« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 6 septembre 2017

Silhouettes féminines à Dannemarie : le retour au droit

Par une ordonnance du 1er septembre 2017, le juge des référés du Conseil d'Etat annule l'injonction du juge administratif de Strasbourg ordonnant à la commune de Dannemarie (Haut-Rhin) de retirer de ses rues les silhouettes féminines censées illustrer "l'année de la femme".  

En apparence, l'affaire ressemble à une version un peu modernisée de Clochemerle. Le maire de Dannemarie (2000 hab.) décide de faire de choisir pour thème de l'année 2017 "l'année de la femme". Une rue reçoit le nom de Monique Wittig, l'une des fondatrice du MLF, une exposition est organisée sur le rôle des femmes durant la première guerre mondiale. En même temps, la première adjointe bricole elle-même, avec des stocks de contreplaqué et de peinture, une bonne centaine de silhouettes féminines. Sitôt installées dans l'espace public, elles suscitent la colère des associations féministes. L'une d'entre elles, Les Effronté-e-s, demande au juge des référés de Strasbourg d'en ordonner le retrait. A leurs yeux, "ces panneaux qui confinent la femme à ses attributs sexuels ou à son rôle reproductif, promeuvent l'infériorité du statut de la femme, qui est réduit à des stéréotypes inspirés du modèle archaïque dominant". Le juge de Strasbourg leur donne raison et ordonne le retrait des installations qui constituent  "une représentation dévalorisante" des femmes, cette dévalorisation entrainant une atteinte au principe d'égalité entre les hommes et les femmes.  

Contrairement au juge des référés du tribunal de Strabourg, le Conseil d'Etat ne s'appuie pas sur exclusivement sur l'appréciation, nécessairement subjective, des panneaux contestés. Sont-ils ou non une représentation de stéréotypes sexuels ? Ce n'est pas le problème du Conseil d'Etat qui laisse chacun se faire une opinion sur la question. Certes, il admet qu'ils "peuvent être perçus par certains comme véhiculant (...) des stéréotypes dévalorisants pour les femmes", que certains d'entre eux peuvent même être considérés comme "témoignant d’un goût douteux" ou "présentant un caractère suggestif inutilement provocateur". Mais le problème juridique est ailleurs. 

Le juge des référés commence par rappeler les conditions, relativement strictes, du référé-liberté, telles qu'elle figurent dans l'article L521-2 du code de la justice administrative (cja). Il y est précisé que "le juge peut ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (...) aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale". En admettant même que ces silhouettes reposent sur des stéréotypes sexuels, leur installation emporte-t-elle, en soi, une discrimination ou une atteinte à la dignité ? Sur ce point, la réponse est négative.

L'égalité entre les hommes et les femmes


La décision du juge des référés de Strasbourg reposait exclusivement sur le caractère discriminatoire de l'installation. Il s'appuyait d'abord sur l'alinéa 3 du Préambule de la Constitution de 1946 qui affirme que "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". Il invoquait ensuite l'article 1er de la loi du 4 août 2014 sur l'égalité réelle entre les hommes et les femmes qui énonce que "L'Etat et les collectivités territoriales (...) mettent en oeuvre une politique pour l'égalité entre les hommes et les femmes selon une approche intégrée. Elle comporte notamment (...) des actions de prévention et de protection permettant de lutter contre les stéréotypes sexistes". 

En l'espèce, le Conseil d'Etat ne conteste pas que les silhouettes témoignent d'une "méconnaissance du principe d'égalité". Mais elle n'entraîne pas pour autant une atteinte à une liberté fondamentale au sens de l'article L 521-2 cja. Il faudrait pour cela démontrer que les élus de Dannemarie ont volontairement souhaité discriminer la moitié de la population. Or l'instruction a montré au contraire qu'aucune discrimination concrète ne pouvait leur être imputée. Les femmes de Dannemarie ont les mêmes droits que celles de la commune voisine.



Gisement de stéréotypes sexistes. 
Ah les p'tites femmes de Paris
Viva Maria. Louis Malle. 1965. Brigitte Bardot et Jeanne Moreau


Le principe de dignité


Les Effronté-e-s reprennent devant le Conseil d'Etat le moyen tiré de l'atteinte au principe de dignité, déjà invoqué en première instance mais écarté par le juge des référés du tribunal de Strasbourg. De toute évidence, l'association se réfère à la première décision Dieudonné du 9 janvier 2014. A l'époque, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'interdiction d'un spectacle en s'appuyant sur l'atteinte à la dignité humaine constituée par des propos antisémites qui risquaient d'être proférés alors même que la représentation n'avait pas encore eu lieu. Pour le juge de l'époque, l'atteinte à la dignité était celle des spectateurs de Dieudonné, potentiellement choqués par ses propos. Pour l'association Les Effronté-e-s, l'atteinte à la dignité est celle des femmes, de la commune ou d'ailleurs, qui ont le malheur de voir les panneaux et ne peuvent supporter une telle humiliation.

Cette première décision Dieudonné était bien éloignée de la jurisprudence censée en constituer le fondement. Dans l'arrêt Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995, on sait que c'est une attraction de lancer de nain qui a pu être interdite au nom du principe de dignité. Mais en l'espèce, il s'agissait de la dignité de la personne directement concernée par le spectacle. Le traitement cruel qui lui était infligé constituait un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. De fait, l'atteinte à la dignité n'avait rien de symbolique mais était extrêmement concrète. 

Cet élargissement considérable de la jurisprudence Morsang-sur-Orge par la première décision Dieudonné a été très critiqué. A peine un an plus tard, le juge des référés du Conseil d'Etat est revenu à l'interprétation traditionnelle, à petit bruit, par une seconde décision moins médiatisée, rendue le 6 février 2015. Depuis lors, l'atteinte au principe de dignité est de nouveau appréciée au regard du traitement inhumain ou dégradant. Dans le cas des silhouettes de Dannemarie, le juge des référés du Conseil d'Etat reprend cette jurisprudence. Quel que soit leur mauvais goût, les panneaux n'infligent, heureusement, aucun traitement inhumain et dégradant aux femmes qui les regardent. 

La bêtise n'est pas constitutive d'illégalité


Le juge des référés du Conseil d'Etat choisit ainsi de privilégier l'analyse juridique. Il tire les leçons de l'erreur de la première décision Dieudonné et entend éviter les décisions de pur fait, destinées à donner satisfaction à tel ou tel lobby. Il repose aussi sur le libre arbitre des citoyens, hommes et femmes car les premiers ont aussi le droit de trouver ces panneaux particulièrement stupides. Ceux de Dannemarie qui sont choqués pourront sans doute s'en souvenir à l'occasion des élections municipales futures. Surtout, le juge des référés du Conseil d'Etat énonce une vérité simple : si la bêtise est largement répandue, du microcosme parisien jusque dans les petites communes françaises, elle n'est pas en soi constitutive d'illégalité. Un bon moyen, somme toute, de lutter contre l'engorgement de la juridiction administrative.


Sur le principe de dignité : Chapitre 7, introduction, du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.




dimanche 3 septembre 2017

Code du travail : les ordonnances et les libertés publiques

Edouard Philippe a présenté, le 31 août 2017, les cinq projets d'ordonnance réformant le code du travail. Ces textes ne passeront en conseil des ministres que le 22 septembre, à l'issue d'une procédure consultative qui fait intervenir toute une série d'instances, dont le Conseil d'Etat, le Conseil national de la négociation collective et le Conseil national d'évaluation des normes. Les spécialistes du droit du travail vont certainement se pencher sur cette réforme. Leurs commentaires permettront d'éclairer son contenu, de comprendre sa cohérence et d'évaluer les changements qu'elle introduit. Au regard des libertés publiques, la question posée consiste à examiner dans quelle mesure ces projets d'ordonnances modifient non pas le droit du travail mais le droit au travail.

Le droit au travail


Le droit au travail est une notion au contenu incertain. Il est certes mentionné dans l'article 23 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui garantit à chacun le "droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail (...)" mais on sait que cette Déclaration n'est pas invocable devant les juges français. Il figure aussi dans l'article 6 du Pacte international de 1966 sur les droits économiques, sociaux et culturels qui énonce que "les Etats parties (...) reconnaissent le droit au travail". Le juge administratif considère que ces dispositions ne sont pas suffisamment précises pour produire des effets dans l'ordre interne. Le juge judiciaire, quant à lui, ne s'y réfère que de manière très exceptionnelle, par exemple en matière de repos dominical.


La Convention européenne des droits de l'homme n'apporte guère de précision. Son texte ignore le droit au travail, et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ne l'a intégré, qu'en le rattachant à l'article 8 qui garantit le droit à la vie privée et familiale. Cette consécration est d'ailleurs relativement récente. L'arrêt Sidabras et Dziautas c. Lituanie du 27 juillet 2004 sanctionne ainsi la politique de "lustration" lituanienne qui interdisait l'accès à certains professions aux anciens agents du KGB. Pour la CEDH, une telle mesure portait atteinte au droit de nouer des relations avec l'extérieur et à celui de gagner sa vie.

Cette décision éclaire la distinction que fait le droit positif entre la liberté du travail et le droit à l'emploi. La première permet à chacun de travailler sans entraves excessives.  Le second fait peser sur l'Etat l'obligation de mettre en oeuvre une politique publique destinée à aider ceux qui n'ont pas de travail, par une assistance financière et par une aide à la recherche d'emploi. Ces deux éléments sont clairement mentionnés dans le Préambule de la Constitution de 1946, aux termes duquel "chacun a le devoir de travail et le droit d'obtenir un emploi". Sur ce fondement, le Conseil constitutionnel considère, depuis une décision du 26 juin 1986, que le droit au travail fait partie des "règles et principes constitutionnels".

Les projets d'ordonnances ne concernent la liberté de travail qu'à la marge. Encore ne s'agit-il, pour la plupart des mesures envisagées, que d'étendre la liberté de l'entrepreneur. La liberté du travail se rapproche alors considérablement de la liberté d'entreprendre. Qu'il s'agisse de faciliter le recours au contrat de chantier,  ou d'autoriser la "rupture conventionnelle collective", toutes ces procédures ont pour objet d'assouplir les conditions d'adaptation au marché, en espérant que la simplification du licenciement incitera l'entreprise à embaucher. De même, les projets visent à limiter autant que possible le contentieux du licenciement, d'une part avec la mise en place de formulaires-types permettant à l'employeur de ne pas faire d'erreur de procédure susceptible d'être sanctionnée par le juge, d'autre part en réduisant le délai de prescription. Il est désormais unifié à un an pour tout type de licenciement, alors qu'il était auparavant d'un an en cas de licenciement économique et de deux ans dans tous les autres cas.



Ouvriers et travailleurs sur les quais de Sèvres. Maximilien Luce. 1858-1941

 

Les droits dans le travail : la négociation collective

 

L'essentiel du dispositif présenté par le gouvernement concerne non pas le droit au travail, mais les droits dans le travail, au premier rang desquels figure le droit à la négociation collective.  Il est mentionné dans le Préambule de la Constitution de 1946 qui affirme le droit de "tout travailleur de participer, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective de ses conditions de travail ainsi qu'à la gestion de l'entreprise". Ce n'est que récemment que le Conseil constitutionnel a attribué à ces dispositions une réelle portée juridique. Dans une décision QPC du 9 décembre 2011, il abroge ainsi une disposition  refusant aux agents contractuels de droit public de Nouvelle Calédonie l'exercice du droit à la négociation collective.

Sans entrer dans ses détails, qui relèvent du droit du travail, on observe que les projets d'ordonnances reposent sur trois principes.

La simplification des structures de dialogue est d'abord recherchée. Dans toutes les entreprises de plus de 50 salariés, un unique Comité Social et Economique (CSE) exercera les fonctions auparavant dévolues à trois instances, délégués du personnel, comité d'entreprise et comité d'hygiène et de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).  L'objet d'une telle réforme est d'accroître l'efficacité du dialogue social en offrant à l'entreprise une simplification et aux salariés un poids accru dans la négociation.

L'entreprise, et c'est le second principe, doit redevenir le centre du dialogue social.  Si les accords de branche ne sont pas abandonnés, l'idée demeure d'accroître la décentralisation en privilégiant le niveau de l'entreprise. Chaque structure pourra ainsi définir son agenda de négociation au sein de l'espace unique que constitue le CSE.

Enfin, le dernier élément essentiel réside dans la remise en cause du poids des structures syndicales dans la négociation collective. C'est ainsi que les TPE, entreprises de moins de 20 salariés, pourront négocier un accord d'entreprise, sans intervention syndicale. La pratique du référendum d'entreprise est désormais institutionnalisée, moyen de court-circuiter le monopole syndical. Il ne fait guère de doute que ces dispositions vont susciter l'irritation des syndicats, mais elles n'ont rien d'inconstitutionnel. Rappelons en effet que le Préambule de 1946 se borne à affirmer un droit de "tout travailleur" à participer à la "détermination collective de ses conditions de travail". Et si le texte mentionne qu'il exerce ce droit "par l'intermédiaire de ses délégués", rien ne précise que ces délégués sont des délégués syndicaux. Surtout, cette évolution apparaît comme la conséquence de la chute de la représentation syndicale. En 2016, le taux de syndicalisation était de 8,7 % dans le secteur privé, chiffre qui met en question la notion même de représentation syndicale.

L'office du juge


Les projets d'ordonnance s'inscrivent donc dans une logique libérale. L'idée est d'assouplir, de simplifier, pour permettre une meilleure adaptation de l'entreprise au marché.

Il reste cependant à se poser la question du contrôle de ces nouvelles procédures. Aucune réforme des conseils des prud'hommes n'est envisagée, alors même que le poids des syndicats dans ces juridictions est souvent mis en cause et que la jurisprudence est bien souvent déterminée par une appréciation des faits largement subjective. Les projets d'ordonnances s'efforcent néanmoins de réduire l'autonomie de ces juridictions en prévoyant, en cas de licenciement, des barèmes d'indemnisation prévus par la loi.

Une telle disposition témoigne d'une grande méfiance à l'égard de l'office du juge et on peut s'interroger sur sa constitutionnalité. En effet, le principe d'individualisation des décisions de justice doit laisser au juge la possibilité de moduler la réparation octroyée, au regard de l'examen particulier de chaque dossier. Or, les ordonnances n'offrent au juge la possibilité de sortir du barème que lorsque le salarié a fait l'objet d'un licenciement pour des motifs discriminatoires ou de harcèlement. Dans tous les autres cas, le juge est lié par le barème qui lui est imposé. On peut évidemment comprendre la méfiance du gouvernement à l'égard de la juridiction du travail. Mais il aurait sans doute été plus judicieux d'engager enfin une réforme d'ampleur des prud'hommes plutôt que de porter atteinte à l'office du juge et au principe d'individualisation des décisions de justice.

Sur le droit au travail : Chapitre 13 section 2 § 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

mercredi 30 août 2017

Menus de substitution à la cantine : en route vers le Conseil d'Etat ?

En juillet 2015, le maire de Chalon-sur-Saône décide de supprimer le menu de substitution dans les cantines, les jours où du porc est servi aux élèves. Cette décision est suivie d'une délibération du conseil municipal allant dans le même sens et datée du 29 septembre 2015. Dès la première décision, la Ligue de défense des musulmans, association créée par Karim Achaoui, a déposé un recours devant le tribunal administratif de Dijon, requête étendue ensuite à la délibération du conseil municipal. 

Dans un jugement du 28 août 2017, le tribunal administratif (TA) de Dijon annule cette décision. La question est épineuse et le communiqué du TA fait preuve d'une grande prudence. Il prend soin en effet de préciser qu'il se prononce, "sans prendre aucune position de principe à caractère général, au regard du seul cas particulier des cantines scolaires de Chalon-sur-Saône".  Autant dire que le tribunal s'attend à ce que la ville saisisse le Conseil d'Etat pour obtenir une décision susceptible de faire jurisprudence. 

La circulaire de 2011


Le droit écrit est d'un assez faible secours dans ce domaine. Le seul texte auquel on puisse se référer est la circulaire du 16 août 2011 signée du ministre de l'intérieur. Elle affirme qu'"en l'absence de réglementation nationale précise, il appartient à chaque organe délibérant compétent (...) de poser les règles en la matière". On comprend que le maire de Chalon se soit hâté de faire voter une délibération du Conseil municipal, sa seule décision risquant d'être annulée pour incompétence. Sur la question des repas de substitution, la circulaire affirme que l'adaptation des menus "en raison de pratiques confessionnelles ne constitue ni un droit pour les usages ni une obligation pour les collectivités". Reste que ces dispositions ne s'appliquent "qu'en l'absence de réglementation nationale précise", appel discret au législateur qui n'a jamais eu le courage de légiférer sur ces questions.

L'intérêt supérieur de l'enfant


Le tribunal administratif de Dijon préfère donc s'appuyer sur un socle plus solide, c'est-à-dire en l'espèce la convention sur les droits de l'enfant de 1989. Son article 3  énonce que l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toute décision le concernant, qu'elle soit prise par un juge ou par les autorités publiques.  Dans le cas présent, le tribunal sanctionne la délibération du Conseil municipal car sa motivation n'évoque pas l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui a, en quelque sorte, été écartée de son analyse. Or la question mérite d'être posée, car un enfant qui refuse un plat pour des motifs religieux est d'abord un enfant mal nourri.

Doit-on en déduire que le refus de repas de substitution emporte toujours une violation de la convention sur les droits de l'enfant ? le tribunal se garde bien de poser une telle pétition de principe. Il affirme au contraire que son appréciation repose sur les circonstances locales, circonstances qui peuvent varier d'une collectivité à une autre. En l'espèce, on observe ainsi que les repas de substitution existaient à Chalon depuis 1984, sans que cette pratique ait suscité la moindre contestation. 

Carlos. La cantine. 1973

Une décision d'espèce


Surtout, le tribunal ajoute que la ville n'invoque "aucune contrainte technique ou financière" susceptible de motiver sa décision. La formule peut surprendre car le tribunal envisage un moyen que la ville n'a pas développé et sur lequel il n'a donc pas, en principe, à se prononcer. De cette formulation, on doit en déduire "en creux" que le juge donne aux collectivités locales le motif utile de nature à justifier une telle mesure. En d'autres termes, une commune modeste ou contrainte de faire des économies pourrait sans doute supprimer les menus de substitution sans encourir d'illégalité. Le jugement est donc un peu surprenant. Le tribunal sanctionne le refus de repas de substitution en invoquant l'intérêt supérieur de l'enfant, mais ce dernier serait peut être moins supérieur si la commune invoquait des considérations financières. Avouons que l'analyse laisse un peu à désirer sur le plan de la rigueur juridique. 

Cette impression ne peut qu'être renforcée par la lecture de la décision. Avant toute analyse de fond, le tribunal commence par invoquer les avis du Défenseur des droits et de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) qu'il a sollicités. L'avis du premier invoquait le caractère discriminatoire de la délibération, et il n'est pas été repris dans le corps du jugement. En revanche, l'avis de la seconde reposait à la fois sur l'intérêt supérieur de l'enfant et sur l' "interprétation erronée du principe de laïcité". Le TA ne retient que l'intérêt supérieur de l'enfant. Mais il se fonde sur l'avis de la CNCDH. Certes, il n'est pas interdit au tribunal de faire appel à des avis extérieurs, en particulier émanant d'autorités indépendantes comme le Défenseur des droits ou des commissions consultatives spécialisées dans les droits de l'homme comme la CNCDH. Il n'en demeure pas moins que l'interprétation qu'il convient de donner à la loi de 1905 relève de la compétence du juge et de lui seul. Au lieu de s'abriter derrière des opinions, même autorisées, il lui appartient donc de prendre ses responsabilités. Il ne fait aucun doute que cette décision devra donner lieu à une jurisprudence supérieure, de la Cour administrative d'appel et sans doute du Conseil d'Etat.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

lundi 28 août 2017

Le manuel de Libertés publiques sur internet

Le manuel de "Libertés publiques" publié sur Amazon présente l'originalité d'être accessible par téléchargement sur internet pour la somme de six euros. Il peut être lu sur n'importe quel ordinateur. Depuis cette année, s'ajoute une version papier destinée à ceux qui n'apprécient pas la lecture sur écran.

Ce choix d'un double support pour un ouvrage universitaire s'explique d'abord par la volonté d'offrir aux étudiants un manuel adapté à leur budget mais aussi à leurs méthodes de travail. Ils trouvent aujourd'hui l'essentiel de leur documentation sur internet, mais ils ne sont pas toujours en mesure d'en apprécier la pertinence. Bien souvent, ils piochent un peu au hasard, entre des informations anciennes ou fantaisistes.

Le manuel de "Libertés publiques" qui leur est proposé sur Amazon répond aux exigences académiques et il est actualisé au mois d'août 2017. Il fait l'objet d'une actualisation en temps réel, grâce au site "Liberté Libertés Chéries" qui suit et analyse l'actualité des libertés dans notre pays. Le manuel et le site sont donc conçus comme complémentaires.

Nombre d'écrits sur les libertés et les droits de l'homme relèvent de la rhétorique et du militantisme, au risque de déformer la réalité juridique.  Cette publication ne s'adresse pas seulement au public universitaire,  étudiants et enseignants, mais aussi à tous ceux qui ont à pratiquer ces libertés. Une connaissance précise du droit positif en la matière est nécessaire, aussi bien sur le plan académique que sur celui de la citoyenneté. C'est un panorama très large des libertés et de la manière dont le droit positif les garantit qui est ici développé. En témoigne le plan sommaire que LLC met à disposition de ses lecteurs :



Ière Partie : Le droit des libertés publiques

Chapitre 1 : La construction des libertés publiques 
La construction historique des libertés et leur régime constitutionnel. Leur internationalisation avec l'émergence d'un standard européen des libertés marqué par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et la jurisprudence de la Cour européenne.

Chapitre 2 : L'aménagement des libertés publiques  
Les régimes répressif, préventif, et de déclaration préalable qui organisent les libertés dans le droit positif

Chapitre 3 : Les garanties juridiques
Le contrôle de la loi par le juge constitutionnel ; La primauté des traités ; Les actes de l'administration et les contrôles des autorités indépendantes et du juge administratif. Les régimes de circonstances exceptionnelles comme l'état d'urgence viennent bouleverser cet équilibre, et constituent autant de danger pour les libertés. La question du contrôle est alors posée en des termes différents.

IIème Partie : Les libertés de la vie individuelle

Chapitre 4 : La sûreté
La sûreté, situation de la personne qui n'est ni arrêtée ni détenue, est la condition d'exercice de toutes les autres libertés. Elle fonde les principes essentiels du droit pénal et de la procédure pénale. Elle connaît cependant certaines limitations avant le jugement comme le contrôle d'identité, la garde à vue ou la détention provisoire. Plus grave, d'autres restrictions peuvent intervenir sans jugement dans le cas de l'application de l'état d'urgence, en matière de rétention des étrangers ou d'hospitalisation des malades mentaux.

Chapitre 5 : La liberté d'aller et venir
Elle implique la libre circulation des nationaux, le droit de circuler sur le territoire et aussi celui de le quitter. Les restrictions sont plus grandes pour les étrangers, tant pour leur entrée sur le territoire que pour leur éloignement (reconduite à la frontière, expulsion, extradition...)

Chapitre 6 : Le droit de propriété
Le droit de propriété est étroitement lié aux valeurs libérales, et il fait l'objet d'une consécration aussi bien par les traités internationaux que par la Déclaration de 1789 et le code civil. Largement consacré, il fait pourtant l'objet d'atteintes importantes qui sont licites, dès lors qu'elles reposent sur des motifs d'intérêt général.

Chapitre 7 : Le droit à l'intégrité de la personne
Le droit humanitaire impose la répression des actes de torture, des traitements inhumains et dégradants ainsi que des crimes contre l'humanité et des génocides. Mais le respect du corps humain dépasse aujourd'hui le cadre du droit humanitaire. En témoignent notamment les évolutions en cours sur le droit de mourir dans la dignité ou la GPA.

Chapitre 8 : Les libertés de la vie privée
Les espaces les plus traditionnels de la vie privée sont la santé et l'orientation sexuelle, la famille et la vie privée. Ils font eux-même l'objet d'une évolution, avec notamment l'ouverture du mariage des couples de même sexe. Mais le droit de l'internet et des réseaux sociaux tend aujourd'hui à donner une nouvelle définition de la vie privée. Elle implique l'émergence de droits nouveaux comme le droit à l'identité numérique ou le droit à l'oubli.

IIIème Partie : Les libertés de la vie collective

Chapitre 9 : La liberté d'expression
L'expression est d'abord celle du citoyen, avec un droit de participation incarné dans le droit de suffrage mais qui s'affirme aussi dans le droit de pétition et dans la protection des lanceurs d'alerte. Au-delà, l'expression est aussi une liberté de l'esprit affirmée dans le droit de la presse, de la communication audiovisuelle et du cinéma. 

Chapitre 10 : Laïcité et liberté des cultes
La laïcité est un principe d'organisation de l'Etat directement rattaché à l'idée républicaine. Elle s'exprime par le principe de neutralité et par l'intervention de la loi pour organiser les cultes. Les mouvements sectaires, quant à eux, font l'objet d'une approche uniquement pénale, à travers les infractions qu'ils sont susceptibles de commettre. 

Chapitre 11 : La liberté de l'enseignement
L'enseignement public est organisé à partir des principes de gratuité et de neutralité. L'enseignement privé, quant à lui, bénéficie d'une aide de l'Etat qui s'accompagne d'un certain contrôle exercé sur une base contractuelle.

Chapitre 12 : Le droit de participer à des groupements
Certains groupements sont purement occasionnels et on évoque alors les libertés de réunion et de manifestation. D'autres sont institutionnels, comme les associations et les syndicats. 

Chapitre 13 : Les libertés de la vie économique et du travail
La liberté du commerce et de l'industrie a évolué vers une notion plus englobante de liberté d'entreprendre. A ces libertés de l'entrepreneur s'ajoutent celles du salarié qui bénéficie du droit au travail, mais aussi de droits dans le travail, à commencer par le droit de grève.


jeudi 24 août 2017

Le vol de données sur un réseau accessible

L'extraction de données d'un réseau privé auquel on a librement accès peut-elle constituer un vol ? A cette question, qui n'est pas nouvelle dans la doctrine, la Chambre criminelle répond positivement dans un arrêt du 28 juin 2017. L'affaire jugée par la Haute Juridiction trouve son origine dans un conflit entre les deux associés d'un cabinet d'avocats. L'un avait en effet récupéré sur le serveur du cabinet différents documents financiers que sa consoeur communiquait à différentes banques et mutuelles. Il en avait fait un tirage qu'il avait communiqué au bâtonnier. Bien entendu, la consoeur avait porté plainte pour vol et il avait été condamné sur ce fondement, condamnation confirmée d'abord en appel puis par la Cour de cassation. 

L'argument essentiel de l'auteur du pourvoi reposait sur l'idée que le serveur de la SCP était protégé par un mot de passe unique. Tous les associés du cabinet pouvaient y pénétrer et prendre connaissance des pièces qui y figuraient. A ses yeux, la soustraction des pièces qu'il avait prélevées ne saurait constituer un vol. C'est précisément ce raisonnement que sanctionne la Cour de cassation.

Aux termes de l'article 311-1 du code pénal, le vol se définit comme "la soustraction frauduleuse de la chose d'autrui". Depuis bien longtemps, le vol peut porter sur des contenus incorporels et l'invention de l'informatique a suscité une évolution en ce sens. Dès 1998, la Cour de cassation punissait le vol du contenu informationnel contenu dans les anciennes disquettes. En 2003, elle évoquait le vol de données informatiques, quel qu'en soit le support, puis, en 2008, le vol de fichiers informatiques. 

Le précédent de Bluetouff


La question du vol commis sur un réseau n'a été posée que plus récemment, dans la célèbre affaire Bluetouff, à l'origine de la décision rendue par la Cour de cassation le 20 mai 2015. Le blogueur condamné avait réussi à pénétrer sur le serveur de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), serveur utilisé par les chercheurs de l'Agence pour stocker et échanger leurs documents. Il avait trouvé et téléchargé une grande quantité de pièces, par l'intermédiaire d'un réseau privé virtuel (VPN) vers une adresse IP située au Panama, ce qui explique que l'opération soit passée inaperçue. C'est seulement lorsque les données piratées ont commencé à apparaître sur le net que l'Anses s'est aperçue de l'importance à la fois quantitative et qualitative des données piratées.

La Cour de cassation avait alors admis le vol, alors même que le blogueur avait profité d'une faille de sécurité du système pour y pénétrer. Cette solution reposait sur la distinction entre trois infractions.

La première est prévue par l'article 323-1 c. pén. et réside dans l'accès frauduleux à un système informatique. Sur ce fondement, Blootouff avait été relaxé. Il avait en effet bénéficié d'une défaillance technique dont il n'était pas responsable. De fait, cette faille de sécurité était à l'origine de l'indexation des données sur les moteurs de recherches.

La seconde infraction, prévue par le même  article, est le maintien dans ce système, une fois que l'on a appris qu'il était de nature privée. La Cour de cassation avait alors confirmé la condamnation, car le blogueur avait reconnu qu'il avait parfaitement compris qu'il était demandé identifiant et mot de passe sur la page d'accueil du site. Il ne pouvait donc ignorer qu'il circulait dans un espace privé, et il aurait donc du partir discrètement.

Enfin, la troisième infraction est constituée par le téléchargement de données extraites d'un site privé. Celui-ci est tout simplement réprimé par l'article 311-1 du code pénal qui punit le vol. Dans l'affaire Bluetouff, le vol est évidemment constitué, car, au moment du téléchargement, l'intéressé ne pouvait ignorer le caractère privé des informations qu'il s'appropriait frauduleusement, à l'insu de leur propriétaire.

Les gens de justice. Honoré Daumier. 1808-1879

Un délit spécifique


L'arrêt du 28 juin 2017 reprend la jurisprudence Bluetouff , en élargissant le vol de données à un réseau purement privé, auquel l'auteur a accédé de manière légitime, en mentionnant un mot de passe qu'il était fondé à utiliser. Observons cependant que cette qualification de vol est un peu gênante. D'une part, les données n'ont pas disparu comme disparaît n'importe quel objet volé. D'autre part, le caractère "frauduleux" doit être appréhendé à travers le détournement de finalité : l'avocat n'a pas extrait les données dans un but de gestion du cabinet mais pour nuire à sa consoeur. Enfin, l'identification de la victime n'est pas toujours aisée. Les données piratées sont les informations financières liées au cabinet. Peut-on réellement apprécier quel associé en est propriétaire ? La réponse à cette question est loin d'être claire. Quoi qu'il en soit, la Cour de cassation se contente de la qualification de vol, faute de mieux, et peut-être parce que le législateur est intervenu ensuite, dis ans après les faits qui ont suscité l'arrêt du 28 juin 2017.

La loi du 24 juillet 2015 a en effet introduit dans le code pénal un nouvel article 323-3 qui punit "le fait d'introduire frauduleusement des données dans un système de traitement automatisé, d'extraire, de détenir, de reproduire, de transmettre, de supprimer ou de modifier frauduleusement les données qu'il contient". Rappelons que la loi du 6 janvier 1978 informatique et libertés impose un critère général de finalité. La simple extraction de données constitue ainsi, en soi, une infraction, dès lors qu'elle repose sur une finalité qui n'est pas celle du traitement automatisé. Ce délit est d'ailleurs est d'ailleurs réprimé sévèrement, d'une peine de 5 ans de prison et de 150 000 € d'amende, peine qui peut être portée à 7 ans de prison et 300 000 € d'amende lorsque le fichier est mis en oeuvre par l'Etat. En l'espèce, ce délit aurait pu être utilisé si les faits ne s'étaient pas déroulés dix ans avant le vote de ce texte. L'avocat avait en effet extrait des données financières, non pas dans le but de gérer le cabinet mais dans celui-ci de nuire à son associée.

D'une manière plus générale, rien ne permet de savoir, pour le moment, comment ce texte sera appliqué.  Un lanceur d'alerte pourrait-il être poursuivi sur ce fondement ? On songe à l'employé de HSBC qui a sorti des fichiers portant sur des listes de titulaires de comptes dans les établissements bancaires suisses. Il a certes extrait des données issues des fichiers clients d'une banque, mais il agissait dans le but de faire connaître des pratiques d'évasion et de fraude fiscales. S'il est normal que le vol de données soit sanctionné, l'infraction nouvelle ne doit tout de même pas devenir un instrument de lutte contre les lanceurs d'alerte.

Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

 


samedi 19 août 2017

La "police de la sécurité quotidienne", ou le retour de la police de proximité

Gérard Collomb, le ministre de l'intérieur, annonce dans un entretien au Figaro la mise en place dès la fin de l'année 2017 d'une "police de la sécurité quotidienne". La formule est nouvelle, mais renvoie à la police de proximité, notion bien connue et qui alimente les débats sur la sécurité depuis exactement vingt ans. 

Politique publique / Liberté publique


Or la sécurité n'est pas seulement une politique publique. Elle se rattache  aux libertés publiques. Certes, il n'existe pas de droit à la sécurité formellement consacré par une disposition constitutionnelle, contrairement à ce que certains pseudo-criminologues ont parfois prétendu. Le Conseil constitutionnel a toutefois affirmé, dans une décision du 22 juillet 1980, que "la sécurité des personnes et des biens" est un "principe de valeur constitutionnelle". Encore s'agissait-il, à l'époque, de justifier la limitation du droit de grève des personnes travaillant des sites nucléaires, et non pas de garantir un droit à la sécurité. Finalement, c'est la loi, ou plusieurs lois successives, qui sont intervenues depuis 1995 pour affirmer que "la sécurité est un droit fondamental". Cette disposition n'a pas pour conséquence d'attribuer un droit dont pourrait se prévaloir chaque citoyen, mais elle fait peser un devoir sur l'Etat qui doit, autant que possible, assurer la sécurité de sa population.

La loi doit donc garantir l'égalité des citoyens devant la sécurité. Il s'agit en effet d'irriguer l'ensemble du territoire, de s'assurer qu'aucun espace n'est à l'écart de la politique publique de sécurité, soit parce que la délinquance en a fait une zone de non droit abandonnée des pouvoirs publics, soit parce que la faible densité de population a servi à justifier la réduction des personnels, la fermeture des commissariats ou le regroupement des brigades de gendarmerie. Dans tous les cas, il ne s'agit plus de développer un discours sécuritaire de nature dogmatique, mais d'assurer tout simplement la sécurité, préoccupation essentiellement pragmatique.

Origine de la police de proximité


La police de proximité repose sur trois piliers. Le premier réside dans une approche globale de l'ordre public qui comporte une triple démarche préventive, dissuasive et répressive. Le second, dans une intervention au coeur de la population, dans laquelle les forces de police doivent se fondre afin de répondre à ses attentes en matière de sécurité. Le troisième enfin impose une série de coopérations entre l'Etat et les collectivités territoriales, mais aussi entre les collectivités publiques et le secteur associatif, afin de permettre une meilleure mobilisation en faveur de la sécurité. Cette définition, qui a suscité bon nombre d'études et de débats, ne fait finalement que théoriser une pratique déjà bien connue. C'est ainsi que le fonctionnement de la Gendarmerie a toujours reposé sur une connaissance aussi profonde que possible du territoire et une coopération étroite avec les élus locaux. Autrement dit, la Gendarmerie faisait de la police de proximité comme monsieur Jourdain de la prose, sans le savoir.

Si la notion de police de proximité a été initiée dès 1998 par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l'intérieur du gouvernement Jospin, elle a donné à une expérimentation très progressive, avant d'être généralisée par la loi du 29 août 2002 d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure. Mais elle n'a pas eu le temps de s'installer car Nicolas Sarkozy y a mis fin avant même qu'elle ait pu produire un bilan.


Policiers de proximité. Tintin. Hergé.

Destruction de la police de proximité


D'abord comme ministre de l'intérieur, il a affirmé, lors d'une visite au commissariat de Bellefontaine en février 2003, avec un délicat sens de la nuance qui n'appartient qu'à lui, que "la police n'est pas là pour organiser des tournois sportifs mais pour arrêter des délinquants". La police de proximité a donc été abandonnée, au profit d'une politique dirigée dans deux directions. D'une part, une démarche résolument sécuritaire s'est traduite par le développement considérable des fichiers, du recours à la biométrie et à la vidéosurveillance. D'autre part, un renforcement de la répression pénale a suscité notamment la mise en place des peines planchers, de la rétention de sûreté, de la mise en question de la justice des mineurs.

Comme Président de la République, Nicolas Sarkozy s'est efforcé de rendre impossible tour retour à la police de proximité. Son abandon allait en effet parfaitement dans le sens de la politique de Revue générale des politiques publiques (RGPP), acronyme destiné à cacher de considérables baisses d'effectifs. Les forces de police et de gendarmerie ont alors perdu environ 9000 personnels. Le rapport de la Cour de comptes paru en mars 2013 montre comment les recrutements ont été brutalement interrompus. C'est ainsi qu'en 2011, ils n'atteignaient que le 1/15è de leur niveau de 2006 pour la police nationale. Ceux de la gendarmerie ont, quant à eux, été divisés par deux entre 2006 et 2008, et ensuite maintenus à leur niveau le plus bas jusqu'en 2011. Le recrutement d'adjoints de sécurité et gendarmes adjoints volontaires, plus jeunes et moins expérimentés, n'a pas permis de combler le vide.

Le problème est que cette situation rendait impossible tout retour à la police de proximité. C'est ainsi que la Gendarmerie, dont le maillage du territoire était un modèle du genre, a dû regrouper ses brigades et se résoudre aux patrouilles motorisées. Son activité en matière de renseignement sur le territoire est devenue quasi-inexistante. L'ensemble des forces de police s'est donc trouvée réorientée vers l'activité traditionnelle de police judiciaire et de maintien de l'ordre.

Certes, depuis le quinquennat catastrophique de Nicolas Sarkozy, les recrutements ont repris, sous l'influence notamment de la menace terroriste. François Hollande avait même évoqué le rétablissement de la police de proximité dans son programme. Il n'a effectué qu'une réforme partielle, concentrant les efforts sur des zones jugées prioritaires en matière de sécurité. La création de ces "zones de sécurité prioritaire" constitue en réalité la négation de la police de proximité. Elle revient en effet à renoncer au maillage de l'ensemble du territoire, le fait de privilégier certaines zones conduisant à en abandonner d'autres.

Que sera la "police de la sécurité quotidienne" annoncée par le ministre de l'intérieur ? S'il s'agit de rétablir la police de proximité, le projet est ambitieux et certainement utile, mais il impose une nouvelle restructuration, notamment en zone Gendarmerie. Car il ne s'agit pas tant d'augmenter les effectifs que de les répartir autrement, en ouvrant commissariats et gendarmeries de proximité, ceux là même qui avaient disparu durant l'ère Sarkozy. Il faut aussi former les personnels à ces méthodes qui ne sont plus pratiquées depuis plusieurs années, assurer des rotations moins fréquentes pour qu'ils puissent s'implanter durablement dans la population etc. Ce n'est pas simple, si l'on considère que l'ensemble des ministres, y compris celui de l'intérieur, sont censés fournir à la rentrée un mémo détaillant le plan d'économies qu'ils entendent imposer à leur administration. On doit donc s'attendre à ce que la sécurité quotidienne ait des fins de mois relativement difficiles, si elle est réellement rétablie.