« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 5 janvier 2018

Inès : la jeune fille et la mort

Le 5 janvier 2018, le juge des référés du Conseil d'Etat a refusé de suspendre la décision d'arrêt de soins prise par l'équipe médicale en charge du cas de la jeune Inès, en état végétatif depuis six mois. Appliquant la loi Léonetti-Claeys du 2 février 2016, il autorise ainsi les médecins, malgré l'avis contraire des parents, à interrompre la ventilation et à procéder à l'extubation d'une enfant de quatorze ans. Si cette décision est exécutée, son décès devrait intervenir dans les heures ou les jours qui suivent l'interruption des traitements.

Compte tenu de l'importance de l'enjeu, puisqu'il s'agissait de se prononcer sur une décision susceptible d'entrainer le décès la patiente, l'ordonnance de référé a été prise par un collège de trois juges, à l'issue d'une audience réunissant les avocats du centre hospitalier et ceux des parents de l'enfant.

Une autorisation, pas une injonction

 

L'ordonnance est très soigneusement motivée. Le juge précise d'abord qu'il appartiendra au médecin compétent d'apprécier "si et dans quel délai la décision d’arrêt de traitement doit être exécutée", compte tenu des circonstances. Il devra également prendre des mesures pour assurer la sauvegarde de la dignité de la patiente et lui dispenser les soins palliatifs nécessaires. L'ordonnance de référé s'analyse donc comme une autorisation d'interrompre le traitement, pas comme une injonction. 

Au regard de l'ensemble de la jurisprudence antérieure, il demeure évident que cette décision devait être prise, aussi cruelle soit-elle. Il n'était en effet pas possible de statuer autrement, sans vider de son sens la loi Léonetti et le droit de mourir dans la dignité qu'elle met en oeuvre. Toutes les conditions mises à son application étaient en effet réunies.

L'obstination déraisonnable


La loi Léonetti affirme que les traitements peuvent être interrompus lorsqu'ils révèlent une "obstination déraisonnable", c'est-à-dire lorsqu'ils « apparaissent inutiles, disproportionnés et n’ont d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie". Tel est malheureusement le cas dans le cas d'Inès qui souffrait depuis longtemps d'une myasthénie auto-immune sévère. En juin 2017, elle a été trouvée inanimée à son domicile, à la suite d'un arrêt cardio-respiratoire. Prise en charge au CHRU de Nancy, tous les examens ont montré une évolution neurologique défavorable et une absence totale de réactivité. Les médecins n'ont rien pu faire si ce n'est placer l'enfant sous ventilation et assurer son alimentation et son hydratation par sondes. Au moment où intervient le référé, elle est dans un coma profond depuis six mois, en "maintien artificiel de la vie", au sens de la loi Léonetti, et la durée même de cette situation traduit une "obstination déraisonnable".

Sur ce plan, la situation d'Inès est différente de celle de la petite Marwa, affaire jugée par le tribunal administratif de Marseille en mars 2017. Il s'agissait alors d'une enfant de dix mois victime d'un virus provoquant de graves dommages cérébraux. A peine deux mois après l'apparition de la maladie, les médecins proposent l'interruption des traitements. Mais, au moment où le  juge est saisi, l'état de conscience, ou d'inconscience, de l'enfant ne semble pas tout-à-fait stabilisé. Si les médecins de l'équipe soignante insistent sur le caractère irréversible des lésions, les expertises sont plus nuancées. Un expert sollicité par le tribunal ne semble pas exclure que l'enfant ait un certain niveau de conscience que sa paralysie lui interdit d'exprimer. Devant une telle situation, le juge des référés du tribunal administratif estime qu'il n'est pas encore possible d'envisager l'évolution future de l'état de l'enfant, et que l'arrêt des traitements ne peut donc pas encore être envisagé. La situation de Marwa ne relève pas de l'acharnement thérapeutique ou de l'"obstination déraisonnable" au sens de la loi de 2016.




La jeune fille et la mort. Franz Schubert. Quatuor Alban Berg

La procédure


Dans le cas d'Inès, l'équipe médicale a appliqué la procédure fixée par la loi. En l'absence de directives anticipées rédigées par le patient lui-même, précaution possible mais peu probable dans le cas d'une enfant de quatorze ans, la loi Léonetti prévoit que l'interruption des traitements peut être effective à l'issue d'une procédure collégiale réunissant les médecins traitants et un expert extérieur au service, qui se prononcent après avis de la "famille". Dans le cas de Vincent Lambert, on sait que les premiers juges avaient estimé que, dans un contexte de conflit familial, la consultation devait être élargie à l'ensemble des proches du patient. Dans celui d'Inès, la situation est juridiquement plus simple car le code de la santé publique prévoit que, dans le cas d'un patient mineur, ce sont les titulaires de l'autorité parentale qui sont consultés (art L. 111-4 csp). 

L'ordonnance de référé précise que parents d'Inès s'opposent à l'arrêt des traitements pour des motifs religieux et qu'ils pensent même qu'une hospitalisation à domicile permettrait d'améliorer l'état de leur fille. Les médecins considèrent, quant à eux, qu'un tel projet n'est pas réaliste "compte tenu de la gravité de l’état de la patiente, de son caractère irréversible et de la lourdeur des soins qu’il impliquerait de délivrer en permanence". Le juge des référés se borne à mentionner cette divergence. Il n'a pas besoin de l'arbitrer car, au sens de la loi, les parents d'Inès ne sont pas titulaires du pouvoir de décision. 

Celui-ci appartient à l'équipe médicale, et le Conseil constitutionnel l'a clairement rappelé dans sa décision QPC du 2 juin 2017 : « il n’appartient pas au Conseil constitutionnel (...) de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conditions dans lesquelles, en l’absence de volonté connue du patient, le médecin peut prendre, dans une situation d’obstination thérapeutique déraisonnable, une décision d’arrêt ou de poursuite des traitements. ». La décision est celle des médecins, et le législateur l'a précisément voulu ainsi pour ne faire peser sur la famille du patient une responsabilité trop lourde. Le Conseil constitutionnel ajoute que les proches du patient, s'ils sont en désaccord avec la décision prise, peuvent toujours saisir le juge d'une demande de référé. 

La décision s'appuie ainsi sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel qu'elle mentionne d'ailleurs expressément. Elle fait observer que, dans le cas d'Inès, la procédure s'est déroulée conformément à la loi, que ses parents ont été entendus, qu'un rapport d'expert indépendant a été demandé. In fine, le juge des référés refuse, logiquement, de suspendre la décision d'interruption des traitements.

Il convient de rappeler qu'une demande de référé-liberté ne s'accompagne pas nécessairement d'un recours au fond. La décision des médecins est donc immédiatement exécutoire. Mais les parents d'Inès n'ignorent pas que ceux de Vincent Lambert ont aussi été confrontés à une ordonnance de référé déclarant légale la décision d'arrêt des traitements. C'était le 24 juin 2014. Ils ont ensuite subi un nouvel échec devant la Cour européenne des droits de l'homme, le 6 juin 2015. La voie contentieuse ne leur étant pas favorable, ils ont donc utilisé d'autres moyens. Par diverses pressions et intimidations, ils ont obtenu la démission du chef de service dans lequel leur fils était hospitalisé, et la désignation d'un nouveau médecin a permis de reprendre la procédure au début...Les parents d'Inès vont-ils, à leur tour, adopter une tactique de guérilla juridique ou, au contraire, laisser leur fille s'éteindre dans la dignité ?


Sur le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7 section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

mercredi 3 janvier 2018

Les contrôles aux frontières devant le Conseil d'Etat

Par un arrêt du 28 décembre 2017, le Conseil d'Etat confirme la légalité de la décision française réintroduisant un contrôle aux frontières intérieures de l'Espace Schengen, du 1er novembre 2017 au 30 avril 2018. Le juge administratif avait été saisi par différentes associations de soutien aux migrants, la Cimade, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) et le Groupe d'information et de soutien aux immigrés (Gisti). Elles espéraient faire reconnaître qu'une telle mesure n'avait pas d'autre objet que de limiter la liberté de circulation des migrants au sein de l'UE et qu'elle portait donc une atteinte excessive aux droits des personnes et à la liberté de circulation. 

Le référé de novembre 2017


Les associations requérantes n'avaient sans doute que peu d'illusions sur leurs chances du succès. Dans une ordonnance du 21 novembre 2017, le juge des référés du Conseil d'Etat avait déjà écarté leur demande de suspension de l'exécution de cette même mesure. Il s'appuyait alors sur le défaut d'urgence, rappelant qu'il allait rapidement statuer sur le fond de la requête. Surtout, il avait alors déclaré que si les associations estiment que le rétablissement du contrôle aux frontières s'accompagne de violations individuelles des droits des migrants, "il leur est loisible de saisir, dans ces situations, le juge compétent pour en connaître". Une manière élégante de dire que le référé-liberté dont il était saisi n'invoquait aucune violation concrète des droits des migrants et qu'il n'y avait donc pas urgence à se prononcer. Le facteur-temps ne présente donc, en l'espèce, qu'un intérêt limité. 

Le droit de l'Union


La décision unilatérale de réintroduire un contrôle aux frontières ne repose, en aucun cas, sur l'état d'urgence et sa durée ne doit donc pas nécessairement coïncider avec celle de l'état d'urgence. L'article 77 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) énonce que "l'Union développe une politique visant à assurer l'absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu'elles franchissent les frontières intérieures". Le principe est donc que les contrôles doivent être assurés aux frontières extérieures de l'Union et pas aux frontières intérieures. Un règlement du 9 mars 2016 met en oeuvre ces dispositions et établit "un code de l'Union relatif au franchissement des frontières". 

Ce règlement prévoit cependant une importante dérogation dans ses articles 25 à 27, dérogation qui était déjà présente dans l'article 48 § 3 du traité de Rome qui énonçait que la libre circulation s'exerce "sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique". Un Etat membre est donc autorisé à "exceptionnellement réintroduire le contrôle aux frontières", lorsqu'il est confronté à "une menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure". Là encore,  la durée de la mesure est déterminée par l'Etat lui-même. S'il est vrai que le règlement prévoit une durée de droit commun "d'une durée maximal de trente jours", il ajoute aussitôt que cette durée peut être étendue à la "durée prévisible de le menace, si elle est supérieure à trente jours".  

Les deux seules contraintes imposées à l'Etat sont bien modestes. La première réside dans le fait que les contrôles aux frontières intérieures ne doivent pas excéder "ce qui est strictement nécessaire pour répondre à la menace grave". La seconde fixe un terme de six mois à la durée du rétablissement des contrôles, mais rien n'interdit de prendre une nouvelle décision à l'issue de ce délai. De manière très claire, le contrôle aux frontières intérieures est défini comme une exception au principe de libre circulation, mais  cette exception est perçue comme l'expression de la souveraineté de l'Etat, qui, par hypothèse, ne saurait être limitée.


Rien à Déclarer. Dany Boon. 2010. Benoît Pelvoorde et Dany Boon


Le contrôle au fond

 

Certes, rien n'interdirait à la Cour de justice de l'Union européenne, si elle était saisie, de se prononcer sur l'interprétation qu'elle entend donner à ces dispositions. Mais précisément, le Conseil d'Etat refuse la demande des associations requérantes qui souhaitaient qu'une question préjudicielle soit posée à la CJUE. A ses yeux, elles sont parfaitement claires et il est donc en mesure d'exercer son contrôle de proportionnalité en connaissance de cause.

Sur le fond, la décision est sans surprise. Le Conseil d'Etat prend note "de l'actualité de la menace terroriste" illustrée à la fois par la réalisation d'attentats en Espagne, en Grande-Bretagne et en France, et par la crainte de voir revenir sur le territoire des personnes parties combattre en Syrie et en Irak. Cette effectivité de la menace permet d'abord au Conseil d'Etat d'écarter sèchement le détournement de pouvoir invoqué par les associations requérantes qui estimaient que le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures n'avait pas d'autre finalité que d'empêcher de malheureux migrants de venir en France. 

Elle permet aussi d'exercer le contrôle de proportionnalité, et le Conseil d'Etat juge, logiquement, que la gravité de la menace terroriste justifie que soient contrôlées l'identité et la provenance des personnes désireuses d'entrer en France. Peu importe donc que le gouvernement français ait pris neuf décisions de réintroduction ou de prorogation de ces contrôles depuis les attentats du 13 novembre 2015, dès lors qu'ils demeurent justifiés par la persistance de la menace terroriste. 

Personne ne pouvait sérieusement s'attendre à ce que la plus haute juridiction administrative annule la décision de rétablir les contrôles aux frontières. La décision ne manque pas pour autant d'intérêt car elle révèle la volonté du Conseil d'Etat d'assurer la plénitude de son rôle, sans interférences superflues de la Cour de justice de l'Union européenne. En bref, les contrôles aux frontières relèvent de la souveraineté de l'Etat et leur contrôle des juridictions internes.



Sur l'entrée sur le territoire : Chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

 

lundi 1 janvier 2018

Histoire édifiante d'un médecin barbu

La Cour administrative d'appel (CAA) de Versailles a admis le 19 décembre 2017 qu'un hôpital public pouvait  mettre fin aux fonctions d'un médecin, au motif qu'il refusait de tailler une barbe "imposante", risquant "d'être perçue par les agents et les usagers du service public comme la manifestation ostentatoire d'une appartenance religieuse incompatible avec les principes de laïcité et de neutralité du service public".

Le principe de neutralité et les stagiaires


Observons d'emblée que le porteur de ladite barbe avait la qualité de stagiaire. Il était venu faire un stage de spécialisation d'un an dans le service de chirurgie viscérale de l'hôpital de Saint-Denis, grâce une convention de coopération entre cet établissement et l'Université égyptienne de Menoufia. La direction lui a demandé de tailler sa barbe, mais il a pris la demande à rebrousse-poil. Son refus a donc suscité la résiliation de la convention et, par ricochet, la fin de ses fonctions. 

Certes, les stagiaires de tous poils sont toujours en situation précaire, mais, en l'espèce, cette précarité ne change rien à l'affaire. L'obligation de neutralité s'impose à l'ensemble des agents publics, statutaires ou contractuels. L'une des décisions les plus anciennes dans ce domaine, l'arrêt Demoiselle Weiss rendu par le Conseil d'Etat en 1938, affirmait déjà qu'une institutrice stagiaire en formation à l'Ecole Normale était soumise à l'obligation de neutralité. Si elle pouvait organiser des conférences religieuses en dehors de l'Ecole, il lui était donc interdit d'en faire mention dans son activité professionnelle.  

Le principe de neutralité et le port de la barbe


C'est évidemment sur cette jurisprudence traditionnelle que s'appuie la direction de l'hôpital. Elle estime que le port de la barbe constitue une atteinte au principe de neutralité, ce qui signifie qu'elle le considère comme un signe religieux ostensible.  Cette position n'est pas sans courage. Elle révèle une volonté d'obtenir une décision de principe sur le respect de la neutralité. 

La barbe est-elle un signe religieux ? Pas nécessairement, répond la CAA qui observe que "le port d'une barbe, même longue, ne saurait à lui seul constituer un signe d'appartenance religieuse". Mais il peut le devenir s'il représente "dans les circonstances propres à l'espèce", la manifestation d'une revendication ou d'une appartenance religieuse. Il appartient donc au juge administratif, d'apprécier si le système pileux contesté manifeste, de façon ostentatoire, une appartenance religieuse. En l'espèce, la CAA répond positivement, tout simplement parce que le médecin égyptien ne le nie pas, ni devant l'administration hospitalière ni devant le juge. A chaque fois, il s'est borné à invoquer le droit au respect de sa vie privée, sans contester qu'il s'agissait pour lui de "manifester ostensiblement un engagement religieux".

Dans ce cas, la résiliation du contrat est considérée par le juge comme parfaitement licite. La CAA ajoute d'ailleurs que le principe de neutralité doit être respecté avec d'autant plus de rigueur que les agents de l'établissement hospitalier exercent leurs fonctions "dans un environnement multiculturel". On retrouve dans cette formulation un écho atténué de la décision de la Cour d'appel de Paris en novembre 2013 sur l'affaire Baby-Loup. A l'époque, le juge judiciaire s'était rallié à la notion d'"entreprise de conviction", héritée du droit européen, qui permet à l'entreprise d'exiger de ses salariés le respect d'une parfaite neutralité, lorsqu'elle exerce ses fonctions dans un milieu multiculturel. Cette notion d'"entreprise de conviction" a cependant été jugée trop imprécise par l'Assemblée plénière Cour de cassation qui l'a récusée dans un arrêt du 25 juin 2014, pour privilégier un contrôle de proportionnalité ordinaire. Même si l''hôpital public n'est pas l'entreprise, l'idée demeure que l'obligation de neutralité y pèse avec une exigence particulière lorsque l'environnement est multiculturel. 

 
Ouverture du Barbier de Séville
Paroles Pierre Dac et Francis Blanche. Musique : Rossini
Extrait du film "Boum sur Paris", Les Quatre Barbus. 1954

La motivation fondée sur l'hygiène et la sécurité


Cette volonté d'obtenir une définition claire du champ d'application du principe de neutralité est particulièrement nette si l'on considère que l'établissement hospitalier aurait pu obtenir le même résultat par un autre moyen. Il lui était en effet possible de demander au médecin égyptien de tailler sa barbe pour des motifs d'hygiène et de sécurité. Dans une décision du 19 février 2008, cette même CAA de Versailles avait déjà été saisie du cas du refus de titularisation d'un agent municipal de Villemonble qui, déjà, refusait de couper une barbe "longue et fournie". A l'époque, le maire s'appuyait certes sur "l’expression extérieure d’une conviction religieuse incompatible avec l’accueil du public", mais il invoquait aussi le danger d'un système pileux qui empêchait l'intéressé de porter le masque indispensable à des fonctions de manipulation de produits toxiques. Il est évident qu'un médecin faisant un stage en chirurgie doit aussi porter un masque, obligation peu compatible avec le port d'une "barbe imposante". En 2008, la CAA de Versailles n'avait pas remis en cause cette double motivation, annulant néanmoins la décision pour défaut de procédure contradictoire. 

Cette motivation a repris du poil de la bête avec l'arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 15 janvier 2013. Elle affirme en effet que le chef d'un service de gériatrie peut légitimement interdire le port d'une croix aux infirmières, un patient pouvant s'accrocher à ce bijou et provoquer des blessures. Dans le cas d'un motif d'hygiène ou de sécurité, il n'est pas besoin, aux yeux de la CEDH, de règlement intérieure, la seule décision du chef de service suffisant à imposer cette contrainte.

La nécessité d'une décision de principe


Pour l'hôpital de Saint-Denis, cette voie était donc largement ouverte. Mais elle demeurait un pis-aller, un moyen d'obtenir le respect de l'obligation de neutralité sans l'exiger formellement. C'est précisément ce que refuse la direction de l'établissement qui obtient, avec la décision de la CAA du 19 décembre 2017, une décision de principe. Elle sera sans doute de nature à justifier la modification du règlement intérieur de l'établissement, dans le sens du respect du principe de neutralité.

Il existe un risque cependant... celui d'un recours devant le Conseil d'Etat. On sait que la Haute Juridiction a une pratique particulière en matière de laïcité, qui consiste à surtout ne pas rendre de décisions de principe, à poser des règles obscures susceptibles d'interprétations diverses et variées, voire à développer des raisonnements tirés par les cheveux. Il ne reste donc qu'à espérer que, s'il est saisi de l'affaire du médecin barbu, le Conseil d'Etat ne coupera pas les poils en quatre et réaffirmera simplement l'importance de l'obligation de neutralité qui pèse sur les agents publics.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

vendredi 29 décembre 2017

Protocole n° 16 : Le Conseil constitutionnel qualifié de "Juridiction" par lui-même


Le 20 décembre 2017, le Conseil constitutionnel a publié un discret communiqué, après que le Président Macron ait annoncé, lors d'une visite à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 31 octobre 2017, la ratification par la France du Protocole n° 16 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ce texte organise une procédure facultative de consultation de la CEDH par les "plus hautes juridictions" des Etats parties. Un projet de loi de ratification a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le 20 décembre, exactement le même jour que le communiqué du Conseil constitutionnel.

Aussi discret soit-il, ce communiqué est intéressant, car il traduit deux revendications du  Conseil constitutionnel. L'une est apparente et clairement mise en avant, l'autre avance masquée mais ses enjeux dépassent largement la simple mise en oeuvre du Protocole n° 16.

La procédure consultative


Le Conseil constitutionnel souhaite d'abord, et c'est la revendication clairement mise en avant, pouvoir user de la procédure consultative mise en place par le Protocole n° 16. Elle autorise les "hautes juridictions nationales" à demander à la CEDH un avis consultatif sur "des questions de principes relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la Convention pour ses protocoles". Encore faut-il que la juridiction demanderesse intervienne "dans le cadre d'une affaire pendante devant elle". Elle doit en outre motiver sa demande et produire les éléments pertinents du contexte juridique et factuel de l'affaire pendante.

L'utilisation de cette procédure ne pose aucun problème juridique dans le contentieux électoral dans lequel le Conseil n'est pas juge de la conformité de la loi à la Constitution et peut donc se fonder sur la convention européenne des droits de l'homme. Dans son communiqué, le Conseil admet ainsi qu'il "ne juge du respect de certaines stipulations de la Convention européenne que pour une part de son rôle juridictionnel, à savoir le contentieux des élections législatives et sénatoriales".

Le Conseil ne limite cependant pas sa revendication au seul contentieux électoral. Il reconnaît certes que "dans le contrôle de la constitutionnalité des lois qu'il effectue sur le fondement des articles 61 et 61-1 de la Constitution, il ne procède pas au contrôle de la « conventionnalité » de la loi", mais c'est pour ajouter immédiatement que "cette situation n'est pas remise en cause par la possibilité qu'il aura de saisir pour avis la Cour de Strasbourg (...)".  Par cette formulation, le Conseil constitutionnel reconnaît que les engagements internationaux ne constituent, en aucun cas, des normes de référence dans l'exercice de son contrôle de constitutionnalité. Selon une formulation aujourd'hui bien connue, il affirme ainsi régulièrement : "S'il revient au Conseil constitutionnel (...) de s'assurer que la loi respecte le champ de l'article 55 de la Constitution, il ne lui appartient pas en revanche d'examiner la conformité de celles-ci aux stipulations d'un traité ou d'un accord international". En d'autres termes, le Conseil n'a pas à examiner la loi qui lui est déférée au regard de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Il ne s'agit pas d'un détail car un traité n'est obligatoire en droit français que sur l'unique fondement de l'article 55 de la Constitution. Celui-ci précise qu'un traité régulièrement ratifié, et c'est évidemment le cas de la Convention européenne des droits de l'homme, a "une autorité supérieure à celle des lois". Un traité est donc supérieur à la loi, mais inférieur à la Constitution dès lors qu'il trouve en elle le fondement de sa validité. Il appartient donc aux juges du fond et aux juridictions suprêmes, tant de l'ordre judiciaire qu'administratif, d'apprécier les actes qu'ils ont à juger au regard de la Convention européenne des droits de l'homme et de la jurisprudence de la CEDH. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, ne peut apprécier la conformité de la loi par rapport à une convention.

La demande d'un avis purement consultatif n'implique pas que le Conseil constitutionnel décide désormais d'exercer un contrôle de conventionnalité. Sans doute, mais on peut alors se demander pourquoi il demande un avis, s'il ne lui sert à rien.
 
Dans sa célèbre décision QPC du 4 avril 2013,  le Conseil a saisi pour question préjudicielle non pas la CEDH mais la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Il lui a demandé comment il convenait d'interpréter les termes d'une décision-cadre de l'UE de 2002, à l'origine de dispositions législatives organisant le mandat d'arrêt européen. Cette décision peut cependant difficilement être considérée comme un précédent, une sorte d'anticipation de la procédure mise en oeuvre par le Protocole n° 16. Le Conseil se prononce en effet sur le fondement de l'article 88-2 de la Constitution qui énonce que "la loi fixe les règles relatives au mandat d'arrêt européen en application des actes pris par les institutions de l'Union européenne". En l'espèce, l'article 88-2 précise que le législateur met en oeuvre la décision de l'UE, selon des principes fixés par l'Union elle-même. Si le Conseil s'interdisait de demander à la CJUE des précisions sur le contenu et l'interprétation de ces principes, son contrôle de la loi se trouverait paralysé. Tel n'est pas le cas dans l'hypothèse du contrôle de constitutionnalité de droit commun qui n'a pas réellement besoin d'interpréter la Convention européenne pour s'exercer. 

On pourrait néanmoins considérer la procédure consultative revendiquée par le Conseil trouve sa justification dans le dialogue des juges. Le juge constitutionnel demanderait ainsi son avis à la CEDH par curiosité intellectuelle, pour bénéficier d'éléments contextuels. L'idée est séduisante, mais sa mise en oeuvre délicate car la question posée est celle de la réception de l'avis. Supposons un instant que le Conseil demande un avis à la CEDH à l'occasion d'une QPC en cours. Il n'a alors que deux solutions. Soit il applique l'avis, et il risque d'être suspecté de se soumettre purement et simplement à la CEDH, au mépris de la hiérarchie des normes. Soit il ne l'applique pas et, dans ce cas, le dialogue des juges risque de conduire à un constat de divergence, voire à un conflit.

On en vient donc à se demander si le Conseil constitutionnel ne revendique pas l'usage de cette procédure non pas pour s'en servir, mais pour d'autres motifs.

Dialogue des juges
Les catcheurs. Les Frères Jacques. 1966. Archives de l'INA

 

Une "haute juridiction nationale"


Derrière cette revendication s'en cache une autre, qui est sans doute l'enjeu de la démarche. Si le Conseil se voit accorder le droit de faire usage de cette procédure, il sera qualifié de "haute juridiction nationale". Or il faut observer que le Conseil constitutionnel n'a jamais été officiellement qualifié de juridiction. La Constitution ne précise pas sa nature juridique et le  considère comme une institution sui generis. Elle lui consacre un titre spécifique, le titre VII, distinct du titre VIII qui, quant à lui, traite "De l'autorité judiciaire". Les membres du Conseil, quant à eux, n'ont pas le statut de magistrats.

Bien entendu, il n'est pas contestable que le Conseil est qualifié de juridiction dans le langage courant, par référence à la notion de "juris-dictio".  N'a t il pas pour mission de dire le droit ? On parle ainsi volontiers des "juges" constitutionnels alors que le droit positif les qualifie seulement de "membres du Conseil constitutionnel". Il n'empêche que la qualification de "juridiction" demeure un enjeu non négligeable, en particulier dans le contexte des relations du Conseil avec la CEDH.
L'examen de la jurisprudence de la CEDH incite en effet à penser que le Conseil constitutionnel ne saurait être considéré comme une juridiction au regard de la convention européenne des droits de l'homme. Or, il n'est pas impossible que celle-ci soit un jour saisie de cette question. La CEDH ne s'interdit pas, en effet, d'apprécier la procédure mise en oeuvre devant les tribunaux constitutionnels des Etats. Dans un arrêt Süssmann c. Allemagne de 1996, elle contrôle ainsi que le tribunal de Karlsruhe respecte les règles du procès équitable garanties par l'article 6 § 1 de la Convention européenne. Depuis l'intégration de la QPC dans le droit positif, on doit envisager l'hypothèse du requérant débouté après une QPC, qui choisira d'aller jusqu'au bout du parcours contentieux, et saisira la CEDH en invoquant notamment le défaut d'impartialité du Conseil constitutionnel.

Pourquoi pas, dès lors que le principe d'impartialité trouve précisément son fondement dans l'article 6 § 1 de la Convention ? Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, la CEDH rappelle que le respect du principe d'impartialité ne se limite pas à interdire aux membres du tribunal de prendre parti publiquement sur un dossier en cours, prohibition que la Cour qualifie d'impartialité subjective. Elle s'étend à l'impartialité "objective" qui affirme qu'une institution est impartiale quand elle a les apparences de l'impartialité, quand elle inspire la confiance aux requérants. Ce n'est donc pas l'attitude des juges qui est en cause mais l'organisation elle-même. Que penserait la CEDH d'une institution dont le Président assume en même temps des fonctions auprès d'une organisation internationale ? dont les membres interrompent parfois leurs activités pour aller faire une campagne référendaire ? Pire encore, accepterait-elle une institution appelée à juger du compte de campagne d'un ancien Président de la République au moment où celui-ci en devient membre de droit ? D'une manière générale, ces membres de droit constituent une sorte de bombe à retardement juridictionnelle devant la CEDH, car on n'imagine guère qu'elle les considère comme des "magistrats" au sens de la Convention européenne.

Si l'on revient au communiqué du Conseil constitutionnel, on s'aperçoit alors qu'il ne manque pas de sel. En effet, le Conseil instrumentalise la procédure d'avis à la Cour européenne pour être qualifié de juridiction, alors que la jurisprudence de cette même Cour va à l'encontre d'une telle qualification. Cela prouve au moins que le Conseil constitutionnel ne s'estime pas lié par la jurisprudence de la CEDH, du moins pas encore.

Il reste évidemment à envisager les suites de cette demande. Au regard du Protocole n° 16, ce sont les "Hautes Parties Contractantes", c'est-à-dire les Etats membres qui dressent eux-mêmes la liste des "plus hautes juridictions" concernées par la procédure nouvelle. Le communiqué du Conseil constitutionnel montre seulement qu'il s'attribue lui-même cette qualité. Mais le point de savoir s'il est une juridiction, ou s'il doit faire l'objet de certaines réformes pour être qualifié comme telle ne saurait résulter de sa seule volonté. C'est évidemment au parlement d'apprécier cette question et on espère qu'il l'examinera lors du débat qui va s'ouvrir sur le projet de loi de ratification du Protocole n° 16.

Sur l'indépendance et l'impartialité du Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 1 A du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier

mardi 26 décembre 2017

Le droit de réponse à l'Université : éloge de la disputatio

Libération du 22 décembre 2017 publie une tribune portant sur le droit de réponse dans la presse, sujet finalement peu étudié, sauf lorsqu'il fâche. C'est précisément le cas, car il s'agit, pour ses auteurs, de voler au secours d'une collègue professeure de droit injustement agressée par... un droit de réponse. En l'espèce, les faits sont résumés en ces termes : "Un maire, mécontent de l'analyse rédigée par une professeure de droit dans une revue juridique, a obtenu d'y publier un droit de réponse venimeux et diffamatoire. Une nouvelle manière d'intimider les universitaires et de brider leur expression".

On apprend ensuite que l'article commentait un jugement du tribunal administratif de Dijon annulant la décision du maire de Châlon-sur-Saône de mettre fin aux menus de substitution dans les cantines scolaires de sa ville. Dans son droit de réponse, l'élu accuse l'auteur de "faire un amalgame malhonnête et hâtif", de "défaut de neutralité", "de militantisme affiché".

La liberté d'expression des enseignants chercheurs


Peu importe le fond du débat. Un professeur de droit est fondé à commenter le droit, mais aussi à donner son opinion sur la manière dont il pourrait évoluer. Il bénéficie d'une protection particulière dans ce domaine, puisque le Conseil constitutionnel a fait de l'indépendance des enseignants chercheur un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Cette indépendance suppose, à l'évidence, le droit de s'exprimer librement. La Cour d'appel de Paris, dans sa décision du 28 septembre 2017, affirme ainsi que l'auteur d'une note de jurisprudence doit se sentir libre de critiquer l'arrêt , "y compris sous forme de parti pris". Elle ajoute, rendant ainsi un bel hommage à la doctrine : "Cette liberté d'expression intéresse un professionnel du droit dont l'activité, pour une part importante, tient à l'analyse de décisions judiciaires qui n'a pas pour objet d'être seulement didactique, mais doit encore nourrir le débat sur les orientations de la jurisprudence, qu'il s'agisse d'y adhérer ou de proposer des évolutions souhaitées. C'est de cette confrontation entre la doctrine et la jurisprudence que se nourrit le droit positif". La liberté d'expression des enseignants chercheurs est donc largement garantie par le droit et protégée par les juges. La Rédaction de l'AJDA a, de son côté, affirmé son attachement à ce principe lors de la publication du droit de réponse du maire de Châlon.

 

Le droit de réponse



Dès lors que les professeurs expriment leur opinion dans des notes de jurisprudence, ils doivent s'attendre à ce que les personnes éventuellement désignées dans l'article exercent le droit de réponse. Celui-ci trouve son origine dans l'article 13 de la loi du 29 juillet 1881 qui énonce : "le directeur de la publication sera tenu d'insérer dans les trois jours de leur réception, les réponses de toute personne nommée ou désignée dans le journal ou écrit périodique quotidien sous peine de 3 750 euros d'amende sans préjudice des autres peines et dommages-intérêts auxquels l'article pourrait donner lieu". En l'espèce, saisie d'une demande de droit de réponse par le maire de Châlon, l'AJDA n'a fait qu'appliquer la loi en publiant cette réponse. 

Ce droit permet à une "personne nommée ou désignée, de faire connaître ses explications ou ses protestations sur les circonstances et dans les conditions mêmes qui ont provoqué sa désignation".  Le contenu de la mise en cause est parfaitement indifférent et le simple désaccord avec l'analyse du professeur de droit suffit à justifier son exercice. La seule condition est que la personne qui répond soit "nommée au désignée" dans l'article. Tel est le cas en l'espèce, car le commentaire de la décision de justice ne peut éviter de mentionner son auteur, dès la première ligne. Il s'agit du "maire de Châlon-sur-Saône, nouvellement élu sous l'étiquette Les Républicains". L'élu est donc aisément identifiable, ce qui est suffisant pour fonder son droit de réponse.  Dans un arrêt du 24 septembre 1996, la Chambre criminelle de la Cour de cassation considère d'ailleurs que le droit de réponse peut être exercé par le maire ou son adjoint. Dès lors qu'il ne s'agit pas d'une action en justice, il relève des actes d'administration effectués sur le fondement de l'article L 2122-18 du code général des collectivités territoriales.

Si les textes définissent de manière très stricte la taille de la réponse, afin qu'elle ne soit pas exagérément supérieure à celle des propos contestés, ils sont muets sur son contenu. C'est donc à la jurisprudence qu'est revenue le soin d'en poser les bornes, ce qu'elle a fait avec un très grand libéralisme.

Une décision du 28 mars 1995 affirme ainsi que le droit de réponse ne peut être limité par le juge que si les termes de cette réponse sont contraires "aux bonnes moeurs, à l'intérêt légitime des tiers ou à l'honneur du journaliste". Aucune de ces conditions n'est remplie dans le cas du droit de réponse exercé par le maire de Châlon. Il accuse certes la professeure d'avoir une démarche militante et lui reproche de souhaiter l'intégration des "accommodements raisonnables" dans le droit français de la laïcité. Que l'on soit d'accord ou pas, ces propos ne portent atteinte ni aux bonnes moeurs, ni à l'intérêt des tiers et encore moins à l'honneur de l'auteur. Ils relèvent du débat doctrinal, certes un peu vif, auquel sont habitués les enseignants chercheurs qui étudient les libertés publiques.

La présente affaire montre que le droit de réponse n'est pas en mesure de "brider l'expression" des enseignants-chercheurs. La professeure de droit a publié son article dans le numéro de l'AJDA daté du 13 novembre 2017, et la réponse figure dans celui du 18 décembre, soit plus d'un mois plus tard. L'article demeure aujourd'hui parfaitement accessible aux lecteurs, tant dans l'AJDA que sur le site Dalloz où la revue peut être consultée en ligne.

Affiche de Mai 1968


La "procédure-baillon"


Plus dangereux est l'amalgame réalisé entre le droit de réponse et la "procédure baillon". Cette formule est  employée pour désigner tout-à-fait autre chose. Alors que le droit de réponse n'implique aucune procédure juridictionnelle, la procédure baillon consiste, à l'inverse, à instrumentaliser les juges.

C'est ce qu'a fait un chef d'entreprise mécontent d'une note de jurisprudence rédigée par un professeur de droit spécialisé dans le domaine de l'environnement, note qui s'intitulait : "Trafic de déchets dangereux : quand les dépollueurs se font pollueurs". L'industriel a porté plainte pour diffamation, invoquant l'atteinte portée par l'auteur à son honneur et à sa considération. Dans le cas des délits de presse, la mise en examen est automatique et la personne poursuivie se retrouve donc devant la 17è Chambre correctionnelle. En l'espèce, la Cour d'appel de Paris, dans la décision du 28 septembre 2017, estime que le simple fait de porter plainte pour diffamation contre l'auteur de la note de jurisprudence entraine une atteinte à sa liberté d'expression. Des poursuites peuvent donc être engagées contre le chef d'entreprise pour abus de constitution de partie civile.

Dans cette même décision, le juge observe que le chef d'entreprise reproche, entre autres choses, à l'universitaire de ne pas avoir mentionné que le jugement qu'il commentait était frappé d'appel. Sans doute le commentateur l'ignorait-il, mais on peut comprendre que le chef d'entreprise n'ait pas apprécié que la décision soit présentée comme définitive, comme s'il acceptait une condamnation qu'il a au contraire l'intention de contester. Il a d'ailleurs obtenu une relaxe partielle en juin 2017.  Cette absence de mention de l'appel dans la note est peut-être un oubli, mais elle n'est pas pour autant constitutive d'une diffamation dès lors qu'elle n'implique nulle animosité particulière à l'égard du plaignant. Ce dernier aurait été mieux inspiré d'user de son droit de réponse pour mentionner cette circonstance. Considéré sous cet angle, le droit de réponse est plutôt un moyen d'éviter la procédure baillon qu'une manoeuvre de même nature.

La saisine du juge intervient en effet dans le but d'intimider le professeur de droit, et c'est précisément cette intimidation qui distingue la procédure baillon du droit de réponse. Attaqué au contentieux, l'auteur d'une note de jurisprudence se trouve automatiquement placé en position de défense, face à une armée d'avocats généralement bien rémunérés et prêts à en découdre. Sa propre défense lui coûte de l'argent, et l'existence même de ces poursuites pénales nuit à sa réputation. La multiplication de ces procédures risquerait donc, à terme, de conduire à une forme d'auto-censure. Pour éviter cette utilisation perverse de la plainte pénale, et conformément aux préconisations du Rapport Mazeaud  remis en avril 2017,  une circulaire du 9 mai 2017 accorde aux enseignants-chercheurs la protection fonctionnelle de leur Université lorsqu'ils sont poursuivis pour diffamation ou dénigrement, sauf hypothèse d'une faute détachable du service. L'Université est donc désormais tenue d'accompagner et de soutenir son agent placé dans une telle situation et le contentieux apparaît un peu moins déséquilibré.

Le droit de réponse ne relève pas d'une démarche contentieuse. La seule hypothèse dans laquelle le juge pourrait être saisi est celle d'un refus d'insertion par l'éditeur. Mais dans ce cas, la responsabilité du contentieux pèserait sur celui-ci, pas sur l'auteur. Evoquer une "intimidation" dans ce cas revient donc à considérer qu'un professeur d'Université, parfaitement indépendant et libre de ses propos, ne serait pas en mesure de résister psychologiquement à une simple réponse. Dans un domaine aussi sensible que la laïcité, il est assez fréquent que les auteurs soient mis en cause, parfois de manière violente, y compris par des collègues peu portés à la distance académique. Doit-il en être troublé ou, au contraire, se réjouir du débat qu'il a su développer ?

La tribune parue dans Libération sera sans doute rapidement oubliée, tant il est vrai que le droit de réponse du maire de Châlon n'est tout de même pas le principal sujet d'inquiétudes dans l'Université. Son intérêt essentiel réside sans doute dans l'ambiguïté du regard porté sur l'enseignant-chercheur par lui-même. Il revendique et obtient une liberté d'expression pleine et entière, liberté qui s'étend aux engagements de nature militante ou politique. On ne peut que s'en réjouir, dès lors qu'il est dans la Cité et qu'il est évidemment fondé, comme tout le monde, à intervenir dans le débat public.

Censurer au nom de la liberté d'expression


En même temps, il souhaite être à l'abri du débat, isolé sur l'Aventin de la Science. C'est ainsi que les auteurs de la tribune de Libération proposent de réfléchir sur "la possibilité d'exclure les revues scientifiques du champ d'application du droit de la presse et en particulier du droit de réponse". La suggestion est plaisante, car personne ne sait comment définir juridiquement une revue scientifique. Personne n'a oublié qu'une revue spécialisée en droit de la famille, dotée du comité de lecture exigé par les canons universitaires, n'a pas hésité à publier un numéro spécial sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe... dont tous les articles étaient hostiles à la réforme. S'agit-il d'une revue scientifique ? ou pas ? Dans leur grande magnanimité, les auteurs de la tribune offrent volontiers à la personne mise en cause la possibilité de solliciter de la rédaction la publication d'un "point de vue, lequel serait examiné selon les mêmes critères que ceux des autres articles par le comité de rédaction ou le conseil scientifique". On imagine facilement la réaction du comité dans lequel siègent des collègues de l'auteur de l'article, d'autant que cette instance serait contrainte d'évaluer le point de vue avec les mêmes critères scientifiques que ceux utilisés pour les autres publications.

Au-delà de ses modalités d'organisation, la proposition peut surprendre. Il s'agit en effet d'opérer un contrôle a priori du contenu de la réponse, ce qui revient à effectuer une censure préalable, au nom de la liberté d'expression. Provenant de spécialistes des libertés publiques, l'idée à quelque chose de baroque. Mais la proposition est néanmoins intéressante dans ce qu'elle révèle : l'image idéale d'une Université  intervenant dans les affaires du monde, expliquant aux gouvernants comment ils doivent gérer tel ou tel problème, mais une Université repliée dans ses remparts, diffusant une parole verticale, refusant la contradiction et le débat, écartant la disputatio. Au risque d'être critiqué précisément au nom du principe de laïcité, on a envie de citer le Pape Jean-Paul II : "N'ayez pas peur"...


Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.




jeudi 21 décembre 2017

CEDH : Première procédure en manquement

Le 5 décembre 2017, le Comité des ministres du Conseil de l'Europe a décidé d'engager une procédure en manquement contre l'Azerbaïdjan. C'est la première fois qu'une telle procédure est mise en oeuvre, depuis qu'elle a été inscrite dans la Convention européenne des droits de l'homme par le Protocole n° 14 de 2010. L'article 46 § 4 du traité énonce désormais : "Lorsque le Comité des Ministres estime qu’une Haute Partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif dans un litige auquel elle est partie, il peut, après avoir mis en demeure cette Partie et par décision prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité, saisir la Cour de la question du respect par cette Partie de son obligation au regard du paragraphe 1".

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est désormais saisie du cas de l'Azerbaïdjan qui persiste dans son refus d'appliquer l'arrêt Ilgar Mammadov du 22 mai 2014. Rappelons que M. Mammadov dirigeait le principal parti d'opposition à Ilham Aliyev, le Mouvement de l'alternative républicaine (REAL). Arrêté en février 2013 après avoir annoncé son intention d'être candidat aux élections présidentielles d'octobre 2013, il a condamné à sept ans de prison pour "troubles à grande échelle". Dans son arrêt du 22 mai 2014, la CEDH estime qu'une telle condamnation viole différents articles de la Convention européenne. D'une part, il n'est pas établi que M. Mammadov ait commis des actes justifiant une sanction pénale et son incarcération a en réalité un motif politique. D'autre part, les principes fondamentaux des droits de la défense ont à peu près tous été bafoués durant la procédure. 

L'arrêt, pourtant très sévère, de la CEDH n'a eu aucune conséquence en Azerbaïdjan. Les autorités sont restées sourdes à la dizaine de résolutions qui ont suivi, émanant tant de la Cour que du Comité des ministres, appelant à appliquer l'arrêt et à libérer M. Mammadov. La procédure en manquement apparaît ainsi comme l'arme ultime, lorsque tout autre moyen de pression pour faire exécuter un arrêt a échoué.

Un lien avec la fonction juridictionnelle


Certes, la procédure en manquement n'est pas sans lien avec la fonction juridictionnelle exercée par la CEDH.  Il s'agit en effet d'obtenir l'exécution d'un arrêt, nécessairement liée au droit de recours individuel. Dans la célèbre décision Airey du 9 octobre 1979, la Cour déclare ainsi que "la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs". L'exécution des arrêts constitue donc la garantie essentielle de l'effectivité du droit européen. C'est si vrai que la CEDH s'efforce de contrôler elle-même l'exécution des décisions qu'elle rend.

La procédure de l'arrêt pilote s'applique aux affaires répétitives qui trouvent leur origine dans un dysfonctionnement chronique du droit interne d'un Etat. Saisie d'un grand nombre de requêtes, la CEDH traite alors en priorité une ou plusieurs d'entre elles et indique au gouvernement concerné les mesures qu'il doit prendre pour remédier à une situation qui viole la Convention européenne. Les autres affaires pendantes sont alors gelées jusqu'à ce que les mesures adéquates soient prises. Si les autorités n'exécutent pas l'arrêt-pilote, la Cour peut toujours "dégeler" les affaires pendantes et prononcer de nouvelles condamnations. Le seul problème est que l'arrêt-pilote ne s'applique qu'aux contentieux de masse, pas à la condamnation d'un opposant politique. 

La Cour s'est aussi reconnue compétente pour juger de nouvelles violations de la Convention provoquées par un nouveau recours devant les juges internes, en vue de faire exécuter un premier arrêt. Cette fois, le problème réside plutôt dans la lenteur de la procédure, surtout si l'on considère que le requérant est victime d'une détention arbitraire et que le plus urgent est de contraindre l'Azerbaïdjan à le libérer.

Arme ultime du contrôle de l'exécution des arrêts de la Cour, le recours en manquement s'analyse aussi comme un constat d'échec du contrôle juridictionnel de cette exécution. Il se traduit en effet par un déplacement du champ juridictionnel au champ politique.


Tartares de Bakou. Alexandre Michon. 1888

Une arme politique

 

Le comité des ministres, composé des ministres des affaires étrangères des Etats membres, est un organe intergouvernemental. Lui seul dispose de l'initiative du recours en manquement, qu'il peut mettre en oeuvre à la majorité des 2/3 de ses membres, après mise en demeure de l'Etat mis en cause. Cette procédure est très proche de celle prévue par l'article 94 de la Charte des Nations Unies, qui donne compétence au Conseil de sécurité en cas d'inexécution par un Etat d'un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ). Ce dernier peut alors "faire des recommandations ou décider des mesures à prendre pour faire exécuter l'arrêt". Cette procédure ne s'exerce cependant que si le Conseil de sécurité "le juge nécessaire", ce qui n'a jamais été le cas jusqu'à aujourd'hui. La formule renvoie à l'idée d'un pouvoir discrétionnaire de nature politique.

Il en est de même du Comité des ministres du Conseil de l'Europe, qui est libre d'engager une procédure en manquement, ou de ne pas l'engager. L'affaire Mammadov est la première décision suscitant la mise en oeuvre de l'article 46 § 4 et la CEDH est donc saisie pour constater le manquement. Si elle estime que l'Azerbaïdjan a effectivement manqué à son engagement de se conformer à l'arrêt de la Cour, l'affaire reviendra au Comité des ministres pour qu'il "examine les mesures à prendre". Ces dernières peuvent aller de la simple pression diplomatique à la suspension, voire à l'exclusion du Conseil de l'Europe. Il y a bien peu de chances cependant que l'on arrive à de telles extrémités, car les premières victimes seraient les citoyens azerbaïdjanais eux-mêmes, privés de la protection de la Cour européenne à un moment où ils ne peuvent compter sur celle de leur système juridique.

L'Azerbaïdjan offre ainsi au Comité des ministres l'occasion de montrer à l'ensemble des Etats membres du Conseil de l'Europe que la procédure de manquement n'est pas simplement une disposition inscrite dans un traité dans un but de dissuasion, pour ne pas en faire usage. L'exemple est bien choisi, car les autorités azerbaïdjanaises ne trouveront certainement pas beaucoup d'Etats prêts à les défendre, et l'éventuelle constatation du manquement par la CEDH n'entrainera aucune crise internationale. L'étude de la jurisprudence de la Cour montre cependant que l'arrêt Mammadov n'est pas le premier à être demeuré inappliqué. Il est vrai que les décisions de la CEDH, comme celles de la plupart des juridictions, sont déclaratoires, et que tout le problème est de les rendre exécutoires.

D'autres Etats, et pas des moindres au sein du Conseil de l'Europe, ont été condamnés à plusieurs reprises pour les mêmes violations de la Convention, sans qu'aucune mesure sérieuse ait été prise par le Comité des ministres pour assurer l'effectivité des arrêts.

C'est ainsi, et ce n'est qu'un exemple, que le Royaume-Uni a été condamné pour sa législation qui interdit l'exercice du droit de vote aux personnes détenues, sans même que cette interdiction soit prononcée par un juge.  Inaugurée par une décision Hirst du 6 octobre   2005,  cette jurisprudence a été réaffirmée dans un arrêt pilote Greens et M. T. c. Royaume Uni du 23 décembre 2010, qui donnait au Royaume-Uni six mois pour accorder le droit de vote aux détenus. A l'issue de ce délai, le Royaume-Uni n'avait toujours pas obtempéré et une nouvelle condamnation est intervenue avec la décision Firth du 11 août 2014.

Dans une décision du même jour que celle qui a visé l'Azerbaïdjan, le Comité des ministres fait preuve d'une remarquable indulgence à l'égard du refus d'exécuter un arrêt pendant plus de douze ans. C'est ainsi qu'il "note avec satisfaction" l'évolution du droit britannique qui accorde désormais le droit de vote aux détenus... en libération conditionnelle. Il estime même qu'elle "répond aux arrêts de la Cour européenne". Fin d'alerte donc, et les détenus britanniques demeureront privés du droit de vote, sauf s'ils ne sont plus en prison. Il est vrai que le Royaume-Uni, ce n'est pas l'Azerbaïdjan. Ses relations avec la CEDH ont toujours été difficiles et certains Eurosceptiques n'hésitent pas à agiter la menace d'un nouveau "Brexit des droits de l'homme" qui conférerait aux juges internes britanniques une primauté dans l'interprétation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, ramenant la CEDH à un simple rôle consultatif au regard du droit britannique.

Certes, le Comité des ministres a pu considérer que droit de vote des détenus ne présentait pas le même caractère d'urgence que la situation de M. Mammadov, prisonnier politique depuis plus de trois ans. Il n'en demeure pas moins qu'un arrêt vieux de douze ans demeurera finalement inappliqué. Doit-on s'en étonner ? Sans doute pas.  Dès lors que l'exécution des arrêts de la Cour fait l'objet d'un contrôle politique, il n'est pas surprenant que le poids politique des Etats ait une influence sur la procédure. Nous touchons là les limites que sont celles de toute juridiction internationale.


Sur la Cour européenne : Chapitre 1, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.