« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 22 janvier 2017

Tarnac et la définition du terrorisme

Dans une décision du 10 janvier 2017, la Chambre criminelle de la Cour de cassation écarte définitivement la qualification de terrorisme dans l'affaire de Tarnac. On se souvient  que les membres du Groupe de Tarnac sont poursuivis pour avoir saboté la caténaire d'une ligne TGV en novembre 2008. A l'origine de l'affaire, les intéressés, dont la Chambre criminelle nous dit qu'ils appartenaient à la "mouvance anarcho-autonome", avaient été mis en examen pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Mais à l'issue de l'instruction les juges d'instruction, le 8 août 2015, avaient finalement pris une ordonnance de renvoi requalifiant les faits.

Les deux principaux protagonistes, Julien Coupat et Yildune Lévy, ont donc été poursuivis pour association de malfaiteurs et dégradations en réunion, les autres membres du groupe pour falsification de documents administratifs, recel de faux documents, ou encore pour avoir refusé de se prêter à un prélèvement d'ADN. L'ordonnance de renvoi a été confirmée par la Chambre de l'instruction de la cour d'appel de paris le 28 juin 2016. La Chambre criminelle se prononce donc, le 10 janvier 2017, sur un pourvoi du procureur général et de la SNCF, partie civile. Le pourvoi est rejeté, ce qui n'est pas, en soi, une surprise.

L'absence de charges suffisantes


La Chambre criminelle affirme qu'"Il n’existe pas de charges suffisantes permettant de retenir que les infractions […] auraient été commises en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur». 

Cette affirmation repose sur les éléments du dossier. On se souvient que les avocats des prévenus avaient habilement contesté les éléments de preuve apportés par des balises de géolocalisation placées sous leur véhicule. Elles avaient révélé un premier arrêt à côté de la voie du TGV, puis un second près d'une rivière dans le lit de laquelle on retrouva ensuite plusieurs objets susceptibles d'être utilisés pour saboter une caténaire. Mais à l'époque, la police utilisait ces balises sans aucun fondement juridique, cette technique n'ayant été autorisée en matière judiciaire qu'avec la loi du 28 mars 2014. La preuve était donc fragilisée par l'illégalité de la manière dont elle a été recueillie.

On se souvient aussi qu'à l'époque, Alain Bauer, aussi bien en cour sous Nicolas Sarkozy que sous Manuel Valls, avait distribué aux plus hauts responsables de la sécurité quarante exemplaires du livre "L'insurrection qui vient", ouvrage rédigé par un mystérieux "comité secret" dont Julien Coupat était peut être membre. Aux yeux du Grand Criminologue, le contenu de l'ouvrage suffisait à démontrer le caractère terroriste de l'infraction. A l'époque, il n'était pas question de contester les dires du Grand Augure, qui distribuait le livre avec autant de générosité que les guides Champerard à Aéroport de Paris.

Une substitution de motifs


Ces errements ont été écartés par les juges, du juge d'instruction à la décision de la Chambre criminelle du 10 janvier 2017. Cette décision ne se borne pas cependant à confirmer la décision de la Chambre de l'instruction. Elle opère une véritable substitution de motifs à partir de l'interprétation de l'article 421-1 du code pénal. Pour celui-ci, une infraction pénale peut constituer un acte de terrorisme "lorsqu'elle est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur". Ces dispositions issues de la loi du 9 septembre 1986, ont été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel qui a estimé qu'elles étaient d'une "précision suffisante" et ne méconnaissaient pas le principe de légalité des délits et des peines.

Pour la Chambre de l'instruction, les actes commis par le groupe de Tarnac n'avaient pas de caractère terroriste.  A ses yeux, le livre "L'insurrection qui vient" ne permettait pas de prouver l'"intention" terroriste de ses membres. De même, l'intimidation ou la terreur ne pouvait être provoquée par des sabotages, certes très désagréables dans la mesure où ils provoquaient des graves dysfonctionnements dans le trafic ferroviaire, mais qui ne risquaient en aucun de provoquer des déraillements ou, d'une manière générale, des dommages très graves.

Lucky Luke contre Joss Jamon. Morris. 1958


Tout cela est peut-être juste, mais la Cour de cassation observe que la Chambre d'accusation raisonne à l'envers. Pour la chambre criminelle, l'absence d'intention terroriste ne saurait être exclusivement déduite des faits. L'article 421-1 du code pénal définit en effet le terrorisme par deux éléments cumulatifs.

D'une part, l'existence d'une finalité de "trouble grave de l'ordre par l'intimidation ou la terreur". C'est donc l'intention des auteurs qui doit être appréciée, leur stratégie d'origine, quel que soit le résultat de leur entreprise. En termes simples, un attentat raté demeure un acte terroriste, et doit être sanctionné comme tel. Surtout, l'objectif d'intimidation est totalement indépendant du danger pour la population. Peut ainsi être qualifiée de terroriste une action qui aurait pour conséquence de désorganiser complètement un service public, qu'il s'agisse d'une cyber-attaque ou d'une destruction systématique des caténaires du réseau ferré. Dans le cas du groupe de Tarnac, l'intention était loin d'être aussi claire. Il n'est pas établi qu'ils avaient pour intention de semer la terreur, dans la mesure où ils savaient que les conséquences de leur acte ne pouvaient être réellement dangereuses pour la sécurité des personnes. La finalité d'intimidation n'était pas plus évidente, dès lors que rien ne montre qu'ils avaient pour projet de multiplier ce type de sabotage, au point de désorganiser durablement le réseau.

D'autre part, la qualification de terrorisme n'est acquise que si une infraction figurant dans la liste de l'article 421-1 c. pén. en est le support. Ces infractions ne sont pas nécessairement d'une extrême gravité et il suffit, pour qu'elles soient qualifiées de terroristes, qu'elles aient été commises en lien avec un acte terroriste. Dans un arrêt du 4 juin 2014, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi admis la qualification de terrorisme pour un recel d'armes destinées à être utilisées par des tiers pour attaquer une gendarmerie en Corse. L'aide logistique au terrorisme relève donc de l'article 421-1 du code pénal. Dans le cas de Tarnac, cette seconde est remplie, et les infractions commises auraient pu être qualifiées de terroriste, si l'élément intentionnel n'avait pas fait défaut.

La décision du 10 janvier 2017 rappelle donc que l'intention terroriste se déduit de l'intention des auteurs de l'acte, de leur stratégie d'origine, quel que soit le résultat de leur entreprise. Certains ont déduit de cette décision que la Cour de cassation avait, en quelque sorte, raté le coche, et aurait pu profiter de l'occasion pour donner une définition plus précise du terrorisme. Ce n'est pourtant pas son rôle, et le législateur s'est montré plein de sagesse en faisant de l'article 421-1 c. pén. une sorte de boîte à outils permettant de poursuivre tous les actes liés au terrorisme, y compris ceux qui visent seulement à lui assurer un soutien logistique. Ce n'est donc pas le terrorisme qui doit être défini avec une grande précision mais les infractions pénales qui s'inscrivent dans son cadre. C'est exactement ce que fait la Cour de cassation.

mercredi 18 janvier 2017

Internet derrière les barreaux

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu, le 17 janvier 2017, une décision Jankovskis c. Lituanie qui donne quelques précisions sur l'accès à internet des personnes incarcérées. 

Le requérant, qui purge une peine d'emprisonnement dans une prison lituanienne, veut, en 2006, entreprendre des études en droit, spécialité "droits de l'homme", à l'Université de Vilnius. Bien entendu, l'assiduité aux enseignements n'est pas envisageable du fait de son incarcération. Ayant écrit au ministère chargé de l'enseignement supérieur pour lui demander des informations sur l'enseignement à distance, il a reçu une réponse mentionnant qu'il devait se rendre sur un site Aikos sur lequel il trouverait les renseignements nécessaires. Hélas, l'administration pénitentiaire, quant à elle, estime qu'il n'existe aucune législation permettant aux prisonniers qui purgent une peine dans les prisons lituaniennes d'accéder à internet. Ce refus d'accès à internet est ensuite confirmé par l'ensemble des recours internes que le requérant a pu engager.

Devant la CEDH, le requérant invoque une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit à l'information. Il considère en effet qu'il n'a pas été mis en mesure de s'informer efficacement sur les possibilités d'études qui lui étaient offertes.

Une affaire de principe


Le refus des autorités ne s'analysait pas nécessairement comme un refus de communiquer des informations. Celles-ci auraient pu être obtenues par un autre moyen, par courrier ou par l'intermédiaire d'un proche, solution sans doute la plus simple car les données utiles étaient en accès libre sur internet. Mais le requérant en fait une affaire de principe et considère que l'administration pénitentiaire aurait dû lui permettre d'utiliser internet pour s'informer lui-même dans de bonnes conditions.

Dans l'affaire Delfi c. Estonie du 15 juin 2015, la Grande Chambre de la CEDH a déjà affirmé que "grâce à leur accessibilité ainsi qu'à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites internet contribuent grandement à améliorer l'accès du public à l'actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l'information". Ce principe peut cependant être écarté, et la Cour fait observer que l'emprisonnement entraîne, par définition, une restriction du droit des prisonniers à communiquer avec l'extérieur, qu'il s'agisse de sortir faire une promenade ou de surfer sur internet. L'ingérence dans la liberté d'information existe donc, et il reste à déterminer si cette ingérence était, en l'espèce, prévue par la loi et proportionnée au but poursuivi.

Une interdiction prévue par la loi


Le fait de savoir si l'interdiction d'internet était "prévue par la loi" en droit lituanien a été largement discuté par les parties. Et il est vrai qu'à l'époque des faits, aucune loi ne mentionnait expressément cette prohibition, un texte formel n'ayant été adopté qu'en 2010. La Cour fait toutefois observer que les interdictions des communications radio et téléphoniques étaient, quant à elles, explicites, d'ailleurs accompagnées d'une obligation de communiquer par lettre, le courrier étant contrôlé par l'administration pénitentiaire. Pour la Cour, déduire de l'absence de texte qu'internet était autorisé conduirait à rendre parfaitement inutile ce dispositif légal. L'interdiction d'internet pouvait donc être déduite de la prohibition des autres instruments de communication. Cette interprétation n'a rien de choquant, car le régime de l'incarcération ne constitue pas une "loi pénale" donnant lieu à une interprétation étroite.

La Cour se montre très brève sur le but légitime poursuivi par l'interdiction d'internet dans les prisons. Dans l'affaire Kalda c. Estonie du 19 janvier 2016, elle a déjà affirmé que cette interdiction avait pour objet la protection des droits des tiers, la protection de l'ordre public et la prévention des infractions. Le principe général de l'interdiction n'est donc pas contesté par la Cour.

Tentative d'évasion. Robert Combas. 1993

La situation particulière de l'intéressé


Son application au requérant pose en revanche des problèmes de fond. Car l'intéressé demande accès à un site qui se borne à donner des informations sur l'enseignement supérieur lituanien. La Cour fait donc remarquer que sa volonté de reprendre des études va dans le sens de sa réhabilitation et de sa réinsertion dans la société, une fois qu'il aura purgé sa peine. Le système pénitentiaire lituanien dispose d'ailleurs d'un programme prévoyant l'accès des prisonniers à des cycles d'études, programme auquel la Cour elle-même a fait référence dans son arrêt Mironovas et autres c. Lituanie du 8 décembre 2015.

Surtout, la Cour observe que les juges lituaniens se sont essentiellement prononcés sur le fondement de la règle générale qui interdit aux personnes purgeant une peine de prison d'accéder à internet. A aucun moment, la question n'a été posée de l'intérêt individuel du requérant et de l'intérêt que représentait le réseau pour la poursuite de ses études. Or, le système lituanien prévoit bien un système d'enseignement secondaire dans les établissements pénitentiaires, mais il n'existe pas d'enseignement supérieur spécifiquement organisé en faveur des personnes incarcérées. Cet accès à l'Université trouve donc nécessairement son origine dans une démarche individuelle de l'intéressé. La CEDH sanctionne donc les juges lituaniens, dans la mesure où ils ont refusé d'apprécier la situation du requérant, c'est à dire l'atteinte particulière à son droit à l'information, compte tenu de la spécificité de son projet d'études.

On notera à ce propos que la Cour n'interdit pas à un Etat de prohiber entièrement l'usage d'internet en prison, solution choisie par le droit français. En revanche, il est alors nécessaire de prévoir d'autres possibilités d'accès à l'information utile, notamment en matière d'accès à l'enseignement et à la formation.

Ceux qui voient dans cette décision le premier pas vers une consécration d'un droit d'accès à internet dont seraient titulaires les personnes incarcérées seront donc déçues. La CEDH se borne en effet, mais c'est déjà beaucoup, à exiger des autorités pénitentiaires et des juges internes qu'ils apprécient la situation individuelle de la personne. Sur le fond, la distinction opérée par la Cour permet d'envisager l'émergence, dans certains systèmes juridiques, de critères permettant de distinguer un internet licite, minoritaire et réservé à ceux qui ont un vrai projet de réinsertion, de l'internet illicite qui demeurerait la règle pour le plus grand nombre.

La solution est séduisante, mais elle risque d'être bien délicate à mettre en place. Il faudra d'abord lutter contre les fraudeurs, c'est à dire ceux qui s'inventeront un projet professionnel pour pouvoir accéder au réseau. Il faudra aussi imaginer des solutions techniques permettant de bloquer certains sites ou de contrôler les correspondances, conformément au droit en vigueur dans les établissements pénitentiaires. On peut se demander, dans ces conditions, si l'arrêt Jankovskis c. Lituanie ne risque pas d'inciter les Etats à adopter, le plus rapidement possibles, des dispositions claires interdisant aux personnes incarcérées l'accès à internet, même s'il faut alors améliorer l'information obtenue par d'autres canaux. 


Sur la liberté de l'information : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques.

vendredi 13 janvier 2017

Sites de rencontres : petit clic et grand choc

La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), dans deux délibérations du 15 décembre 2016, prononce des sanctions pécuniaires à l'encontre de deux sites de rencontres actifs sur internet, Attractive World et Meetic.  Le premier a été condamné à une amende de 10 000 €, le second à une amende de 20 000 €. Cette différence ne s'explique pas par la nature du manquement aux règles relatives à la protection des données personnelles mais par l'importance et le nombre d'abonnés de chacune des sociétés concernées. 

Toutes deux ont effet traité avec une même légèreté les contraintes imposées par la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés. Les contrôles effectués en 2014 par la CNIL ont mis en lumière toute une série de manquements. Les uns concernent les formalités préalables à la création des traitements informatisés conservant des données personnelles. Les autres sont relatifs à la pertinence des informations stockées. La violation la plus importante de la loi demeure cependant  l'absence de réel consentement exprès des intéressés.

Un pouvoir de sanction renforcé


Le pouvoir de sanction attribué à à la CNIL dès 1978 a été considérablement renforcé d'abord par la loi du 6 août 2004, puis par celle du 29 mars 2011 qui modifie l'organisation de la Commission pour dissocier les phases de poursuite, d'instruction et de sanction. Désormais, et c'est le cas en l'espèce, les sanctions sont prononcées par une formation restreinte qui ressemble de plus en plus à une juridiction. 

Contrairement à ce qui est parfois affirmé, le pouvoir de sanction exercé par la CNIL n'est pas un pouvoir "juridictionnel".  Dans sa décision du 19 février 2008, le juge des référés du Conseil d'Etat affirme certes que la CNIL peut "eu égard à sa nature, à sa composition et à ses attributions, être qualifiée de tribunal au sens de l'article 6 § 1 de la convention européenne des droits de l'homme".  Mais l'on sait que cette analyse repose sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui n'hésite pas à qualifier de tribunal des autorités administratives, à seule fin de faire peser sur elles les contraintes de procédures liées aux exigences du droit à un juste procès consacré par l'article 6 § 1. Aux yeux de la Cour, un organe disciplinaire ou administratif peut être qualifié de "tribunal" au sens autonome que l'article 6 donne à cette notion, quand bien même il ne serait pas appelé "tribunal" ou "cour" dans l'ordre juridique interne (CEDH, 29 avril 1988 Belilos c. Suisse). C'est exactement ce que fait le juge des référés du Conseil d'Etat dans sa décision de 2008. Il veut seulement rappeler que la CNIL doit respecter le principe d'impartialité au sens de l'article 6 § 1, sans pour autant lui donner une fonction juridictionnelle, ce qui constituerait une remise en cause de la notion même d'autorité administrative indépendante, créée précisément pour la CNIL. 

Les sanctions elles mêmes ont été, en quelque sorte, gonflées. Elles sont devenues de plus en plus dissuasives, jusqu'au règlement du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 qui autorise des amendes administratives pouvant s'élever jusqu'à 20 000 000 € ou, dans le cas d'une entreprise, jusqu'à 4 % du chiffre d'affaires annuel mondial. Ces chiffres considérables visent essentiellement les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) et non pas les sites de rencontres, opérateurs tout de même un peu plus modestes. A l'époque de la sanction prononcée à l'encontre d'Attractive World et de Meetic, le montant des sanctions applicables étaient, en tout état de cause, plus modeste mais déjà proportionné à la place de l'entreprise sur le marché.

L'art de jouer la montre


Dans le cas des deux sites de rencontres, les méchantes langues diraient qu'ils ont bien cherché ce qui leur est arrivé. Après le contrôle de 2014, ils ont fait l'objet de plusieurs mises en demeure portant sur sept manquements à la loi. A l'issue des trois mois accordés, ils n'avaient régularisé que trois des sept points pour l'une, et deux pour l'autre. Ils ont ensuite obtenu un délai de six mois, allant jusqu'en janvier 2016 pour se mettre en conformité. A l'issue de ce nouveau délai, la CNIL n'a pu que constater que rien n'avait été fait. D'autres réunions ont eu lieu, à la demande des sociétés, sans pour autant conduire à un résultat. En termes moins procéduraux, on pourrait dire que les sites ont laissé pourrir la situation pendant deux ans, espérant sans doute que la CNIL renoncerait. 

Agence Matrimoniale. Jean-Paul Le Chanois. 1952
Bernard Blier et Louis de Funes

Un seul clic


Ce long bras de fer porte sur un point qui pourrait sembler d'un intérêt marginal. Chaque abonné au site de rencontres lui confie en effet des données extrêmement intimes, et notamment celles portant sur ses préférences sexuelles. Dans ce cas, l'article 8 de la loi du 6 janvier 1978 prévoit que la collecte et le stockage d'informations particulièrement sensibles sont subordonnés au consentement exprès de l'intéressé. 

Or, les utilisateurs de Attractive World et de Meetic cliquaient une seule fois, lors de leur inscription, pour approuver les Conditions générales d'utilisation (CGU). Cet unique "clic" conduisait à accepter à la fois les conditions générales d'utilisation dans le sens habituel du terme, mais aussi à déclarer que l'on remplissait la condition de majorité, et enfin que l'on consentait à la collecte et à la conservation de données portant sur ses préférences sexuelles. Autrement dit, la question de ces données extrêmement sensibles se trouvait diluée dans un ensemble plus vaste et l'internaute ne percevait pas réellement l'importance des données qu'il confiait. 

La formation restreinte de la CNIL considère que cette procédure constitue peut-être un consentement, mais certainement pas un consentement exprès. Seule une cache à cocher spécifiquement dédiée à cette collecte de données sensibles, à l'endroit précis où elles sont demandées à l'abonné, peut répondre à cette exigence. Cette décision est à rapprocher, mutatis mutandis, de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 11 mars 2015. Le juge administratif avait alors considéré comme non conforme à la loi du 6 janvier 1978 le fait de prévoir le consentement à une prospection électronique par un seul clic via les Conditions générales d'utilisation.

En l'espèce, la Commission fait d'ailleurs observer que d'autres données sont sensibles peuvent être conservées, comme les origines raciales ou ethniques, ou encore les convictions religieuses. Même si l'internaute n'est pas tenu de renseigner cette partie du formulaire, le caractère facultatif de la collecte n'a pas pour effet de faire disparaître le caractère sensible des données.

Dans les deux cas, les sanctions prononcées sont rendues publiques par la CNIL, compte tenu de la "particulière gravité des faits" et du volume des informations traitées. Cette publicité vise, à l'évidence, à faire un exemple, ou plutôt deux exemples. La CNIL sera-t-elle entendue ? On peut l'espérer, d'autant que les sanctions risquent de s'alourdir considérablement dans un futur proche. En même temps, l'affaire révèle l'état d'esprit des opérateurs du secteur. Pour eux, la législation informatique et libertés n'est rien d'autre qu'une nuisance qui entrave leur activité commerciale. La vie privée des personnes n'est pas un espace qui doit être protégé mais un bien qui peut être vendu. N'est ce pas exactement la conception de l'information qui a force de droit dans les pays anglo-saxons ?

Sur le droit à l'oubli numérique : Chapitre 8, section 5 du manuel de libertés publiques.

mardi 10 janvier 2017

Les filles à la piscine ou le refus du communautarisme religieux

L'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) rendu le 10 janvier 2017 Osmanoglu et Koçabas c. Suisse va certainement susciter beaucoup de commentaires. En effet la Cour affirme que le refus de dispenser des fillettes musulmanes de leçons de natation ne porte pas atteinte à la liberté religieuse, décision qui porte un coup d'arrêt à la perception communautariste de cette liberté. Alors même que l'affaire concerne la Suisse, il ne fait pas de doute que la conception française du principe de laïcité se trouve renforcée. 


Les cours de natation et la liberté religieuse



Les requérants sont un couple de ressortissants suisses possédant également la nationalité turque. Ils résident à Bâle et ont trois filles, nées entre 1999 et 2006. La requête ne concerne que les deux aînées, inscrites à l'école primaire. Alors que le droit du Canton de Bâle-Ville impose des cours de natation obligatoires aux enfants des deux sexes, les requérants invoquent leur pratique de la religion musulmane pour refuser d'envoyer leurs filles à la piscine pour suivre cet enseignement mixte. Ils ont été condamnés à une amende de 1400 francs suisses (soit environ 1300 €) pour violation de la réglementation scolaire du Canton. En mars 2012, cette condamnation a été confirmée par le tribunal fédéral, et le couple se porte donc devant la CEDH en invoquant une violation de l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. A leurs yeux, le fait d'imposer à leurs enfants des cours de natation obligatoires et mixtes porte atteinte à la liberté de religion.

Il est vrai que l'article 9 de la Convention énonce que la liberté de religion implique "la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites". Rappelons que le droit interne d'un Etat peut autoriser une ingérence dans l'exercice de cette liberté religieuse, à la condition qu'elle soit prévue par la loi, qu'elle poursuive un but légitime, et qu'elle lui soit proportionnée. 

La question de l'existence même d'une ingérence dans la liberté religieuse de la famille Osmanoglu Koçabas n'est contestée par personne. La Cour fait tout de même observer que les requérants s'opposent surtout au refus de dispenser leurs filles des cours de natation, le motif religieux apparaissant "en creux". La piscine n'est pas, en effet, un lieu de culte ni même un lieu où manifester sa religion. Reste évidemment que le refus des parents repose sur l'interprétation qu'ils font des préceptes du Coran.


La base légale cantonale

 


La base légale de la décision de refuser une dispense ne suscite pas davantage le doute. La constitution fédérale suisse garantit seulement le droit à l'enseignement de base, et renvoie aux cantons son organisation matérielle. Rien n'interdisait donc au canton de Bâle-Ville de prévoir un enseignement obligatoire de natation, enseignement mixte comme l'ensemble de la scolarité, au moins jusqu'à l'âge de douze ans. Conformément à sa jurisprudence traditionnelle, la CEDH estime qu'un texte cantonal assorti d'une directive constitue une base légale suffisante. Selon la jurisprudence Sunday Times c. Royaume-Uni du 26 avril 1979, peut être considérée comme une "loi" toute norme édictée par une autorité compétente et qui est "énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite". Tel est bien le cas en l'espèce, d'autant que le "plan d'études" disponible sur internet informait les parents de l'existence de la règle et de l'amende prévue en cas de non-respect. 
 

Des buts légitimes : intégration et égalité des sexes



La question du but légitime de la législation est beaucoup plus intéressante, car ce but légitime n'est rien d'autre que l'intégration des enfants dans la société suisse. 

Pour les requérants, l'intégration de leurs filles ne dépend pas des cours de natation. Au contraire, dès lors que l'école publique suisse ne donne pas satisfaction à leur revendication, ils vont devoir, disent-ils, se tourner vers un établissement musulman. La CEDH considère au contraire, comme le gouvernement suisse, l'assistance obligatoire aux cours de natation a "pour but l'intégration des enfants étrangers de différentes cultures et religions, ainsi que le bon déroulement de l'enseignement, le respect de la scolarité obligatoire et l'égalité entre les sexes". La formule est importante : l'égalité entre les sexes peut constituer un but légitime de limitation de la liberté d'exprimer ses convictions religieuses. Il y a à peine quelques mois, certains "experts" français affirmaient d'un ton docte que la Cour européenne sanctionnerait certainement toute mesure visant à interdire le port du burkini dans l'espace public, surtout s'il s'appuyait sur l'égalité des sexes... 

Maximilien Luce. Baignade à Méricourt. Circa 1930.


 Le contrôle de proportionnalité


 
Reste évidemment le contrôle de proportionnalité, c'est-à-dire l'opération par laquelle le juge s'assure que ce dispositif est effectivement "nécessaire dans une société démocratique".

Pour les parents, la question ne se pose évidemment pas. L'obligation de suivre un cours de natation n'a rien à voir avec l'intégration de leurs filles. Ils ajoutent d'ailleurs que le port du burkini ne résoudrait rien, car il contribuerait à la stigmatisation de leurs enfants. Cette observation laisse songeur si l'on considère le discours développé en France lors du débat de l'été 2016, selon lequel ce vêtement serait une invention géniale, permettant la socialisation de femmes qui, si elles ne pouvaient le porter, resteraient enfermées chez elles. 

Quoi qu'il en soit, la Cour européenne commence par affirmer que la démocratie ne se ramène pas à la suprématie de l'opinion d'une majorité mais implique au contraire que les individus minoritaires, par exemple en raison de leur religion, puissent bénéficier d'un traitement juste (CEDH, 26 avril 2016, Izzetin Dogan et autres c. Turquie. D'une manière générale, l'Etat n'a donc pas à apprécier la légitimité des croyances religieuses des uns ou des autres (CEDH, 26 octobre 2000 Hassan et Tchaouch c. Bulgarie).

Cette abstention dans le jugement porté sur les religions n'empêche pas cependant que l'Etat ait des obligations positives pour faire respecter les droits issus de la Convention européenne des droits de l'homme. L'article 2 du Protocole n° 1 à la Convention consacre ainsi un "droit des parents à l'instruction de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques". Cette disposition ne peut pas être invoquée en l'espèce, car la Suisse n'a pas ratifié le Protocole n° 2. En revanche, la CEDH y fait référence pour montrer qu'il appartient aux Etats d'organiser le droit à l'instruction, dans le respect des convictions de chacun, mais aussi dans celui de l'intérêt général.

En l'espèce, l'intérêt général invoqué par la Suisse réside d'abord dans l'objectif d'intégration. La Cour énonce qu'elle "partage l'argument du Gouvernement selon lequel l'école occupe une place particulière dans le processus d'intégration sociale, place d'autant plus décisive s'agissant d'enfants d'origine étrangère". La phrase est importante, car la Cour s'engage clairement dans une démarche de refus d'une vision communautariste de la liberté religieuse. Elle ne dit pas qu'elle "respecte" le choix suisse d'intégration, elle dit qu'elle le "partage". Dans ces conditions, les autorités cantonales pouvaient parfaitement choisir d'imposer des cours de natation mixtes aux enfants des écoles, dès lors que "l'intérêt de l'enseignement de la natation ne se limite pas à apprendre à nager, mais réside surtout dans le fait de pratiquer cette activité en commun avec tous les autres élèves, en dehors de toute exception tirée de l'origine des enfants ou des convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents" (§ 98). 


Le refus du communautarisme religieux



Ce refus du communautarisme religieux trouve un écho dans la jurisprudence de la Cour européenne relative aux droits suisse et français, tous deux dominés par le principe de neutralité. Dans l'affaire Dahlab c. Suisse du 15 février 2001, la CEDH fonde ainsi l'interdiction du port du foulard par les institutrices sur l'article 14 de la Convention sur les droits de l'enfant qui contraint les Etats à garantir la liberté de religion de chaque enfant. Pour la Cour, il s'agit, avant tout, de protéger "le droit des élèves de l'enseignement public à recevoir une formation dispensée dans un contexte de neutralité religieuse". De manière très comparable, l'arrêt Ebrahimian c. France du 26 novembre 2015 évoque un "modèle français de laïcité" reposant, lui aussi, sur le respect du principe de neutralité.

La référence à un "modèle" ne doit pas être mal interprétée. La Cour n'entend pas imposer le système français à l'Europe entière. Le principe est que chaque Etat dispose dans ce domaine d'une large marge d'interprétation. Il n'empêche que la décision Osmanoglu et Koçabas c. Suisse constitue une avancée non négligeable, car la Cour marque des limites aux revendications communautaristes. La liberté religieuse ne consiste pas à afficher son appartenance religieuse dans l'ensemble de sa vie sociale, nous dit-elle. Et elle ajoute que l'Etat peut intervenir, pour protéger l'intégration et l'égalité des sexes. Une décision qui devrait mettre du baume au coeur à ceux qui s'efforcent, sous les critiques et parfois les injures, de promouvoir le respect du principe de laïcité.


Sur la laïcité : Chap 10 du manuel de libertés publiques sur internet

vendredi 6 janvier 2017

Les "amis" sur Facebook ne sont pas des amis

Les "amis" sur Facebook ou sur tout autre réseau social ne sont pas des amis. A dire vrai, l'arrêt rendu par la 2è Chambre civile de la Cour de cassation ne fait que formuler ce que tout le monde savait déjà. Si on y croise parfois des amis, ce n'est certes pas le réseau social qui crée le lien d'amitié. Celui-ci suppose une connaissance intime, une proximité, qu'un réseau social ne peut parvenir à susciter. C'est du moins comme cela que la Cour de cassation définit l'amitié.

Un avocat a été poursuivi en matière disciplinaire par le Conseil de l'Ordre. A l'occasion de l'instance disciplinaire, il a déposé une requête en récusation mettant en cause l'impartialité de certains de ses confrères membres de la formation de jugement au motif qu'ils étaient "amis" sur un réseau social. Cette requête a été rejetée, rejet confirmé par la Cour d'appel de Paris, et la Cour de cassation est donc appelée à se prononcer sur cette étrange amitié.

Le conseil de discipline


Le conseil de discipline de l'Ordre des avocats a un fondement de nature législative. Il est en effet organisé par l'article 22-1 de la loi du 31 décembre 1971. Dans un arrêt du 15 juin 2016, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur ces dispositions, estimant qu'elle était dépourvue de "caractère sérieux". En effet, aucun principe n'interdit à la loi de confier à un ordre professionnel la mission de siéger  en formation disciplinaires, à la condition que la composition et la procédure "offrent des garanties sérieuses d'impartialité". Or, selon la Cour de cassation, "tel est le cas en l'espèce".

L'impartialité


L'impartialité à laquelle la décision du 15 juin 2016 fait référence n'est donc pas l'impartialité objective, celle qui trouve son origine dans l'organisation même de l'institution. Considéré sous cet angle, le conseil de discipline a toute l'apparence de l'impartialité. Rappelons que la Cour européenne des droits de l'homme affirme, dans une jurisprudence constante et notamment dans son arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". Ce qui est vrai pour les tribunaux l'est également pour les conseils de discipline.

C'est donc l'impartialité subjective qui est invoquée par le requérant, estimant que l'amitié affichée sur sur le réseau social révèle des liens personnels entre les différents membres du Conseil de discipline et peut laisser présager une entente sur la sanction infligée au requérant. Dans ce cas, l'impartialité est dite subjective parce qu'elle ne peut être appréciée qu'en pénétrant dans la psychologie des membres du conseil de discipline, en vérifiant si, oui ou non, ils sont amis.

Pauvre Rutebeuf. Joan Baez. 1965

Et l'amitié ?


En l'espèce la Cour de cassation est donc contrainte de se demander si l'"amitié" ainsi affirmée suffit à rendre compte de cette relation si particulière qui implique une proximité réelle, une affection, tous éléments qui peuvent effectivement laisser craindre un rapprochement lors d'une délibération. La Cour répond de manière très claire que " le terme d'"ami" employé pour désigner les personnes qui acceptent d'entre en contact par les réseaux sociaux ne renvoie pas à des relations d'amitié au sens traditionnel du terme". Pour la Cour, il ne s'agit là que de "contacts entre différentes personnes par l'intermédiaire de ces réseaux (...)". Ils ne révèlent pas une amitié réelle mais simplement une "communication spécifique entre des personnes qui partagent les mêmes centres d'intérêt, et en l'espèce la même profession".

La Cour de cassation démonte ainsi le vocabulaire volontiers employé par les professionnels du secteur, les GAFA, espace virtuel où l'on est "ami" par un simple clic. Dans un arrêt du 12 février 2016, la Cour d'appel de Paris avait déjà récusé la pseudo-gratuité de Facebook en estimant que le réseau social doit être soumis au droit de la consommation. Devaient donc être sanctionnées les clauses abusives qui contraignaient les abonnés français à faire juger leurs litiges devant un tribunal californien. En même temps, la Cour de cassation nous enseigne que l'amitié n'est pas un mot qui doit être galvaudé. Imagine-t-on un instant Montaigne et La Boétie "amis" sur Facebook, avec le premier "likant" le "Discours de la servitude volontaire" du second ?

Sur la protection des données et les réseaux sociaux   : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 3 janvier 2017

Le don d'organe ou les difficultés de la présomption de consentement

Le 1er janvier 2017 est entré en vigueur le décret du 11 août 2016 relatif aux modalités d'expression du refus de prélèvement d'organe après décès. Il met en oeuvre l'article 192 de la loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016. Sans modifier réellement les conditions du don d'organe, ces nouvelles dispositions visent à rendre la procédure plus efficace. La présomption de consentement au don formulée par le dispositif est cependant largement tempérée et les conséquences de la réforme risquent de se révéler fort modestes.

Le principe d'indisponibilité du corps humain


Le don d'organes est autorisé par notre système juridique depuis exactement quarante ans. C'est en effet la loi Caillavet du 22 octobre 1976 qui définit les conditions dans lesquelles il est possible de déroger au principe d'indisponibilité du corps humain. Observons que l'indisponibilité n'est pas un droit mais plutôt un principe de protection qui impose des devoirs. Le premier d'entre eux est de placer le corps humain "hors du commerce juridique". Cette notion signifie qu'il ne peut faire l'objet d'une convention ou de tout acte qui aboutirait à l'aliéner, ou simplement à consacrer sa patrimonialité. 

Son fondement juridique se trouve essentiellement dans l'article 16 al. 3 du code civil qui affirme que "le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial". Il est sous-jacent dans d'autres dispositions, dont celles de la loi bioéthique du 6 août 2004 qui précise que le corps humain, dans les différents stades de son développement, n'est pas brevetable. De manière plus précise, le principe d'indisponibilité constitue le fondement de l'interdiction de l'esclavage et de l'exploitation de la prostitution d'autre, ainsi que, dans l'état actuel du droit, de celle de la gestation pour autrui.

Les principes gouvernant les dons


Aussi rigoureux soit-il, le principe d'indisponibilité du corps humain n'est pas absolu. Les impératifs de la santé publique justifient le don d'organes et la loi Caillavet, jamais remise en cause sur ce point, l'autorise à la condition qu'il intervienne dans le cadre d'une "greffe ayant un but thérapeutique sur un être humain". Depuis la loi Caillavet, les progrès médicaux ont justifié un élargissement des produits du corps humains susceptibles d'être donnés, en particulier les cellules souches dont le don a été autorisé par la loi du 7 juillet 2011

Le principe de gratuité en revanche demeure absolu et affirmé par l'article 16 al. 6 du code civil. Il précise "qu'aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête au prélèvement d'éléments de son corps (...)". Un organe ou un produit du corps humain ne peut donc être vendu, et la loi empêche ainsi le développement d'un "marché". Le don d'organes, en droit français, est donc nécessairement altruiste et désintéressé. 

L'anonymat, troisième principe gouvernant le don d'organes est plus relatif. Certes, l'article 16 al. 8 du code civil énonce que "le donneur ne peut connaître l'identité du receveur ni le receveur celle du donneur". Mais cette règle simple connaît une dérogation "en cas de nécessité thérapeutique", par exemple en matière de greffe de moelle osseuse, lorsque le donneur est nécessairement un membre de la famille du receveur. 



Le consentement 


Reste la question du consentement du donneur, condition sine qua non à toute dérogation au principe d'indisponibilité du corps humain. Il ne pose pas de réel problème lorsque celui-ci est vivant, et donc apte à donner un "consentement éclairé" devant le tribunal de grande instance. La question devient plus délicate lorsque le don d'organe prend la forme d'un prélèvement sur une personne décédée.

En 1976, la loi Caillavet énonçait déjà que le prélèvement était possible sur le cadavre d'une personne "n'ayant pas fait connaître de son vivant son refus d'un tel prélèvement". A l'époque, ces dispositions n'ont pas été interprétées comme mettant en oeuvre une présomption. En l'absence de volonté clairement exprimée par écrit, les médecins consultaient la famille du défunt pour tenter de connaître les intentions du défunt. En 1994, le législateur a cette fois clairement affirmé la présomption de consentement, créant en même temps un registre national des refus de dons dans lequel chacun pouvait formuler son opposition à une telle pratique. L'existence de ce registre est cependant demeurée largement ignorée. En l'absence d'inscription, les médecins ont donc continué à consulter les proches, selon une procédure ressemblant étrangement à celle de 1976. Et ils ont donc continué à essuyer des refus relativement nombreux, situation catastrophique si l'on considère la croissance des besoins.

Depuis l'an 2000, selon des chiffres cités par Les Décodeurs, le nombre global de donneurs a doublé et même quintuplé pour les seuls donneurs vivants ( Environ 1800 donneurs décédés et 570 donneurs vivants). Même en augmentation, ces chiffres sont pourtant loin de couvrir les besoins. En 2015, 21 000 personnes étaient en attente de greffe et seulement 5 888 ont pu être greffées. Dans la même année, 553 patients sont malheureusement décédés alors qu'ils étaient en attente de greffe. On s'apercevait en même temps que l'intervention des familles conduisait à environ un tiers de refus de dons, alors que les sondages montraient que 79 % des Français se déclaraient favorables à un tel don.

Intervention de la famille

Le dispositif en vigueur depuis janvier 2017 vise à appliquer plus vigoureusement le principe de présomption. Désormais, chacun d'entre nous est présumé accepter le don, sauf s'il a pris la précaution de s'inscrire sur le registre des refus ou de confier à l'un de ses proches un document signé de sa main. 
Si l'on appliquait cette présomption à la lettre, les médecins pourraient pratiquer le don sans avoir à solliciter l'accord de la famille. Ce n'est pourtant pas le cas, et le décret prévoit l'intervention de cette dernière. Elle peut en effet faire valoir un refus de prélèvement manifesté par l'intéressé de son vivant. Contrairement à la pratique antérieure, cette intervention ne saurait intervenir oralement mais doit prendre la forme d'un texte écrit. Cette exigence de l'écrit vise, à l'évidence, à responsabilité la famille, à lui faire prendre la mesure des conséquences d'une éventuelle opposition, et à l'obliger à mener une réflexion réelle, détachée du premier choc du deuil et de la demande de don. 
Il n'empêche que le décret est muet sur les effets juridiques de cette intervention de la famille. S'il est vrai qu'il vise à mettre en oeuvre une présomption, on ne voit pas pourquoi on autoriserait l'intervention familiale pour ne pas en tenir compte. On doit donc en déduire qu'une famille particulièrement hostile au don, par exemple pour des motifs religieux, pourra toujours s'y opposer efficacement. La déontologie médicale n'incite d'ailleurs pas les médecins à s'opposer frontalement à une famille en deuil.

La réforme intervenue en janvier 2017 est finalement relativement modeste. On peut regretter que le décret affirme une présomption, tout en prévoyant des procédures la mettant en échec. Ces hésitations montrent que le droit avance sur ces questions à petits pas, en essayant de faire changer les mentalités plutôt qu'en imposant des dispositifs susceptibles de susciter des conflits. Mais, pour changer les mentalités, il n'est peut être pas nécessaire de se référer à des contraintes juridiques. Il suffirait peut-être que chacun, ne serait-ce qu'un instant, s'imagine non pas dans le rôle du donneur mais dans celui du receveur.



Sur le don d'organes   : Chapitre 7 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.