« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 25 septembre 2017

Le Général parlait trop

Dans un arrêt M. K. du 22 septembre 2017, le Conseil d'Etat confirme une sanction disciplinaire infligée à un militaire pour manquement aux obligations de réserve et de loyauté. Le général de corps d'armée K. avait participé le 6 février 2016 à une manifestation anti-migrants qui se déroulait à Calais et qui avait été interdite par la préfecture. Il y avait pris la parole publiquement. Après les sommations d'usage ordonnant la dispersion, les forces de l'ordre avaient finalement procédé à plusieurs arrestations, dont celle du général K. Observons néanmoins que le panier à salade lui a été épargné et qu'il a été conduit au commissariat dans une voiture banalisée. 

Poursuivi avec d'autres participants sur le fondement de l'article 431-9 du code pénal qui réprime l'organisation d'une manifestation interdite, le général avait finalement été relaxé par le tribunal correctionnel de Boulogne-sur-Mer. Mais cette procédure pénale a rapidement été suivie d'une procédure disciplinaire pour manquement aux obligations de loyauté et de réserve. A la suite de cette procédure, le général a été radié des cadres de l'armée par un décret du président de la République du 23 août 2016.  Il conteste la légalité de cette sanction devant le Conseil d'Etat.

Réserve et loyauté


La décision nous apprend d'abord que ces obligations de loyauté et de réserve concernent tous les militaires. Aux termes de l'article L. 4121-2 du code de la défense : « Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire". Les deux notions de réserve et de loyauté sont en réalité extrêmement proches. 

L'obligation de réserve impose au militaire, comme d'ailleurs à l'ensemble des fonctionnaires, de faire preuve de retenue et de mesure dans l'expression publique de ses opinions. Elle a pour but d'assurer le respect du principe de neutralité du service public. Elle ne concerne donc pas les opinions politiques, religieuses, ou philosophiques de la personne et n'impose, pour reprendre la formule utilisée par Jean Rivero, aucune "obligation de conformisme idéologique". Le général K. pouvait donc avoir l'opinion de son choix sur les migrants de Calais et la conformité du phénomène migratoire aux valeurs de la "France éternelle". Le problème est que ces idées ont été affirmées pendant une manifestation, avec un mégaphone et devant les caméras de télévision. Il y avait donc bien expression publique de ses opinions, et manquement à l'obligation de réserve.

Le devoir de loyauté n'impose pas une obligation de nature différente mais d'une intensité différenciée. Il impose au militaire une expression conforme à la dignité du service auquel il appartient et à la place qu'il occupe dans la hiérarchie. Un général de corps d'armée doit ainsi mesurer ses propos avec une attention particulière car ils seront davantage écoutés, davantage médiatisés, que ceux tenus par un militaire du rang. 
 
 Général à vendre. Les Frères Jacques. 1954
Paroles de Francis Blanche
 

Seconde section, même devoirs

 
On objectera que le général K. avait soixante-quinze ans au moment des faits et qu'il n'appartenait plus au service actif. Il était en "seconde section des officiers généraux".  Selon l'article L 4141-1 du code de la défense, les officiers généraux placés en seconde section ne sont plus en activité dans les forces armées, mais ils demeurent "maintenus à la disposition" du ministre de la défense. Ils peuvent donc être rappelés, par exemple en cas de guerre, ou "pour les nécessités de l'encadrement". Bien entendu, cet éventuel rappel demeure théorique, et le général K. avait une vie très semblable à celle de n'importe quel retraité de la fonction publique. 

Peut-être avait-il oublié, dès lors, les dispositions de l'article L 4141-4 du même code qui font peser les mêmes devoirs de loyauté et de réserve sur les officiers généraux de la seconde section ? Pire, l'article L 4137-2 affirme que la sanction de radiation des cadres, la plus grave dans l'échelle des sanctions, peut leur être appliquée s'ils ont manqué à l'un ou l'autre de leurs devoirs. A dire vrai, c'est aussi la seule sanction possible car il serait pour le moins étrange de prononcer l'exclusion temporaire ou de mettre aux arrêts un officier qui n'exerce plus aucune fonction dans les forces armées. Sanction possible, mais aussi sanction très largement symbolique. Sa radiation des cadres de l'armée ne change pas grand chose dans la vie du général K.
 

Contrôle de proportionnalité

 
Depuis l'arrêt du 12 janvier 2011, le Conseil d'Etat exerce un contrôle de proportionnalité sur les sanctions infligées aux militaires. Il avait alors admis que le chef d'escadron de Gendarmerie Jean-Hugues Matelly avait violé l'obligation de réserve en publiant  différents articles contestant le passage de l'Arme sous l'autorité du ministre de l'intérieur. En revanche, la Haute Juridiction avait estimé disproportionnée par rapport aux faits qui l'avaient motivée la sanction de radiation des cadres prononcée à son encontre.
 
Mais, dans l'affaire Matelly, l'intéressé n'était pas général et l'intensité de l'obligation de loyauté était donc moindre. Surtout, il lui était reproché d'avoir écrit un article doctrinal dans le cadre d'une étude diligentée par un centre de recherches universitaire. Le général de corps d'armée K, lui, est soumis à une obligation de loyauté particulièrement importante en raison de l'audience que lui donne ses quatre étoiles.. Quant à son obligation de réserve, il l'a violée à plusieurs reprises, d'abord en participant à une manifestation interdite, ensuite en appelant à participer à cette manifestation, et enfin en prenant la parole lors du rassemblement "pour critiquer de manière virulente l’action des pouvoirs publics, notamment la décision d’interdire la manifestation, et l’action des forces de l’ordre, en se prévalant de sa qualité d’officier général et des responsabilités qu’il a exercées dans l’armée, alors même qu’il ne pouvait ignorer (...) le fort retentissement médiatique de ses propos". Dans ces conditions, il y avait bien peu de chances que le Conseil d'Etat considère que la sanction, d'ailleurs la seule disponible, était disproportionnée. 
 

Des sanctions exceptionnelles


L'affaire K. s'inscrit ainsi dans une jurisprudence classique, mais finalement très rare. On peut en déduire que l'écrasante majorité des officiers généraux de seconde section sont des personnes responsables qui n'ignorent rien du poids que peut avoir leur parole et qui savent s'exprimer avec mesure.
 
Mais cette faible utilisation de la procédure disciplinaire a aussi d'autres causes, plus souterraines. Nul n'a oublié qu'un ancien Gouverneur militaire de Paris, dans la seconde section des officiers généraux, a organisé les rassemblements de "la Manif pour tous" hostiles à l'ouverture du mariage aux couples de même sexe en 2012 et 2013. Il n'a alors jamais été menacé de sanction, alors même qu'il n'hésitait pas à donner des interviews au Figaro. A l'époque, il a sans doute été jugé préférable de ne pas jeter de l'huile sur le feu. 
 
Quant aux officiers généraux d'active, il n'est pas nécessaire de prendre des mesures disciplinaires. Pour contraindre un général à quitter le service actif, il suffit de ne pas lui de donner de fonction justifiant une étoile supplémentaire. Pour ce qui est du chef d'état major des armées, la situation est encore plus simple. Emploi purement à la discrétion du Président de la République, il peut être contraint à la démission pour avoir témoigné, à huis clos, devant une commission parlementaire. Pourquoi utiliser la procédure disciplinaire alors que les autorités disposent d'autres moyens permettant d'écarter un général qui parle trop.



mercredi 20 septembre 2017

Secret défense : la droit français en délicatesse avec la CEDH

L'arrêt Regner c. République tchèque rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 19 septembre 2017 devrait, du moins on l'espère, attirer l'attention des autorités françaises. Cette décision de Grande Chambre porte sur  les garanties procédurales offertes aux personnes auxquelles est opposé le secret défense. Or, ces garanties exigées par la Cour sont inexistantes en droit français.

Le certificat de sécurité


M. Regner estime qu'il n'a pas bénéficié d'un procès équitable au sens où l'entend l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Le requérant est entré au  ministère de la défense en novembre 2004. Pour pouvoir exercer ses fonctions, une attestation de sécurité lui a été délivrée, lui permettant d'accéder aux informations classées "secret". Cette procédure ressemble beaucoup à celle qui existe en droit français. Les agents employés par les services se voient en effet délivrer un certificat de sécurité attestant qu'ils ont fait l'objet d'une procédure d'habilitation. A l'issue d'une enquête plus ou moins approfondie selon le niveau d'habilitation demandé, le certificat de sécurité les autorise à se faire communiquer des informations ou supports protégés, à la condition qu'ils aient "besoin d'en connaître" dans le cadre de leurs missions. 

M. Regner a obtenu en 2005 un certificat de sécurité valide jusqu'en 2010 et il a commencé une carrière d'adjoint au premier vice-ministre de la défense. Dès 2006 cependant, ce certificat lui a été brutalement retiré pour des motifs un peu confus. Certes, il était invoqué une donnée objective, M. Regner ayant omis d'indiquer, lors de l'enquête, qu'il occupait des fonctions dirigeantes dans certaines sociétés privées et qu'il détenait des comptes dans des banques étrangères. Mais la décision ajoutait, sans davantage de précision, que l'intéressé "présentait un risque pour la sécurité nationale" au sens de la loi tchèque. La nature de ce risque n'était pas mentionnée, dès lors qu'il avait été apprécié à partir de données confidentielles. Le requérant estime qu'il a été victime d'une décision prise sur le fondement d'une pièce secrète, situation qui, à ses yeux, rend la procédure inéquitable. 

L'intéressé pouvait certes se douter de la nature des informations contenues dans le dossier secret, dès lors qu'il a ensuite été poursuivi pénalement pour violation du droit des marchés publics, complicité d'abus de pouvoir, association au crime organisé et différents délits économiques. Il n'empêche que le problème demeure intact car son certificat de sécurité lui a été effectivement retiré sur la base d'informations auxquelles il n'a pas eu accès. Comme les juges internes avant elle, la Cour européenne, dans une première décision de chambre, a considéré que le refus de communication de la pièce litigieuse au requérant reposait sur un impératif de sécurité nationale, dès lors qu'une telle information aurait pu divulguer les méthode de travail d'un service de renseignement. En outre, les règles du procès équitable avaient été respectées "autant que possible".

Affiche britannique. Circa 1942


L'article 6 § 1


La formule est tout de même un peu floue et la Grande Chambre, une fois saisie, analyse la procédure dans son ensemble et recherche si le droit à un juste procès a été atteint, dans sa substance même, par cette utilisation d'informations secrètes dans la procédure de retrait du certificat de sécurité et dans le contentieux qui a suivi. Elle commence par affirmer, et ce n'est pas une surprise, que l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme est applicable à la procédure administrative de retrait d'un certificat de sécurité. Depuis l'arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande d'octobre 2000, il est entendu que ses dispositions peuvent être invoquées par un fonctionnaire pour contester une procédure dont il est l'objet.

L'intérêt de la décision réside essentiellement dans les critères que la Grande Chambre prend en considération pour apprécier le caractère équitable de cette procédure de retrait d'un certificat de sécurité. On pourrait penser que l'intéressé, victime d'une décision fondée sur des informations secrètes, n'est plus en situation d'égalité des armes avec l'administration. Ce n'est pourtant pas aussi simple, car la CEDH admet que l'intérêt de l'Etat puisse, dans certains cas, justifier une atteinte au droit au procès équitable. L'arrêt Miryana Petrova c. Bulgarie du 21 juillet 2016 porte précisément sur un refus d'accorder un certificat de sécurité, pratique qui n'est pas, en soi, considérée comme illicite. De la même manière, le droit de l'Etat peut interdire, dans certains cas, la divulgation de preuves pertinentes, par exemple pour assurer la sécurité de témoins ou conserver le secret de certaines méthodes de renseignement. 

La procédure judiciaire


Tout cela est possible, mais sous condition. Ces atteintes à l'égalité des armes doivent être compensées par la rigueur de la procédure devant les autorités judiciaires lorsqu'un contentieux intervient. C'est ainsi que dans l'arrêt Miryana Petrova, la Cour estime que l'impossibilité, en droit bulgare, de contester le refus d'octroi d'un certificat de sécurité devant les tribunaux emporte une atteinte à l'article 6 § 1 de la Convention. La requérante se voit en effet privée d'exercice de ses fonctions professionnelles et elle doit pouvoir le contester.

En l'espèce, la situation est toute différente. Le droit tchèque n'interdit pas tout recours. Il empêche certes l'accès du requérant et de son avocat aux informations classifiées, mais le pouvoir judiciaire a les moyens de garantir un véritable droit au recours. La CEDH fait ainsi observer que les juges tchèques bénéficient de l'indépendance et de l'impartialité nécessaires. Ils ont le droit de se faire communiquer les pièces secrètes et peuvent ainsi apprécier les motifs qui ont fondé le retrait du certificat de sécurité. Ils ont même la possibilité, dont ils n'ont pas usé en espèce, de déclassifier les documents pour les communiquer à l'intéressé. Pour toutes ces raisons, la Cour estime que le droit au procès équitable a été respecté, le juge judiciaire offrant au requérant toutes les garanties d'une appréciation impartiale de sa cause. 

Menace sur le droit français


L'étendue des pouvoirs accordés au juge tchèque suscite l'étonnement du lecteur français. Rappelons  que, dans notre système juridique, le secret de la défense nationale est entièrement opposable au juge. Dès 1955, l'arrêt Coulon du Conseil d'Etat avait affirmé que le pouvoir de la juridiction administrative d'ordonner la communication de certaines pièces "comporte une exception pour tous les documents dont l'autorité compétente croit devoir affirmer que leur divulgation (...) est exclue par les nécessités de la défense nationale", principe réaffirmé par un avis consultatif du 19 juillet 1974. 

Le secret s'oppose de la même manière au juge judiciaire. De l'affaire des micros du Canard Enchaîné jusqu'au financement éventuel de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy par Khadafi en passant par l'assassinat du juge Borrel , bon nombre de juges d'instruction se sont heurtés au secret de la défense nationale. Certes, depuis la loi du 8 juillet 1998, ils peuvent s'adresser  à la Commission du secret de la défense nationale (CSDN), autorité réputée indépendante, pour lui demander un avis sur l'éventuelle déclassification des pièces dont ils ont besoin. Encore s'agit-il d'un avis purement consultatif, que les autorités détentrice des pièces demandées peuvent ignorer purement et simplement.

Dans l'état actuel des choses, le droit français est donc bien loin de répondre aux exigences posées par la CEDH dans l'arrêt Regner. Il ne reste plus qu'à attendre un éventuel recours devant la Cour européenne d'un ressortissant français qui se sera vu retirer ou refuser un certificat de sécurité. L'argument traditionnel des autorités françaises selon lequel il convient de refuser au juge l'accès aux pièces classifiées pour le protéger, le mettre à l'abri d'une éventuelle compromission dont il se rendrait coupable, risque de ne pas tenir bien longtemps devant la Cour européenne.



samedi 16 septembre 2017

Le droit d'accès aux archives publiques

L'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 affirme que "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". Il présente la particularité de n'être pratiquement jamais invoqué devant le Conseil constitutionnel. La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 15 septembre 2017 mérite donc une attention particulière.

L'accès dérogatoire


Le requérant, François G., demande une autorisation d'accès à des documents conservés dans la archives de la Présidence de la République concernant l'intervention de la France au Rwanda, entre 1990 et 1995. Observons d'emblée que ces pièces ne sont pas librement communicables. L'article 213-2 du code du patrimoine repousse à l'issue d'une période de 25 ans l'accès "des documents dont la communication porte atteinte au secret des délibérations du Gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif". Le Conseil d'Etat applique rigoureusement ces dispositions. Dans un arrêt du 10 mai 1996, il estime ainsi couvert par ce secret un rapport préparatoire commandé par le ministre de la santé sur la vente des seringues en pharmacie. 

Il existe cependant une procédure dérogatoire d'accès aux archives qui peut être exercée durant cette période de 25 années. Dans ce cas, le demandeur s'adresse à la direction des archives de France, qui statue , après l'avis de l'autorité dont émane la pièce demandée et avis de la CADA, « dans la mesure où l’intérêt qui s’attache à la consultation de ces documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger ». In fine, c'est une décision du ministre de la culture qui accorde ou refuse l'autorisation dérogatoire. Dans la pratique, on observe que les accès dérogatoires sont souvent accordés, en particulier lorsque l'objet est une recherche académique développée sous l'autorité d'un centre de recherches universitaire.

En l'espèce, M. G. s'est heurté à un refus. Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement car le ministre de la culture avait compétence liée. Il était tenu de refuser l'accès sur le fondement de l'article 213-4 du code du patrimoine qui prévoit un régime particulier d'accès aux archives émanant du Président de la République, du Premier ministre et des autres membres du gouvernement. Dans ce cas précis, le versement aux archives peut s'accompagner de la signature d'un protocole de remise entre l'autorité qui opère ce versement et l'administration des archives. Ce texte précise les conditions de traitement, de conservation, de valorisation et surtout de communication de ces documents. Il va s'appliquer durant une période de 25 ans, période durant laquelle l'autorité déposante, Président de la République ou membre du gouvernement conserve donc la possibilité de s'opposer à toute communication, dès lors qu'un tel refus est rendu possibilité par une stipulation du protocole. Pour les pièces versées avant l'entrée en vigueur de la loi de 2008, il était même possible de prévoir un mandataire chargé de gérer les demandes de communication après le décès de l'autorité. 

En l'espèce, le mandataire du Président Mitterrand s'est opposé à la communication. La CADA a donc constaté qu'elle "ne pouvait qu'émettre  un avis défavorable à la communication" et le ministre de la culture a a également été contraint d'opposer une décision de refus à François G. C'est précisément cet article L 213-4 qui est l'objet de la QPC.  

Gaston Lagaffe. Franquin


Consécration du droit d'accès


Pour la première fois, le Conseil constitutionnel fait une application positive de l'article 15 de la Déclaration de 1789. Il affirme en effet qu'"est garanti par cette disposition le droit d'accès aux documents d'archives publiques". Ce droit était certes garanti par la loi mais il a désormais un fondement constitutionnel. Par cette formulation inédite, le Conseil ouvre la voie à des décisions ultérieures. On peut ainsi espérer que la liberté d'accès aux documents administratifs, garantie par la seule loi du 17 juillet 1978, fera bientôt l'objet de la même consécration. Cela serait fort utile dans la mesure où un certain nombre d'avis de la CADA favorables à la communication demeurent sans effet, l'administration refusant purement et simplement de s'y plier. 

En appuyant ce droit d'accès sur l'article 15 de la Déclaration, le Conseil écarte définitivement l'argument essentiel opposé par les autorités publiques selon lequel "le droit de demander des comptes à l'administration" ne saurait s'appliquer aux archives, dès lors que, par hypothèse, celui qui dépose ses archives ne participe plus de  "l'administration". Un tel argument relevait du sophisme et on ne voit pas pourquoi l'exigence de rendre des comptes s'éteindrait lorsque l'intéressé quitte ses fonctions. 

Des limitation prévues par la loi


Après ce considérant de principe, le Conseil constitutionnel affirme cependant que ce droit d'accès aux archives n'a rien d'absolu. Il peut au contraire faire l'objet de "limitations" définies par la loi. Le régime particulier des archives du Président de la République, du Premier ministre et des membres du gouvernement constitue l'une de ces limitations. En l'espèce, le Conseil observe qu'elle est définie par la partie législative du code du patrimoine. Il estime qu'elle répond à un but d'intérêt général, car il est nécessaire d'accorder une protection particulière à des pièces qui sont, pour la plupart, couvertes par le secret des délibérations du gouvernement. Enfin, elle est limitée dans le temps, même si cette durée de 25 années peut sembler très longue au requérant. De tous ces éléments, le Conseil déduit que l'article L 213-2 du code du patrimoine est conforme à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Derrière cette décision apparaît une conception du temps long, celui des historiens. En effet, si les membres du pouvoir exécutif ne pourront plus rendre compte de leur administration devant leurs électeurs, ils rendront compte devant l'histoire car leur archives demeureront préservées durant 25 ans. Elles pourront ensuite être dépouillées et étudiées. Cette solution n'est sans doute pas parfaite. Elle présente néanmoins l'avantage immense de garantir la remise et la conservation de ces archives particulièrement sensibles. Les dispositions contestées n'ont pas d'autre objet que d'empêcher la destruction d'archives, trop fréquente au moment où les politiques quittaient leur poste. Ces documents précieux ne partent plus en fumée et seront, un quart de siècle plus tard, à la disposition des historiens.

mardi 12 septembre 2017

La surveillance des courriels du salarié

Un licenciement fondé sur le contrôle des courriels d'un salarié emporte, sous certaines conditions, une atteinte excessive au droit à sa vie privée. Ainsi en a décidé la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans son arrêt de Grande Chambre Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017. La Cour n'entend pourtant pas interdire tout licenciement sanctionnant l'utilisation, par le salarié, de sa messagerie professionnelle à des fins personnelles. Elle veut seulement, mais c'est déjà beaucoup, imposer au droit de l'Etat le respect de certaines garanties dans ce domaine.

M. Barbulescu avait créé, à la demande de son entreprise, une adresse courriel professionnelle sur Yahoo Messenger. Il l'utilisait certes pour entrer en contact avec des clients, mais aussi pour échanger des propos purement personnels avec sa fiancée et son frère. Lors de la procédure préalable à son licenciement, son employeur a ainsi produit un document de 45 pages, transcription de ses communications personnelles durant la seule semaine du 5 au 12 juillet 2007. L'intéressé a ensuite été licencié le 1er août suivant.

Peu importe cependant le caractère massif des communications personnelles de M. Barbulescu. La CEDH n'est pas saisie pour porter une nouvelle appréciation sur les faits de l'espèce mais pour examiner l'affaire au regard des obligations positives de l'Etat. Par le droit applicable et par le jugement de l'affaire, les autorités roumaines ont-elle mis convenablement en balance le droit à la vie privée du requérant et l'intérêt de son employeur ? La réponse à cette question est négative.

Applicabilité de l'article 8 


Le premier moyen articulé par le gouvernement roumain, selon lequel l'article 8 de la Convention ne serait pas susceptible d'être invoqué en l'espèce est rapidement écarté. Déjà dans l'arrêt Copland c. Royaume-Uni de 2007, la CEDH avait précisé que la vie privée ne se déroule pas uniquement dans ce sanctuaire que constitue le domicile. Elle peut aussi être protégée sur le lieu de travail. Dans l'affaire Copland, elle avait ainsi sanctionné la surveillance des communications téléphoniques de l'employée d'une Université galloise, soupçonnée par son supérieur hiérarchique d'entretenir une liaison avec le directeur de l'un des collèges de l'établissement. L'article 8 de la Convention européenne peut donc être invoqué pour contester des mesures attentatoires à la vie privée prises sur le lieu de travail.

Une liste de garanties


En l'absence de consensus des Etats membres du Conseil de l'Europe, la CEDH admet qu'ils disposent d'une large autonomie pour définir le droit applicable à l'éventuelle surveillance des communication au sein des entreprises. Encore faut-il qu'il respectent un certain nombre de principes, que l'arrêt Barbulescu se propose de définir. Ils reposent sur l'idée, déjà formulée dans la décision du 12 septembre 2011Palomo Sanchez c. Espagne, que les relations de travail doivent reposer sur une confiance réciproque. 


Vous avez un mess@ge. Nora Ephron. 1998


La Cour dresse donc une véritable liste de garanties que doit prévoir par le système juridique.  Les juges internes doivent ainsi apprécier la légitimité des motifs invoqués par l'employeur à l'appui des mesures de surveillance et la pertinence des moyens utilisés : aurait-il été possible d'utiliser des techniques moins intrusives ? Cette question conduit à une distinction entre les flux de communication et leur contenu. En l'espèce, l'employeur ne s'est pas borné à constater que M. Barbulescu échangeait de nombreux courriels avec ses proches, ce qui aurait été largement suffisant pour constater la violation du règlement intérieur interdisant d'utiliser les équipements à des fins personnelles. L'entreprise conservait en effet le contenu des messages, ainsi que le démontre la production des 45 pages d'échanges entre le requérant, son frère et sa fiancée. Or les juges roumains ne se sont pas posés cette question et se sont limités à sanctionner le non-respect du règlement intérieur.

Une autre série de garanties réside dans l'importance et la pertinence des informations données au salarié. Il est vrai que M.  Barbulescu avait lui-même signé le règlement intérieur et montré ainsi qu'il était informé de l'interdiction d'utiliser les équipements de l'entreprise à des fins personnelles. Mais il n'était pas informé en revanche de l'existence de la surveillance permanente et du téléchargement de ses communications électroniques. C'est précisément ce que sanctionne le Cour, allant ainsi à l'encontre de l'arrêt du 12 janvier 2016 qui avait estimé que l'existence d'un règlement intérieur interdisant l'utilisation des ressources de l'entreprise suffisait à justifier la sanction. La CEDH précise ainsi que le salarié doit non seulement connaître l'interdiction formulée par le règlement mais aussi être informé de la surveillance exercée sur l'utilisation de sa messagerie.

Le droit français


Le droit roumain est donc sanctionné, non pas parce qu'il permet au chef d'entreprise de surveiller les salariés, mais qu'il n'offre pas à ces derniers des garanties suffisantes. La CEDH définit en même temps les principes qui doivent guider les Etats dans l'élaboration des règles relatives à la vie privée dans l'entreprise. Elle n'impose pas cependant une uniformisation européenne dans ce domaine. En schématisant quelque peu, on peut distinguer sur ce point deux politiques juridiques bien distinctes. Certains Etats comme l'Autriche, les pays de l'ex-Yougoslavie, la Grèce, la Pologne ou la Slovaquie autorisent une surveillance du contenu des communications des employés, à la condition qu'ils en soient clairement informés. D'autres comme le Danemark ou l'Italie ne permettent une surveillance, à l'exception du contenu des courriels clairement identifiés comme personnels par l'employé. 

C'est clairement la position de la France. Certes, il n'existe pas de législation sur cette question, mais la Cour de cassation estime dans une jurisprudence constante, par exemple dans un arrêt de la Chambre commerciale du 10 février 2015, que les données traitées par messagerie dans une entreprise sont présumées avoir un caractère professionnel, sauf si l'employé les désigne formellement comme personnelles. Un tel dispositif serait-il considéré comme une atteinte à la vie privée ? Certains semblent le croire, à commencer par les autorités françaises elles-mêmes qui ont cru bon de faire une tierce intervention dans l'affaire Barbulescu. Rien n'est moins certain cependant, dès lors que la CEDH reconnaît laisser aux Etats une grande latitude dans ce domaine. Quoi qu'il en soit, la refonte du code du travail permettra peut-être de définir dans la loi les principes gouvernant le respect de la vie privée dans l'entreprise.

Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

samedi 9 septembre 2017

Les lois pour la confiance dans la vie politique devant le Conseil constitutionnel

Le 8 septembre 2017, le Conseil constitutionnel a rendu deux décisions sur le dispositif législatif pour la confiance dans la vie politique, l'une portant sur la loi organique, l'autre sur la loi ordinaire. On pourrait se borner à mentionner que les dispositions essentielles sont validées et que l'équilibre voulu par le gouvernement est préservé. Une lecture un peu plus approfondie montre cependant que certains éléments sont déclarés inconstitutionnels et que le Conseil a entendu exercer son contrôle dans toute son intensité.

Il n'est pas surprenant que le Conseil ait censuré des dispositions qui constituaient autant de cavaliers législatifs. Selon une jurisprudence traditionnelle, un amendement, qu'il soit gouvernemental ou parlementaire, doit avoir un lien direct avec le texte en discussion. Dans la loi organique, tel n'est pas le cas des dispositions sur la déclaration de situation patrimoniale des membres du Conseil supérieur de la magistrature ou sur le référendum local. Dans la loi ordinaire, est censuré sur le même fondement l'article 7 prévoyant la remise au Parlement d'un rapport sur le remboursement de la "pantoufle", c'est-à-dire des salaires et indemnités perçus par certains fonctionnaires durant leurs études.

Les emplois familiaux


En dehors de ces éléments ponctuels,  les mesures les plus importantes de cet ensemble visant à moraliser la vie politique sont validées. C'est ainsi que le Conseil n'est pas sensible à la lettre de saisine qui estime que l'interdiction des emplois familiaux pour les députés et sénateurs "ne peut échapper à la censure". Cette lettre de saisine mérite d'être lue, car elle reprend, presque mot à mot, les arguments développés par les avocats de François Fillon, au commencement du PenelopeGate. On y trouve même la référence aux articles de Jean-Eric Schoettl, ardent défenseur de l'ancien Premier ministre, au prix parfois de certaines libertés avec les principes fondamentaux du droit constitutionnel, qu'il était pourtant censé défendre lorsqu'il était secrétaire général du Conseil constitutionnel.

Quoi qu'il en soit, les arguments sont toujours les mêmes. L'interdiction des emplois familiaux porterait atteinte à la séparation des pouvoirs et à l'autonomie des assemblées parlementaires, deux principes liés dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel et fondés sur l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. L'idée générale est que chaque assemblée est seule compétente pour organiser son travail, et s'il lui plait d'autoriser les petits arrangements familiaux, c'est son affaire. Le Conseil constitutionnel estime cependant que cette autonomie trouve sa limite dans l'ordre public.

Il affirme ainsi,  dans une décision du 9 octobre 2013, que "le principe de séparation des pouvoirs ne fait pas obstacle" à ce qu'une autorité administrative soit chargée de contrôler la situation patrimoniale des parlementaires. Dans une décision du 10 décembre 2016, il autorise, sur le même fondement, la création d'un registre des lobbies actifs auprès du Parlement. La décision sur la loi ordinaire du 8 septembre 2017 reprend cette jurisprudence. D'une part, le Conseil note que l'interdiction ne concerne qu'un nombre limité de personnes, en l'espèce la famille de l'élu. Son autonomie dans le choix de ses collaborateurs n'est donc pas réellement atteinte. D'autre part, il note que la loi confère au bureau ou au déontologue de l'assemblée la compétence pour se prononcer sur d'éventuels manquements. L'interdiction des emplois familiaux est donc une règle d'ordre public sanctionnée pénalement. Elle s'impose d'autant plus facilement aux élus qu'ils l'ont eux-mêmes votée.

Les autres moyens articulés à l'encontre de cette interdiction ne méritent guère l'attention, si ce n'est peut être pour en sourire. C'est ainsi que la lettre de saisine invoquait, le plus sérieusement du monde, une atteinte au droit au mariage. Le Conseil se borne à dire qu'une telle disposition "ne méconnait pas la liberté du mariage (...) ni aucune autre exigence constitutionnelle". Rien n'interdit aux parlementaires d'épouser leur collaborateur ou leur collaboratrice, dès lors que celui-ci ou celle-ci démissionne de ses fonctions avant de convoler.

Les affaires sont les affaires. Octave Mirbeau. 1903
Théatre des Célestins. Lyon. 2012

La réserve parlementaire


La séparation des pouvoirs est également invoquée pour contester la suppression de la réserve parlementaire, formulée clairement dans l'article 14 de la loi organique, " Il est mis fin à la pratique dite de la "réserve parlementaire". La loi organique s'imposait car il s'agit de mettre en oeuvre la loi de finances. En effet, la pratique de la réserve parlementaire n'est prévue par aucun texte. Elle repose sur un simple engagement du gouvernement envers les parlementaires d'exécuter le budget conformément à certaines demandes qu'ils ont formulées, portant sur des opérations déterminées. Concrètement, ces engagements se traduisent par des amendements gouvernementaux au projet de loi de finances. D'une certaine manière, le gouvernement accepte ainsi de lier sa compétence en matière d'exécution budgétaire. En supprimant la réserve parlementaire, la loi organique ne porte pas atteinte à la séparation des pouvoirs. Au contraire, elle en garantit le respect, puisque la compétence gouvernementale  d'exécution budgétaire n'est plus entravée.

La réserve ministérielle


L'analyse n'est guère contestable. En revanche, elle ne s'applique à la réserve ministérielle et la suppression de cette dernière est donc déclarée non conforme au principe de séparation des pouvoirs. Des esprits taquins pourraient penser que le Conseil constitutionnel s'est fait un plaisir de censurer une disposition ajoutée par le parlement, désireux de se venger de la suppression de réserve parlementaire et supprimant une prérogative gouvernementale.

Rappelons que la réserve ministérielle consiste à attribuer des subventions aux collectivités territoriales et à leurs groupements, là encore pour mener à bien des projets spécifiques. Le seul point commun avec la réserve parlementaire réside dans le fait que cette enveloppe est souvent utilisée pour aider des amis politiques. Pour le reste, la situation est bien différente. La suppression de la réserve parlementaire renforce la séparation des pouvoirs en supprimant une pratique qui portait atteinte au pouvoir gouvernemental d'exécution budgétaire. La suppression de la réserve ministérielle s'analyse au contraire comme une ingérence dans une pratique qui ne concerne que le seul Exécutif, puisqu'il s'agit d'empêcher le gouvernement de subventionner les collectivités territoriales. Le pouvoir législatif s'ingère ainsi dans l'exécutif et porte atteinte à la séparation des pouvoirs. 

Pour les mêmes motifs, le Conseil censure l'article 23 de la loi ordinaire qui imposait au Premier ministre de prendre un décret sur la prise en charge des frais de réception et représentation des membres du gouvernement. Là encore il s'agit d'une ingérence du parlement dans la fonction gouvernementale.

La seule satisfaction, bien modeste, obtenue par les auteurs de la saisine en matière de séparation des pouvoirs est l'inconstitutionnalité du § 4 de l'article 11, habilitant la Haute autorité pour la transparence de la vie publique à adresser une injonction tendant à ce qu'il soit mis fin à une situation de conflit d'intérêts liée à l'emploi de collaborateurs familiaux. Dans ce cas, le destinataire de l'injonction devrait, soit licencier son collaborateur, soit démissionner de ses fonctions.  Or une autorité administrative, même indépendante, ne peut ainsi intervenir dans le fonctionnement du parlement sans porter atteinte à la séparation des pouvoirs. Sur ce point, le Conseil s'appuie sur la réserve qu'il avait formulée dans sa décision du 9 octobre 2013 qui affaire que la loi ne saurait "sans méconnaître la séparation des pouvoirs, permettre à la Haute autorité d'adresser à un député ou un sénateur une injonction dont la méconnaissance est pénalement réprimée (...)". L'inconstitutionnalité était ici évidente, et on ne peut que déplorer que les rédacteurs du projet n'aient pas pris la précaution de regarder un peu soigneusement la jurisprudence du Conseil.

L'inéligibilité automatique


Il en est de même pour la dernière inconstitutionnalité constatée par le Conseil. Il sanctionne en effet l'inéligibilité automatique qui aurait dû être prononcée comme peine complémentaire en matière d'infractions contre la probité. Dans sa décision rendue sur QPC du 27 janvier 2012, il avait déjà déclaré inconstitutionnelle une disposition énonçant que toute peine de destitution d'un notaire devait automatiquement  s'accompagner d'une interdiction définitive d'inscription sur les listes électorales. A ses yeux, les sanctions disciplinaires touchant les officiers ministériels ont pour objet "de garantir l'intégralité ou la moralité indispensables" à l'exercice de leurs fonctions. Tel n'est pas le cas de l'interdiction d'exercer ses droits civiques, mesure à la fois automatique et définitive. L'analyse est ici transposée au cas des parlementaires. Ce n'est donc l'inéligibilité qui est sanctionnée mais son automaticité. Elle porte en effet atteinte au principe d'individualisation de la peine, principe librement inspiré de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires".

Si le dispositif de moralisation est important, la décision du Conseil ne bouleverse pas, quant à elle, la jurisprudence constitutionnelle. Le juge saisit cependant l'occasion de rappeler les principes fondamentaux de la séparation des pouvoirs. Celle-ci ne peut tolérer l'ingérence du gouvernement dans la fabrication de la loi, pas plus que celle du parlement dans la politique gouvernementale. En revanche, la séparation des pouvoirs ne saurait être invoquée par le parlement pour soustraire ses membres à leur responsabilité pénale. Une affirmation utile alors que certains députés s'appuient sur la séparation des pouvoirs pour contester les enquêtes qui les visent. On a même vu récemment un président du Sénat refuser, sur ce même fondement, l'entrée des officiers de police judiciaire chargés d'effectuer une perquisition dans le Palais du Luxembourg... Un petit rappel du droit ne fait donc de mal à personne.


mercredi 6 septembre 2017

Silhouettes féminines à Dannemarie : le retour au droit

Par une ordonnance du 1er septembre 2017, le juge des référés du Conseil d'Etat annule l'injonction du juge administratif de Strasbourg ordonnant à la commune de Dannemarie (Haut-Rhin) de retirer de ses rues les silhouettes féminines censées illustrer "l'année de la femme".  

En apparence, l'affaire ressemble à une version un peu modernisée de Clochemerle. Le maire de Dannemarie (2000 hab.) décide de faire de choisir pour thème de l'année 2017 "l'année de la femme". Une rue reçoit le nom de Monique Wittig, l'une des fondatrice du MLF, une exposition est organisée sur le rôle des femmes durant la première guerre mondiale. En même temps, la première adjointe bricole elle-même, avec des stocks de contreplaqué et de peinture, une bonne centaine de silhouettes féminines. Sitôt installées dans l'espace public, elles suscitent la colère des associations féministes. L'une d'entre elles, Les Effronté-e-s, demande au juge des référés de Strasbourg d'en ordonner le retrait. A leurs yeux, "ces panneaux qui confinent la femme à ses attributs sexuels ou à son rôle reproductif, promeuvent l'infériorité du statut de la femme, qui est réduit à des stéréotypes inspirés du modèle archaïque dominant". Le juge de Strasbourg leur donne raison et ordonne le retrait des installations qui constituent  "une représentation dévalorisante" des femmes, cette dévalorisation entrainant une atteinte au principe d'égalité entre les hommes et les femmes.  

Contrairement au juge des référés du tribunal de Strabourg, le Conseil d'Etat ne s'appuie pas sur exclusivement sur l'appréciation, nécessairement subjective, des panneaux contestés. Sont-ils ou non une représentation de stéréotypes sexuels ? Ce n'est pas le problème du Conseil d'Etat qui laisse chacun se faire une opinion sur la question. Certes, il admet qu'ils "peuvent être perçus par certains comme véhiculant (...) des stéréotypes dévalorisants pour les femmes", que certains d'entre eux peuvent même être considérés comme "témoignant d’un goût douteux" ou "présentant un caractère suggestif inutilement provocateur". Mais le problème juridique est ailleurs. 

Le juge des référés commence par rappeler les conditions, relativement strictes, du référé-liberté, telles qu'elle figurent dans l'article L521-2 du code de la justice administrative (cja). Il y est précisé que "le juge peut ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (...) aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale". En admettant même que ces silhouettes reposent sur des stéréotypes sexuels, leur installation emporte-t-elle, en soi, une discrimination ou une atteinte à la dignité ? Sur ce point, la réponse est négative.

L'égalité entre les hommes et les femmes


La décision du juge des référés de Strasbourg reposait exclusivement sur le caractère discriminatoire de l'installation. Il s'appuyait d'abord sur l'alinéa 3 du Préambule de la Constitution de 1946 qui affirme que "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". Il invoquait ensuite l'article 1er de la loi du 4 août 2014 sur l'égalité réelle entre les hommes et les femmes qui énonce que "L'Etat et les collectivités territoriales (...) mettent en oeuvre une politique pour l'égalité entre les hommes et les femmes selon une approche intégrée. Elle comporte notamment (...) des actions de prévention et de protection permettant de lutter contre les stéréotypes sexistes". 

En l'espèce, le Conseil d'Etat ne conteste pas que les silhouettes témoignent d'une "méconnaissance du principe d'égalité". Mais elle n'entraîne pas pour autant une atteinte à une liberté fondamentale au sens de l'article L 521-2 cja. Il faudrait pour cela démontrer que les élus de Dannemarie ont volontairement souhaité discriminer la moitié de la population. Or l'instruction a montré au contraire qu'aucune discrimination concrète ne pouvait leur être imputée. Les femmes de Dannemarie ont les mêmes droits que celles de la commune voisine.



Gisement de stéréotypes sexistes. 
Ah les p'tites femmes de Paris
Viva Maria. Louis Malle. 1965. Brigitte Bardot et Jeanne Moreau


Le principe de dignité


Les Effronté-e-s reprennent devant le Conseil d'Etat le moyen tiré de l'atteinte au principe de dignité, déjà invoqué en première instance mais écarté par le juge des référés du tribunal de Strasbourg. De toute évidence, l'association se réfère à la première décision Dieudonné du 9 janvier 2014. A l'époque, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'interdiction d'un spectacle en s'appuyant sur l'atteinte à la dignité humaine constituée par des propos antisémites qui risquaient d'être proférés alors même que la représentation n'avait pas encore eu lieu. Pour le juge de l'époque, l'atteinte à la dignité était celle des spectateurs de Dieudonné, potentiellement choqués par ses propos. Pour l'association Les Effronté-e-s, l'atteinte à la dignité est celle des femmes, de la commune ou d'ailleurs, qui ont le malheur de voir les panneaux et ne peuvent supporter une telle humiliation.

Cette première décision Dieudonné était bien éloignée de la jurisprudence censée en constituer le fondement. Dans l'arrêt Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995, on sait que c'est une attraction de lancer de nain qui a pu être interdite au nom du principe de dignité. Mais en l'espèce, il s'agissait de la dignité de la personne directement concernée par le spectacle. Le traitement cruel qui lui était infligé constituait un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. De fait, l'atteinte à la dignité n'avait rien de symbolique mais était extrêmement concrète. 

Cet élargissement considérable de la jurisprudence Morsang-sur-Orge par la première décision Dieudonné a été très critiqué. A peine un an plus tard, le juge des référés du Conseil d'Etat est revenu à l'interprétation traditionnelle, à petit bruit, par une seconde décision moins médiatisée, rendue le 6 février 2015. Depuis lors, l'atteinte au principe de dignité est de nouveau appréciée au regard du traitement inhumain ou dégradant. Dans le cas des silhouettes de Dannemarie, le juge des référés du Conseil d'Etat reprend cette jurisprudence. Quel que soit leur mauvais goût, les panneaux n'infligent, heureusement, aucun traitement inhumain et dégradant aux femmes qui les regardent. 

La bêtise n'est pas constitutive d'illégalité


Le juge des référés du Conseil d'Etat choisit ainsi de privilégier l'analyse juridique. Il tire les leçons de l'erreur de la première décision Dieudonné et entend éviter les décisions de pur fait, destinées à donner satisfaction à tel ou tel lobby. Il repose aussi sur le libre arbitre des citoyens, hommes et femmes car les premiers ont aussi le droit de trouver ces panneaux particulièrement stupides. Ceux de Dannemarie qui sont choqués pourront sans doute s'en souvenir à l'occasion des élections municipales futures. Surtout, le juge des référés du Conseil d'Etat énonce une vérité simple : si la bêtise est largement répandue, du microcosme parisien jusque dans les petites communes françaises, elle n'est pas en soi constitutive d'illégalité. Un bon moyen, somme toute, de lutter contre l'engorgement de la juridiction administrative.


Sur le principe de dignité : Chapitre 7, introduction, du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.