chaque jour". Cinq mois plus tard, le premier ministre, dans un discours prononcé à Reims, s'est voulu rassurant. "Pas de grand soir de la carte judiciaire", a-t-il affirmé, en précisant qu'aucun tribunal ne serait fermé. Il s'agit évidemment de rassurer des magistrats encore traumatisés par l'autoritarisme de la réforme Sarkozy. 

De fait, le premier ministre affirme son désir de continuer la concertation avec les acteurs du secteur, même si la plupart des syndicats de magistrats affirment qu'elle n'a pas sérieusement commencé. L'idée demeure tout de même de leur laisser une certaine autonomie. C'est ainsi que la proposition de fusionner les tribunaux de grande instance et les tribunaux d'instance s'accompagne d'une volonté de confier aux présidents et aux procureurs généraux le soin de proposer la création de pôles spécialisés qui traiteront d'un contentieux civil ou pénal pour l'ensemble d'un département. 

En l'état actuel d'avancement de la réforme, la lecture des différentes propositions accessibles sur le site du ministère de la justice donne une impression d'empilement, ensemble disparate mélangeant questions de fond et points de détail. L'élément le plus inattendu est évidemment la création d'un tribunal criminel qui récupérerait l'essentiel des compétences des cours d'assises. Certes l'évolution est envisagée sous forme d'une expérimentation dans un seul département, mais le projet frappe les esprits car il porte en germe la marginalisation des cours d'assises, et peut-être, à terme, leur suppression. A côté de ce coup de tonnerre, les autres mesures sont plus prévisibles et suivent une tendance déjà amorcée depuis longtemps, visant à lutter contre la surpopulation carcérale et à remédier à l'abandon dans lequel le service public a été laissé depuis des décennies.

Démolir les cours d'assises

 
Dans le document présentant la réforme, l'annonce tient dans cette seule phrase : "l'expérimentation d'un tribunal criminel département composé de magistrats professionnels pour accélérer le jugement des affaires criminelles". Edouard Philippe a précisé à Reims qu'il "s'agit de désengorger les cours d'assises et de limiter la détention provisoire". Les crimes susceptibles d'une peine égale ou inférieure à vingt années de prison seraient donc jugés par ces nouveaux tribunaux criminels, alors que ceux justifiant un emprisonnement plus long, comme les meurtres ou les assassinats, demeureraient du ressort des cours d'assises.

Les réformes de la justice se suivent et ne se ressemblent pas. En 2010, Nicolas Sarkozy avait initié une expérimentation radicalement opposée, consistant à désigner des citoyens comme assesseurs dans les tribunaux correctionnels. Il a été finalement mis fin à l'expérimentation en 2013, au motif qu'une telle réforme n'apportait aucun avantage mesurable et qu'elle coûtait trop cher à l'Etat, les jurés assesseurs étant indemnisés. La suppression du jury populaire pour le plus grand nombre de crimes fait donc rigoureusement le contraire et une telle réforme serait plus économe des deniers de l'Etat. Le premier ministre ne mentionne cependant pas cet aspect purement financier, mais les motifs invoqués n'en sont pas moins cyniques. Il ne s'agit pas de rendre une meilleure justice. Il s'agit de la rendre plus rapidement, ce qui est bien différent. 

"Désengorger les cours d'assises et limiter la détention provisoire", ce sont donc là les deux objectifs avoués de la réforme. Or la cause de l'engorgement des cours d'assises n'est pas dans leur organisation, mais dans ce qu'il convient désormais d'appeler la réponse pénale. Les cours sont engorgées parce que la criminalité est importante, et aussi, heureusement, parce que les juges et les forces de police font leur travail pour arrêter les criminels et les déférer à la justice. Quant à la durée excessive de la détention provisoire dans notre pays, elle n'est pas davantage liée à l'organisation de la cour d'assises mais au nombre insuffisant de magistrats, en particulier ceux chargés de l'instruction. Sur ce point, l'objet de la réforme est donc de réduire la population carcérale par la réduction du nombre de prévenus.

Est-on bien certain qu'une telle réforme serait simplificatrice ? Imaginons un instant, et cela risque de ne pas être rare, qu'un tribunal criminel requalifie en meurtre des poursuites pour violences ayant entraîné la mort. Dans ce cas, l'accusé sera renvoyé aux assises par le tribunal criminel, renvoi à une date hypothétique et lointaine. La situation risque de ne satisfaire personne, et surtout pas les parties civiles. 

Surtout, la question de l'égalité devant la justice est posée. La cour d'assises rend une justice de qualité, une justice qui prend le temps de connaître les faits, de s'attacher à la personnalité de l'accusé, d'entendre tous les témoins utiles. Depuis quelques années, les droits de l'accusé ont été renforcés avec l'appel contre les décisions des cours d'assises et leur motivation qui concerne désormais aussi bien la culpabilité que la peine.

Les tribunaux criminels, quant à eux, risquent de rendre une justice criminelle dans la forme correctionnelle, avec les mêmes contraintes de temps et probablement d'engorgement. Une justice à deux vitesses en quelque sorte. La cour d'assises qui est probablement l'institution judiciaire la plus respectueuse des droits de l'accusé se trouve ainsi écartée au profit d'une justice plus rapide, sorte de prêt-à-porter judiciaire. Le problème est que nous sommes en matière criminelle et que rien ne saurait justifier une atteinte à la qualité de la justice dans ce domaine.

 Léo Ferré. Merde à Vauban. 1960

La lutte contre la surpopulation carcérale


Rien ne saurait justifier, en effet, que la qualité de la justice soit sacrifiée dans le seul but de désengorger les prisons. Or l'unique fil conducteur décelable dans l'ensemble des propositions diffusées par Edouard Philippe réside précisément dans la lutte contre la surpopulation carcérale.

On retrouve cette préoccupation dans la proposition visant à supprimer la prison pour les peines inférieures à un an d'emprisonnement.  Certes, on nous dit qu'il s'agit de "redonner du sens à la peine", formule creuse qui recouvre des justifications déjà bien connues. L'idée est qu'une courte peine effectuée dans un établissement surpeuplé ne permet pas un vrai travail de prévention de la récidive, surtout dans le cas des primo-délinquants. De fait, Edouard Philippe propose de développer les peines autonomes et alternatives : détention à domicile, bracelet électronique, travaux d'intérêt général. En revanche, toute peine égale ou supérieure à un an devrait être intégralement exécutée, sans aménagement possible. 

Pourquoi pas ? Les conséquences d'une telle réforme ne sont cependant pas envisagées et elle pourrait se révéler contre-productive. Le parquet pourrait être tenté d'alourdir ses réquisitions pour être certain que le condamné purgera sa peine en prison, en quelque sorte pour mettre la société à l'abri de ses méfaits. Quant aux victimes de ces délits, elles pourraient s'irriter de ce qu'elles qualifieront de laxisme. 

Cette proposition relance ainsi un débat extrêmement ancien sur le rôle de la prison : a-t-elle pour finalité principale de préparer la réinsertion d'un condamné, de le punir, d'offrir aux victimes une satisfaction psychologique, ou encore d'écarter de la vie sociale une personne considérée comme dangereuse pour ses semblables ?  Faute d'être posées maintenant, ces questions risquent de resurgir lors débat parlementaire et de donner lieu à diverses exploitations politiques. Certains ne manqueront pas de dire en effet qu'il suffirait de construire des prisons pour lutter contre la surpopulation carcérale.

L'état d'abandon du service public

 

La situation des prisons n'est cependant qu'un débat dans un ensemble plus vaste. Les propositions informent, en creux, sur la situation matérielle des juridictions. Comment ne pas être consterné lorsque le premier ministre propose de déployer le haut débit dans les cours d'appel et les quarante-quatre plus grands tribunaux de grande instance, de développer la visio-conférence, de mettre en place une plateforme d'échange de documents volumineux, ou encore un système de prise de rendez-vous en ligne ? L'absence de ces technologies les plus élémentaires témoigne de l'abandon du service public de la justice, laissé dans la misère depuis bon nombre d'années. Sur ce point, on ne peut que se réjouir de l'annonce d'un plan de 530 millions d'euros sur cinq ans, car cette modernisation a évidemment un coût.

L'acquisition de ces technologies permettra peut-être de rattraper les retards du passé, mais l'intérêt pour l'avenir semble étrangement absent. Tout au plus apprend-on qu'il s'agit désormais de "s'inscrire dans une vision prospective, en s'appuyant de manière raisonnée sur les Legal Tech, notamment dans le domaine de la médiation en ligne", formulation qui cultive soigneusement l'ambiguïté. Il n'est pas question de politique volontariste dans le domaine de l'Open Data des décisions de justice, alors même qu'il s'agit désormais d'une obligation imposée par la loi et que les décrets d'application se font attendre. A fortiori, la justice prédictive est-elle purement et simplement ignorée, comme si elle relevait de la science fiction. Sur ce point, on ne peut qu'être frappé du décalage entre les propositions du premier ministre et la réalité des préoccupations des magistrats, à un moment où se multiplient colloques et études sur la justice prédictive.

Ces propositions seront discutées, amendées et peut-être expérimentées, ou non. Derrière l'ensemble du projet transparaît cependant une certaine méfiance à l'égard du peuple, l'idée selon laquelle le jury populaire est moins compétent que des magistrats professionnels. Pourquoi ne pas écarter cette intervention populaire d'un autre âge ? Pourquoi ne pas gagner du temps en renonçant à tirer au sort des citoyens qui vont devoir prendre la lourde responsabilité de juger leurs semblables ? Pourquoi ne pas leur épargner une charge contraignante ? Cela ne changerait rien puisque la justice serait toujours rendue au nom du peuple français. Mais au contraire, cela changerait tout, car le peuple français n'est pas une fiction juridique, c'est le souverain Et il ne doit pas être écarté d'une justice rendue en son nom.


Sur le procès équitable : Chapitre 4 section 1 § 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


jeudi 8 mars 2018

Cour d'assises : motivation de la peine

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 2 mars 2018, le Conseil constitutionnel déclare non conformes à la Constitution les dispositions qui ne prévoyaient pas la motivation de la peine dans les décisions des Cours d'assises. Cette décision peut s'analyser comme le point d'aboutissement d'une évolution engagée avec la loi du 10 août 2011 qui impose la motivation explicite de la décision de culpabilité (art. 365-1 code de procédure pénale (cpp). A la motivation de la culpabilité s'ajoute désormais celle de la peine, ultime étape d'un processus qui aura duré sept années.

La distinction entre la culpabilité et la peine


Cette distinction entre la motivation de la culpabilité et celle de la peine n'est pas, en soi, surprenante. A l'issue des débats d'une cour d'assises, les magistrats et le jury se retirent pour délibérer. La délibération, si elle forme un tout indivisible, est cependant acquise à l'issue de deux phases successives clairement identifiées par le code de procédure pénale.

La Cour délibère d'abord, par des scrutins successifs, sur le fait principal, puis sur les éventuelles circonstances aggravantes et questions subsidiaires. Concrètement, elle répond par oui ou non à des questions posées, toute décision défavorable à l'accusé ne pouvant être acquise qu'à une majorité de six voix sur neuf membres de la Cour, ou huit voix sur douze en appel.

Si elle a conclu à la culpabilité, la Cour délibère ensuite "sans désemparer sur l'application de la peine", dans des conditions fixées par l'article 362 cpp. Elle doit alors l'individualiser "en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale". Le vote intervient au scrutin secret pour chaque accusé. La majorité absolue des votants est exigée pour que soit prononcée la peine maximum encourue. Si cette majorité absolue n'est pas atteinte au premier tour, une peine moins forte est proposée, à son tour écartée si la majorité absolue n'est toujours pas atteinte... et ainsi de suite jusqu'à ce qu'une majorité absolue soit atteinte.

La motivation de la déclaration de culpabilité a mis beaucoup de temps à s'imposer. L'article 15 de la loi des 16-24 août 1789 fixait les principes gouvernant la rédaction des décisions de justice en affirmant que "les motifs qui auront déterminé le jugement, seront exprimés". Mais cette expression des motifs, définition même de la motivation, ne s'appliquait pas aux cours d'assises. Leurs décisions reposaient en effet sur l'intime conviction des jurés, considérée comme impossible à traduire dans une motivation.

Motivation de la culpabilité


Ce régime dérogatoire a d'abord été remis en cause par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans un arrêt Taxquet concernant un système belge très proche du système français, la Grande Chambre, en novembre 2010, n'a pas sanctionné le recours au jury populaire et à l'intime conviction. Elle a néanmoins affirmé que la décision devait permettre à l'intéressé de comprendre sa condamnation, et a exigé que les questions posées aux jurés soient suffisamment précises. Cette jurisprudence a conduit à la condamnation de la France dans plusieurs décisions du 10 janvier 2013, dont le célèbre arrêt Agnelet

De son côté, le Conseil constitutionnel, dans une QPC Xavier P. et autres du 1er avril 2011, a adopté sur la question une position pour le moins embarrassée. D'un côté, il affirmé que l'absence de motivation des arrêts d'assises n'était pas, en soi, inconstitutionnel. De l'autre, il a reconnu que ce principe de non motivation était dépourvu de fondement constitutionnel et que le législateur pouvait y déroger. C'est donc ce qui a été fait avec la loi du 10 août 2011. Une "feuille de motivation" signée du président doit donc être rédigée dans les trois jours suivant la fin du procès et transmise au condamné.

Il est important de rappeler ces débats et ces évolutions, ne serait-ce que pour remarquer qu'ils ont concerné exclusivement la motivation de la culpabilité, celle de la peine n'étant jamais évoquée. Michel Huyette, dans une chronique au Dalloz, résumait en ces termes la situation : "La décision sur la peine n'étant pas une réponse à une question posée, comment la motiver autrement que par un nombre d'années de prison" ? Dès lors, constatant l'absence de fondement juridique de la motivation de la peine, la Cour de cassation l'a exclue dans trois arrêts du 8 février 2017. Cette jurisprudence a été mal comprise par une partie de la doctrine, dès lors qu'une semaine auparavant, le 1er février 2017, cette même Cour de cassation avait imposé aux tribunaux correctionnels une motivation de l'ensemble des peines prononcées, principales et complémentaires.

J'ai tant de peine. Annie Philippe. 1966

La motivation du Conseil constitutionnel

 
La présente QPC offrait une excellente opportunité de remettre en cause cette jurisprudence. Le premier requérant a été condamné à 20 ans d'emprisonnement, peine portée à 22 ans en appel, le deuxième a été acquitté en première instance puis condamné à 15 ans en appel, le troisième enfin a vu sa peine de 15 années d'emprisonnement confirmée en appel. Maître Dupont-Moretti, plaidant la QPC pour deux des requérants, a ainsi pris l'exemple d'une personne d'abord acquittée puis condamnée successivement à 30 ans, puis à 12 en appel, puis à 16 et à 22 ans, après une décision de la CEDH sanctionnant la première procédure.. Et de conclure "0 - 30 - 12 - 16 - 22, n° complémentaire le 4".

Il ne fait guère de doute que le Conseil constitutionnel entendait étendre l'obligation de motivation à la peine, et il ne s'est guère attardé sur sa propre motivation. Il cite rapidement les articles 7, 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui énoncent les principes de sûreté, de nécessité de la peine et de présomption d'innocence. Mais au sein de cet ensemble, c'est surtout l'individualisation des peines, conséquence du principe de nécessité, qui est invoquée. Elle implique qu'une sanction pénale ne peut être appliquée que si le juge l'a prononcée en tenant compte des circonstances propres à l'espèce. Cette exigence constitutionnelle impose donc la motivation des arrêts d'assises, tant pour la culpabilité que pour la peine.

Le raisonnement semble simple, mais l'apport est essentiel. La QPC du 2 mars 2018 confère ainsi à l'obligation du motiver les jugements une valeur constitutionnelle. Elle s'impose à toutes les décisions de justice et concerne à la fois la culpabilité et la peine. Il appartiendra évidemment au législateur de définir les conditions matérielles de la mise en oeuvre de cette exigence nouvelle. C'est la raison pour laquelle le Conseil a repoussé l'abrogation de la disposition contestée au 1er mars 2019, le temps de voter une loi organisant la motivation des peines.

 La décision du Conseil s'intègre parfaitement dans un mouvement général qui vise à rendre une justice à la fois plus transparente et plus pédagogique. L'idée générale est qu'une peine ne peut être comprise et acceptée que si elle est expliquée. Reste que, comme en matière de culpabilité, il est désormais nécessaire de formuler l'intime conviction, et que ce n'est pas un exercice facile.

Sur la nécessité de la peine : Chapitre 4 section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


dimanche 4 mars 2018

La fin des fonctions de Mathieu Gallet, ou les questions non posées

Dans une ordonnance du 28 février 2018, le juge des référés du Conseil d'Etat déclare irrecevable le recours dirigé contre la décision du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) du 31 janvier 2018 mettant fin aux fonctions du président de Radio France, Mathieu Gallet. Cette décision n'a pas suscité beaucoup d'intérêt. D'une part, l'empathie à l'égard de l'ancien Président est assez faible, sa mise à l'écart étant la conséquence d'une condamnation à un an de prison avec sursis et 20 000 € d'amende pour un délit de favoritisme commis lors de précédentes fonctions à l'INA. D'autre part, une décision d'irrecevabilité fait écran à l'analyse de la question, puisque le fond n'est même pas évoqué. 

Absence d'intérêt pour agir


La requête a en effet été déposée par la branche orléanaise de l'Association de défense de l'audiovisuel public (ADAP) et non pas par Mathieu Gallet lui-même. "Si quelque affaire t'importe, ne la fais pas plaider par procureur" déclare La Fontaine dans Le fermier, le chien et le renard. Dans le contentieux administratif, ce principe selon lequel nul ne plaide par procureur se traduit par l'irrecevabilité d'un recours dirigé contre une décision individuelle et présenté par une association. C'est vrai si l'intéressé est membre de l'association, et, depuis un arrêt de 1906 Syndicat des patrons-coiffeurs de Limoges, il est entendu qu'un groupement ne peut se substituer à l'un ou à certains de ses membres pour la défense d'un intérêt particulier, sauf s'il a reçu mandat exprès à cette fin. A fortiori cette irrecevabilité s'impose-t-elle lorsqu'il n'existe aucun lien entre l'intéressé et l'association qui entreprend de défendre ses intérêts. Tel semble bien être le cas en espèce, et il n'est fait état d'aucun mandat de Mathieu Gallet confiant ses intérêts à l'ADAP pour contester cette mise à l'écart.

Sur ce plan, la décision est conforme à une jurisprudence constante qui considère que le requérant doit être concerné personnellement par une décision qui change, ou est susceptible de changer, sa situation juridique, ou celle de ses membres s'il s'agit d'un groupement. On peut comprendre que l'objet est d'éviter l'actio popularis dans laquelle tout le monde serait fondé à contester tous les actes administratifs. En revanche, il résulte de cette jurisprudence qu'une personne qui n'agit que dans l'intérêt la légalité, en sa seule qualité de citoyen, se voit refuser le droit de recours. Dans un arrêt B. du 29 décembre 1995, le Conseil d'Etat juge ainsi que le requérant qui invoque le seul "intérêt des consommateurs" pour contester une décision. Il est vrai que le citoyen a davantage de liberté au plan local, et un célèbre arrêt Casanova de 1901 a conféré au contribuable communal le droit de faire un recours contre une délibération du conseil municipal ayant des conséquences sur le budget de la commune. Au plan national toutefois, un simple citoyen, ou une association, se voit interdire tout recours fondé sur son seul intérêt pour l'intérêt public. 

La liberté de communication


Le référé du 28 février 2018, Mathieu Gallet bien au-delà de la personne, illustre les inconvénients d'une telle restriction, dans le cas d'une éventuelle à une liberté publique.

L'association orléanaise avait en effet déposé un référé-liberté, procédure utilisée pour demander au juge de suspendre une décision en cas d'"illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale" (article L 521-2 du code de justice administrative). En l'espèce, l'ADAP invoque une atteinte à la liberté de communication inscrite dans la loi du 30 septembre 1986 et ayant valeur constitutionnelle depuis la décision du 18 septembre 1986 rendue par le Conseil constitutionnel.

La mer sans arrêt roulait ses galets...
Deux enfants au soleil. Jean Ferrat. 1961

Les turbulences du pouvoir de nomination


Selon ce texte, le CSA "garantit l'indépendance et l'impartialité du secteur public de la communication audiovisuelle". Or, le mode de désignation des responsables de l'audiovisuel public a connu quelques turbulences dans les années récentes. La loi du 5 mars 2009, opérant la concentration de l'audiovisuel public au sein d'une société nationale de programme France Télévisions avait déjà conféré à l'Exécutif le soin de définir les missions de service public incombant aux différentes sociétés et notamment à Radio France. Surtout, le Président Sarkozy avait alors estimé qu'il appartenait à l'Etat, et donc à lui-même, de nommer les Présidents, privilège exorbitant ouvrant la porte à un véritable contrôle politique de l'audiovisuel public. La situation a heureusement été rétablie sous le quinquennat de François Hollande, et la loi du 15 novembre 2013 rend au CSA la compétence de nomination. 

La loi du 30 septembre 1986, dans sa rédaction issue de 2013, énonce que la nomination du président de Radio France, comme celle des autres présidents du secteur public de l'audiovisuel, fait l'objet "d'une décision motivée se fondant sur des critères de compétence et d'expérience" (art. 47-4). Leur mandat peut leur être retiré "par décision motivée, dans les conditions prévues au premier alinéa de l'article 47-4". La lettre de ces dispositions semble donc indiquer que le mandat peut être retiré pour des motifs tirés de la compétence et/ou de l'expérience de l'intéressé. Aurélie Filipetti, ministre de la culture en 2013 avait déclaré, lors des débats parlementaires, que "le motif invoqué devait être légitime. Pour schématiser, il faudrait qu'un président devienne fou pour que l'on puisse le révoquer ! ". Or Mathieu Gallet est condamné pour délit de favoritisme, mais il n'est pas fou. Peut-on considérer que, du fait de sa condamnation, il a moins de compétence et d'expérience pour diriger Radio France

La lecture de la décision du CSA mettant fin aux fonctions de Mathieu Gallet montre que l'autorité en charge de l'audiovisuel est pleinement consciente de cette difficulté. Le terme révocation n'est pas employé une seule fois, d'autant que l'intéressé a fait appel de sa condamnation pénale. Le CSA n'évoque donc que des considérations d'intérêt général. A une époque où la lutte contre la corruption est une priorité et où une nouvelle réforme de l'audiovisuel est envisagée, il lui semble que le président de Radio France "n'a plus la crédibilité et l'exemplarité nécessaires à la préservation de la confiance de l'Etat".  Il importe en effet que "les relations d'échange et de dialogue entre les représentants de l'Etat et le PDG de la société soient denses, confiantes et permanentes". Fort bien, mais ces conditions ne figurent pas dans la loi qui se borne à mentionner la "compétence et l'expérience".

Des questions pas posées


Le CSA pouvait-il ainsi librement ajouter des conditions à celles prévues par la loi ? Est-il possible de mettre fin aux fonctions du président d'une société nationale de programme pour des motifs d'opportunité, car la confiance n'existe plus ? Ces questions ne seront pas posées au Conseil d'Etat puisque le recours en référé n'était pas recevable. 

On peut le regretter, même si on peut comprendre le désir d'écarter un président désormais encombrant et peu crédible. Il n'empêche que, derrière le cas de Mathieu Gallet, se profile un nouveau débat sur l'indépendance des médias publics. Le CSA, dans sa décision, reprend en effet largement l'argumentaire de la ministre de la culture et de mauvais esprits pourraient considérer qu'il a joué le rôle de l'exécutant chargé de tordre le bras du président récalcitrant. Au moment où une nouvelle réforme de l'audiovisuel public est envisagée, le message n'est pas tout-à-fait rassurant.


Sur la communication audiovisuelle : Chapitre 9 section 2 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.






mercredi 28 février 2018

Rapport Clavreul : une pierre dans le jardin de l'Observatoire de la laïcité

Le 22 février 2018, le rapport "Laïcité, valeurs de la République et exigences minimum de la vie en société" a été rendu public. Son contenu a été peu commenté et les observateurs ont surtout remarqué la réaction presque épidermique du Président de l'Observatoire de la laïcité. Jean-Louis Bianco s'est en effet empressé de diffuser sur les réseaux sociaux un communiqué dans lequel il regrette "le manque de rigueur méthodologique" du rapport ainsi que "la méconnaissance d'actions déjà mises en oeuvre" par les pouvoirs publics. Le ton n'est pas tout à fait celui en usage dans la haute fonction publique et l'animosité n'est pas réellement cachée.

Observatoire v. Dilcrah


Pourquoi tant de haine ? On pourrait évidemment invoquer une opposition de nature politique. Manuel Valls, lorsqu'il était premier ministre, s'était vivement opposé à la conception de la laïcité développée par l'Observatoire, conception d'une laïcité inclusive prônant un apaisement bien proche des accommodements raisonnables existant dans le monde anglo-saxon. Aux yeux du Premier ministre de l'époque, l'importance des revendications religieuses identitaires interdisait toute approche inclusive et justifiait au contraire un renforcement du principe de neutralité. 

N'ayant pu obtenir la démission de Jean-Louis Bianco, Manuel Valls avait ouvert un contre-feu en créant une Direction interministérielle de lutte contre le racisme, l'antisémitisme et l'homophobie (Dilcrah), confiée précisément au préfet Gilles Clavreul en novembre 2014. Depuis l'élection d'Emmanuel Macron, Gilles Clavreul, membre du Printemps Républicain et jugé trop proche de l'ancien premier ministre, n'est plus à la tête de la Dilcrah, désormais dirigée par le préfet Frédéric Potier. 

C'est tout de même à lui que le ministre de l'intérieur a confié, en septembre 2017, la mission de réflexion sur "le suivi par les administrations et les collectivités locales des problématiques qui ont trait à la laïcité et au respect des valeurs de la République, de l'ordre public et des exigences minimales de la vie en société". Cette formulation pour le moins alambiquée est celle utilisée par l'Observatoire de la laïcité lui-même, dans un avis du 16 mai 2017. Le préfet Clavreul a donc été chargé de réfléchir sur les suites de cet avis, et on peut comprendre que le Président de l'Observatoire n'ait pas apprécié d'être ainsi dessaisi par le ministre de l'intérieur. Observons cependant que ce choix n'a rien de surprenant si l'on considère que la mission dévolue à Gilles Clavreul dépasse le champ du principe de laïcité stricto sensu. Il s'agit en effet d'inscrire la laïcité dans un espace plus vaste, de la considérer comme le noyau dur d'une promotion de la citoyenneté et des valeurs de la République. 

"Difficulté à produire du consensus"


Le rapport Clavreul constate, et les réactions à sa publication suffiraient à la démontrer, une certaine "difficulté à produire du consensus" en matière de laïcité. Il ne cherche pas l'affrontement avec l'Observatoire de la laïcité et affirme au contraire se situer dans la continuité de ses travaux et de son avis de 2017. Mais ces précautions ne parviennent pas à masquer une opposition de fond.


Le mécréant. Georges Brassens

La Charte de la laïcité


En témoigne d'abord la proposition de conditionner le soutien de l'Etat (subvention, agrément, aide accordée pour un évènement ponctuel) à la signature d'une charte par laquelle le cocontractant s'engage à respecter et promouvoir les valeurs de la République, et en particulier la laïcité. 

L'idée de Charte de la laïcité n'est pas nouvelle. Une première Charte avait ainsi été diffusée en septembre 2013 dans les établissements scolaires par le ministre de l'époque, Vincent Peillon. Elle n'avait qu'une valeur déclaratoire et avait obtenu un soutien inconditionnel de l'Observatoire de la laïcité. Il en est de même de la circulaire du 15 mars 2017 qui se borne à rappeler aux fonctionnaires le devoir de neutralité que la loi leur impose.

En mars 2017, la région Ile-de-France présidée par Valérie Pécresse a voulu aller plus loin avec une "Charte des valeurs de la république et de la laïcité" subordonnant l'aide financière de la région à l'engagement de respecter le principe de neutralité. Ce texte était si mal rédigé qu'il a été nécessaire de le réécrire. Il était en effet inutile d'imposer par la voie contractuelle le respect de la neutralité à des collectivités publiques qui y étaient déjà soumises par la loi. Le champ d'application de la Charte a donc été réduit aux "espaces collectifs privés", notion peu précise qui vise les associations exerçant leur activité au profit du public sans réellement être associées au service public. Ces initiatives sont finalement restées isolées et peu précises.

Le rapport Clavreul propose de reprendre cette idée, non plus au niveau des territoires mais à celui de l'Etat. Il s'appuie sur l'exemple du dispositif mis en oeuvre depuis fin 2015 par les caisses d'allocations familiales (CAF).  La charte des CAF rappelle le principe de neutralité applicable au personnel, y compris à celui relevant du droit privé mais chargé d'une mission de service public. Elle invite les partenaires associatifs à proscrire le "prosélytisme abusif". La formule peut faire sourire tant elle ressemble à un pléonasme, mais le rapport Clavreul mentionne, non sans malice, que cette formule a été élaborée à l'issue d'une concertation entre les CAF et l'Observatoire de la laïcité.

Quoi qu'il en soit, le rapport Clavreul suggère une Charte opposable systématiquement annexée aux conventions attributives de financement. On distinguerait alors, un peu comme dans l'enseignement, les associations signataires de la Charte qui acceptent un financement de l'Etat et doivent respecter le principe de laïcité, et celles qui, refusant d'adhérer à ce principe, renoncent à un financement de l'Etat. L'avantage du système est de s'assurer que la loi de 1905 est appliquée et que l'argent public n'est pas utilisé pour subventionner des groupements pratiquant le prosélytisme religieux.


Une doctrine de laïcité



D'une manière plus générale, le rapport Clavreul met en lumière l'absence de doctrine claire en matière de laïcité. C'est évidemment une nouvelle pierre dans le jardin de l'Observatoire, créé en octobre 2007 et qui, en onze années d'existence, intervient surtout de manière réactive, lorsque surgit un débat sur les prières de rue, les menus de la cantine ou tout autre sujet. Il cherche alors, a posteriori, à recréer un consensus, au moyen d'interprétations du droit positif de plus en plus souples, interprétations qui conduisent à une dilution de la notion même de laïcité.

Le rapport distingue deux discours de contestation du principe de laïcité. Le premier conteste une laïcité "radicale" ou "fermée" mais n'est pas hostile au respect d'une certaine neutralité. Le second réside dans une attaque frontale, généralement le fruit d'un certain radicalisme religieux, quelle que soit la religion en cause.  L'enquête menée sur le terrain révèle les hésitations des acteurs locaux confrontés à ces deux discours. La laïcité "ouverte" prônée par l'Observatoire de la laïcité n'est pas une réponse facile à mettre en oeuvre sans renoncement au principe même de laïcité. Quant à l'attaque frontale, elle n'est pas réellement prévue par les politiques publiques. Le rapport Clavreul cite ainsi de nombreux cas de professeurs confrontés à des élèves qui estiment que le principe de laïcité est une agression contre leur religion, ou de travailleurs sociaux qui finissent par renoncer à travailler sur certains marchés ou dans certaines cités. Ils sont tout aussi démunis devant une résistance passive qui se développe considérablement. Le rapport fait ainsi état d'un nombre considérable d'allergies au chlore chez les jeunes filles qui, de fait, ne peuvent se rendre à la piscine, situation d'autant plus préoccupante que la piscine utilisée par leur établissement scolaire n'est pas assainie au chlore...

Face à de telles situations, les acteurs sont à la recherche de la conduite à tenir. Or aucun diagnostic sérieux n'a été réalisé et aucune remontée des incidents n'est prévue. Ils se retrouvent seuls pour gérer des situations délicates. S'ils demandent le respect du principe de laïcité, ils redoutent d'être suspectés de discrimination, voire d'être dénoncés comme racistes, anti-sémites, ou pire, soupçonnés d'être membre de la désormais célèbre "fachosphère". Dans une telle situation, la tentation est grande de pratiquer une stratégie d'évitement qui consiste à ne rien faire, en attendant une doctrine claire. Le rapport demande la rédaction de cette doctrine, ainsi qu'un pilotage des problèmes au plus près possible du terrain.

Raidissement identitaire et droits des femmes


Les études de terrain constituent peut-être le point le plus intéressant du rapport Clavreul. Certes, on pourrait discuter le choix des lieux choisis, ou leur nombre. Le président de l'Observatoire de la laïcité n'a pas manqué de critiquer un travail qui mentionne des "dizaines de témoignages" dans "neuf départements". Il n'empêche que son auteur a au moins su rencontrer et écouter ceux qui sont confrontés à ces problèmes dans leur vie quotidienne.

Sur ce point, le rapport n'hésite pas à aborder un sujet qui fâche, celui du "raidissement identitaire" et de la citoyenneté. Il montre que la plupart des difficultés ne surgissent pas directement sur le terrain de la laïcité, mais à partir d'autres sujets, et notamment le principe d'égalité entre les hommes et les femmes. Qu'il s'agisse du refus de saluer les femmes, ou des propos de garçons de huit ou neuf ans qui, dans l'agglomération lilloise, répondent à leur institutrice "tu es une femme, tu n'as rien à me dire", ces attitudes choquent. Elles témoignent d'une revendication identitaire, d'une volonté de se placer à l'écart des droits et libertés garantis par notre système juridique.  Le rapport Clavreul a ainsi l'immense mérite d'envisager la laïcité comme une politique à mettre en oeuvre, en imposant une éducation à la citoyenneté et le respect d'un certain nombre de règles indispensables à la vie en société. Serait-ce cette vision pragmatique qui irrite l'Observatoire de la laïcité, plus habitué aux discours dogmatiques sur le pluralisme religieux qu'à la recherche de solutions concrètes ? Peut-être, mais il faut parfois que les choses soient dites, et il faut reconnaitre que l'un des mérites, et non le moindre, du rapport Clavreul est d'avoir su éviter la langue de bois.

Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.



dimanche 25 février 2018

La circulaire Collomb : tout le monde est content

Le juge des référés du Conseil d'Etat a réussi une performance remarquable dans une ordonnance du 20 février 2018. Dans un domaine aussi sensible que le droit des étrangers, il parvient à satisfaire tout le monde. Il refuse de suspendre en effet la circulaire Collomb du 12 décembre 2017 relative à l'examen de la situation administrative des personnes accueillies dans des centres d'hébergement d'urgence.  A ses yeux, la condition d'urgence exigée par l'article L 521-1 du code de justice administrative n'est pas remplie.

Le ministre de l'intérieur se déclare satisfait car la circulaire n'est pas suspendue et le principe du recensement des personnes hébergées n'est pas remis en cause. Les vingt-huit associations actives dans la protection des droits des étrangers qui avaient saisi le juge font état d'une satisfaction identique. Le juge précise en effet "la lecture qu'il convient de faire de la circulaire", formule soigneusement choisie figurant dans le communiqué du Conseil d'Etat. Aux yeux de l'avocat représentant les associations, cette interprétation "neutralise une partie de la portée de cette circulaire", ce qu'il analyse comme une victoire de l'Etat de droit. A cela s'ajoute la précision, apportée dans ce même communiqué, selon laquelle le Conseil statuera au fond "à bref délai" sur la légalité de la circulaire, formulation qui permet aux associations requérantes de conserver l'espoir d'une annulation contentieuse.

Cette satisfaction générale, aussi sympathique soit-elle, ne rend pas compte des tensions développées autour de ce texte. Le débat devant le juge des référés est, en réalité, un débat de fond entre deux conceptions parfaitement opposées de la gestion des flux migratoires.

Une procédure de référé, un débat de fond


La circulaire précise que l'objet de recensement est "d'assurer l'orientation individuelle adaptée" de quatre catégories d'étrangers susceptibles de résider dans des centres d'hébergement d'urgence. Les bénéficiaires du droit d'asile devront être orientés vers un logement pérenne. Les demandeurs d'asile devront être accueillis dans les centres d'hébergement spécifiques, le temps de l'instruction de leur demande par l'OFPRA et, le cas échéant, la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). Les "personnes dont la situation au regard du séjour n'a pas fait l'objet d'une actualisation" seront soumises à un examen particulier afin de déterminer si elles sont en mesure d'obtenir un titre de séjour ou si une mesure d'éloignement doit être prise. Enfin, les personnes en situation irrégulière faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF) devront être "orientées vers un dispositif adapté en vue de leur départ contraint".

Ce sont évidemment les deux dernières catégories d'étrangers qui cristallisent le débat en cours. Les associations requérantes souhaitent favoriser le maintien sur le territoire des déboutés du droit d'asile ou des migrants qui n'ont pas fait de demande d'asile. Le gouvernement, de son côté, voudrait au contraire effectuer un tri permettant d'accélérer la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière. Pour le moment, le juge des référés se borne à constater l'absence d'urgence, et le débat de fond demeure un élément contextuel de la décision.




Né quelque part. Maxime Le Forestier. 1987

 

Inconditionnalité de l'hébergement et inviolabilité du domicile


L'objet de la circulaire est, avant tout, d'assurer le recensement des personnes qui y séjournent. Pour les associations requérantes, l'urgence était justifiée par l'atteinte grave et immédiate à la liberté du domicile. En effet, le centre d'hébergement constitue, même provisoirement, le domicile de la personne, l'abri de sa vie privée. C'est vrai, mais cela ne signifie pas que l'on puisse invoquer une inviolabilité absolue du domicile.

Une confusion est souvent faite entre l'inviolabilité du domicile et l'inconditionnalité de l'accès à l'hébergement d'urgence, principe affirmé dans l'article L 345-2-2 du code de l'action sociale et des familles (CASF). Il énonce le droit de "toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale" d'accéder à un dispositif d'hébergement d'urgence. Dans des conditions d'accueil "conformes à la dignité de la personne humaine", elle doit y bénéficier de prestations lui assurant le gite et le couvert ainsi que d'une première évaluation de sa situation. L'objet de cette démarche est de l'orienter ensuite vers la structure la plus susceptible de lui apporter l'aide adaptée à sa situation. Cet hébergement est donc ouvert à tous, Français et étrangers, en situation régulière ou non. Il repose sur des considérations humanitaires et non pas sur la situation juridique des personnes au regard de leur droit au séjour.

Mais l'inconditionnalité ne signifie pas sanctuarisation. Le domicile peut faire l'objet d'intrusions des pouvoirs publics, par exemple en situation d'urgence pour permettre l'accès des services de sécurité civile, ou encore pour la nécessité de la poursuite des infractions judiciaires en cas d'arrestation ou de perquisition. En matière de recensement de la population, opération effectuée par l'INSEE, les Français comme les étrangers sont tenus de recevoir l'agent recenseur à leur domicile. La loi du 7 juin 1951 rend même obligatoire la réponse au questionnaire, sous peine d'amende. Dans tous les cas, une dérogation contraignante à l'inviolabilité du domicile est prévue par la loi, dès lors que l'article 34 de la Constitution impose l'intervention du législateur pour définir "les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques".

Précisément, la circulaire Collomb n'est pas une loi et c'est pour cette raison qu'elle n'impose aucune une atteinte directe à l'inviolabilité du domicile. Le juge des référés rappelle qu'elle ne confère aux équipes mobiles chargées du recensement "aucun pouvoir de contrainte tant à l’égard des personnes hébergées qu’à l’égard des gestionnaires des centres". A dire vrai, la circulaire Collomb n'affirme nulle part que ce recensement doit être effectué de manière coercitive et, sur ce point, le juge se borne à tirer les conséquences du texte. Les gestionnaires des centres peuvent refuser de recevoir les agents chargés du recensement et les personnes hébergées peuvent refuser de s'entretenir avec eux. On ne doute pas que les associations requérantes informeront les intéressés de ces droits et que le recensement risque de tourner court.

Le juge des référés affirme ensuite que les données recueillies lors de ce recensement devront être conservées conformément aux dispositions de la loi sur l'informatique et les libertés. Là encore, la précision est quelque peu redondante, dès lors qu'une circulaire ne saurait, en tout état de cause, exclure l'application des lois en vigueur. 

Avant la décision au fond


Il est bien difficile de prévoir quelle sera la décision du Conseil d'Etat statuant au fond. Certes, il rappelle régulièrement, en particulier dans sa décision département de Seine Saint Denis du 13 juillet 2016, que l'Etat n'est tenu d'assurer l'hébergement des personnes faisant l'objet d'une OQTF que le temps strictement nécessaire à leur départ. On doit donc en déduire que l'Etat a besoin de recenser les personnes étrangères qui sont sur son territoire dans le but, soit de leur donner une autorisation de séjour, soit de reconduire à la frontière celles qui sont en situation irrégulière. D'une manière générale d'ailleurs, on ne voit pas quel principe pourrait justifier que l'Etat ignore qui est sur son territoire.

Il est vrai que l'on peut se demander si le juge administratif aura besoin d'entrer dans cette discussion. Ne serait-il pas plus simple d'annuler la circulaire Collomb pour incompétence, dès lors que le ministre de l'intérieur est intervenu dans le domaine de la loi ? A moins que l'affaire se termine par un amendement ajouté au projet de loi actuellement débattu au parlement sur l'immigration maîtrisée et le droit d'asile effectif.  Pour le gouvernement, ce serait le moyen le plus simple de garantir la pérennité et l'efficacité d'un recensement indispensable à sa politique. Surtout, une telle solution permettrait de privilégier le débat démocratique, pratique toujours préférable à un dispositif organisé par une circulaire élaborée dans l'opacité d'un ministère, et contestée par des associations sans doute pleines de bons sentiments mais dépourvues de représentativité.

Sur la circulation des étrangers : Chapitre 5, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.