« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 8 décembre 2016

Le dernier décret de Manuel Valls : menace sur la séparation des pouvoirs

La veille de son départ, le Premier ministre Manuel Valls a signé un décret du 5 décembre 2016 créant une Inspection générale de la Justice, accompagné d'un arrêté définissant les modalités de son organisation. Dans l'agitation politique liée à la passation des pouvoirs entre Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, ces textes auraient pu passer inaperçus. Il n'en a rien été et la Cour de cassation est à l'origine de la médiatisation de l'affaire. Il n'est pas fréquent de voir publier sur son site une lettre officielle de protestation adressée au Premier ministre, co-signée du Premier Président Bertrand Louvel et du Procureur général Jean-Claude Marin. 

De quoi se plaignent-ils ? Tout simplement, d'avoir appris par la lecture du Journal Officiel la création de cette Inspection générale de la Justice sur laquelle ils n'ont pas même été consultés. Que l'on ne s'y trompe pas, il ne s'agit pas d'une blessure narcissique, car ces hautes autorités invoquent au premier chef une atteinte au principe de séparation des pouvoirs. Ils demandent donc un rendez-vous en urgence au Premier ministre, faisant observer au passage que le ministre qui est leur interlocuteur naturel, c'est à dire le Garde des Sceaux, n'a pas trouvé le temps de les recevoir. 

Cette mise à l'écart des plus hautes autorités de la Cour de cassation n'est sans doute pas très adroite, alors que ces mêmes magistrats avaient dénoncé, il y a moins de deux mois, les propos de François Hollande rapportés dans le livre de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, qualifiant l'institution judiciaire d'"institution de lâcheté". Ils s'étaient alors élevés contre "des outrances renouvelées à l'encontre du pouvoir judiciaire qui posent un problème institutionnel". La lettre d'aujourd'hui laisse donc nécessairement une impression de déjà-vu dans un contexte de tension entre l'institution judiciaire et l'Exécutif, même si, à l'époque, le Président de la République avait consenti à les recevoir.

Séparation des pouvoirs et indépendance de l'autorité judiciaire


Les deux hauts magistrats invoquent donc une atteinte à la séparation des pouvoirs, principe qui a valeur constitutionnelle. Il figure dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirme que "toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution". Dans une décision Mme Ekaterina B. rendue sur QPC le 10 novembre 2011, le Conseil constitutionnel affirme très clairement que cette disposition "implique le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement". Il est clair que l'article 16 interdit l'empiètement des agents placés sous l'autorité de l'Exécutif dans la fonction juridictionnelle.

Le texte de la Constitution de 1958 emploie pourtant une autre terminologie. L'article 64 de la Constitution fait ainsi du Président de la République le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire", formulation qui est celle du titre VIII. Il est clair que l'"autorité judiciaire" n'est pas le "pouvoir judiciaire". Le constituant de 1958 l'a voulu ainsi pour maintenir la subordination du Parquet à l'Exécutif. Mais cette terminologie conduit à constater que le régime actuel ne repose pas vraiment sur la "séparation des pouvoirs", dès lors qu'il n'existe pas réellement de "pouvoir judiciaire".

La Cour européenne des droits de l'homme en est pleinement consciente, lorsqu'elle considère que les magistrats du parquet, placés sous l'autorité hiérarchique du ministre de la justice, ne constituent pas des "magistrats indépendants" au sens de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH, 23 novembre 2010, Moulin c. France).

En l'espèce, le Premier Président et le Procureur général s'appuient sur l'article 16, c'est à dire sur le principe de séparation des pouvoirs, dans la mesure sans doute où le Conseil constitutionnel l'a interprété comme interdisant l'ingérence de l'Exécutif dans la fonction juridictionnelle.
 
Gardien de la séparation des pouvoirs


Le contrôle de gestion


A priori, la nouvelle Inspection générale de la justice semble être issue d'une réforme de bon sens. Elle assume les compétences antérieurement dévolues à l'Inspection générale des services judiciaires, l'Inspection des services pénitentiaires et l'Inspection de la protection judiciaire de la jeunesse. La mutualisation semble donc cohérente. Les missions relèvent quant à elle de l'audit et du contrôle de gestion. Il s'agit d'étudier le fonctionnement des services judiciaires, y compris les juridictions, conformément aux principes d'évaluation de la performance qui sont désormais introduits dans l'ensemble de la fonction publique.

Avant le décret du 5 décembre 2016,  cette mission d'évaluation incombait à l'Inspection des services judiciaires. Elle s'exerçait sur l'ensemble des juridictions de l'ordre judiciaire, à l'exception de la Cour de cassation. On peut d'ailleurs regretter que la juridiction suprême ne soit pas intervenue pour protester contre une atteinte à la séparation des pouvoirs touchant les juges du fond.

Quoi qu'il en soit, le statut dérogatoire de la Cour de cassation ne signifie pas qu'elle échappait à toute évaluation. D'une part, elle se contrôlait elle-même et son rapport annuel donnait ainsi des indications chiffrées sur les délais moyens de jugement des affaires inscrites à son rôle ainsi que sur ses ressources humaines. D'autre part, un contrôle de la Cour des comptes sur le fonctionnement de la Cour de cassation pouvait, et peut toujours, être mis en oeuvre, ce qui a été fait en 2015 sans que l'on connaisse encore les résultats de cette évaluation.

Cette situation n'était peut-être pas satisfaisante, mais fallait-il pour autant procéder subrepticement, en faisant disparaître du décret le régime dérogatoire de la Cour de cassation, à l'insu du Premier Président et du Procureur général ?  Fallait-il choisir une procédure de contrôle portant directement atteinte au principe de séparation des pouvoirs ?

Le contrôle de la Cour de cassation...ou sur la Cour de cassation


L'Inspection générale de la Justice se trouve placée en effet sous l'autorité du ministre de la justice. L'article 3 du décret précise qu'elle "participe à la mise en œuvre de la politique ministérielle de l'audit interne". Elle reçoit ses ordres de l'Exécutif et le Garde des Sceaux comme le Premier ministre peuvent lui confier "toute mission d'information, d'expertise et de conseil ainsi que toute mission d'évaluation des politiques publiques, de formation et de coopération internationale". L'Inspection est un instrument de l'Exécutif chargé de contrôler le fonctionnement de la Cour de cassation, situation extrêmement choquante sur le plan de la séparation des pouvoirs.

Certains objecteront que sa mission réside dans l'audit, le contrôle de gestion, et non pas celui de l'activité juridictionnelle. Mais le décret ne dit rien de tel. En termes très généraux, il se borne à affirmer que la nouvelle Inspection générale "apprécie l'activité, le fonctionnement et la performance des juridictions". La formule n'interdit pas un contrôle sur la manière dont les arrêts sont rendus, voire sur leur contenu.

En outre, même le contrôle de gestion peut se révéler dangereux dès lors qu'il est exercé par l'Exécutif  : un ministre ne sera-t-il jamais tenté de l'instrumentaliser pour faire pression sur la Cour de cassation ? Sur le thème : le contrôle risque d'être très mauvais sauf si... telle ou telle jurisprudence évolue. C'est parfaitement cynique mais n'a-t-on pas déjà vu un Président de la République en exercice s'efforcer, cette fois par des vaines promesses, d'obtenir d'un membre de la Cour de cassation des informations sur une affaire en cours ?

Le décret du 5 décembre constitue ainsi un nouvel épisode témoignant d'un certain mépris du Gouvernement à l'égard de l'autorité judiciaire. On notera d'ailleurs que le Président de la République n'est pas mieux traité, car le texte n'a pas été délibéré en conseil des ministres et il n'a donc pas été invité à le signer. Or, il est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, sur le fondement de l'article 64 de la Constitution...

Il reste à se demander si le Premier Président Bertrand Louvel et le Procureur général Jean-Claude Marin déposeront devant le Conseil d'Etat un recours pour excès de pouvoir contre le décret du 5 décembre 2016. On imagine déjà l'embarras des membres du Conseil d'Etat...

Sur l'indépendance et l'impartialité des juges : Chap 4 , section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques.

mardi 6 décembre 2016

La géolocalisation : quelques précisions sur sa définition

La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 2 novembre 2016, donne quelques précisions sur la définition de la géolocalisation. Aux termes de l'article 230-32 du code de procédure pénale (cpp), cette pratique a pour objet de surveiller les déplacements d'une personne à son insu. Ces dispositions autorisent l'utilisation de "tout moyen technique destiné à la localisation, en temps réel, d'une personne". Cette localisation peut être effectuée au moyen d'un véhicule ou de "tout autre objet", sans le consentement de son propriétaire, à la condition que cette intrusion dans la vie privée des personnes soit justifiée par les nécessités d'une enquête. 

Dans le cas présent, l'objet utilisé est tout simplement un téléphone mobile qui permet d'identifier les déplacements d'une personne. Ce téléphone appartient à un individu qui fait l'objet d'une enquête confiée par le procureur de la République à la police de Toulon. Il est soupçonné du délit de non-justification de ressources correspondant à son train de vie, infraction réprimée par l'article 321-6 du code pénal (c. pén.). Comme bien souvent dans ce type d'affaire, le train de vie de l'intéressé fait soupçonner l'existence d'un trafic de stupéfiants. Quoi qu'il en soit, après une surveillance d'un mois et demi et une perquisition qui a permis la saisie d'un téléphone crypté au nom de sa maman, l'intéressé en mis en examen le 30 juin 2015. 

Géolocalisation et intervention d'un magistrat indépendant


Par une requête déposée en décembre 2015, il sollicite l'annulation de la géolocalisation réalisée pendant l'enquête de police, sur instruction du procureur. Il s'appuie en effet sur l'article 230-33 cpp qui énonce que la géolocalisation durant une enquête de flagrance ou une enquête préliminaire ne saurait durer plus de quinze jours. Une prolongation est cependant possible, imposant cette fois l'intervention du juge des libertés et de la détention (JLD). 

Cette procédure mise en place par la loi du 28 mars 2014  trouve son origine dans une décision de cette même Chambre criminelle de la Cour de cassation qui,  dans deux arrêts du 22 octobre 2013, dont l'un portait précisément sur un trafic de stupéfiants, avait annulé les procédures. Invoquant l'article 8 de la Convention européenne, elle avait alors considéré que la géolocalisation impliquait une ingérence dans la vie privée et qu'à ce titre, son utilisation dans l'enquête préliminaire devait être autorisée par un juge indépendant. 

La géolocalisation du requérant a donc duré un mois et demi, et a été diligentée avec l'autorisation du seul procureur de la République.

The Wire. David Simon et Ed Burns. 2002

L'exigence du "temps réel"


La Chambre criminelle refuse pourtant d'accueillir le moyen développé par le requérant, tout simplement parce que le repérage dont il a fait l'objet n'entre pas dans le champ d'application de l'article 230-32 cpp. La Cour fait observer que les enquêteurs n'ont pas effectué un "suivi dynamique", ce qui signifie qu'ils n'ont pas géolocalisé l'individu "en temps réel", condition exigée par le code de procédure pénale. Après avoir saisi deux téléphones portables lors d'une perquisition, ils se sont bornés à réquisitionner les fadettes auprès des opérateurs, ce qui leur a permis de "tracer" les trajets de l'intéressé pendant les quatre mois précédents. Quant à l'appareil de la mère de l'intéressé, ils ne l'ont pas saisi, mais ont demandé à l'opérateur de lui communiquer les fadettes quotidiennes. Les enquêteurs savaient donc chaque soir ce que Maman avait fait durant sa journée, qui elle avait appelé, y compris son grand fils, et où elle s'était rendue. Là encore, il ne s'agissait pas d'une géolocalisation "en temps réel", mais d'un repérage a posteriori

Par voie de conséquences, les interceptions ainsi réalisées n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 230-2 cpp qui définit la géolocalisation comme étant nécessairement "en temps réel". Il s'ensuit logiquement que l'article 230-33 cpp qui définit la procédure à mettre en oeuvre pour autoriser la géolocalisation n'est pas davantage applicable. L'exigence de l'intervention d'un magistrat indépendant disparaît, on l'on se retrouve dans le cadre de l'article 77-1-1 cpp qui autorise le procureur de la République, ou tout officier de police judiciaire agissant à sa demande, à requérir des informations intéressant l'enquête, y compris des données nominatives. 

La notion de géolocalisation


L'arrêt est donc très clair, sauf peut-être une petite incertitude terminologique. En effet, la Cour de cassation affirme que la procédure dont le requérant et sa mère ont fait l'objet s'analyse comme une "géolocalisation en temps différé", notion dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle manque de clarté. Si le code de procédure pénale définit la géolocalisation comme un suivi dynamique "en temps réel", il paraît délicat d'employer le terme de géolocalisation pour désigner la communication a posteriori de données, même s'il s'agit techniquement de données de géolocalisation. En d'autres termes, la définition juridique semble plus étroite que la définition technique, et la Cour de cassation emploie finalement les deux. Admettons que c'est un détail que des décisions ultérieures permettront sans doute de préciser.



samedi 3 décembre 2016

Les crèches devant les juges du fond : Eloge de la complexité

Le tribunal administratif de Lille a rendu, le 30 novembre 2016, un jugement censurant pour illégalité la crèche de Noël installée en 2015 dans la mairie d'Hénin-Beaumont. Il s'agit de la première décision rendue après les deux arrêts du 9 novembre 2016, dans lesquels le Conseil d'Etat a posé les principes censés guider la jurisprudence des juges du fond et la pratique des élus locaux. 

La première décision

 

Le choix de la crèche d'Hénin-Beaumont est particulièrement opportun. D'abord, parce que le jugement intervient suffisamment tard pour n'avoir aucun impact sur la crèche de 2015 contesté par , mais suffisamment tôt pour influencer les installations de 2016. Ensuite, parce que nul n'ignore que le maire d'Hénin-Beaumont est Front National, et il est donc peu probable que les élus Les Républicains se mobiliseront immédiatement sur le sujet, alors même que leur parti semble désormais promouvoir avec conviction les valeurs chrétiennes. Bref, une décision parfaite aux yeux du Conseil d'Etat, car une décision sans enjeu pratique et sans risque de polémique.

Le jugement du tribunal administratif se présente comme une simple application de la jurisprudence de la Haute Juridiction. Dans son communiqué de presse, le juge lillois affirme ainsi s'être prononcé "sur le fondement de la jurisprudence récente du Conseil d'Etat sur l'installation des crèches de Noël dans les lieux publics". L'intervention de cette décision explique que le jugement soit contraire aux conclusions du rapporteur public, prononcées avant les arrêts du Conseil d'Etat. En réalité, le jugement du tribunal administratif de Lille témoigne surtout de l'immense marge d'appréciation laissée aux juges du fond. 

Les critères posés par le Conseil d'Etat


Le problème juridique est celui de l'interprétation de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 : "Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Dans ses décisions du 9 novembre 2016, le Conseil d'Etat était donc appelé à se prononcer sur la qualification d'une crèche de Noël comme emblème religieux. Mais il n'a pas répondu par oui ou par non, solution qui aurait eu l'avantage de poser une jurisprudence claire mais l'inconvénient de faire des mécontents. Pour ménager la chèvre et le chou, ou plutôt les milieux catholiques et les libres penseurs, le juge a donc choisi l'ambiguïté. Il a opéré une subtile distinction entre l'emplacement public et le bâtiment public.

Lorsque la crèche est située dans un emplacement public, c'est-à-dire sur un espace public, la crèche de Noël est, en principe, autorisée, à la condition que l'installation ne contienne aucun élément de prosélytisme ou aucune revendication d'une opinion religieuse. En revanche, lorsqu'elle est installée dans un bâtiment public, elle est, en principe, interdite, sauf si "des circonstances particulières" permettent de lui reconnaître  "un caractère culturel, artistique ou festif".



L'Adoration des Mages. Lorenzo Monaco. 1421

L'interprétation des juges du fond


Le hall de l'hôtel de ville de Hénin-Beaumont constitue, à l'évidence un bâtiment public dans lesquels les administrés peuvent librement pénétrer. Une mairie n'est-elle pas traditionnellement définie comme la maison commune ? Le tribunal administratif présume donc que la crèche constitue une atteinte au principe de neutralité des services publics, et examine si, par hasard, elle ne présenterait pas "un caractère culturel, artistique ou festif". En effet, il s'agirait d'un hasard, puisque l'élu d'Hénin-Beaumont ne pouvait connaître, en décembre 2015, les conditions posées par le Conseil d'Etat en novembre 2016.

Quoi qu'il en soit, la crèche de Hénin-Beaumont ne trouve pas grâce aux yeux du tribunal administratif. 

Pour ce qui est du "caractère artistique",  l'appréciation est lapidaire : la crèche est "sans valeur historique ou artistique particulière". On retrouve ici une tendance constante du juge à élargir son contrôle, au point qu'il finit tout simplement par imposer son goût esthétique. 

Le "caractère culturel" est également rejeté, au motif que l'installation ne peut être considérée comme le prolongement de l'exposition qui se déroule en même temps dans le hall de l'hôtel de ville, consacrée à une cité minière. Le tribunal exige donc un lien essentiel entre l'exposition et la crèche, condition qui semble plus rigoureuse que celle posée par les arrêts du 9 novembre 2016. Le Conseil d'Etat se bornait en effet à rechercher la présence, à proximité de la crèche, d'éléments "marquant son inscription dans un environnement culturel". Une exposition sur un thème différent ne semblait donc pas exclue.

Quant au "caractère festif", il est également écarté. Pour le juge administratif, il n'est pas suffisant d'inscrire la crèche au calendrier des manifestations festives organisées par la municipalité. Pour être festive, elle doit répondre à l'un des deux critères suivants : soit être enracinée dans une tradition locale préexistante, soit elle constitue l'extension d'une autre manifestation festive.  En l'espèce, il n'est pas contestée que la crèche est une nouveauté à Hénin-Beaumont. Sa mise en place a été décidée par le nouveau maire Front National, suscitant l'irritation d'un conseiller municipal minoritaire membre du Parti communiste, qui est à l'origine du recours. Pour ce qui est de son rattachement à une autre activité festive, le juge affirme que la crèche ne peut être considérée comme une extension du marché de Noël qui se tient à l'extérieur du bâtiment. On apprend ainsi que le tribunal considère un tel marché comme une manifestation festive et non pas uniquement commerciale.

Comment gérer la complexité


In fine, la crèche est considérée comme un emblème religieux selon des critères certes définis par le Conseil d'Etat mais qui laissent place à une interprétation entièrement libre des juges du fond. On doit donc s'attendre à une jurisprudence abondante et à des jugements contradictoires. Quant aux élus locaux qui souhaitent installer une crèche sur le territoire de leur commune, élus qui ne sont pas tous adhérents du Front National, ils vont apprendre rapidement à respecter quelques règles. 

D'une part, privilégier l'installation à l'extérieur plutôt qu'à l'intérieur. La crèche sera alors présumée licite, sauf expression d'un prosélytisme qui conduirait à une sanction parfaitement justifiée. Dans l'hypothèse d'un climat trop froid, si l'élu craint que ses administrés ne s'enrhument, il demeure possible de placer la crèche dans le hall de la mairie, si l'on accepte de prendre quelques précautions. 

On peut, par exemple, demander à un artiste local de faire une "installation en forme de crèche", démarche qui conférera à l'objet le caractère artistique exigé par la jurisprudence. On peut aussi créer un lien entre la crèche et une exposition présentée dans le hall de la mairie. Dans le cas d'Hénin-Beaumont, l'exposition porte sur une cité minière, et l'on imagine volontiers les rois mages ayant troqué leur couronne contre une lampe de mineur, et le petit Jésus chauffé par un poêle à charbon. On peut aussi demander aux enfants des écoles de faire des dessins en vue d'une exposition "artistique" et "culturelle" sur Noël à Hénin-Beaumont.. Enfin, dernière possibilité : installer carrément dans le hall de la mairie le marché de Noël avec marchands de frites, de vin chaud et de barbe à papa. Rien de plus festif, même si l'on peut craindre quelques mauvaises odeurs. 

On peut donc penser que les crèches de Noël vont susciter une sorte de jeu du chat et de la souris entre les maires et les juges. Quant à la jurisprudence, elle va devenir de plus en plus complexe et reposer sur une appréciation d'une situation de fait qui n'a pas beaucoup de rapport avec un raisonnement juridique.

Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.

lundi 28 novembre 2016

Le mythe de la liberté d'accès aux décisions de justice

La justice est rendue, dit-on, au nom du peuple français. Ce n'est pas pour autant que le peuple, c'est-à-dire le citoyen lambda, vous ou moi, peut avoir facilement accès aux décisions de justice. Certes, il peut toujours obtenir communication d'un jugement, à la condition d'en connaître avec précision les références. La loi du 5 juillet 1972 affirme ainsi, pour l'ordre judiciaire, que "les tiers sont en droit de se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement". Devant le juge administratif, il est également possible de demander copie d'une décision. Les conclusions du rapporteur public, en revanche, sont sa propriété et ne sont communicables que s'il y a consenti. Ces procédures traditionnelles ne permettent que l'accès individuel à une décision précisément identifiée.

Elles constituent aujourd'hui la trace d'une conception qui reposait sur l'idée que le corpus des décisions de jurisprudence était le champ clos des spécialistes, à ne pas mettre entre toutes les mains. Il est vrai que le support papier ne permettait guère une ouverture très large. Pendant bien longtemps, les décisions de l'ordre judiciaire devaient être recherchées dans le Bulletin des arrêts des différentes chambres de la Cour de cassation, et dans le célèbre Lebon pour le Conseil d'Etat. Ce dernier est édité "en vertu d'une délégation de service public" depuis 1821 "sous le haut patronage du Conseil d'Etat" par des maisons d'édition successives qui ont été finalement intégrées dans le groupe Dalloz par des mouvements de concentrations successifs. Il constitue, à lui seul, une institution si vénérable qu'il serait sans doute impertinent de s'interroger sur l'existence même de cette délégation et des différents appels d'offre qui ont permis son renouvellement constant. Quoi qu'il en soit, tous les recueils de jurisprudence présentent les deux mêmes caractéristiques : ils sont payants et ne donnent qu'une image déformée de la jurisprudence, dans la mesure où ils ne sont pas exhaustifs mais reposent sur des choix effectués par la juridiction elle-même.

Le service public de la diffusion du droit sur internet


Aujourd'hui, les choses ont changé, au moins sur le papier. Le décret du 7 août 2002 crée un "service public" de la diffusion du droit par internet. Le site Legifrance, mis en oeuvre par la Direction de l'information légale et administrative (DILA) est au centre de ce nouveau service public. Il diffuse gratuitement les données publiques et constitue un instrument précieux de documentation. Il n'en demeure pas moins que la base Legifrance n'est pas non plus exhaustive. Le décret de 2002 mentionne ainsi que le nouveau service public "met gratuitement à la disposition du public les données suivantes : (...) 3° La jurisprudence : les décisions et arrêts du Conseil constitutionnel, du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation, et du tribunal des conflits".  Sont donc largement absentes de Legifrance les décisions des juges du fond et surtout celles des cours d'appel.

Pourquoi cette lacune ? Tout simplement parce que les décisions des cours d'appel figurent dans une base de données gérée par la Cour de cassation, JuriCA, souvent présentée comme "un outil de communication et de recherche" indispensable à la "construction des savoirs juridique et sociologique". C'est sans doute vrai pour les magistrats qui bénéficient, heureusement, d'un accès direct et gratuit par l'intranet Justice. Pour les autres, leur curiosité scientifique n'est pas suffisante pour justifier un accès à JuriCA. Il faut aussi de l'argent, et même beaucoup d'argent.

Un arrêté du 23 mars 2009 fixe ainsi le montant des redevances perçues en contrepartie de l'accès à ces décisions. Il concerne en pratique la fourniture d'arrêts en masse, fourniture effectuée pratiquement en temps réel, contrairement à Légifrance qui ne met les décisions en ligne qu'avec un certain retard. En d'autres termes, et pour être très clair, la Cour de cassation vend les arrêts des cours d'appel. Et elle les vend très cher, puisque l'on considère qu'il faut environ 100 000 € pour s'offrir l'ensemble du stock. Le résultat est que les clients sont les grands éditeurs juridiques qui vont ensuite offrir un accès à travers leur propre plate-forme, également accessible moyennant une rétribution très élevée.

I want to know. Adriano Celentano. 1977

La réutilisation des données


La réutilisation des données se heurte également à des obstacles importants. En principe, les autorités françaises ont adopté le principe de l'Open Data. Depuis le décret du 20 juin 2014,  les licences Legifrance sont en principe gratuites. En témoigne un arrêté du 24 juin 2014 relatif "à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques (...) de la DILA". Toute personne a donc le droit d'accéder aux décisions de justice et des réutiliser.  La DILA joue le jeu, et avec elle, bon nombre d'institutions qui mettent en ligne et autorisent le téléchargement de données publiques.

Certes, mais cet accès ne fait pas l'affaire de ceux qui ont l'habitude de vendre les décisions de justice. Leur argument essentiel pour s'opposer à l'Open Data réside dans la nécessairement anonymisation des décisions de justice. Depuis une recommandation du 29 novembre 2001, la CNIL estime "qu'il est préférable que les éditeurs de bases de données de décisions de justice librement accessibles sur des sites internet s'abstiennent (...) d'y faire figurer le nom et l'adresse des parties au procès ou des témoins". Cette prohibition a ensuite été étendue aux gestionnaires des sites en accès restreint, au nom du droit à l'oubli numérique. L'arrêté du 9 octobre 2002 relatif à Legifrance reprend ensuite ce principe.

Cette exigence d'anonymisation est tout-à-fait légitime mais il n'est guère concevable qu'elle puisse durablement empêcher l'accès au droit en Open Data. Rappelons en effet que la directive du 17 novembre 2003 sur la réutilisation des informations du secteur public, applicable en droit français depuis juillet 2015 affirme que "la publicité de tous les documents généralement disponibles qui sont détenus par le secteur public, non seulement par la filière politique, mais également par la filière judiciaire (...) constitue un instrument essentiel pour développer le droit à la connaissance, principe fondamental de la démocratie". Derrière ce style digne des institutions de l'Union européenne apparaît à l'évidence la nécessité de développer l'Open Data. Des solutions devront donc être trouvées, par exemple par des conventions prévoyant l'anonymisation des données par celui qui souhaite les réutiliser.

Les compétences de la CADA


En attendant, on doit relever une intéressante jurisprudence de la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA). Cette autorité indépendante, chargée de donner un avis sur le caractère communicable ou non de certains documents, se trouve en dans une situation pour le moins improbable, en raison du partage de ses compétences entre d'un côté la réutilisation des informations publiques, et de l'autre l'accès aux documents administratifs.

Dans un conseil du 27 juillet 2010, elle s'estime compétente pour rendre un avis sur toute décision défavorable en matière de réutilisation des informations publiques contenues dans des jugements ou arrêts judiciaires. En revanche, dans un avis du 28 avril 2016, elle déclare irrecevable une demande  dirigée contre le refus opposé par la Cour de cassation à un accès aux décisions contenues dans JuriCA, en vue de leur réutilisation. Celles-ci ne sont pas considérées comme des "documents administratifs" au sens de la loi du 17 juillet 1978. Autrement dit, la CADA est incompétente pour se prononcer sur l'accès aux décisions de justice, mais compétente pour se prononcer sur leur réutilisation. La Commission a dû se rendre compte de l'étrangeté de la situation, et elle a pris soin de mentionner qu'il "appartiendra au demandeur, s'il l'estime utile, de la saisir de toute décision défavorable en matière de réutilisation qui serait apparue dans ses échanges ultérieurs avec le Premier Président de la Cour de cassation". Un véritable appel à une nouvelle saisine que la CADA semble souhaiter.

Doctrine.fr : refonder l'accès au droit


De toute évidence, l'Open Data fait bouger les lignes. Tous ceux qui souhaitent continuer à faire commerce des décisions de justice vont devoir évoluer, parfois dans la douleur. Le droit positif offre en effet un véritable droit à la communication des décisions de justice et un droit à leur réutilisation. Les responsables du tout jeune moteur de recherche Doctrine.fr l'ont bien compris et ils se sont engagés dans un combat courageux contre les "majors" du système en utilisant tout simplement ces nouvelles règles. Avouons que la situation ne manque pas de sel : une jeune Start Up utilise le droit pour refonder l'accès au droit.

jeudi 24 novembre 2016

Cachons les gays : mais que font les polices ?

Des affiches consacrées à une campagne nationale de prévention du SIDA ont suscité l'irritation de certains élus Les Républicains. Sur la photo, deux hommes s'enlacent, et les messages sont clairs : "Coup de foudre, coup d'essai, coup d'un soir", ou "Avec un amant, avec un ami, avec un inconnu", ou encore "Les situations varient, les modes de protection aussi".

Le maire d'Angers, comme ceux d'une quinzaine d'autres villes, a  demandé à l'entreprise J.C. Decaux de retirer les panneaux installés à proximité des écoles. Celui d'Aulnay-sous-bois a pris un arrêté interdisant purement et simplement cette campagne d'affichage sur le territoire de sa commune. Marisol Touraine, ministre de la santé à l'origine de cette opération, annonce aussitôt sur Twitter qu'elle entend "saisir la justice" pour s'opposer à cette "censure".

A première vue, tout cela semble relever la gesticulation politique. D'un côté, les proches des milieux catholiques de La Manif pour tous qui ont actuellement des raisons de tester leur toute récente puissance politique. De l'autre, une ministre qui considère que cette mise en cause d'une campagne de santé publique relève de l'homophobie. Tout cela serait sans aucun intérêt si ces affiches ne posaient pas une intéressante question d'articulation entre deux compétences de police générale.

Les mesures ministérielles


La campagne de communication a pour objet de protéger la santé publique, et l'on sait que la prévention du SIDA fait aujourd'hui l'objet d'une véritable politique publique, avec un Conseil national du SIDA (CNS) qui donne son avis sur toutes les campagnes de prévention initiées par le ministère de la santé, et un plan quinquennal qui définit les priorités dans ce domaine. Cette organisation est cependant loin d'être aussi rigide qu'il n'y paraît. C'est ainsi que le cinquième plan a pris fin en 2014, sans qu'il semble être question de l'élaboration du sixième. Par ailleurs, le caractère public de cette politique est largement battu en brèche par l'intervention de différentes associations auxquelles l'administration sous-traite une partie de la politique de prévention, ainsi que par le recours à des intermédiaires privés. Dans le cas présent, les affiches sont diffusées par le réseau privé J.C. Decaux, même si ce réseau entretient des liens étroits avec l'Etat.

La politique de santé peut être considérée comme une mesure de police. Au plan de l'Union européenne, l'article 45 § 3 du traité prévoit que la libre circulation peut être limitée par un Etat membre "pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique", la santé étant donc considérée comme un élément de l'ordre public. En droit interne, le Conseil d'Etat a jugé, dans un arrêt du 19 mars 2007 rendu à propos de l'interdiction de fumer dans les lieux publics, qu'il appartenait au Premier ministre de prendre les mesures de police applicables à l'ensemble du territoire, "au nombre desquelles figurent les impératifs de santé publique".

Le Premier ministre dispose seul du pouvoir réglementaire, mais il appartient aux ministres concernés de mettre en oeuvre les politiques publiques de prévention, et c'est précisément ce qui a été fait par la ministre de la santé.


 Je suis gay, soyons gays.
Offenbach. La Belle Hélène. Opéra Bouffe du Québec. 2012.


Le pouvoir des maires

 

Cette politique publique nationale n'a pas pour effet de neutraliser le pouvoir de police générale détenu par les maires. Observons d'ailleurs, mais ce n'est qu'une question de terminologie, qu'il ne s'agit pas de "censure" au sens juridique du terme. Celle-ci implique en effet, dans sa définition même, un contrôle préalable qui n'existe pas en l'espèce : les maires n'exercent pas une censure antérieure destinée à empêcher l'affichage mais en prononcent l'interdiction a posteriori.

Il est admis depuis longtemps que les élus peuvent réglementer l'affichage sur le territoire de leur commune au titre de leur pouvoir de police. Encore faut-il qu'il soit constitutif d'un trouble à l'ordre public (C.E., 29 avril 1938, Maigret, rec. 384 ; C.E. Sect. 19 juin 1942 Chambre syndicale de l'affichage en France et autres). L'essentiel de la jurisprudence porte ainsi non pas sur le contenu du message, mais plutôt sur son support. Une mesure de police peut ainsi interdire un panneau publicitaire qui risque de chuter sur la tête des passants ou de distraire les automobilistes.

Morale publique


Il arrive cependant, certes plus rarement, que la mesure de police porte sur le contenu du message et plus précisément sur la "moralité publique", élément traditionnel de l'ordre public. Dans un arrêt du 11 mai 1977, le Conseil d'Etat admet ainsi la légalité de la décision du maire de Lyon interdisant la pose de deux enseignes lumineuses "Sex Shop" à proximité immédiate du Mémorial de la Résistance. En l'espèce, les élus ne prononcent pas directement le mot "morale" mais invoquent la protection de la jeunesse, dès lors que sont visées les affiches placées à proximité des écoles. Le problème est qu'il n'existe aucun fondement juridique spécifique justifiant une interdiction d'affichage sur cette base. De fait, la mesure ne peut relever que du pouvoir de police générale, ce qui nous ramène à la moralité publique.

Circonstances locales

 

Encore faut-il que des circonstances locales extérieures aux convictions du maire justifient la mesure. Cette condition est clairement énoncée en matière de police cinéma. Un élu peut en effet, depuis le célèbre arrêt du 18 décembre 1959 Société des Films Lutétia, interdire la diffusion d'une oeuvre cinématographique "à raison du caractère immoral du film et de circonstances locales". Là encore, la jurisprudence récente se montre très réticente à cet égard, et les élus ont fini par renoncer à exercer ce pouvoir de police. Le maire de Villiers-sur-Marne avait ainsi annoncé, en janvier 2015, l'interdiction de Timbuktu sur le territoire de sa commune pour éviter que "les jeunes puissent prendre comme modèle les djihadistes". Il a rapidement battu en retraite, sans doute informé, un peu tard,  de l'illégalité manifeste d'une telle mesure, en raison précisément d'une absence de circonstances locales justifiant un trouble effectif à l'ordre public.

De toute évidence, les élus qui ont interdit la campagne d'affichage contre le SIDA risquent de se heurter à la même jurisprudence, car aucune des conditions n'est remplie. L'atteinte à la moralité publique n'existe qu'à l'aune de leurs convictions religieuses. Elles sont parfaitement respectables, mais certainement pas de nature à fonder une jurisprudence, d'autant que le juge hésiterait sans doute à qualifier d'immorale une campagne de prévention initiée par l'Etat. Quant aux circonstances locales, elles ne justifient en aucun cas une interdiction, les affiches n'ayant pas suscité de manifestation particulière de la part de la population.

Il est très probable que ces arrêtés seront finalement suspendus par le juge des référés. Il est très probable aussi que la campagne de prévention du ministre est passée totalement inaperçue dans les communes concernées par les interdictions. Il n'en demeure pas moins que l'initiative des élus Les Républicains témoigne surtout de leur volonté de faire revenir dans l'espace public une certaine idée de la morale qu'ils estiment devoir imposer à leurs électeurs. Mais n'y sont-ils pas incités par un discours dominant qui insiste sur le respect des convictions religieuses de chacun, y compris lorsqu'elle s'affichent dans l'espace public ?

dimanche 20 novembre 2016

Non bis in idem devant la Cour européenne des droits de l'homme

Dans un arrêt du 15 novembre 2016 A. et B. c. Norvège, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) s'est prononcée sur le principe Non bis in idem. Cette décision intervient à point pour éclairer le débat juridique qui s'est développé en France sur ce principe depuis les décisions rendues par Conseil constitutionnel le 24 juin 2016 sur les affaires Cahuzac et Wildenstein. On notera d'ailleurs que la France a plaidé dans l'affaire A.B. c. Norvège comme tiers intervenant, dans le but d'affirmer le caractère administratif des sanctions infligées par le fisc.

Un guide touristique des paradis fiscaux


Comme messieurs Cahuzac et Wildenstein, les requérants devant la CEDH sont poursuivis pour fraude fiscale. Le rappel des faits ressemble étrangement à un guide touristique des paradis fiscaux. On y apprend que A. et B. sont propriétaires d'une société Estora immatriculée à Gibraltar, elle-même propriétaire d'une autre société Strategic installée à Samoa et au Luxembourg. En 2001, les deux société acquièrent des participations dans une troisième, mais ces actions sont revendues deux mois plus tard à une quatrième, également domiciliée à Gibraltar. On l'a compris, l'objet de ces mouvements de fonds est de faire échapper au fisc norvégien une somme équivalent à environ 3 600 000 €. Après un contrôle fiscal méticuleux, les deux requérants ont fait l'objet d'une sanction fiscale et ils se sont acquittés à la fois des impôts qu'ils devaient et d'une majoration de 30 %. En plus de ce redressement, ils ont été condamnés à un an d'emprisonnement. 

L'article 4 du Protocole n° 7


Tous deux considèrent que, en vertu de l'application du principe Non bis in idem, l'application d'une sanction fiscale fait obstacle à une condamnation pénale. Les tribunaux norvégiens les ont également déboutés et ils se tournent vers la CEDH en s'appuyant sur l'article 4 du Protocole n° 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ses dispositions affirment que "nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même Etat en raison d'une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif (...) ".

Observons que ces dispositions ont été adoptées en 1984 et sont entrées en vigueur en 1988, soit presque quarante ans après la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Le moins que l'on puisse dire est qu'elles ne donnent pas lieu à un consensus européen. Quatre Etats (Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, Turquie) n'ont pas ratifié ce Protocole, et quatre autres (Autriche, France, Italie, Portugal) l'ont ratifié avec des réserves ou déclarations interprétatives précisant que le mot "pénalement" doit être entendu selon le sens donné par leur loi nationale.

Le caractère pénal et les "critères Engel"


Dans l'affaire A. et B. c. Norvège, le Protocole n° 7 est parfaitement applicable. Pour que le principe Non bis in idem puisse être invoqué, il faut donc que les poursuites pour fraude fiscale puissent être considérées comme relevant de la matière pénale. Cette qualification, lorsqu'elle est donnée par la Cour européenne, ne repose pas sur la compétence juridictionnelle mais sur le contenu de l'accusation qui ne doit pas relever du domaine civil. 

Depuis l'arrêt  Sergeï Zolotoukhine c. Russie du 10 février 2009, il est désormais acquis que les critères utilisés pour apprécier la nature "pénale" d'une sanction sont les "critères Engel", issus de l'arrêt Engel c. Pays-Bas du 8 juin 1976. 

Le premier est la qualification juridique de l'infraction dans le droit de l'Etat, le second la nature de l'infraction aux yeux de la Cour elle-même, et enfin le troisième réside dans la sévérité de la sanction encourue. Cette liste est faussement simple, car l'articulation entre les critères varie selon les décisions. C'est ainsi que les deux derniers critères sont utilisés de manière tantôt alternative, tantôt cumulative, par la Cour.

Don't think twice, it's alright. Bob Dylan. 1963

Une procédure intégrée


En réalité, la Cour se prononce au regard de l'éventuel préjudice porté au justiciable par la double incrimination pour les mêmes faits. Aux yeux du juge européen, cette double incrimination n'est admissible que si elle s'analyse comme le résultat d'un système intégré, parfaitement articulé et prévisible, formant un tout cohérent. Tel est le cas en l'espèce, dès lors que le système norvégien combine majoration d'impôt dans une procédure administrative et condamnation pour fraude fiscale dans une procédure pénale. Les deux sanctions sont en quelque sorte complémentaires. 

Un lien matériel et temporel suffisamment étroit


Encore faut-il cependant, et c'est une précision essentielle apportée par l'arrêt du 15 novembre 2016, qu'il existe entre les deux procédures "un lien matériel et temporel suffisamment étroit". 

Le principe Non bis in idem devient applicable en effet si les deux procédures n'avaient aucun lien entre elles, situation qui constitue une source d'insécurité juridique pour le requérant. Dans l'arrêt Nykänen c. Finlande du 20 mai 2014, la Cour a ainsi constaté, a propos d'une autre affaire de fraude fiscale, que les sanctions pénales et fiscales avaient été infligées par des autorités différentes, avec des procédures distinctes, chaque autorité ayant fixé une peine sans tenir aucun compte de la sanction prononcée par l'autre. Dans ce cas, la Cour estime qu'il y a violation de l'article 4 du Protocole n° 7.

A ce lien matériel s'ajoute un lien temporel. Dans la décision Kapetanios et autres c. Grèce du 30 avril 2015, les requérants se plaignaient d'avoir été condamnés à une amende fiscale pour contrebande après avoir été définitivement acquittés par le juge pénal. La Cour a vu dans cette absence de lien temporel une atteinte au principe Non bis in idem.

Non bis in idem et principe de sûreté


L'arrêt A. et B. c. Norvège s'efforce de simplifier quelque peu une jurisprudence complexe. La Cour revient à l'esprit du principe Non bis in idem qui ne vise pas à interdire de cumuler les sanctions pour un même fait, mais qui veut simplement assurer la sécurité juridique de la personne concernée. Si elle a effectivement commis une infraction, elle doit certes en assumer les conséquences mais ce n'est pas pour autant qu'elle doit, parfois durant des années, est confrontée à des procédures de nature différente et qui peuvent finalement conduire à une sanction globale disproportionnée. Considéré sous cet angle, Non bis in idem devient, en quelque sorte, un élément du principe de sûreté.


Il est évident que le droit français devra s'interroger sur cette jurisprudence. Car même s'il refuse de considérer la "nature pénale" de la procédure fiscale, il n'en demeure pas moins que le cumul des procédures, tant en matière fiscale que disciplinaire, n'est pas organisé de manière à former un ensemble cohérent et propre à garantir la sécurité juridique des personnes. Loin de là.