« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 11 décembre 2017

Magistrats du parquet : l'indépendance dans la dépendance

La décision rendue sur QPC le 8 décembre 2017 par le Conseil constitutionnel sur l'indépendance des magistrats du parquet était très attendue. A l'occasion d'un recours contre le décret du 25 avril 2017 effectuant certaines modifications de détail dans l'organisation du ministère de la justice, l'Union syndicale des magistrats (USM) a en effet posé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution de l'article 5 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature. Ses dispositions énoncent que "Les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l'autorité du garde des sceaux, ministre de la justice. A l'audience, leur parole est libre". 

Aux yeux du syndicat requérant, auquel se sont joints devant le Conseil constitutionnel le Syndicat de la magistrature et FO-magistrats, cette disposition porte atteinte à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui consacre la séparation des pouvoirs et à l'article 64 de la Constitution qui garantit l'indépendance de l'autorité judiciaire. Le 27 septembre 2017, le Conseil d'Etat avait jugé la question suffisamment sérieuse pour être renvoyée au Conseil constitutionnel.

Ce dernier ne voit pourtant aucune contradiction entre ces textes. Il juge que la soumission hiérarchique des magistrats du parquet au ministre de la justice n'est pas incompatible avec le principe d'indépendance des magistrats. L'indépendance s'exerce dont dans la dépendance... Sans doute influencé par Hegel et devenu maître dans la conciliation des contraires, le Conseil constitutionnel doit cependant motiver sa décision, et la difficulté de l'entreprise apparaît clairement à la lecture de la décision. Elle est d'une remarquable concision, au point que le raisonnement juridique semble elliptique.

L'article 16 de la Déclaration de 1789


L'article 16 de la Déclaration de 1789, selon lequel "toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution" est certes rappelé parmi les "normes de référence", mais l'analyse tourne court et il n'y est plus fait référence dans la suite de la décision. Le Conseil aurait, au moins, pu rappeler que le constituant de 1958 a choisi d'intituler le titre VIII  "De l'Autorité judiciaire", précisément pour ne pas parler de pouvoir judiciaire et laisser en l'état la question de la subordination du parquet. 

Il n'empêche que la séparation des pouvoirs, telle qu'elle est consacrée dans l'article 16, constitue le fondement des principes d'impartialité et d'indépendance des juridictions, dont le Conseil affirme régulièrement, dans une formulation toujours identique, qu'ils "sont indissociables de l'exercice des fonctions juridictionnelles" (par exemple, décision du 28 décembre 2006). La question essentielle est alors la suivante : Comment admettre que le principe d'indépendance des juridictions soit respecté, alors que certains magistrats sont précisément dans un statut de dépendance ? Le Conseil écarte la question, ce qui lui évite d'avoir à y répondre.

L'Exécutif et la politique pénale


Il préfère s'appuyer sur d'autres dispositions. Il va ainsi opérer une conciliation entre les articles 20 et 64 de la Constitution. Aux termes de l'article 20, "le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation". Le Conseil précise immédiatement que cette compétence gouvernementale s'applique "notamment en ce qui concerne les domaines d'action du ministère public". C'est la première fois que le Conseil affirme ainsi l'existence d'une politique pénale s'exprimant par le pouvoir hiérarchique. Il rappelle donc, comme un fait indiscutable, que "les dispositions contestées placent les magistrats du parquet sous l'autorité du garde des sceaux, ministre de justice". 

Le Conseil affirme ensuite que cette autorité s'exerce avec une légèreté de bon aloi. Certes le Garde des Sceaux exerce un pouvoir de nomination et de sanction  à l'égard des magistrats du parquet. Mais l'un et l'autre sont précédés d'un avis de la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Bien entendu, le Conseil constitutionnel ne s'étend pas sur le fait que si le ministre de la justice est obligé de saisir le CSM, il n'est pas tenu de suivre son avis, situation qui maintient intact le pouvoir discrétionnaire de l'Exécutif sur ces pouvoirs de nomination et de sanction.

Le Conseil constitutionnel ajoute que le Garde des sceaux peut, en application du deuxième alinéa de l'article 30 du code de procédure pénale, adresser aux magistrats du ministère public des instructions générales de politique pénale. Leur objet est d'assurer l'égalité devant la loi, en s'assurant que les justiciables sont traités de la même manière sur l'ensemble du territoire. Dans ce cas, la logique de l'article 20 de la Constitution veut que les procureurs soient placés dans une situation de dépendance à l'égard de l'Exécutif.  Le Conseil constitutionnel pourrait limiter son raisonnement à cette constatation.  Affirmant clairement que le pouvoir judiciaire n'existe pas, il en tirerait la conséquence logique que les procureurs sont des fonctionnaires comme les autres, soumis au pouvoir hiérarchique du ministre.

Le contorsionniste ou la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Allégorie
 

Indépendance et impartialité


Mais le Conseil ne s'arrête pas là. Après avoir affirmé la dépendance des magistrats du parquet, il rappelle qu'avec l'article 64, "la Constitution consacre l'indépendance des magistrats du parquet".  Mais celle-ci "n'est pas assurée par les mêmes garanties que celles applicables aux magistrats du siège" et "doit être conciliée avec les prérogatives du Gouvernement" .

Le Conseil énumère ensuite les garanties d'indépendance dont, à ses yeux, bénéficient les membres du parquet. Aux termes de ce même article 30 du code de procédure pénale, ils ne reçoivent aucune instruction du ministre de la justice dans les affaires individuelles. En application de l'article 33, ils développent librement leurs observations orales, et, cette fois sur le fondement de l'article 40-1, ils peuvent décider de l'opportunité des poursuites. L'article 31 fait référence au "principe d'impartialité" auquel ils sont tenus dans l'exercice de l'action publique.

Sans doute, mais il existe une différence entre l'impartialité et l'indépendance. L'impartialité impose certaines procédures destinées à prévenir et sanctionner un parti-pris dans l'opération de juger. L'indépendance est une garantie statutaire qui protège les juges de l'ingérence d'un autre pouvoir, exécutif ou législatif. Le Conseil constitutionnel assimile tout simplement l'impartialité à l'indépendance et... le tour est joué. Il juge que la conciliation entre les compétences gouvernementales et l'indépendance des magistrats du parquet est satisfaisante. Les magistrats du parquet se voient ainsi qualifiés d'indépendants, dans un statut de dépendance.

Absence de dialogue des juges


Dans le cas présent, le dialogue des juges, si souvent loué dans notre système juridique, est singulièrement absent.

On sait que la Cour européenne refuse de considérer les membres du parquet comme des "magistrats habilités à exercer des fonctions judiciaires" au sens de l'article 5 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. En novembre 2010, le désormais célèbre arrêt Moulin sanctionnait ainsi une détention de mise en détention prise par un procureur adjoint. Pour la Cour, les membres du parquet étaient trop dépendants de l'Exécutif pour être considérés comme des "magistrats". Certes, quelques bricolages juridiques ont été mis en oeuvre pour empêcher les sanctions intempestives des juges de Strasbourg. On a élargi les compétences du juge de la liberté et de la détention en réduisant un peu celles des procureurs.. mais cela n'empêche pas que les membres du parquet ne sont toujours pas des magistrats pour la CEDH. Ce n'est pas la décision du Conseil constitutionnel qui va résoudre le problème et empêcher de nouvelles condamnations du système français.

L'acrobatie dialectique à laquelle se livre le Conseil constitutionnel dans sa décision du 8 décembre 2017 était peut-être nécessaire en l'état actuel du droit. Il ne lui appartient pas, en effet, de réécrire une Constitution qui écarte l'idée même de pouvoir judiciaire. La décision montre cependant que la question d'une révision constitutionnelle mettant en oeuvre un véritable régime de séparation des pouvoirs doit désormais être posée. Elle va se heurter à bien des réticences, provenant en particulier des membres du Conseil d'Etat, surprenants magistrats qui ne sont pas rattachés au pouvoir judiciaire. Mais ces résistances ne doivent pas empêcher d'ouvrir le débat.


Sur l'indépendance du parquet : Chapitre 4, section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.




vendredi 8 décembre 2017

Les santons de Wauquiez dans l'étable du Lebon

Le 6 octobre 2017, le tribunal administratif de Lyon a jugé illégale la crèche installée dans l'hôtel de région Auvergne-Rhône-Alpes à l'occasion des fêtes de Noël 2016. Après avoir soigneusement lu décision du juge, Laurent Wauquiez, Président de la région, décide en 2017 d'opérer de manière différente. Il organise, dans ce même hôtel de région, une exposition de santons, de toutes tailles et de toutes natures. Les artisans santonniers sont invités à venir exposer leurs oeuvres et à montrer au public leur savoir-faire. Et ce n'est tout de même pas la faute de Laurent Wauquiez si, pour illustrer ce métier d'art,  pour mettre les santons en situation, le décor le plus évident est celui d'une crèche de Noël, ou plutôt de cinq crèches que peuvent admirer les visiteurs. 

Aussitôt, un certain nombre d'élus lyonnais, notamment ceux issus du parti radical de gauche, ont diffusé un communiqué accusant Laurent Wauquiez de "jouer avec le travail des petits santons pour contourner la loi". L'analyse juridique montre que ce n'est pas aussi simple.

Certes, la loi de Séparation du 9 décembre 1905 interdit "à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ni en quelque emplacement public que ce soit". Mais il appartient au juge administratif d'interpréter la loi et de dire si une crèche de Noël peut être qualifiée d'emblème religieux. Laurent Wauquiez ne contourne pas la loi. Il se borne, qu'on soit ou non d'accord avec lui, à exploiter astucieusement l’ambiguïté de la jurisprudence du Conseil d'Etat.

Les arrêts du 9 novembre 2016


Dans son jugement du 6 octobre 2017, le tribunal administratif de Lyon applique en effet docilement la jurisprudence du Conseil d'Etat, concrétisée dans deux arrêts du 9 novembre 2016, tous deux portant sur l'installation d'une crèche, dans l'hôtel de ville de Melun et dans l'hôtel du département de Vendée. Dans aucune des ces deux affaires, le Conseil d'Etat ne prend une position claire. Il ne dit pas qu'une crèche est, ou n'est pas, un emblème religieux. Conformément à se pratique habituelle en matière de laïcité, il adopte une position à la fois ambigüe et peu lisible.

La jurisprudence repose en effet sur un système de présomption différent selon le lieu de l'installation. Lorsque la crèche prend place dans un emplacement public, jardin public ou place publique, elle est présumée licite, sauf si elle révèle des éléments de prosélytisme. On imagine, par exemple, une crèche érigée place de l'église, mentionnant ostensiblement les horaires des messes et invitant les parents à inscrire leurs enfants au catéchisme. En revanche, lorsque la crèche est installée à l'intérieur d'un bâtiment public, mairie ou hôtel de région, elle est présumée illicite. Mais, là encore, la présomption peut être renversée si l'installation présente un caractère "culturel artistique ou festif" et n'exprime, en aucun cas, la reconnaissance d'un culte.

Noël des petits santons. Tino Rossi

La recherche des motivations


Le tribunal administratif de Lyon s'est situé sur ce terrain pour déclarer illégale la crèche de 2016. Installée dans un bâtiment public, elle n'avait donné lieu à aucune décision formelle ni du maire, ni du conseil municipal. Le tribunal administratif avait donc déduit l'existence d'un acte administratif de la constatation de ses effets juridiques, c'est-à-dire de l'existence même de la crèche. Le problème est que ce défaut de décision formelle s'accompagnait, à l'évidence, d'un défaut de motivation. Laurent Wauquiez n'avait justifié sa décision qu'au moment où elle était soumise au juge, en invoquant un "savoir-faire régional" et en qualifiant, bien maladroitement, la crèche de Noël de "symbole de nos racines chrétiennes". On était bien loin des justifications licites énoncées dans les deux arrêts du 9 décembre 2016. D'autres crèches avaient d'ailleurs été déclarées illégales, à Hénin-Beaumont et à Béziers en particulier, leur installation étant antérieure à ces décisions.

La nouvelle motivation, celle invoquée pour justifier les crèches de 2017, est nettement plus astucieuse, car Laurent Wauquiez prend en compte cette jurisprudence. Il affiche une manifestation culturelle et artistique, prend soin de préciser qu'il existe, dans sa région, une quarantaine de santonniers et qu'il s'agit d'un métier d'art. Rien de plus normal, à ses yeux, que d'organiser une exposition sur cette belle profession, même si ces artisans d'art consacrent l'essentiel de leur talent à confectionner tous les personnages de la crèche, même si l'exposition a lieu, fort opportunément durant la période de Noël. 

Cette nouvelle motivation n'aura évidemment aucun impact sur le contentieux portant sur la crèche de l'année précédente. Il est très probable cependant que la crèche de Noël 2017 va donner lieu à un nouveau recours et il sera intéressant de découvrir comment la juridiction administrative va se tirer de ce mauvais pas. Concrètement, il sera difficile de refuser tout caractère culturel et artistique à une manifestation qui fait intervenir activement des artisans d'art. Considérés sous cet angle, les santons de Laurent Wauquiez constituent l'avant-garde de motivations diverses qui ne manqueront pas de se développer dans les années à venir. Certains élus installeront la crèche au pied d'une grande roue pour la rendre festive. D'autres la verront culturelle dans la bibliothèque municipale avec le petit Jésus plongé dans une bande dessinée, la vierge lisant Simone de Beauvoir, et les rois mages les bras chargés des Oeuvres complètes de Jean d'Ormesson dans La Pléiade... D'autres enfin, tapisseront la crèche de Street Art ou diffuseront l'intégrale de Johnny, ce qui ne manquera pas de la rendre artistique.

Nul doute que les élus sauront faire preuve d'imagination et que la jurisprudence sera divertissante. Mais le Conseil d'Etat, finalement invité à trancher ces délicates questions, ne pourra s'en prendre qu'à lui-même. Sa jurisprudence, aussi obscure que peu courageuse, est un nid à contentieux. Il va devoir en assumer les conséquences et ouvrir une rubrique Crèches de Noël dans le recueil Lebon.


Sur les crèches de Noël et le principe de laïcité : Chapitre 10, section 1 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

mardi 5 décembre 2017

Contrôle d'identité : la QPC après l'état d'urgence

Le 1er décembre 2017, le Conseil constitutionnel a rendu une décision Ligue des droits de l'homme, qui déclare inconstitutionnelles les dispositions législatives autorisant le contrôle d'identité, la fouille des bagages et des véhicules sur le fondement de l'état d'urgence. 

Il s'agit certes d'une décision d'inconstitutionnalité, mais sa principale caractéristique est d'être dépourvue de toute conséquence juridique D'une part, la décision intervient un mois après la sortie de l'état d'urgence, et aucune mesure de contrôle d'identité ou de fouille des bagages et des véhicules ne peut plus intervenir sur ce fondement. D'autre part, le Conseil repousse l'abrogation de la disposition inconstitutionnelle au 30 juin 2018, ce qui signifie que les éventuelles poursuites pénales engagées à la suite de telles opérations ne sont pas dépourvues de base légale. En clair, la décision du Conseil fait plaisir à tout le monde. La Ligue des droits de l'homme requérante peut diffuser un communiqué triomphant, car il s'agit d'une victoire incontestable. Les autorités publiques, quant à elles, ne sont sans doute pas affectées par une annulation qui n'a pas d'impact juridique immédiat.

La disposition contestée est l'article 8-1 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de la loi du 21 juillet 2016 : "Le préfet peut autoriser, par décision motivée, les officiers de police judiciaire et, sous leur responsabilité, les agents de police judiciaire et certains agents de police judiciaire adjoints à procéder à des contrôles d'identité, à l'inspection visuelle et à la fouille des bagages ainsi qu'à la visite des véhicules circulant, arrêtés ou stationnant sur la voie publique ou dans des lieux accessibles au public." Cette disposition a été très largement utilisée par l'Exécutif. De juillet à décembre 2016, le rapport Raimbourg-Poisson dénombre ainsi 1650 arrêtés décidant de tels contrôles. 

Recours tardif, décision tardive


Il peut sembler surprenant qu'une disposition aussi largement employée n'ait fait l'objet d'un recours qu'au moment précis où ce dernier ne présentait plus d'intérêt concret. D'autres dispositions de cette même loi du 21 juillet 2016 avaient pourtant déjà été déclarées inconstitutionnelle, en particulier celles organisant la saisie de données informatiques lors des visites domiciliaires sanctionnée par une décision QPC du 2 décembre 2016. D'une manière générale, et même en dehors de tout état d'urgence, les décisions de recourir à un contrôle d'identité ont une durée de vie limitée. Le préfet autorise les forces de police à procéder à des contrôles durant quelques heures et dans un espace précisément délimité. L'article 8 al. 2 de la loi de 1955 précise que la durée de tels contrôles ne saurait excéder 24 heures, durée d'ailleurs exactement identique à celle qui est imposée aux contrôles intervenant en matière judiciaire.

Le problème est que le recours contre les contrôles d'identité ne peut ainsi intervenir qu'a posteriori. Il est matériellement impossible de contester immédiatement l'acte qui en décide. N'étant pas publié, mais seulement notifié aux autorités chargées de procéder aux contrôles d'identité, il n'est pas opposable aux tiers et demeure insusceptible de recours. Ce n'est pas illogique, d'abord parce qu'il suffirait aux délinquants de lire le journal officiel pour connaître l'emplacement et l'heure des contrôles de police, ensuite parce que, au moment où il intervient, l'acte qui décide un contrôle ne fait encore grief à personne.

Quoi qu'il en soit, le contrôle juridictionnel ne peut intervenir que lorsqu'une personne fait l'objet de poursuites après un contrôle d'identité. Elle peut alors obtenir la nullité de la procédure, si le contrôle était irrégulier, par exemple discriminatoire. Dans le cas de l'article 8 al. 1 de la loi de 1955, force est de constater qu'il n'y a pas de traces de tels recours. C'est donc la Ligue des droits de l'homme qui s'est chargée de défendre les intérêts des personnes potentiellement visées par un contrôle d'identité sur le fondement de l'état d'urgence. Elle estime que le texte contesté viole la liberté de circulation, le droit au respect de la vie privée, l'égalité devant la loi et le droit à un recours juridictionnel effectif. 

De tous ces moyens, le Conseil en a retenu deux, les atteintes à la liberté de circulation et à la vie privée, également garanties par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dès lors qu'ils justifient une déclaration d'inconstitutionnalité, les autres sont écartés, "sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs".

Le principe d'égalité ne pouvait certes fonder une déclaration d'inconstitutionnalité. Depuis sa décision du 5 août 1993, le Conseil estime en effet que le contrôle d'identité décidé dans une zone clairement définie ne saurait porter atteinte au principe d'égalité, dès lors qu'il existe des risques particuliers d'infraction ou d'atteintes à l'ordre public.

Poète vos papiers. Léo Ferré. 1970

Le rapprochement avec le droit commun


Cette jurisprudence inspire pourtant le Conseil constitutionnel dans sa décision du 1er décembre 2017, même s'il s'agit, rappelons-le, de contrôles d'identité administratifs et non plus judiciaires. Il effectue en effet un test de proportionnalité, évaluant la conciliation opérée par la loi entre d'une part l'objectif constitutionnel de sauvegarde de l'ordre public, et d'autre part la liberté de circulation et le droit au respect de la vie privée. Aux yeux du Conseil, le contrôle d'identité sous état d'urgence n'est pas, en soi, inconstitutionnel. Mais il le devient si "la pratique de ces opérations est généralisée et discrétionnaire". Or la loi de 2016 l'autorise, de manière indifférenciée, en tout lieu et dans toutes les zones où s'applique l'état d'urgence, c'est à dire concrètement sur tout le territoire national. Aucune circonstance particulière de nature à établir le risque d'atteinte à l'ordre public dans les lieux ainsi visés n'est exigée. C'est précisément ce que sanctionne le Conseil.

Sur ce point, le Conseil constitutionnel rejoint clairement la décision rendue par la Cour de cassation le 13 septembre 2017, qui sanctionne une mesure de rétention administrative touchant un étranger en situation irrégulière, mesure intervenue à la suite d'un contrôle effectué sur le fondement de l'état d'urgence. Pour la Cour, la simple motivation du contrôle par une référence stéréotypée à Vigipirate et à l'état d'urgence ne suffit pas à justifier le contrôle.

Un substitut au détournement de procédure


La décision du Conseil replace ainsi les contrôles d'identité fondés sur l'état d'urgence dans le droit commun des contrôles de police administrative. Depuis le 1er novembre 2017, ils ont, en tout état de cause, disparu, et le droit commun s'appliquait donc déjà avant l'intervention du Conseil. On observe d'ailleurs que la loi du 31 octobre 2017, pourtant accusée de "pérenniser l'état d'urgence", n'a pas cru bon de reprendre les dispositions relatives au contrôle d'identité. En se bornant à élargir la zone des contrôles frontaliers, elle répond aux conditions posées par le Conseil.
Si elle n'a aucun intérêt pratique, la décision témoigne cependant d'une certaine forme d'avertissement. En effet, dans les pièces utilisées par le Conseil pour effectuer son contrôle, on trouve des extraits du rapport Raimbourg-Poisson particulièrement accablant pour l'administration. Celle-ci a fait usage de cette procédure  en dehors de toute circonstance d'urgence et d'exception. Elle a utilisé le contrôle d'identité d'état d'urgence à la place du contrôle de police administrative ordinaire, tout simplement pour éviter d'avoir à motiver sa décision, pour échapper à l'obligation de faire état de circonstances particulières constituant une menace pour l'ordre public. Considérée sous cet angle, la décision du Conseil constitutionnel ressemble à une sanction pour détournement de procédure.




jeudi 30 novembre 2017

Société de confiance, Etat bienveillant : un rêve administratif

Le projet de loi pour un Etat au service d'une société de confiance a été présenté au Conseil des ministres du 29 novembre 2017 par Gérald Darmanin, ministre de l'action et des comptes publics. Il devrait être prochainement débattu au Parlement, selon selon la procédure accélérée qui ne prévoit qu'une seule lecture dans chaque assemblée.

Le texte a eu une gestation un peu laborieuse et on sait qu'une première mouture avait été rejetée par le Président Macron et confiée pour amélioration à un conseiller d'Etat, Thierry Tuot. L'avis du Conseil d'Etat, quant à lui, rendu public par le gouvernement, se montre réservé. 

Un ensemble de mesures disparates


Le projet de loi vient s'ajouter à un corpus législatif déjà très dense, désormais intégré dans le code des relations entre le public et l'administration. Disons-le franchement, si la simplification administrative est l'objet du projet, sa lecture est loin d'être simple. Il énumère un ensemble de mesures disparates, parfois très générales, parfois très ponctuelles, sorte d'inventaire à la Prévert dont le fil conducteur n'apparaît pas clairement.

Ordonnances et expérimentation


Certaines mesures seront immédiatement applicables dès la publication de la loi, d'autres feront l'objet d'ordonnances. L'article 28 devrait par exemple autoriser le gouvernement à prendre par ordonnance des mesures facilitant les regroupements d'établissements d'enseignements supérieur par l'expérimentation de nouveaux modes d'organisation. Des modes d'intégration inédits pourraient ainsi être expérimentés pendant une dizaine d'années avant d'être définitivement acquis ou abandonnés. La formulation est très ambigüe. Cette expérimentation sera-t-elle décidée par les Universités elles-mêmes ou imposée par l'Etat ? D'une manière générale, n'est-elle pas le moyen de contraindre à la fusion des Universités en principe autonomes et parfois réticentes à l'idée de se fondre dans un regroupement reposant sur une logique purement bureaucratique  ?  Thierry Tuot, qui fut très récemment l'un des organisateurs d'une fusion à marche forcée entre deux Universités parisiennes, voudrait-il continuer dans cette voie ?

D'une manière générale, le projet de loi prévoit un certain nombre d'expérimentations. C'est ainsi que les Hauts-de-France et la région Auvergne-Rhône-Alpes testeront pendant quatre ans la limitation de durée cumulée à neuf mois sur trois ans pour les contrôles réalisés par les administrations sur une même entreprise. Cette disposition relève-t-elle réellement du domaine de la loi ? On pourrait en douter et le Conseil constitutionnel y voir une rupture d'égalité devant la loi.

Simplification et intérêt financier 


Certaines mesures de simplification n'appellent guère de commentaire tant elles semblent évidentes. Il en est ainsi de la dématérialisation de la propagande électorale, et les professions de foi des candidats devraient désormais être consultables sur un site spécifique. Cette réforme devrait s'appliquer à l'ensemble des consultations électorales, à l'exception des élections municipales expressément exclues et des présidentielles qui ne sont pas mentionnées. De toute évidence, il s'agit à la fois de moderniser l'accès à la propagande électorale et d'économiser l'argent public. D'autres dispositions ont plus précisément pour objet de simplifier les procédures, qu'il s'agisse de permettre le don par SMS aux associations cultuelles d'Alsace Moselle ou de faciliter l'implantation de crèches en allégeant les contraintes qui pèsent sur leur création. Tout cela est certainement utile, mais ne concerne pas de manière substantielle les libertés publiques.

Le droit à l'erreur


La reconnaissance d'un véritable droit à l'erreur dont l'administré serait titulaire constitue l'élément le plus médiatisé de la réforme, issu d'une promesse électorale du Président Macron. La présentation de ce droit nouveau par Gérald Darmanin a un côté délicieusement lénifiant. Il affirme en effet que le droit à l'erreur "est le symbole d'une action administrative liée au dynamisme de la société, faisant de ses contrôles un auxiliaire au service des politiques publiques plus qu'un instrument de sanction".  Des efforts de communication devront sans doute être déployés pour convaincre le contribuable qu'un contrôle fiscal n'a pas pour objet de la sanctionner. 

Concrètement, il s'agit d'insérer dans le code des relations entre le public et l'administration de nouvelles dispositions qui reconnaissent un droit à l'erreur de l'usager en cas de méconnaissance d'une règle applicable à sa situation, y compris lorsque celle-ci conditionne le bénéfice d'une prestation. Lorsqu'il régularise ensuite sa situation, soit de sa propre initiative, soit à la demande de l'administration, il ne pourra faire l'objet de sanction ou être privé de la prestation à laquelle il a droit. La règle repose ainsi sur une présomption de bonne foi de l'administré, présomption qui doit être renversée pour justifier une sanction. C'est ce que Gérarld Darmanin évoque quand il parle de "bienveillance" de l'administration.

Le droit positif n'ignorait pas les mesures de bienveillance, et on sait que le contribuable de bonne foi pouvait déjà, très rarement, bénéficier de la remise gracieuse de sanctions ou pénalités. Aujourd'hui, l'idée même du droit à l'erreur implique de faire de la présomption de bonne foi une règle générale applicable à l'ensemble des relations entre l'administration et les administrés.

Ce n'est pas si simple cependant, et le Conseil d'Etat a obtenu une réduction du champ de cette réforme. Il a fait observer que le droit à l'erreur devait être écarté dans des hypothèses qui ne correspondent pas aux objectifs recherchés, c'est-à-dire lorsque la sanction repose sur le droit de l'Union européenne, vise à protéger la santé publique ou la sécurité des personnes ou des biens, est prévue par un contrat, ou est prononcée par une autorité de régulation. Le projet de loi reprend ces exceptions qui s'analysent comme un refus de la présomption de bonne foi dans certaines hypothèses. D'une manière générale, il s'agit d'écarter les entreprises qui seraient tentées d'invoquer le droit à l'erreur pour se soustraire aux obligations qui pèsent sur elles, alors même qu'elles sont entourées de services juridiques et d'avocats qui les conseillent.

Le mécanisme du droit à l'erreur vise donc exclusivement le simple quidam égaré dans le dédale des procédures administratives. Mais est-il vraiment titulaire d'un droit ?  La présomption de bonne foi suppose que cette bonne foi soit appréciée par l'administration elle-même, ce qui revient à soumettre l'exercice du droit à une autorisation administrative. Admettons que nous ne sommes pas très éloignés de la remise gracieuse des pénalités qui existe déjà en matière fiscale et qui repose sur le pouvoir discrétionnaire de l'administration.

La maison de fou : le laisser-passer A 38
Les douze travaux d'Asterix. René Gosciny et Albert Uderzo. 1976

Le droit au contrôle


Au droit à l'erreur s'ajoute un "droit au contrôle", notion qui n'est pas dépourvue d’ambiguïté. Doit-on comprendre que chaque citoyen bénéficie désormais d'un droit au contrôle fiscal ou administratif ? La consécration d'une sujétion comme un droit aurait quelque chose d'audacieux ou de provocateur...

Le droit au contrôle, tel qu'il est envisagé, semble défini par son opposabilité. Autrement dit, l'administré pourra désormais demander à faire l'objet d'un contrôle sur un point précis de la réglementation à laquelle il est soumis. Une fois connues ses conclusions, il pourra en tirer des conséquences avantageuses. Soit le contrôle montre que sa situation est conforme au droit, et il pourra alors opposer à l'administration ses propres conclusions. Soit le contrôle met en lumière certaines lacunes, certains oublis, et l'administré pourra régulariser sa situation sans faire l'objet d'aucune sanction.

Observons que le Conseil d'Etat s'est montré réservé à l'égard de ce droit au contrôle, réservé au point qu'il l'avait purement et simplement rejeté. Il estimait en effet que l'étude d'impact n'avait même pas envisagé la liste des procédures susceptibles d'être l'objet de telles demandes et le risque que certaines personnes, ou certaines entreprises, détournent à leur profit cette procédure pour s'offrir un audit gratuit. Le gouvernement persévère cependant dans son projet, accompagnant cependant ce droit au contrôle d'exceptions de même nature que celles liées au droit à l'erreur.

Là encore, on peut s'interroger sur la consécration d'un droit de l'administré qui ne serait pas sérieusement opposable à l'administration. Le contrôle demandé devra certes intervenir dans un délai raisonnable, mais il pourra être refusé en cas de mauvaise foi du demandeur, de demande abusive, ou lorsque la demande a pour effet d'entraver le fonctionnement du service. C'est finalement l'administration qui appréciera elle-même le caractère abusif du contrôle ou la gêne qu'il impose au service. Autrement dit, elle pourra écarter une demande sans trop de difficulté. Un droit dont la mise en oeuvre peut être écarté par une simple décision administrative motivée par l'intérêt de l'administration elle-même est-il encore un droit ? Il ne fait aucun doute que cette question devra être posée durant le débat parlementaire.

D'une manière générale, le projet de loi s'efforce, et c'est certainement une avancée positive, de donner à l'administré la possibilité d'opposer à l'administration sa propre doctrine, soit celle figurant dans les circulaires et les directives, soit par la généralisation du rescrit. Cette dernière procédure existait déjà en matière fiscale : le contribuable faisant l'objet d'une vérification peut ainsi obtenir du vérificateur une prise de position sur un point examiné au cours du contrôle. Cette prise de position est ensuite opposable à l'administration elle-même.

On pourrait continuer à énumérer les dispositions du projet de loi, du rôle du médiateur dans les URSSAF au recouvrement des indus, sans oublier les conditions d'octroi de la carte "mobilité-inclusion, toutes mesures qui relèvent certainement du domaine de la loi, puisque le projet nous l'affirme.

Simplification et complexité


On peut surtout s'interroger sur l'empilement des lois de simplification qui induit finalement une formidable complexité. La loi du 12 novembre 2013 veut ainsi, avec certainement une bonne intention, renverser le principe ancien selon lequel le silence gardé par l'administration vaut rejet. On proclame alors que l'administré est désormais titulaire d'un nouveau droit : s'il n'a pas reçu de réponse dans un délai de deux mois, il se trouv automatiquement titulaire d'une décision administrative d'acceptation de sa demande.. Certes, mais le malheureux administré doit, avant de formuler cette demande, s'assurer que son objet ne figure pas parmi les 1300 exceptions listées dans 41 décrets. Personne n'a songé à étudier un peu sérieusement les conséquences de la loi de 2013, pas plus que les conséquences du présent projet de loi n'ont été envisagées. Le Conseil d'Etat n'a d'ailleurs pas manqué de relever l'affligeante nullité de son étude d'impact.

Si on l'examine à travers le seul prisme des libertés, on peut y trouver quelques motifs d'inquiétude. On parle ainsi de droit à l'erreur, de droit au contrôle, formules séduisantes qui laissent entendre que l'administré bénéficie de prérogatives nouvelles dont il peut se prévaloir devant un juge. Or le droit à l'erreur comme le droit au contrôle présentent une caractéristique commune : leur exercice demeure subordonné à une décision administrative. Une liberté dont l'exercice est soumis au pouvoir discrétionnaire de l'administration est-elle toujours une liberté ?


dimanche 26 novembre 2017

Signes religieux en entreprise : le choix du règlement intérieur

Dans un arrêt du 22 novembre 2017, la chambre sociale de la Cour de cassation sanctionne une décision rendue en 2013 par la Cour d'appel de Paris. Cette dernière avait en effet admis la cause réelle et sérieuse du licenciement de Mme B., qui refusait de retirer le voile dans les rapports qu'elle entretenait avec les clients comme ingénieur d'études dans une entreprise privée. Cette rupture du contrat de travail avait alors été justifiée par l'intervention d'un client qui souhaitait que les contacts avec cette salariée se fassent sans port de voile afin de ne pas gêner ses collaborateurs. Aux yeux de la Cour d'appel, le licenciement n'était pas discriminatoire ni attentatoire à la liberté religieuse, puisqu'il avait été demandé à l'intéressée de retirer son voile lorsqu'elle rencontrait des clients, ce qui ne lui interdisait pas de le porter à l'intérieur de l'entreprise. La Chambre sociale réfute cette analyse et annule le licenciement en se fondant sur l'absence d'obligation de neutralité dans le règlement intérieur de l'entreprise.

Les décisions de la CJUE


La solution était attendue, car elle constitue la conséquence presque automatique de deux décisions rendues sur question préjudicielle le 14 mars 2017 par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dont l'une portait précisément sur le cas de Mme. B., l'autre relevant du droit belge. Dans les deux cas, les juges internes demandaient à la CJUE d'interpréter la directive du 27 novembre 2000 sur l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail.

Dans l'affaire belge Samira Achbita et autres c. G4S Secure Solutions N.V., la requérante, employée comme réceptionniste dans une entreprise privée, décide de porter le voile et en informe son employeur. Celui-ci modifie alors son règlement intérieur pour prohiber le port de signes religieux dans l'entreprise et licencie la salariée qui refuse de s'y soumettre. Les juges belges demandent donc à la CJUE si l'interdiction de porter un foulard islamique qui découle du règlement intérieur d'une entreprise privée constitue une discrimination directe au sens de la directive. Pour la CJUE, et c'est l'apport essentiel des deux décisions du 14 mars 2017, l'interdiction du "port visible" de signes religieux dans l'entreprise ne constitue pas, en soi, une discrimination.

Dans l'affaire française, celle concernant directement Mme. B., il était demandé à la CJUE si le fait de tenir compte du souhait d'un client qui ne veut plus être en rapport avec une salariée portant un foulard peut être considérée comme une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" au sens de la directive, et peut donc justifier une interdiction de porter des signes religieux dans l'entreprise. 

La CJUE répond négativement. L'interdiction du port de signes religieux ne peut être imposée dans l'entreprise que si cette prohibition "traite de manière identique tous les travailleurs de l'entreprise en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, le respect de la neutralité vestimentaire". Ce n'est donc pas le voile qui est interdit, mais aussi le port visible d'une croix, d'une kippa, d'un turban, en bref de tout élément de costume susceptible d'afficher des convictions religieuses. Dans le cas de Mme B., l'entreprise n'avait pas mis en place de politique de neutralité formalisée par des dispositions du règlement intérieur. En témoigne le fait qu'elle avait été recrutée à l'issue d'un stage durant lequel elle avait décidé de porter le voile. Le simple souhait d'un client de l'entreprise ne saurait donc être considéré comme une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" au sens de la directive. 

Jean-Michel Atlan. Sourate du désert. 1958


Une politique de neutralité


La Cour de cassation prend acte de la réponse des juges européens et décide que le licenciement de Mme B. était dépourvu de cause réelle et sérieuse, en l'absence de politique de neutralité incarnée dans un règlement intérieur.

Le droit français n'est pas seulement en conformité avec celui de la Cour de justice de l'Union européenne mais aussi avec celui de la Cour européenne des droits de l'homme.  Dans une décision Hartlauer du 10 mars 2009,  la CEDH affirme en effet que le règlement intérieur d'une entreprise peut interdire aux travailleurs le port visible de signes religieux, à la condition qu'il s'agisse de mettre en oeuvre une véritable politique de neutralité poursuivie de manière cohérente et systématique. Plus tard, dans son arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni du 15 janvier 2013, elle applique cette même jurisprudence a contrario : en l'absence d'une politique de neutralité clairement affirmée, une restriction identique n'est pas possible dans une entreprise britannique.

L'arrêt de la chambre sociale permet de clarifier le droit applicable et il présente ainsi un intérêt immédiat. 

Un guide du principe de neutralité

 

Tout d'abord, il rend plus difficile une sorte de détournement du principe de laïcité opéré par les partisans d'une laïcité à l'anglo-saxonne, c'est à dire d'un système juridique permettant à chaque communauté religieuse d'afficher ses convictions jusque dans l'entreprise. Contrairement à ce qu'ils affirment, discours largement relayé dans les médias, la France n'est pas isolée dans son approche d'une laïcité reposant sur le respect du principe de neutralité. La décision du 22 novembre 2017 s'appuie en effet sur l'ensemble du droit européen, qu'il s'agisse de celui de l'Union européenne ou de celui du Conseil de l'Europe. 

L'arrêt de la Chambre sociale offre aussi aux chefs d'entreprise une sorte de guide opérationnel de la laïcité. Il suffit d'engager une politique de neutralité, et de l'afficher clairement dans un règlement intérieur, pour mettre l'espace professionnel à l'abri des querelles religieuses et des revendications communautaristes. Alors que les ordonnances Macron mettent en place un système de négociation collective permettant de faire prévaloir les choix de l'entreprise sur les accords de branche, la décision de la Chambre sociale donne l'opportunité de définir les règles du "vivre ensemble" au niveau le plus élémentaire de la vie professionnelle, celui précisément où l'on vit ensemble.


Sur le port du voile en entreprise : Chapitre 10 section 1 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

vendredi 24 novembre 2017

Viol : la présomption de non-consentement des enfants

Nicole Belloubet, ministre de la Justice, annonce le dépôt au printemps 2018 d'un projet de loi mettant en place une présomption de non-consentement du mineur dans le cas d'une relation sexuelle avec un majeur. L'âge en dessous duquel toute relation sexuelle serait présumée constituer un viol reste à déterminer, et la ministre estime qu'il pourrait s'établir entre treize et quinze ans. Ce sera, à l'évidence, l'un des points essentiels du débat parlementaire. 

Les propos tenus par Nicole Belloubet sont purement réactifs et on comprend bien que la réflexion sur le sujet n'est pas encore réellement engagée. L'annonce d'une réforme législative vise en effet à répondre à une émotion qui s'est manifestée dans l'opinion après deux affaires touchant des mineures. Dans la première, la Cour d'assises de Seine-et-Marne a acquitté un homme de trente ans jugé pour le viol en 2009 d'une enfant de onze ans. Les jurés ont estimé que le viol n'était pas caractérisé, dès lors que la relation sexuelle avait été consentie et que la liaison n'avait été découverte que plusieurs mois après, au moment où la jeune fille avait avoué sa grossesse. Dans la seconde affaire, des poursuites ont été diligentées par le parquet de Pontoise à l'encontre d'un homme de vingt-huit ans accusé d'atteinte sexuelle sur une enfant également âgée de onze ans. Et l'atteinte sexuelle, ce n'est pas le viol.

Viol et atteinte sexuelle


L'article 227-25 du code pénal réprime le fait "par un majeur, d'exercer sans violence, contrainte, menace ni surprise une atteinte sexuelle sur la personne d'un mineur de quinze ans". Ce délit est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Le viol, en revanche, est défini par l'article 222-23 du code pénal comme "tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise". Il s'agit d'un crime qui, commis sur un mineur, peut valoir à son auteur une peine de vingt ans de prison et de 150 000 € d'amende. 

Dans les deux affaires, en Seine-et-Marne comme à Pontoise, la question importante est celle de la qualification juridique des faits. La Cour d'assises de Seine-et-Marne a considéré que le viol n'était pas caractérisé. A Pontoise, le parquet a retenu l'atteinte sexuelle, estimant ne pas être en mesure de poursuivre pour viol. Dans les deux cas, s'il y avait bien eu pénétration, les conditions de "violence, contrainte, menace ou surprise" n'étaient pas remplies. L'enfant ne s'était pas opposée à l'acte sexuel et avait au contraire déclaré y avoir consenti.

Le consentement de l'enfant


Mais comment interpréter la parole de l'enfant ? Quelle valeur attribuer à son consentement ? Il est clair qu'une enfant de onze ans n'est pas dans une situation d'égalité avec un adulte qui a plus de deux fois son âge, et qu'elle ne dispose pas de la maturité requise pour donner son consentement en sachant exactement à quoi elle consent. En d'autres termes, son consentement n'est ni libre, ni éclairé. La question revient donc à chercher les moyens juridiques d'écarter ce consentement qui empêche les poursuites pour viol.

Arman. Le massacre des innocents. 1961


La présomption de non consentement


La ministre de la Justice propose d'adopter une présomption du non-consentement pour les mineurs en dessous d'un certain âge, entre onze et quinze ans, avec, semble-t-il une petite préférence pour un seuil de treize ans. Cette présomption permettrait de criminaliser les relations sexuelles avec un enfant en systématisant les poursuites pour viol. Mais elle présente aussi des inconvénients non négligeables. 

Le premier est lié à la nature de la présomption. La présomption irréfragable n'existe pas, en principe, en matière pénale car elle porte atteinte à la liberté de la preuve. Il reste donc la présomption simple, mais cette dernière, par définition, laisse à l'auteur de l'infraction la possibilité d'apporter la preuve contraire. Dans le cas d'espèce, la présomption simple autoriserait donc la défense à démontrer qu'il n'y a eu ni violence, ni contrainte, ni menace, ni surprise, l'enfant ayant été consentante. En bref, on revient à la case départ, et la réforme de Madame Belloubet ne sert à rien.
Par ailleurs, la ministre ne semble pas avoir envisagé l'impact d'une telle réforme sur les autres victimes de viol. Supposons que la présomption de non-consentement s'applique aux enfants de 13 ans.. Doit-on en déduire que le consentement d'un mineur de 14 ans sera toujours pris en compte et que l'auteur ne pourra être poursuivi que pour atteinte sexuelle ? Quant aux adultes majeurs victimes d'un viol, ne risquent-ils pas d'être contraints d'apporter la preuve qu'ils ont été victimes de violence, contrainte, menace ou surprise, obligés ainsi de démontrer l'absence de consentement ? En d'autres termes, la réforme risque d'avoir des effets négatifs pour les autres victimes de viol, par une sorte de déplacement plus ou moins insidieux de la charge de la preuve.

D'autres solutions


Il y aurait pourtant d'autres solutions. La plus simple consisterait à utiliser le droit positif. Dans une décision du 7 décembre 2005, la chambre criminelle de la Cour de cassation considère que le jeune âge peut, en tant que tel, être utilisé pour démontrer la contrainte ou la surprise, éléments indispensables à la qualification de viol. Dans l'affaire soumise à la Cour, il s'agissait d'agressions sexuelles, d'ailleurs commises par un mineur, concernant trois enfants entre dix-huit mois et cinq ans. Serait-il impossible d'élargir cette jurisprudence à des adolescents qui, même s'ils sont mieux en mesure de s'exprimer, ne peuvent tout de même pas formuler un consentement libre et éclairé ? 

La loi du 8 février 2010  offre une autre piste de réflexion. L'agression sexuelle est définie par l'article 222-22-2 du code pénal comme "le fait de contraindre une personne par la violence, la menace ou la surprise à subir une atteinte sexuelle". Or, la loi de 2010, précise que cette contrainte peut être d'ordre moral, et qu'elle est susceptible de résulter de la différence d'âge entre une victime mineure et l'auteur des faits ainsi que de l'autorité qu'il exerce sur la victime. Une telle disposition pourrait parfaitement être appliquée en matière de viol, et il serait possible de considérer que la violence résulte de la seule différence d'âge entre la victime mineure et l'auteur du viol. Il suffirait tout simplement de l'ajouter à la loi.

La question du consentement, ou plutôt de l'absence de consentement des enfants, pourrait ainsi être résolue avec des ajustements du droit positif, une sorte de mise à niveau des textes pour éviter ce qui ressemble bien à un vide juridique. Certes, mais l'évolution serait peu spectaculaire. Il est plus tentant pour la ministre de la justice d'annoncer une nouvelle loi à laquelle elle pourrait attacher son nom. Elle cite d'ailleurs pêle-mêle d'autres réformes qui pourraient y figurer, celle de la prescription en matière de viol, ou la transformation du "harcèlement de rue" en "outrage sexiste". Pour le moment, tout cela semble bien improvisé, et l'on gagnerait sans doute à réfléchir un peu.