Le certificat de sécurité
M. Regner estime qu'il n'a pas bénéficié d'un procès équitable au sens où l'entend l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Le requérant est entré au ministère de la défense en novembre 2004. Pour pouvoir exercer ses fonctions, une attestation de sécurité lui a été délivrée, lui permettant d'accéder aux informations classées "secret". Cette procédure ressemble beaucoup à celle qui existe en droit français. Les agents employés par les services se voient en effet délivrer un certificat de sécurité attestant qu'ils ont fait l'objet d'une procédure d'habilitation. A l'issue d'une enquête plus ou moins approfondie selon le niveau d'habilitation demandé, le certificat de sécurité les autorise à se faire communiquer des informations ou supports protégés, à la condition qu'ils aient "besoin d'en connaître" dans le cadre de leurs missions.
M. Regner a obtenu en 2005 un certificat de sécurité valide jusqu'en 2010 et il a commencé une carrière d'adjoint au premier vice-ministre de la défense. Dès 2006 cependant, ce certificat lui a été brutalement retiré pour des motifs un peu confus. Certes, il était invoqué une donnée objective, M. Regner ayant omis d'indiquer, lors de l'enquête, qu'il occupait des fonctions dirigeantes dans certaines sociétés privées et qu'il détenait des comptes dans des banques étrangères. Mais la décision ajoutait, sans davantage de précision, que l'intéressé "présentait un risque pour la sécurité nationale" au sens de la loi tchèque. La nature de ce risque n'était pas mentionnée, dès lors qu'il avait été apprécié à partir de données confidentielles. Le requérant estime qu'il a été victime d'une décision prise sur le fondement d'une pièce secrète, situation qui, à ses yeux, rend la procédure inéquitable.
L'intéressé pouvait certes se douter de la nature des informations contenues dans le dossier secret, dès lors qu'il a ensuite été poursuivi pénalement pour violation du droit des marchés publics, complicité d'abus de pouvoir, association au crime organisé et différents délits économiques. Il n'empêche que le problème demeure intact car son certificat de sécurité lui a été effectivement retiré sur la base d'informations auxquelles il n'a pas eu accès. Comme les juges internes avant elle, la Cour européenne, dans une première décision de chambre, a considéré que le refus de communication de la pièce litigieuse au requérant reposait sur un impératif de sécurité nationale, dès lors qu'une telle information aurait pu divulguer les méthode de travail d'un service de renseignement. En outre, les règles du procès équitable avaient été respectées "autant que possible".
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Affiche britannique. Circa 1942 |
L'article 6 § 1
La formule est tout de même un peu floue et la Grande Chambre, une fois saisie, analyse la procédure dans son ensemble et recherche si le droit à un juste procès a été atteint, dans sa substance même, par cette utilisation d'informations secrètes dans la procédure de retrait du certificat de sécurité et dans le contentieux qui a suivi. Elle commence par affirmer, et ce n'est pas une surprise, que l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme est applicable à la procédure administrative de retrait d'un certificat de sécurité. Depuis l'arrêt
Vilho Eskelinen et autres c. Finlande d'octobre 2000, il est entendu que ses dispositions peuvent être invoquées par un fonctionnaire pour contester une procédure dont il est l'objet.
L'intérêt de la décision réside essentiellement dans les critères que la Grande Chambre prend en considération pour apprécier le caractère équitable de cette procédure de retrait d'un certificat de sécurité. On pourrait penser que l'intéressé, victime d'une décision fondée sur des informations secrètes, n'est plus en situation d'égalité des armes avec l'administration. Ce n'est pourtant pas aussi simple, car la CEDH admet que l'intérêt de l'Etat puisse, dans certains cas, justifier une atteinte au droit au procès équitable. L'arrêt
Miryana Petrova c. Bulgarie du 21 juillet 2016 porte précisément sur un refus d'accorder un certificat de sécurité, pratique qui n'est pas, en soi, considérée comme illicite. De la même manière, le droit de l'Etat peut interdire, dans certains cas, la divulgation de preuves pertinentes, par exemple pour assurer la sécurité de témoins ou conserver le secret de certaines méthodes de renseignement.
La procédure judiciaire
Tout cela est possible, mais sous condition. Ces atteintes à l'égalité des armes doivent être compensées par la rigueur de la procédure devant les autorités judiciaires lorsqu'un contentieux intervient. C'est ainsi que dans l'arrêt Miryana Petrova, la Cour estime que l'impossibilité, en droit bulgare, de contester le refus d'octroi d'un certificat de sécurité devant les tribunaux emporte une atteinte à l'article 6 § 1 de la Convention. La requérante se voit en effet privée d'exercice de ses fonctions professionnelles et elle doit pouvoir le contester.
En l'espèce, la situation est toute différente. Le droit tchèque n'interdit pas tout recours. Il empêche certes l'accès du requérant et de son avocat aux informations classifiées, mais le pouvoir judiciaire a les moyens de garantir un véritable droit au recours. La CEDH fait ainsi observer que les juges tchèques bénéficient de l'indépendance et de l'impartialité nécessaires. Ils ont le droit de se faire communiquer les pièces secrètes et peuvent ainsi apprécier les motifs qui ont fondé le retrait du certificat de sécurité. Ils ont même la possibilité, dont ils n'ont pas usé en espèce, de déclassifier les documents pour les communiquer à l'intéressé. Pour toutes ces raisons, la Cour estime que le droit au procès équitable a été respecté, le juge judiciaire offrant au requérant toutes les garanties d'une appréciation impartiale de sa cause.
Menace sur le droit français
L'étendue des pouvoirs accordés au juge tchèque suscite l'étonnement du lecteur français. Rappelons que, dans notre système juridique, le secret de la défense nationale est entièrement opposable au juge. Dès 1955, l'arrêt Coulon du Conseil d'Etat avait affirmé que le pouvoir
de la juridiction administrative d'ordonner la communication de
certaines pièces "comporte une exception pour tous les documents dont
l'autorité compétente croit devoir affirmer que leur divulgation (...)
est exclue par les nécessités de la défense nationale", principe réaffirmé par un avis consultatif du 19 juillet 1974.
Le
secret s'oppose de la même manière au juge judiciaire. De l'affaire des
micros du
Canard Enchaîné jusqu'au financement éventuel
de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy par Khadafi en passant par l'assassinat du juge Borrel , bon nombre de
juges d'instruction se sont heurtés au secret de la défense nationale.
Certes, depuis
la loi du 8 juillet 1998,
ils peuvent s'adresser à la Commission du secret de la
défense
nationale (CSDN), autorité réputée indépendante, pour lui demander un
avis sur
l'éventuelle déclassification des pièces dont ils ont besoin.
Encore s'agit-il d'un avis purement consultatif, que les autorités
détentrice des pièces demandées peuvent ignorer purement et simplement.
Dans l'état actuel des choses, le droit français est donc bien loin de répondre aux exigences posées par la CEDH dans l'arrêt Regner. Il ne reste plus qu'à attendre un éventuel recours devant la Cour européenne d'un ressortissant français qui se sera vu retirer ou refuser un certificat de sécurité. L'argument traditionnel des autorités françaises selon lequel il convient de refuser au juge l'accès aux pièces classifiées pour le protéger, le mettre à l'abri d'une éventuelle compromission dont il se rendrait coupable, risque de ne pas tenir bien longtemps devant la Cour européenne.