« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 29 décembre 2016

La Cour de Justice et la "conservation généralisée des données"

La décision rendue la 21 décembre 2016 par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) considère comme non-conforme au droit de l'Union la législation d'un Etat membre qui impose aux fournisseurs d'accès à internet et aux réseaux de télécommunications une obligation de "conservation généralisée et indifférenciée des données". 

En l'espèce, la CJUE est saisie sur renvoi préjudiciel. La question est posée par les juges suédois et britanniques, saisis par un opérateur suédois Tele2 Sverige AB et trois parlementaires britanniques, M. Watson, Brice et Lewis, auxquels se sont joints un certain nombre d'ONG. 

Elle porte sur l'interprétation de l'article 15 §1 de la directive du 12 juillet 2002 relative au traitement des données à caractère personnel et à la protection de la vie privée dans le secteur des communications. Il énonce que les Etats membres peuvent adopter des lois portant atteinte au principe de confidentialité des conversations personnelles lorsque cette limitation "constitue une mesure nécessaire, appropriée et proportionnée, au sein d'une société démocratique, pour sauvegarder la sécurité nationale - c'est-à-dire la sûreté de l'Etat - la défense et la sécurité publique, ou assurer la prévention, la recherche, la détection et la poursuite d'infractions pénales ou d'utilisations non autorisées du système de communication électronique". Les lois suédoises et britanniques de lutte contre le terrorisme imposent aux opérateurs la conservation de données relatives aux communications ainsi que l'accès à ces données par les autorités publiques nationales. Elles ne sont pas les seules, et bon nombre d'Etats européens comme la France, sont intervenus à l'audience pour défendre leur système juridique.

La conséquence de Digital Rights Ireland


Quoi qu'il en soit, le présent litige est la conséquence d'un arrêt précédent de la CJUE. Dans l'affaire Digital Rights Ireland du 8 avril 2014, elle avait déjà déclaré non conforme au traité la directive de 2006 sur la rétention des données qui permettait de contraindre les opérateurs à conserver les données relatives aux communications de leurs abonnées pour une durée minimale de six mois et maximale de deux ans, (...) afin de garantir "la disponibilité de ces données à des fins de recherche, de détection et de poursuite d'infractions graves". 

A l'époque, la CJUE avait écarté cette directive au motif que l'ingérence dans la vie privée des personnes qu'elle induisait était excessive par rapport aux objectifs de sécurité poursuivis. Elle faisait notamment valoir que ses dispositions ne s'appliquaient pas seulement aux personnes mêlées à une affaire pénale, mais aussi et surtout à des citoyens sur lesquels ne pesait aucun soupçon. Sur la base de la décision Digital Rights Ireland, la Tele2 Sverige AB avait donc décidé de ne plus conserver les données personnelles de ses utilisateurs, en violation du droit interne suédois.

Valerio Adami. Private Life. 1970


Le champ d'application

 

La première question posée à la CJUE est celle du champ d'application de la directive de 2002. Elle semble en effet, du moins à la première lecture, comporter des dispositions contradictoires. Son article 1er § 3 énonce en effet que "la présente directive ne s'applique pas aux activités qui ne relèvent pas du traité (...) et, en tout état de cause, aux activités concernant la sécurité publique, la défense, la sûreté de l'Etat, ou activités de l'Etat dans des domaines relevant du droit pénal". C'est sur cette disposition que s'appuyait l'opinion française développée devant la Cour, estimant que tout le champ de la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité était exclu du champ d'application de la directive. 

Le problème est que l'article 15 § 1 dit exactement le contraire. Il a été introduit dans la directive de 2002 par une autre directive du 25 novembre 2009 qui prévoit, cette fois, que la confidentialité des communications électroniques s'applique "aux mesures prises par toute personne autre que les utilisateurs", qu'il s'agisse de personnes privées ou d'"entités étatiques". La Cour fait observer que l'application stricte de l'article 1er § 3 priverait d'effet utile l'article 15 § 1. Celui-ci doit donc être considéré comme constituant en quelque sorte une loi spéciale applicable à toute réglementation de droit interne. 

Interdiction de la "conservation généralisée et indifférenciée"


La Cour exerce ensuite son contrôle de proportionnalité. Elle rappelle que la directive énonce une interdiction de principe à toute personne autres que les utilisateurs de stocker sans leur consentement les données afférentes à leurs communications électroniques. Ce principe a d'ailleurs déjà été formulé dans un arrêt du 29 janvier 2008 Promusicae, et mentionné comme étant d'interprétation stricte dans une décision Probst du 22 novembre 2012. Dès lors que le principe est celui du secret des communications, toute dérogation doit nécessairement être limitée, restreinte à ce qui est strictement nécessaire. Tel n'est pas le cas d'un système juridique qui impose aux fournisseurs d'accès et de télécommunications "une conservation généralisée et indifférenciée" des données de connexion de leurs utilisateurs. 

La conservation "ciblée"


La Tele2 Sverige AB met-elle en question le droit français ? Différentes raisons permettent d'en douter, car la CEDH n'interdit pas une conservation "ciblée" des données personnelles.

On peut considérer que le droit français ne repose pas sur "une conservation généralisée et indifférenciée" des données personnelles circulant sur les réseaux. Il est vrai que les fournisseurs d'accès sont tenus de conserver les "données de connexion" de leurs clients pendant une année. Il s'agit de l'ensemble des identifiants (nom, mot de passe) ainsi que des informations techniques telles que la date et l'heure des connexion auxquelles s'ajoutent d'éventuelles références de paiement. Ces données sont limitativement énumérées dans l'article 1er du décret du 25 février 2011 et la liste ne mentionne pas le contenu des messages échangés. La conservation est peut-être généralisée car elle concerne tous les utilisateurs des réseaux, mais elle n'est pas indifférenciée car toutes les informations ne sont pas conservées. 

Quant à la loi renseignement du 24 juillet 2015, elle n'a pas pour finalité de conserver toutes les données accessibles mais seulement, dans un flux constant, de déceler celles qui sont pertinentes pour identifier des personnes représentant un danger pour la sécurité publique. Le droit distingue donc clairement la collecte de la conservation. S'il autorise éventuellement une collecte de masse organisée comme un filet dérivant, il ne permet pas une "une conservation généralisée et indifférenciée", d'ailleurs totalement inutile.

Dans sa décision Tele2 Sverige AB  la Cour de justice prend soin d'affirmer que la  conservation de données à des fins de police administrative n'est pas formellement prohibée, dès qu'il s'agit de "prévenir un risque grave pour la sécurité publique", qu'il s'agisse de lutter contre le terrorisme ou la grande criminalité. Dans ce cas cependant, cette conservation doit faire l'objet d'une procédure préalable faisant intervenir un juge ou une autorité indépendante. Or, la loi renseignement prend soin de mettre en place une procédure d'autorisation faisant intervenir la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), autorité indépendante et soumise au contrôle du Conseil d'Etat. Tout cela est sans doute largement cosmétique, mais l'ensemble répond, au moins formellement, aux conditions posées par la CJUE.

La décision du 21 décembre 2016 ne remet donc pas en cause le droit français, et il est probable que les autorités françaises ne changeront rien au système existant. Quoi qu'il en soit, le renseignement commence seulement à faire l'objet d'un encadrement juridique minimum et il serait dommage que les décisions de la CJUE conduisent les Etats à finalement préférer l'opacité.

Sur la protection des données personnelles   : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques sur internet.

lundi 26 décembre 2016

L'article 66 ou Le Vengeur masqué

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2016 a l'apparence d'une revendication. De toute évidence, le juge judiciaire n'entend pas laisser au juge administratif, et plus précisément au Conseil d'Etat, le monopole du contrôle de l'état d'urgence.

Le contrôle de la décision de perquisition


Hakim X., l'auteur du pourvoi, a fait l'objet d'une double perquisition administrative le 15 novembre 2015 à la fois à son domicile et à celui de ses parents, soit un peu plus de 24 heures après que l'état d'urgence ait été mis en application. Le préfet du Rhône considérait alors, dans les arrêtés décidant cette mesure, qu'il existait "des raisons sérieuses de penser" que se trouvaient dans ces lieux "des personnes, armes ou objets pouvant être liés à des activités à caractère terroriste". 

Les perquisitions sont fructueuses. Chez Hakim X, ont été trouvés un pistolet mitrailleur kalachnikov, avec deux chargeurs approvisionnés, dont un engagé (...) trois pistolets automatiques (...), un fusil à pompe, des munitions, divers accessoires à ces armements, des armes blanches, un taser, une paire de jumelles électroniques, des vêtements militaires, des brassards de police, une paire de menottes, une cagoule, des gant. Les parents, quant à eux, ne possédaient qu'un "lance-roquettes approvisionné, un fusil de chasse et des munitions". Après une garde à vue et l'ouverture d'une information judiciaire, Hakim X a été mis en examen pour toute une série d'infractions, de la détention illégale d'armes à l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime. Il a été immédiatement placé en détention provisoire.

Ses avocats demandent à la chambre de l'instruction l'annulation des actes de la procédure judiciaire et invoquent l'illégalité des arrêtés préfectoraux ordonnant les perquisitions sur le fondement de l'état d'urgence.

La question méritait d'être posée. Aux termes de l'article 111-5 du code pénal, le juge pénal est compétent pour interpréter un acte administratif, lorsque, de cet examen, "dépend la solution du procès pénal" qui lui est soumis. La Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Lyon avait refusé d'examiner la légalité des arrêtés préfectoraux, au motif que la solution du procès pénal n'en dépendait pas. En effet, un tel examen n'aurait, de toute manière, pas eu pour conséquence de faire disparaître les infractions découvertes lors de ces perquisitions. De toute évidence, la Chambre de l'instruction se référait à une jurisprudence constante qui autorise le juge pénal à apprécier la légalité d'un acte administratif, quand une personne est accusée d'avoir enfreint les dispositions de cet acte.

La Chambre de criminelle écarte cette analyse et, ce faisant, élargit sensiblement l'étendue du contrôle de légalité effectué par le juge pénal. Elle considère en effet qu'il peut intervenir lorsque "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure". En l'espèce, la régularité de la perquisition dépend, à l'évidence, de celle de l'arrêté préfectoral qui décide une telle mesure. La Chambre de l'instruction a refusé d'examiner la légalité de l'acte, et la Chambre criminelle prononce donc la cassation de sa décision.

Zorro. Série Studios Disney. 1957

L'article 66


Reste, et c'est l'essentiel de la décision, à s'interroger sur le fondement de cette décision. La Chambre criminelle affirme d'emblée, avant même de s'interroger sur le contenu du pourvoi, que "les mesures de contrainte dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l'objet sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire". Que l'on ne s'y trompe pas, c'est l'attendu essentiel de la décision, celui qui témoigne de la position de la Cour de cassation sur le contrôle de l'état d'urgence. 

Ce "contrôle effectif de l'autorité judiciaire" sur "les mesures de contraintes" ne peut manquer de faire penser aux termes mêmes de l'article 66 de la Constitution. Celui-ci énonce en effet que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". Pour le moment, ces dispositions font l'objet d'une interprétation étroite, issue de la jurisprudence du Conseil constitutionnel fidèlement mise en oeuvre par le Conseil d'Etat.

Tous deux limitent son application à la "liberté individuelle" au sens le plus étroit possible, c'est-à-dire définie comme le droit de ne pas être arrêté ni détenu arbitrairement. Dans sa décision du 9 juin 2011, le Conseil constitutionnel  estime ainsi que l'assignation à résidence, en l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine des restrictions à la liberté d'aller et venir. L'article 66, qui se réfère uniquement à la liberté individuelle, est donc un moyen inopérant pour contester la constitutionnalité d'une loi autorisant une assignation à résidence, dès lors que cette procédure ne porte atteinte qu'à la liberté individuelle.

Si l'on considère la mise en oeuvre de l'actuel état d'urgence, on constate que le Conseil constitutionnel a toujours affirmé que les décisions administratives prises sur son fondement relevaient de la compétence du juge administratif. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à l'ordre public, elles sont l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative.

Le Conseil d'Etat applique ce principe à la lettre, tant pour le contrôle des assignations à résidences que pour celui des interdictions de réunion ou de manifestation ou celui des perquisitions. Dans ce dernier cas, il a même été invité par la loi du 21 juillet 2016 à donner l'autorisation d'exploiter les données saisies pendant une perquisition. Le Conseil d'Etat exerce d'ailleurs un contrôle très approfondi sur les motifs invoqués par l'administration à l'appui de cette demande d'exploitation, comme le prouve une ordonnance de référé du 5 septembre 2016. Certes, le juge administratif remplit sa mission de contrôle, mais on peut tout de même être surpris de cette exclusion systématique du juge judiciaire, alors même qu'une saisie opérée lors d'une perquisition devrait avoir pour conséquence de transformer une perquisition administrative en perquisition judiciaire.

Dans ces conditions, le vice-président du Conseil d'Etat pouvait affirmer en janvier 2016, dans un de ces "point-presse" dont il a désormais l'habitude, que "le Conseil d'Etat est très attentif à la préservation des compétences des tribunaux judiciaires". Ce propos avait le mérite de n'engager à rien, dès lors que le juge judiciaire était exclu du contrôle de l'état d'urgence. Aujourd'hui, la Cour de cassation donne une réponse, sans "point presse", au détour d'un arrêt. Elle affirme que cette vision étroite de l'article 66 n'est pas la sienne, et qu'elle entend revenir dans le contentieux des perquisitions, celui là même dont elle a été exclue. On attend la suite avec impatience.


Sur l'état d'urgence   : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.



jeudi 22 décembre 2016

La liberté d'expression de l'avocat

Le 16 décembre 2016, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a mis fin à l'affaire Morice en ordonnant la cassation sans renvoi de l'arrêt de la Cour d'appel de Rouen rendu le 16 juillet 2008. Elle reconnait ainsi le droit de l'avocat de critiquer l'action judiciaire des juges et en fixe le cadre.

L'affaire Borrel


L'origine de l'affaire remonte à 1995, lorsque le juge Bernard Borrel, conseiller technique auprès du ministre de la justice de Djibouti dans le cadre d'accords de coopération, est retrouvé mort. Son corps à demi-carbonisé git en contrebas d'une route isolée de ce pays, à quelques mètres de sa voiture. Les autorités djiboutiennes ont rapidement conclu au suicide. En France au contraire, à la suite de la plainte de madame Borrel, conseillée par Olivier Morice, les autorités judiciaires ont estimé que les conditions suspectes de ce décès justifiaient une instruction judiciaire. 

En juin 2000, les juges M. et L.L. sont dessaisis après leur refus d'organiser une reconstitution des faits.  Le juge P. désormais chargé de l'instruction, rédige, dès son entrée en fonctions, un procès-verbal mentionnant qu'une cassette vidéo réalisée à Djibouti pendant un déplacement des juges à Djibouti n'a pas été versée au dossier et n'est pas référencée comme pièce à conviction. Cette cassette a finalement été remise au juge P., à sa demande, par la juge M., dans une enveloppe adressée à cette dernière. Un mot manuscrit signé du procureur de Djibouti y figurait également, présentant l'action de madame Borrel et de ses avocats comme une "entreprise de manipulation" et s'achevant sur ces mots pour les moins familiers : "Je t'embrasse. Djama"

La condamnation pour diffamation


A l'époque, Le Monde fait état des critiques d'Olivier Morice contre les deux juges qui ont omis de verser au dossier la cassette vidéo. L'avocat dénonce alors « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté , et ajoute que le mot manuscrit "démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français".  Sur plainte des deux juges mis en cause, l'avocat est condamné pour complicité de diffamation par le tribunal correctionnel de Nanterre qui considère que "la mise en cause professionnelle et morale très virulente des magistrats instructeurs (...) dépasse à l’évidence le droit de libre critique légitimement admissible".   

Le requérant conteste cette condamnation en s'appuyant sur l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Une longue procédure suit, marquée par deux recours en cassation, le premier décidant la cassation pour vice de procédure, le second rejette le pourvoi et confirme donc la condamnation. La décision du 16 décembre 2016 est donc la troisième, intervenue après une demande de révision introduite par Olivier Morice. 

Cette fois, l'Assemblée plénière casse effectivement la condamnation, estimant que les propos tenus par l'avocat dans Le Monde "ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression d’un avocat dans la critique et le jugement de valeur portés sur l’action des magistrats et ne pouvaient être réduits à la simple expression d’une animosité personnelle envers ces derniers". Cette cassation intervient sans renvoi, ce qui signifie que la justice renonce finalement à poursuivre Olivier Morice, après seize années de procédure.

 Voutch. Tout se mérite. 2013

La suite de la décision de la Cour européenne des droits de l'homme

 

Il est vrai qu'elle n'a pas d'autre choix. L'arrêt du 16 décembre est en effet la conséquence logique d'un arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme le 23 avril 2015.  Elle affirme que la condamnation du requérant pour diffamation emporte une violation de l'article 10 de la Convention. D'une façon générale, l'article 10 autorise l'ingérence des autorités de l'Etat, y compris judiciaires, dans la liberté d'expression à la condition qu'elle soit prévue par la loi, qu'elle réponde à un but légitime et soit "nécessaire dans une société démocratique".  Autrement dit, la Cour estime en l'espèce que l'ingérence dans la liberté d'expression d'Olivier Morice est disproportionnée par rapport au but poursuivi. 

Pour la Cour européenne, deux critères sont susceptibles d'être pris en compte pour apprécier l'étendue de la liberté d'expression de l'avocat.

L'avocat hors du prétoire


Le premier se fonde sur le lieu où le lieu où les propos ont été tenus. La Cour se montre très tolérante à l'égard des paroles prononcées durant une audience, depuis sa jurisprudence Nikula c. Finlande du 21 mars 2002.  Pour les propos tenus en dehors du prétoire, elle se montre plus nuancée, ce qui ne l'empêche pas de protéger ceux directement liés à la défense d'un client, considérant même que cette défense peut aussi se développer devant la presse (CEDH, 13 décembre 2007, Foglia c. Suisse). En l'espèce, Olivier Morice s'est exprimé dans la presse, mais il faut bien reconnaître que la citation contestée ne visait qu'indirectement la défense de sa cliente et concernait surtout deux juges d'instruction déjà écartés de la procédure. Ce critère est donc écarté d'autant plus facilement par la Cour qu'elle dispose d'un second élément.

Le débat d'intérêt général


La référence à un débat d'intérêt général constitue le second critère justifiant l'intervention de l'avocat. Dans son arrêt Roland Dumas c. France du 15 juillet 2010, la Cour affirme que des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire relèvent d'un "sujet d'intérêt général", quand bien même le procès ne serait pas terminé, quand bien même ces propos seraient particulièrement graves, voire hostiles.

La Cour européenne a déjà été saisie, à deux reprises, du débat auquel a donné lieu l'affaire Borrel. Dans deux arrêts  July et Sarl Libération du 14 février 2008, puis  Floquet et Esménard du 10 janvier 2012, la Cour s'est prononcée sur des actions en diffamation introduites par les deux mêmes juges d'instruction mis en cause cette fois par des journalistes. Dans les deux cas, la Cour a estimé que le débat sur l'impartialité de la justice est un débat d'ordre général. Elle est cependant parvenue à des résultats différents sur le fond. Dans le cas Floquet et Esménard, elle a rendu une décision d'irrecevabilité, estimant qu'une partie des propos tenus par les requérants ne reposaient pas sur des faits précis. Dans le cas July et Sarl Libération, la Cour a, au contraire, sanctionné la condamnation des requérants, la manière dont ils avaient relaté les faits reposant sur des faits avérés.

En l'espèce, les propos reprochés à Olivier Morice concernent le fonctionnement du pouvoir judiciaire et le déroulement de l’affaire Borrel, affaire qui empoisonne le système judiciaire depuis de nombreuses années. A ce titre, ils s'inscrivent dans un débat d'intérêt général, "ce qui implique un niveau élevé de protection de la liberté d’expression".

Des faits précis


Encore faut-il cependant que des faits précis soient invoqués à l'occasion de ce débat. C'est précisément ce que fait Olivier Morice qui, dans Le Monde, s'élève contre le fait qu'un film de la reconstitution du décès du juge Borrel n'ait pas été versé au dossier, et qu'il ait été finalement transmis avec une lettre personnelle mettant en cause la partie civile. Conformément à une dialectique souvent formulée par la Cour, il ne s'agit donc pas d'un jugement de valeur mais d'une déclaration de fait. Dans ce cas, la Cour européenne considère donc que la liberté d'expression de l'avocat doit être protégée.

L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans sa décision du 16 décembre 2016, fait une analyse sensiblement identique. Plutôt que la distinction entre jugement de valeur et déclaration de fait, elle préfère se référer à "l'expression d'une animosité personnelle" que les propos de maître Morice ne contiennent pas. En effet, il se prononce sur un ton mesuré et met en cause, non pas tant des personnes que la manière dont elles ont instruit une affaire. A cet égard, son intervention dans Le Monde doit donc être protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

De cette décision, on ne doit donc pas déduire que l'avocat peut désormais injurier les juges. Au contraire, on doit au contraire retenir que les avocats ne peuvent tenir des propos dépassant le commentaire admissible sans un solide fondement factuel. Les juges sont donc invités à apprécier les propos tenus, non pas tant par le contenu injurieux ou diffamatoire, que par leur contexte, leur médiatisation, la passion suscitée par l'affaire etc. Que l'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas de conférer à l'avocat une absolue liberté d'expression, mais bien davantage de le considérer comme un citoyen susceptible de participer à un débat sur la justice. Rien de plus, mais rien de moins.



Sur la liberté d'expression  : Chap 9 du manuel de libertés publiques.

dimanche 18 décembre 2016

ENM : La promotion Toussaint Pierucci : une belle idée de la justice

Le 15 décembre 2016, les auditeurs de justice entrés à l'ENM en 2016 ont décidé de donner à leur promotion le nom de Toussaint Pierucci. On ne saurait trop les en féliciter, tant il est vrai que Toussaint Pierucci n'a jamais reçu l'hommage qu'il méritait. Si l'on tape son nom sur Google, le moteur de recherche renvoie à la liste des maires de Corte, et il est vrai qu'il fut maire de cette ville de 1955 à 1963. On trouve aussi le résumé d'un article d'Olivier Duhamel publié dans la revue Pouvoirs de novembre 2015 intitulée "Désobéir en démocratie". 

Google ne sait pas que Toussaint Pierucci figure dans le film Section Spéciale de Costa Gavras, sorti en 1976,  sous le pseudonyme du Président Cournet, magnifiquement incarné par Michel Galabru. La scène est courte, et s'achève par la colère du Président Cournet/Toussaint Pierucci, outré que le garde des Sceaux Joseph Barthélémy (Louis Seigner) ait osé lui proposer de présider la Section Spéciale. Il refuse de présider un tribunal créé par une loi rétroactive et sort en claquant la porte, sous le regard médusé des conseillers du ministre qui s'attendaient à trouver un magistrat plus souple, plus soumis au pouvoir en place, plus désireux de faire carrière dans la "justice" de Vichy.

Il est incontestable que Toussaint Pierucci a désobéi, mais il n'a pas désobéi "en démocratie". Il a désobéi au nom de la démocratie et surtout de l'Etat de droit. 

La Section Spéciale


Le 21 août 1941,  Pierre Georges, un jeune résistant communiste, tue un aspirant de la Kriegsmarine Moser, à la station Barbès du métro parisien. Dans le but, disent-ils, d'éviter que l'armée allemande prenne des otages dans la population civile, Pierre Pucheu, ministre de l'intérieur, et Joseph Barthélémy, ministre de la justice, décident d'offrir à l'Allemagne la tête d'un certain nombre de militants communistes et anarchistes déjà emprisonnés. Une loi "réprimant les activités communistes et anarchistes" est délibérée à la hâte le 22 août, puis publiée au journal officiel du 23 août. Pour masquer sa rétroactivité, elle est antidatée au 14 août. Ce jeu d'écriture n'a évidemment pas pour effet de mettre fin à ce caractère rétroactif car les personnes seront, de toute manière, jugées sur le fondement d'un texte postérieur aux faits qui ont motivé les poursuites.

Sur le fond, la loi du "14 août" institue une section spéciale auprès des tribunaux militaires en zone libre et auprès des cours d'appel en zone occupée. Aux termes de son article 7, "les jugements rendus par la section spéciale ne sont susceptibles d'aucun recours ni pourvoi en cassation. Ils sont immédiatement exécutoires". La procédure est donc simple : toute personne arrêtée en flagrant délit d'infraction pénale liée à des menées communistes ou anarchistes est immédiatement traduit devant la section spéciale, sans instruction préalable. La loi du 18 novembre 1942 élargit ensuite ses compétences à la "subversion sociale et nationale" ainsi qu'aux "crimes et délits contre la sûreté extérieure de l'Etat". 

Joseph Barthélémy proposait donc à Toussaint Pierucci de présider la première section spéciale appelée à juger des militants communistes à Aix en Provence, le 27 août suivant. Et c'est exactement ce qu'il a refusé, avec fracas. Hélas, d'autres n'ont pas eu les mêmes scrupules, et l'audience du 27 août s'est traduite par trois condamnations à mort exécutées dès le lendemain (Emile Bastard, Abraham Trzebrucki et André Bréchet). Le journaliste communiste Lucien Sampaix fut, quant à lui, condamné aux travaux forcés à perpétuité, mais finalement exécuté par les Allemands en décembre 1941.

Plus tard, à la Libération, Toussaint Piérucci refusera de signer la condamnation à mort d'un jeune homme de dix-sept ans, certes convaincu de collaboration mais qui n'avait participé à aucun crime de sang. Créant volontairement un vice de forme, Toussait Pierucci a permis que l'arrêt soit cassé. Le jeune homme fut rejugé dans des conditions plus sereines et sauva sa tête. 

Quelles leçons Toussaint Pierucci donne-t-il aux auditeurs de justice de 2016 et à tous ceux qui s'intéressent à l'Etat de droit ? 

Section Spéciale. Costa Gavras 1976
Michel Galabru et Louis Seigner

L'indépendance des juges

 

Toussaint Pierucci incarne aujourd'hui une magistrature qui refuse d'être placée sous l'autorité du pouvoir exécutif et qui est donc attachée au principe d'indépendance des juges, conséquence de la séparation des pouvoirs affirmée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Et cette revendication a bien besoin d'être entendue aujourd'hui.

Il y a quelques jours, on a vu, évènement peu banal, le premier président et le procureur général près la Cour de cassation écrire une lettre ouverte au Garde des Sceaux. Ils contestaient la création d'une Inspection générale de la justice qui place la juridiction suprême sous le contrôle d'une instance placée sous l'autorité du ministre de la justice. Comme leurs ainés, les auditeurs de justice ont certainement été blessés par une telle mesure, prise sans concertation. N'aurait-il pas été facile d'éviter cette levée de boucliers en confiant tout simplement la tutelle de nouvelle Inspection, non pas au ministre, mais au Conseil supérieur de la magistrature ? Il est vrai qu'avec des politiques qui qualifient les juges de "petits pois" ou de "lâches", le dialogue n'est pas facile et les magistrats peuvent se sentir méprisés.

Cette irritation ne peut que croître si les magistrats de la Cour de cassation comparent leur situation avec celle des membres du Conseil d'Etat. Personne ne semble en effet envisager la création d'une Inspection générale rattachée à l'Exécutif pour assurer le contrôle de gestion de la Haute Juridiction administrative. Elle se contrôle elle-même tranquillement et contrôle en même temps les tribunaux administratifs, sans que personne ne s'en offusque. 

L'indépendance du pouvoir judiciaire


Le déclin de l'indépendance des juges entraine inéluctablement celui de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Les accords de partenariat transatlantique sur le commerce et l'investissement, qu'il s'agisse du TAFTA avec les Etats-Unis ou du CETA avec le Canada, ont en commun de prévoir la résolution d'éventuels conflits par l'arbitrage. Les juges sont purement et simplement écartés, comme ils l'ont été, au plan interne cette fois, dans l'arbitrage Tapie. Le résultat a été une procédure marquée par la corruption et qui s'est achevée de manière catastrophique pour les finances de l'Etat. Heureusement, les juges sont finalement revenus dans cette affaire, pour essayer de réparer les dégâts. En donnant à leur promotion le nom de Toussaint Pierucci, les auditeurs de justice ont lancé un véritable appel à la réflexion sur le principe de séparation des pouvoirs et sur la manière dont il est mis en oeuvre, ou pas, dans une constitution qui ne connaît qu'une "autorité judiciaire". 

Ils ont aussi montré, de manière éclatante, leur attachement à une conception de la justice comme instrument de résistance à l'oppression. On attend avec impatience que la nouvelle promotion de l'ENA se donne le nom d'un conseiller d'Etat résistant, qui aurait par exemple refusé de siéger lors des décisions relatives à la légalité de la dénaturalisation des enfants nés en France (CE 14 juin 1941 Spazierman) ou lors des différents recours portant sur l'aryanisation des biens juifs. Ces résistants de la justice méritent en effet de sortir de l'anonymat.


Sur l'indépendance des juges : Chap 4 , section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques.

vendredi 16 décembre 2016

L'état d'urgence, saison 5

L'Assemblée nationale a voté sans difficulté, le 13 décembre 2016, la cinquième prorogation de l'état d'urgence, jusqu'au 15 juillet 2017. Comme d'habitude, les frondeurs, particulièrement virulents devant les médias, se sont montrés discrets dans l'hémicycle. Le Sénat devra ensuite voter le texte dans les mêmes termes avant le 22 décembre. Cette date est en effet le quinzième jour après la démission du premier ministre Valls, au-delà de laquelle la loi de prorogation deviendrait caduque, imposant de facto de reprendre la procédure à son commencement (art. 4 de la loi du 3 avril 1955).

L'avis du Conseil d'Etat


L'actuel projet de loi de prorogation a été précédé d'un avis du Conseil d'Etat rendu le 8 décembre. Sa lecture montre qu'il ne diffère guère de ceux qui l'ont précédé, lors des différentes prorogations. Tout au plus observe-t-on deux éléments intéressants. 

Le premier est la prise en considération de la campagne électorale. Certes, le Conseil s'appuie d'abord sur la menace terroriste "intense" caractérisée par le fait que douze tentatives d'attentat ont été déjouées depuis celui de Nice, et dix-sept depuis le début de l'année. Mais il affirme que la coïncidence de la période électorale avec cette menace d'attentats s'analyse comme constituant un "péril imminent" au sens de l'article 1er la loi de 1955. Cette analyse n'a rien de surprenant si l'on considère qu'une campagne électorale, ne serait-ce que par les rassemblements de personnes qu'elle implique, a pour effet de multiplier les cibles potentielles et d'accroître encore les charges pesant sur les forces de l'ordre. En outre, il faut bien reconnaître que cette prise en compte de la campagne électorale permet de faire peser la charge d'un nouveau renouvellement, en juillet 2017, sur le futur président nouvellement élu.

Le second élément pris en considération par le Conseil d'Etat réside dans le renforcement des garanties apportées aux personnes qui font l'objet des mesures prises. A la suite des  décisions QPC du 19 février 2016 et du 2 décembre 2016 rendues par le Conseil constitutionnel, le législateur a été contraint, d'abord dans la loi du 21 juillet 2016 puis dans celle qui est aujourd'hui en débat, prévoir un véritable statut des données informatiques copiées durant les perquisitions administratives. Alors que le principe voudrait que ces données répondent au régime des saisies et que leur copie ait pour conséquence de transformer une perquisition administrative en perquisition judiciaire, le législateur a préféré soumettre cette procédure au contrôle du Conseil d'Etat. En formation administrative, le Conseil d'Etat se félicite donc que ses formations contentieuses soient les seules à apprécier la légalité des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence. 

En dehors de ces deux éléments, l'avis du Conseil d'Etat ne diffère pas vraiment de ceux qui l'ont précédé. Comme dans ses avis précédents, il rappelle que "les renouvellements de l'état d'urgence ne sauraient se succéder indéfiniment et que l'état d'urgence doit demeurer temporaire". Cette affirmation apparaît en porte-à-faux avec les propos tenus par le vice-président du Conseil d'Etat, dans une interview donnée le 18 novembre 2016. Rappelant que "l'état d'urgence est un état de crise qui ne peut être renouvelé indéfiniment", il avait alors affirmé que si le Conseil devait être saisi d'un nouveau projet de loi de prorogation, "l'assemblée générale du Conseil d'Etat prendrait ses responsabilités". Beaucoup de commentateurs en avaient déduit qu'on allait voir ce qu'on allait voir... et que l'avis pourrait bien, cette fois, être défavorable. Il n'en est finalement rien, soit que l'assemblée n'ait pas suivi le voeu de son vice-président, soit que les propos de celui-ci aient été quelques peu aventurés. La toute nouvelle politique de communication inaugurée au Palais-Royal semble rencontrer quelques difficultés au démarrage.

Le rapport d'information parlementaire


L'avis du Conseil d'Etat semble finalement bien formel, et il faut aller chercher ailleurs des données utiles pour apprécier la pratique de l'état d'urgence. Un rapport parlementaire présenté le 6 décembre 2016 à l'Assemblée par les députés Dominique Raimbourg (PS) et Jean-Frédérice Poisson (LR) dispense de précieuses indications dans ce domaine. Il présente l'état d'urgence comme une sorte de boite à outils juridiques, outils dont certains sont utilisés et d'autres moins, dans des proportions extrêmement variables selon les besoins. L'exemple des perquisitions et des assignations à résidence suffit à montrer cette utilisation à géométrie variables des mesures autorisées par le législateur.
 
Affiche contre les décrets-lois. Marcel Laurey. 1946
 

Les perquisitions


Depuis le 14 novembre 2015, c'est-à-dire la mise en oeuvre de l'état d'urgence, 4 292 perquisitions ont été menées. Elles ont suscité l’ouverture de 670 procédures judiciaires, dont 61 concernaient des faits en lien avec le terrorisme, parmi lesquelles 20 portaient sur des faits pour association de malfaiteurs en matière terroriste. Le rapport évoque donc, à juste titre, une "utilisation massive", mais il constate aussi les chiffres ont considérablement baissé au fil du temps. Sur les 3750 qui ont eu lieu entre novembre 2015 et mai 2016, 54 % étaient concentrés dans les quinze premiers jours d'application, entre le 14 et le 30 novembre. Aujourd'hui, la quatrième prolongation de l'état d'urgence n'a vu que 590 perquisitions depuis le 22 juillet 2016, dont 65 ont eu des suites judiciaires, parmi lesquelles 25 pour des faits liés au terrorisme. 

De ces chiffres, le rapport parlementaire déduit que l'utilisation des perquisitions est désormais réduite. Leur régime juridique, tout en demeurant purement administratif, se rapproche du droit commun. C'est ainsi qu'alors que 68 % des perquisitions avaient lieu la nuit entre le 14 et le 30 novembre 2015, seulement 18 % sont aujourd'hui réalisées la nuit. 

Faut-il pour autant renoncer à une telle procédure ? Le rapport ne le demande pas, estimant que les perquisitions sont désormais mieux ciblées est qu'elles constituent un apport non négligeable dans la lutte contre le terrorisme. Elle souhaite néanmoins que le caractère exceptionnel des perquisitions de nuit soit précisé dans la loi. Le projet qui vient d'être voté par l'Assemblée ne mentionne cependant rien de tel.

Les assignations à résidence

 

Depuis novembre 2015, 612 assignations à résidence ont été prononcées, principalement en Ile-de-France (pour 30%), dans le Nord et l’Hérault. La plupart de ces mesures ont été levées.

Aujourd'hui, 95 personnes restent assignées, dont 47, c'est-à-dire la moitié, le sont depuis près d’un an. Sur ce point, les rapporteurs s'inquiètent d'une mesure de longue durée qui ne s'accompagne de l'ouverture d'aucune procédure judiciaire : ""Il ne semble guère concevable que des personnes puissent être maintenues durablement dans un dispositif d'assignation à résidence sans élément de nature à constituer une infraction pénale, sauf à méconnaître les principes fondateurs de l'État de droit". De même, ils font observer que l'assignation à résidence est parfois utilisée pour neutraliser des individus psychologiquement fragiles. Ils devraient plutôt faire l'objet d'une hospitalisation psychiatrique, même sans leur consentement, et le rapport considère que l'utilisation de l'assignation à résidence dans ce cas ressemble beaucoup à un détournement de procédure. 

Quoi qu'il en soit, le rapport recommande une limitation dans le temps de l'assignation à résidence, estimant qu'une même personne ne devrait pas être assignée plus de huit mois sur douze. On trouve un écho, même un peu lointain, de cette recommandation dans l'actuel projet de loi qui affirme que l'assignation à résidence ne saurait excéder douze mois, en autorisant toutefois le ministre de l'intérieur à demander une prolongation de trois mois renouvelable au juge des référés du Conseil d'Etat. La procédure n'est peut-être pas parfaite, mais elle permet au moins l'intervention d'un juge.

Le législateur n'a que modestement suivi les propositions du rapport parlementaire. Il est vrai qu'il n'y était pas incité par un avis du Conseil d'Etat qui ne fait aucune suggestion semblant s'en inspirer.  L'essentiel du rapport réside cependant dans les données brutes qui nous sont communiquées. Contrairement à ce que certains affirmaient, elles témoignent d'une utilisation nuancée de l'état d'urgence. L'intensité de son usage varie avec l'intensité de la menace. Après les attentats les autorités ont voulu, selon leur propre expression, "mettre un coup de pied dans la fourmillière". Une fois ce coup de pied donné, les mesures prises sont devenues beaucoup moins nombreuses. D'une certaine manière, le rapport est rassurant, car il montre que les pouvoirs exceptionnels n'entraînent pas nécessairement une spirale autoritaire.


Sur l'état d'urgence et le droit des circonstances exceptionnelles  : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

mardi 13 décembre 2016

La Cour de justice de la République, ou l'étrange juridiction

Le procès de Christine Lagarde devant la Cour de justice de la République (CJR) a commencé le 12 décembre 2016. Elle est poursuivie pour détournement de fonds publics résultant de sa négligence et commis par un tiers, infraction prévue par l'article 432-16  du code pénal et punie d'un an d'emprisonnement et 15 000 € d'amende.

Ce procès ouvre le volet pénal de l'affaire Tapie, huit ans après un arbitrage qui lui avait accordé plus de 403 millions d'euros, dont 45 au titre de préjudice moral, pour solder son litige avec le Crédit Lyonnais sur la revente d'Adidas. Le 17 février 2015, la Cour d'appel de Paris a annulé cet arbitrage au motif qu'il était frauduleux pour différents motifs, notamment la proximité de Bernard Tapie avec l'un des arbitres. Cette décision a été confirmée par la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation le 30 juin 2016. En même temps, une décision au fond rendue par la Cour d'appel de Paris le 3 décembre 2015 estimait que Bernard Tapie n'avait aucunement été lésé par le Crédit Lyonnais et condamnait donc l'intéressé à restituer les 403 millions d'euros indûment perçus.

Aujourd'hui, la question posée est celle des responsabilités pénales, dès lors que le caractère frauduleux de l'arbitrage est attesté par la justice. La plupart de ceux qui ont organisé cet arbitrage sont poursuivis pour escroquerie en bande organisée ou complicité de détournement de fonds publics. Figurnt parmi les personnes mises en examen Bernard Tapie, Maurice Lantourne sont avocat, Pierre Estoup, l'un des trois arbitres, Stéphane Richard ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde avant de prendre la direction d'Orange. Ils seront jugés par le tribunal correctionnel.

Une infraction liée à l'exercice des fonctions ministérielles


Christine Lagarde, quant à elle, est poursuivie devant la CJR parce qu'elle était, à l'époque, ministre des finances. L'article 68-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle de 1993, énonce que "les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis". Les ministres sont donc poursuivis devant la CJR pour les infractions commises durant leurs fonctions.

Le partage des compétences se trouve précisément dans l'appréciation de l'exercice des fonctions. Christine Lagarde est poursuivie devant la CJR pour des fait liés à ses fonctions ministérielles, dès lors qu'elle est accusée d'avoir, par négligence, laissé organiser un arbitrage frauduleux et terriblement onéreux pour les deniers de l'Etat. En revanche, les faits détachables des fonctions ministérielles relèvent des tribunaux de droit commun. C'est la raison pour laquelle Jérôme Cahuzac, jugé pour fraude et blanchiment à des fins personnelles a été poursuivi et condamné par le tribunal correctionnel.

Ce partage des compétences a été clairement explicité par la Cour de cassation, dans un arrêt rendu par la Chambre criminelle le 16 février 2000. A propos de l'affaire Elf, elle a jugé que les poursuites contre Roland Dumas n'avaient "aucun lien direct avec la détermination et la conduite de la Nation et des affaires de l'Etat". Elles pouvaient donc être diligentées devant les tribunaux ordinaires.

Ce privilège de juridiction a pour objet d'empêcher l'impunité des actes des ministres liés à leur fonction, sans pour autant les placer sous la menace de la vindicte politique. Le problème est que la CJR ne parvient pas réellement à assurer l'équilibre recherché.



Ô ministres intègres. Ruy Blas. Victor Hugo. Gérard Philipe. 1954


Les limites de l'accusation


Observons d'emblée l'une des caractéristiques essentielles de la CJR : si toute personne s'estimant lésée par un crime ou un délit commis par un membre du gouvernement dans l'exercice de ses fonctions peut engager un recours devant une commission des requêtes rattachée à la Cour, il lui est interdit de se porter partie civile.

En l'espèce, ce sont des parlementaires socialistes qui sont à l'origine de la saisine de la CJR. Par des courriers d'avril 2011 adressés au procureur général près la Cour de cassation, ils ont fait état des nombreuses anomalies qui ont entouré l'arbitrage et qui peuvent faire soupçonner que Christine Lagarde ait commis diverses infractions. Le procureur a donc saisi pour avis la Commission des requêtes de la CJR en mai 2011. Composée de sept magistrats (Conseillers à la Cour de cassation, Conseillers d'Etats et conseillers-maîtres à la Cour des comptes), cette commission a pour fonction de filtrer le recours. Le 4 août 2011, elle a rendu un avis favorable à la saisine de la Cour.

Par la suite, la procédure a suivi son cours et la formation d'instruction, composée de trois magistrats de la Cour de cassation élus par leurs pairs, a décidé le renvoi de Christine Lagarde devant la CJR. Conformément à l'article 24 de la loi organique du 23 novembre 2016, celle-ci a fait un pourvoi en cassation qui a été rejeté par un arrêt du 22 juillet 2016.

Le problème est que, dans cette affaire, personne ne porte l'accusation. En effet, le procureur général Jean-Claude Marin avait requis un non-lieu. Certes, il n'a pas été suivi lors de la décision de renvoi, mais c'est également lui qui est chargé de l'accusation durant l'audience qui vient de s'ouvrir. Autrement dit, le procureur va oeuvrer pour que l'innocence de l'accusée soit reconnue par la CJR. La situation n'est pas banale et on peut penser que les autres accusés de l'affaire Tapie, ceux qui seront jugés devant le tribunal correctionnel, ne bénéficieront pas du même avantage. Dans l'affaire Lagarde, le procureur joue, en pratique, le rôle d'un avocat supplémentaire de l'accusée.

Les limites du jugement


Les premiers compte-rendu d'audience parus dans la presse montrent que la Présidente de la Cour de justice de la République, Martine Ract-Madoux s'efforce de remédier à l'absence d'accusation et se montre particulièrement pugnace dans ses interrogatoires. Il n'empêche que la composition de la Cour est conçue pour limiter le rôle des magistrats professionnels.

La formation de jugement est composée de quinze juges, six députés, six sénateurs et seulement trois magistrats de la Cour de cassation, dont la présidente. Il est vrai que les parlementaires prêtent serment devant leur assemblée d'origine de "se conduire en tout comme dignes et loyaux magistrats" (art. 2 de la loi organique). Ils sont ainsi soumis au secret des délibérations, et le sénateur Autain a été condamné par le tribunal correctionnel, le 14 novembre 2000, pour l'avoir enfreint lors de l'affaire du sang contaminé.

On peut penser néanmoins que les parlementaires sont plus enclins à pardonner les faiblesses des personnalités politiques que les magistrats professionnels. Les peines prononcées par la CJR sont généralement modestes, sauf quand il est vraiment impossible de faire autrement. Ainsi, en 2004, Michel Gillibert a-t-il été condamné à une peine d'emprisonnement de trois années avec sursis et à une amende de 20 000 €  pour avoir détourné des fonds publics. En 2010, Charles Pasqua a également été condamné à un an de prison avec sursis pour complicité et recel d'abus de biens sociaux dans l'affaire de la SOFREMI. Jusqu'à aujourd'hui, même dans ses verdicts les plus sévères, la CJR n'a donc envoyé personne en prison.

Dans le cas de l'affaire Lagarde, les partisans de l'indulgence ont déjà fait connaître leur argumentaire. Ils estiment que l'ancienne ministre ne devrait pas être jugée avant que le tribunal correctionnel se soit prononcé sur le cas des autres personnes mises en examen dans l'affaire Tapie. Patrick Maisonneuve, son avocat, estime ainsi que "ce n'est pas la CJR qui peut arbitrer l'existence d'un détournement de fonds publics, alors que c'est l'objet de l'instruction en cours". Verrait-il des arbitrages partout ? La décision à venir n'a pas pour objet d"arbitrer l'existence d'un détournement de fond", notion étrange qui ne relève pas du droit pénal. Comme n'importe quelle juridiction pénale, la CJR doit seulement décider si Christine Lagarde est l'auteur d'une négligence ayant permis un détournement de fonds. Elle a juste à qualifier des faits et n'est pas liée par une éventuelle décision, passée ou à venir, d'un tribunal correctionnel. L'argument vise en réalité à présenter l'ancienne ministre comme la malheureuse victime d'une procédure inique.

Il ne fait aucun doute que la Cour de justice de la République va se heurter à bien des difficultés dans l'affaire Lagarde. L'accusation n'existe pas et les juges sont largement issus d'un milieu politique peu enclin à l'auto-flagellation. Surtout, ces juges risquent d'être sensibles à un autre argument, si puissant qu'il n'a même pas besoin d'être explicitement formulé. L'éventuelle condamnation de Christine Lagarde remettrait évidemment en cause la présidence française du FMI, raison d'Etat sans aucun rapport avec sa culpabilité ou son innocence, mais argument auquel certains pourraient ne pas être insensibles.