Il y a un an, l'attentat de Nice faisait 86 morts et 450 blessés sur la Promenade des Anglais. Nul ne l'a oublié et encore moins Paris-Match qui a publié des photos extraites des images de télésurveillance captant le moment précis où les victimes sont écrasées par le camion conduit par Mohamed Lahouaiej Bouhlel. Fallait-il publier ces photos ? Le juge des référés, saisi par le parquet de Paris, refuse d'ordonner le retrait du journal mais interdit toute nouvelle édition ainsi que la diffusion des images contestées sur son site internet.
A première vue, sa décision donne l'impression de vouloir donner satisfaction à tout le monde, ou à personne. Paris-Match n'est pas réellement sanctionné puisque le journal, déjà présent en kiosque n'en sera pas retiré. En revanche, il perd les éventuels bénéfices d'une nouvelle édition sur papier ou sur internet. De toute évidence, le juge des référés n'a pas voulu que le journal puisse tirer profit d'un éventuel "effet Streisand", les curieux se précipitant dans les kiosques ou sur le site du journal à l'annonce du contentieux. Quant au procureur, il obtient la reconnaissance que les clichés publiés "portent atteinte à la dignité humaine" mais ne peut obtenir le retrait du journal.
Comme dans toutes les décisions de ce type, le juge recherche un équilibre, en l'espèce entre la liberté d'expression de la presse et le principe de dignité de la personne. Observons à ce propos que les victime de Nice, ou les associations qui les représentent, ne sont pas partie à l'instance. Le parquet a agi de sa seule initiative.
Le choix du principe de dignité
Cette observation a des conséquences en l'espèce car la protection de l'image d'une personne décédée peut reposer sur deux fondements juridiques. L'
article 226-6 du code pénal
autorise d'abord les ayants-droit ou les héritiers d'une personne décédée à porter plainte pour
l'atteinte portée à leur vie privée. Cette voie de droit est évidemment fermée puisque le parquet agit seul. Il ne peut donc se fonder que sur la seconde voie de droit, en l'occurrence l'article 16 du code civil qui énonce que "
la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la
dignité de celle-ci (...)".
La jurisprudence a imposé une interprétation constructive de ces dispositions. Dans une
décision du 20 décembre 2000
rendue à propos de la publication de
photos du préfet Erignac assassiné, la Cour de cassation déclare en effet que "
l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine". La Cour européenne des droits de l'homme adopte une jurisprudence très proche. Dans un
arrêt du 25 février 2016 Société de Conception de Presse et d'Edition c. France, elle estime que les juges français
n'ont pas porté atteinte à la liberté de l'information en ordonnant
l'occultation, par le magazine
Choc, d'une photographie d'Ilan Halimi, prise durant sa séquestration, en janvier 2006. Dans cette affaire, les juges avaient ordonné l'occultation de la photo, sans ordonner de modification de l'article qu'elle illustrait et qui portait sur l'ouverture du procès du
Gang des barbares, c'est-à-dire des auteurs de l'assassinat d'Ilan Halimi. Dans le cas du préfet Erignac, l'image était celle d'une personne décédée de mort violente. Dans celui d'Ilan Halimi, la photo était celle d'une personne torturée mais encore vivante, peu de temps avant son assassinat. Les circonstances sont évidemment assez proches de celles qui sont en cause dans les images vidéo de Nice. Les deux clichés montraient des personnes qui vont être tuées par le camion dans les secondes qui suivent, images dans lesquelles "
les victimes rescapées peuvent s'identifier et, pour celles qui sont décédées, être identifiées par leurs proches".
Le débat d'intérêt général
Au principe de dignité, les avocats de Paris-Match opposent la contribution que les photos apportent au débat d'intérêt général. Cette notion est issue d'une construction prétorienne de la Cour européenne des droits de l'homme. A ses yeux, la liberté de la presse doit prévaloir sur la vie privée ou éventuellement sur un autre secret protégé, si l'article ou l'image participe au débat d'intérêt général.
Dans son arrêt
von Hannover II du 7 février 2012,
la Cour affirme ainsi que la photographie du prince Reinier de Monaco,
affaibli par la maladie, relève de ce débat d'intérêt général. Cette
notion permet de faire prévaloir la liberté de l'information alors
même que le cliché a été pris dans un lieu privé, à l'insu de
l'intéressé, et que la famille y voit une atteinte à sa vie privée. De
même, et la famille Grimaldi n'a décidément pas de chance, la Cour juge,
dans son
arrêt Couderc de novembre 2015, que la publication en 2005, dans le
Daily Mail et dans
Paris-Match,
des révélations d'une femme mentionnant que le père de son fils est le
prince Albert est justifiée par un débat d'ordre général. Pour la Cour,
l'absence de descendance connue du prince, à l'époque de l'article, est
un sujet de débat que l'existence d'un enfant est de nature à nourrir.
De
cette jurisprudence, on pouvait déduire une conception absolutiste de
la liberté de l'information, finalement assez proche de celle développée
par les juges américains dans leur interprétation du Premier
Amendement. Les tabloïds semblaient alors bénéficier d'une sorte d'impunité,
tout et n'importe quoi pouvant désormais relever du débat d'intérêt
général. De fait, on aurait très facilement pu considérer que les photos diffusées par
Paris-Match pouvaient bénéficier du label du débat d'intérêt général. Ne permettent-elles pas, en effet, de poser la question de l'efficacité de la vidéoprotection en matière de prévention du terrorisme ?
Nice very nice. Claude Nougaro. 1982. INA
L'exception de sensationnalisme
Si ce n'est que la jurisprudence la plus récente admet une exception de sensationnalisme, et c'est précisément cette exception qu'utilise le juge des référés. Dans un arrêt de Grande Chambre
Bédat c. Suisse rendu le 29 mars
2016, la Cour européenne des droits de l'homme est saisie de la condamnation d'un journaliste pour violation du secret de l'instruction. Il avait mis à la disposition du public des éléments du dossier pénal d'un conducteur qui avait causé un très grave accident à Lausanne. Or cet accident, très médiatisé localement, pouvait être considéré comme relevant du débat d'intérêt général, dès lors qu'il est naturel que la presse régionale rende compte du procès en cours.
La CEDH considère pourtant qu'en l'espèce "
le caractère fiable et précis" des informations mises à la disposition du public n'est pas évident, dès lors que le ton employé ne laisse "
aucun doute sur l'approche sensationnaliste que le requérant a entendu donner à son article". Le contenu de l'article et ses titres racoleurs sont surtout de nature à s
atisfaire la curiosité malsaine du lecteur. Dans ce
cas le sensationnalisme du ton l’emporte sur le contenu de l’article, et la CEDH fait alors prévaloir les secrets protégés par la loi sur le
droit à l’information. Le sensationnalisme devient alors une règle
d’interprétation que la Cour utilise de manière systématique.
Le juge des référés français se livre à la même appréciation. Examinant en détail l'article de Paris-Match, il observe que "ces deux photographies témoignent d'une recherche évidente de sensationnel (...). Elles sont accompagnées de commentaires racoleurs (...). Elles s'avèrent indécentes et portent atteinte à la dignité humaine". Le raisonnement repose sur l'idée que le droit à l'information peut s'exercer, l'histoire de l'attentat de Nice peut être montrée au public et donner lieu à une narration, sans qu'il soit nécessaire d'insérer dans l'article des images racoleuses.
In fine, le juge des référés choisit de condamner la publication des clichés sans l'interdire. Il est vrai qu'il reconnaît lui-même son impuissance : "Le retrait des kiosque du numéro litigieux ne saurait constituer une mesure efficiente, dès lors qu'il est déjà en vente". Mais cette impuissance est une excellente chose, car elle montre que la liberté d'expression s'exerce sur le fondement d'un régime libéral qui exige que l'on soit libre d'imprimer ce que l'on veut, sauf à rendre compte a posteriori d'éventuelles infractions.
Sur le fond, la question de l'appréciation du juge reste posée. Est-il réellement possible de définir, sans subjectivité, ce qui est racoleur de ce qui ne l'est pas ? La liberté d'expression peut-elle être limitée parce que le contenu diffusé est de mauvais goût ? La décision nous invite ainsi à réfléchir sur le rôle du ministère public. Il n'est sans doute pas le mieux en mesure de s'élever contre l'atteinte à la dignité que comporte un article de presse. Son rôle est en effet de requérir l'application de la loi et de protéger les intérêts de la société. Il n'est pas de représenter les intérêts des victimes
d'un attentat. Or ce sont elles qui sont les premières concernées et qui devraient sans doute réagir en engageant la responsabilité de la publication. Ce n'est pas la diffusion de l'image qui doit être réprimée, mais le préjudice qu'elle cause qui doit être indemnisé. Et de lourds dommages intérêts incitent souvent davantage à réfléchir sur l'atteinte à la dignité causée par une photo qu'une menace d'interdiction qui, finalement, fait de la publicité au journal.
Sur la dignité de la personne : Chapitre 7 introduction du
manuel de libertés publiques sur internet