« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 11 juillet 2016

La bonne foi du lanceur d'alerte

Au fil des décisions, le statut juridique du lanceur d'alerte se précise. Il y a quelques jours, la Chambre sociale de la Cour de cassation consacrait un véritable droit de signaler des comportements illicites qu'elle rattachait à la liberté d'expression. En même temps, dans un arrêt Soares c. Portugal du 21 juin 2016, la Cour européenne des droits de l'homme précise qu'un tel signalement doit être fait de bonne foi pour que son auteur puisse être qualifié de lanceur d'alerte. 

Fin 2009, Antonio Soares, caporal-chef de la garde nationale républicaine portugaise à Gois, a dénoncé le commandant du poste territorial d'Arganil à l'inspection générale de l'administration interne. Faisant état de différentes rumeurs selon lesquelles l'intéressé aurait détourné des fonds publics, il demandait l'ouverture d'une enquête. Il a obtenu satisfaction et deux enquêtes ont été diligentées, l'une par l'inspection générale, l'autre par la Garde nationale républicaine elle-même. Aucune n'est parvenue à trouver un quelconque fondement à ces allégations. Le résultat est qu'Antonio Soares a été poursuivi et condamné par le juge pénal à 750 € d'amende pour diffamation aggravée. Il a dû verser 1000 € au commandant qu'il avait accusé pour réparation du préjudice. Ayant épuisé les recours internes, il a saisi la Cour européenne des droits de l'homme, estimant que sa condamnation constituait une atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

La Cour européenne ne lui a pas donné satisfaction. En l'espèce, elle est confrontée à un conflit de normes entre le droit à la vie privée et à la réputation du commandant et la liberté d'expression de celui qui se considère comme un lanceur d'alerte. Elle écarte pourtant cette liberté d'expression en précisant que le lanceur d'alerte ne peut être considéré comme tel, et donc s'en prévaloir, que s'il est de bonne foi.

L'ingérence dans la liberté d'expression 


Rappelons qu'il n'est pas contesté que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans sa liberté d'expression. Celle-ci peut cependant être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuite un but légitime, et si elle se révèle "nécessaire dans une société démocratique". Les deux premières conditions sont facilement remplies : la diffamation aggravée est une incrimination qui figure dans le code pénal portugais, et la volonté de protéger la réputation d'une personne injustement calomniée est un but parfaitement légitime. 

Reste le caractère "nécessaire dans une société démocratique", notion qui conduit la Cour à apprécier le caractère proportionné de la restriction apportée à la liberté d'expression du requérant par rapport au but de protection de la vie privée du commandant victime de la dénonciation.

"Bouche de lion". Boîte aux lettres pour les dénonciations anonymes. Venise. Palais des Doges


Les lanceurs d'alerte dans le secteur public


La Cour commence par rappeler que la liberté d'expression doit pouvoir s'exercer dans l'ensemble du monde du travail, y compris  dans le secteur public, principe acquis depuis la décision Vogt c. Allemagne de 1995. Dans l'arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2008, la Cour reconnaît ainsi, sans pourtant mentionner le terme de "lanceur d'alerte", que la "dénonciation de conduites illicites" sur son lieu de travail par un fonctionnaire peut être protégée "dans certaines circonstances". Elle considère en conséquence comme disproportionnée la révocation d'un procureur moldave révoqué pout avoir donné à la presse des lettres des autorités policières faisant pression sur la justice pour que des poursuites engagées à l'encontre de policiers corrompus soint abandonnées.

Ces circonstances sont appréciées par la Cour à travers une série de critères qui ont été étendus aux lanceurs d'alerte du secteur privé par l'arrêt Heinisch c. Allemagne du 21 juillet 2011 et auxquels la Cour se réfère dans sa décision Soares, pour considérer comme proportionnée la sanction pénale prise à son encontre. Dans ce cas, le critère que retient la Cour est d'abord celui du préjudice causé à la victime. La diffamation dont elle a été victime a, en effet, été à l'origine de deux enquêtes successives.

En revanche, la Cour écarte les critères qui auraient pu jouer en faveur du lanceur d'alerte. Certes, l'intérêt public de la divulgation pouvait être invoqué, dès lors qu'il s'agissait de dénoncer des détournements de fond commis par un fonctionnaire d'autorité. Les faits rapportés n'ont cependant pas pu être prouvés, M. Soares lui-même reconnaissant s'être borné à rapporter des rumeurs. Sur ce point, l'authenticité des faits divulgués, critère essentiel aux yeux de la Cour pour se voir reconnaître l'atteinte à la liberté d'expression du lanceur d'alerte, n'est pas avérée. Dans un arrêt Pinto Pinheiro Marques c. Portugal du 22 janvier 2015, la Cour précise ainsi qu'une telle dénonciation ne peut porter que sur des faits et non pas sur de simples jugements de valeur, car seuls les faits peuvent être prouvés.

La bonne foi du dénonciateur


Si l'authenticité des faits n'est pas démontrée, la bonne foi du dénonciateur ne l'est pas davantage. La Cour européenne estime ainsi que le juge pénal portugais a pu, sans violer l'article 10 de la Convention, condamner pour diffamation aggravée un fonctionnaire public, auteur d'une dénonciation grave sur le seul fondement de rumeurs. Dans le cas de M. Soares, cette absence de bonne foi est aggravée par l'absence du dernier critère qui repose sur le respect des procédures légales. Toute plainte d'un membre de la Garde nationale portugaise contre un officier doit en effet suivre la voie hiérarchique, selon une procédure fixée par la loi. En l'espèce, le requérant a donc écarté la chaine de commandement et empêché l'officier mis en cause de se défendre devant les instances internes.

La dénonciation publique ne peut donc exister que lorsqu'il n'existe aucune autre procédure possible, et lorsque son auteur est de bonne foi. Ces deux éléments font défaut, et la Cour européenne en tire la conclusion, cette fois en prononçant le mot, que le requérant ne saurait être qualifié de "lanceur d'alerte". La solution semble logique mais elle risque de conduire à une appréciation parfois délicate, car le lanceur peut parfois être contraint d'ignorer les procédures internes, lorsqu'elles n'ont pas d'autre fonction que d'enterrer les éventuelles dénonciations de faits de corruption.

Quoi qu'il en soit, la Cour veut manifestement éviter que le statut de lanceur d'alerte soit invoqué à tort et à travers par des spécialistes de la délation ou de la rumeur : " Tout à coup, on ne sait comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil ; elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription". Les juges auront alors la rude mission de définir la frontière entre l'alerte et la calomnie.

Sur la protection des lanceurs d'alerte : Chapitre 9, section 1 B du manuel de libertés publiques sur internet.

vendredi 8 juillet 2016

La vie privée de Salah Abdeslam

Frank Berton, avocat de Salah Abdeslam, annonce son intention de porter plainte pour atteinte à la vie privée de son client, à la suite de la visite à Fleury-Mérogis du député Thierry Solère (LR Hauts de Seine). Ce dernier a pu en effet visionner les images de la vidéo-surveillance dont le détenu fait l'objet, jour et nuit. Il a ensuite raconté certains détails de la vie quotidienne du détenu, de la rapidité avec laquelle il se brosse les dents à la longueur de ses prières. Il s'est également étonné que l'administration pénitentiaire ait aménagé une "salle de sport" particulière à Salah Abdeslam. 

Aux yeux de Frank Berton, le député a "méprisé" les droits de son client. Le visionnage et le récit qui a suivi relèvent, selon lui, du délit d'atteinte à la vie privée puni d'un an d'emprisonnement et de 45000 € d'amende (article 226-1 du code pénal). Bien entendu, les propos de l'avocat s'analysent largement comme une posture médiatique et il n'envisage certainement pas sérieusement d'obtenir la condamnation de Thierry Solère ni même, du moins on l'espère pour lui, de mobiliser l'opinion en faveur de Salah Abdeslam. 

La "salle de sport"


Il est vrai que Thierry Solère commet une erreur lorsqu'il s'élève contre la "salle de sport" attribuée au détenu. Rappelons tout de même que le régime d'isolement des personnes détenues trouve son origine dans le décret du 21 mars 2006, signé du ministre de la justice de l'époque, Pascal Clément. Dans un arrêt du 31 octobre 2008, le Conseil d'Etat a annulé pour incompétence certaines dispositions de ce décret au motif que la décision de placer un détenu en isolement devait reposer sur un fondement législatif et non pas réglementaire. La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 a donc permis de conférer un fondement juridique incontestable à la mesure d'isolement. Un décret du 23 décembre 2010 est ensuite venu préciser les conditions de mise en oeuvre de cette nouvelle loi, complété par une circulaire du 14 avril 2011, texte spécifiquement consacré "au placement à l'isolement des personnes détenues". Il n'aura échappé à personne que ces textes ont été adoptés durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

C'est donc à Nicolas Sarkozy et au gouvernement de François Fillon que nous devons la "salle de sport" que dénonce avec véhémence Thierry Solère. La circulaire de 2011 précise en effet le régime de l'isolement en précisant nettement qu'il ne s'agit pas d'une mesure disciplinaire. Les détenus conservent donc le droit de pratiquer leur religion, d'échanger de la correspondance, de disposer de livres et d'une télévision, de faire une promenade d'une heure par jour à l'air libre. La circulaire précise que "le quartier d'isolement doit impérativement permettre l'organisation d'activités sportives, seul ou en petit groupe". L'administration a parfois eu des soupçons sur une utilisation par des détenus en isolement d'installations sportives à des fins de communication. C'est la raison pour laquelle elle a préféré placer un rameur dans la cellule voisine. La "salle de sport" demeure donc modeste et s'analyse comme une obligation mise à la charge de l'administration pénitentiaire.
I can see the whole room... and there's nobody in it ! Roy Lichtenstein. 1961

Le droit de visite des parlementaires


Si Thierry Solère se trompe en matière d'installations sportives, il ne fait aucun doute qu'il avait parfaitement le droit de visiter un établissement pénitentiaire et de visionner les vidéos de surveillance de la cellule d'Abdeslam. 

La loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes autorise en effet les députés et sénateurs à visiter à tout moment les établissements pénitentiaires (art. 720-1-A du code de procédure pénale). Depuis la loi du 17 avril 2015, le parlementaire peut même être accompagné de journalistes, ce qui était le cas en l'espèce, Thierry Solère étant accompagné de deux journalistes du Journal du dimanche.

Ce droit de visite implique-t-il le droit de visionner les enregistrements de vidéosurveillance de la cellule d'Abdeslam ? La circulaire du 25 juillet 2011 qui organise ce droit de visite ne mentionne aucune interdiction de ce type. Elle ne mentionne que deux restrictions. D'une part, ce droit de visite concerne la prison et non pas les personnes incarcérées. Si le parlementaire veut rencontre un détenu, il droit user des procédures habituelles relatives au droit de visite. D'autre part, il n'est pas autorisé à effectuer des enregistrement audio ou vidéo. En dehors de ces deux restrictions, les parlementaires visitent librement l'établissement, tout l'établissement. 

L'arrêté du 9 juin 2016 se montre plus précis. Ce texte publié au moment précis où Abdeslam intégrait les prisons françaises institue la surveillance permanente vidéo pour les personnes "dont l'évasion ou le suicide pourraient avoir un impact important sur l'ordre public eu égard aux circonstances particulières à l'origine de leur incarcération et l'impact de celles-ci sur l'opinion publique". Il précise que seuls ont accès aux données de vidéosurveillance les personnes qui ont besoin d'en connaître, "pour les besoins du service", c'est à dire les agents de l'administration pénitentiaire, le chef d'établissement et le correspondant local informatique et libertés. Les parlementaires ne figurent pas dans la liste.

L'accès de Thierry Solère à ces vidéos a donc un fondement juridique pour le moins incertain. L'arrêté de juin 2016 pourrait peut-être conduire à reconnaître une faute de l'administration pénitentiaire qui lui a communiqué ces enregistrements. En revanche, le parlementaire lui-même peut estimer détenir un droit général d'accès sur le fondement de la loi qui l'autorise à visiter les établissements pénitentiaires.

Le droit à la vie privée des personnes détenues


Il reste tout de même à s'interroger sur le récit qu'a fait le député de ce qu'il a vu sur ces enregistrements, récit largement diffusé dans la presse. L'avocat d'Abdeslam y voit une atteinte intolérable à la vie privée de son client, dès lors que le député évoque la manière dont il se brosse les dents ou fait sa prière. 

Il n'est pas contesté que les personnes détenues bénéficient du droit au respect de la vie privée. Dans sa délibération du 19 mai 2016 sur l'arrêté du 9 juin 2016 la CNIL rappelait l'existence de droit garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La Cour européenne des droits de l'homme n'a été saisie qu'une seule fois d'une requête émanant d'un détenu se plaignant d'être placé sous vidéo-surveillance de manière permanente. Elle n'a pas eu à se prononcer sur le fond, le requérant n'ayant pas, sur ce point, épuisé les voies de recours internes (CEDH 3 avril 2014, Salvatore Riina c. Italie). Elle a, en revanche, admis, dès son arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, qu'un traitement particulier, reposant sur l'isolement cellulaire, peut être infligé aux détenus considérés comme particulièrement dangereux. Le régime de surveillance entraine alors nécessairement une ingérence plus grande dans la vie privée du détenu.

Doit-elle pour autant être rapportée dans les médias ? Si l'on considère la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, la réponse ne fait guère de doute, car la manière dont Salah Abdeslam est traité en prison relève du "débat d'intérêt général", qui justifie, aux yeux de la Cour, que la liberté d'expression l'emporte sur le droit au respect de la vie privée. A l'inverse, il n'est pas tout à fait impossible de plaider la divulgation illicites de données couvertes par le secret professionnel, dès lors que l'arrêté de juin 2016 précise la liste des personnes habilitées à connaître ces données.

Sur ce plan, la plainte de Frank Berton, si elle est finalement déposée, présente l'intérêt de mettre en lumière le caractère inachevé de l'ensemble normatif actuellement en vigueur. Des arrêtés successifs, rédigés à la hâte et mal coordonnés, conduisent à une remise en cause, insidieuse mais réelle, d'un droit accordé aux parlementaires par la voie législative. La hiérarchie des normes est ainsi bousculée et les droits du parlement doublement méprisés. Deux atteintes beaucoup plus graves que celles portées à la vie privée de Salah Abdeslam.


dimanche 3 juillet 2016

Le droit d'être lanceur d'alerte, élément de la liberté d'expression

Le statut juridique des lanceurs d'alerte ressemble à un chantier en construction, auquel la décision rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 30 juin 2016 vient apporter une nouvelle pierre. Elle a saisi l'occasion d'un contentieux ignoré de tous, parfaitement à l'écart des scandales financiers qui font les délices des médias.

L'action ne se passe pas au Luxembourg, ni au siège social d'une grande banque, mais à Basse-Terre, au sein de l'"association guadeloupéenne de gestion et de réalisation des examens de santé et de promotion de la santé". En 2009, M. X. est recruté comme directeur administratif et financier de cette structure qui gère un centre de santé publique en Guadeloupe. Très rapidement, il constate certaines irrégularités et finit par informer le procureur de la République que le directeur du centre, le docteur Y., a tenté de se faire payer des salaires pour un travail fictif, et qu'il a obtenu du Président de l'association la signature d'un contrat de travail alors qu'il est en même temps administrateur de l'association. Ces faits peuvent en effet laisser penser que l'association est le cadre d'escroqueries et de détournements de fonds publics. 

La réaction ne se fait pas attendre. En mars 2011, le lanceur d'alerte est licencié pour faute lourde. Le conseil des prud'hommes n'a rien trouvé à redire, mais la Cour d'appel de Basse Terre considère, quant à elle, que le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse. En revanche, elle refuse de prononcer la nullité du licenciement et la réintégration de M. X., aucun texte législatif applicable à l'époque des faits ne lui permettant de considérer l'intéressé comme un lanceur d'alerte. 

Des textes insuffisants


Il est vrai qu'en 2009, au moment du licenciement de M. X. la question des lanceurs d'alerte n'avait pas été soulevée. Il a fallu attendre que les noms d'Edward Snowden et de Julian Assange deviennent célèbres pour que le droit se penche sur ce problème. Encore ne l'a-t-il fait qu'avec une extrême prudence. 

Pour les fonctionnaires, l'article 6 du statut, issu de la loi du 6 août 20102 interdit de sanctionner les lanceurs d'alerte. Les effets de ce texte demeurent cependant modestes, d'abord parce qu'il ne s'applique qu'aux fonctionnaires statutaires et excluent donc de sa protection les agents contractuels, ensuite parce qu'il ne concerne que les mauvais traitements ou harcèlements infligés à un autre agent public. Autrement dit, le lanceur d'alerte qui dénonce la mise au placard d'un collègue peut être protégé, mais pas celui qui dénonce des faits de corruption dans sa hiérarchie. 

Dans le secteur privé, la loi du 6 décembre 2013 affirme qu'un salarié ne peut faire l'objet d'une sanction ou d'un refus d'avancement pour avoir témoigné d'infractions dont il a eu connaissance durant ses fonctions. La loi prévoit alors un renversement de la charge de la preuve : en cas de contentieux, il appartient au chef d'entreprise de démontrer que la mesure prise à l'encontre du salarié n'est pas motivée par ses dénonciations. In fine, le juge peut prononcer la nullité d'une sanction ou d'un licenciement prononcé à l'encontre d'un lanceur d'alerte.

M. X. est salarié d'une association, et la loi du 6 décembre 2013 lui aurait été fort utile. En effet, ses employeurs ne contestent même pas que son licenciement repose sur ses dénonciations. Hélas, ce texte, postérieur aux faits, n'est pas applicable.

Guy Béart. La Vérité. Enregistrement public mars 1968

Le droit de signaler des comportements illicites


Devant ce vide juridique, la Chambre sociale trouve un autre fondement pour prononcer la nullité du licenciement de M. X. Elle invoque l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à la liberté d'expression. Elle y est largement incitée par la jurisprudence de la Cour européenne qui, dès un arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2008, considère comme une atteinte à la liberté d'expression le renvoi d'un fonctionnaire du parquet général qui avait donné à la presse des informations sur une ingérence du gouvernement dans la justice pénale. Plus tard, dans une décision Sosinowska c. Pologne du 18 octobre 2011, la Cour sanctionne sur le même fondement le licenciement d'un médecin qui avait dénoncé les erreurs médicales commises par un praticien chef de service dans un hôpital. De cette jurisprudence, la Chambre sociale déduit l'existence d'un droit des salariés de signaler les comportements illicites qu'ils constatent sur leur lieu de travail et dans l'exercice de leurs fonctions.

Une liberté fondamentale


Le plus intéressant, dans cette décision, réside dans le fait qu'elle consacre ce droit comme une liberté fondamentale. Dans sa décision du 28 mars 2006, la Chambre sociale admettait ainsi la nullité d'une licenciement portant atteinte à une liberté fondamentale, en l'espèce la liberté de témoigner en justice (voir aussi : Soc., 29 octobre 2013).

Le droit de signaler un comportement illicite est donc désormais garanti comme une liberté fondamentale, ce qui signifie notamment, que sa violation peut donner lieu à une action en référé demandant au juge de prononcer la nullité d'une mesure qui lui porte atteinte. 

Sur ce point, l'arrêt est évidemment positif, surtout si on le compare à la récente décision du juge pénal luxembourgeois saisi du cas de lanceurs d'alerte qui avaient dénoncé des pratiques de blanchiment et d'évasion fiscale. Le juge commence par reconnaître que les prévenus "ont contribué à une plus grande transparence et équité fiscale (...) et qu'ils ont agi dans l'intérêt général et contre des pratiques d'optimisation fiscale moralement douteuses", avant de les condamner à des peines de prison avec sursis. 

Reste que la décision de la Chambre sociale française apparaît davantage comme une sorte de pansement jurisprudentiel destiné à soigner les blessures causées par un vide législatif. Sur ce point, elle constitue un appel au législateur, appel qui intervient fort opportunément. Le  projet de loi Sapin II de lutte contre la corruption déposé à l'Assemblée nationale le 30 mars 2016 arrive en effet en discussion au Sénat pour une première et dernière lecture, puisqu'il fait l'objet d'une procédure accélérée. De toute évidence, la Chambre sociale attend avec impatience la création de l'Agence nationale de détection et de prévention de la corruption, chargée de conseiller les lanceurs d'alerte, voire de reprendre à son compte leurs révélations pour leur permettre de demeurer dans l'anonymat, ou encore de reprendre à sa charge les frais liés à d'éventuelles procédures judiciaires. Espérons que les sénateurs, toujours prompts à détruire les projets gouvernementaux, sauront entendre le souhait de la Chambre sociale de la Cour de cassation.



Sur la protection des lanceurs d'alerte : Chapitre 9, section 1 B du manuel de libertés publiques sur internet.




jeudi 30 juin 2016

Le secret du délibéré ou l'infaillibilité des juges

Le 25 mai 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu une décision illustrant le caractère absolu du secret du délibéré. 

Le requérant est un ancien juré d'une cour d'assises qui, en appel a confirmé une condamnation pour viol sur mineur prononcée en première instance. Rien que de très banal si ce n'est que cet ancien juré a cru bon, ensuite, de faire des révélations sur le déroulement du délibéré. Le Parisien, publie ainsi, en avril 2011, un article intitulé : « La présidente essayait d’orienter notre vote ». Selon le juré, avec lequel un journaliste s'est entretenu, la Présidente aurait interdit aux jurés de voter blanc. Elle aurait qualifié un premier vote à main levée de "moment d'égarement" parce qu'il ne comportait pas de majorité en faveur de la condamnation mais exprimait au contraire les doutes du jury. Après avoir finalement obtenu un vote sur la condamnation, elle aurait insisté pour que la peine soit identique à celle prononcée en première instance. 

Rappelons que ces accusations, fort graves car elles mettent en cause l'impartialité de la présidente d'une cour d'assises, demeurent cependant isolées. Elles émanent d'un seul juré, dont on ignore s'il n'a pas été plus ou moins instrumentalisé par la défense de la personne condamnée. On peut d'ailleurs se demander comment il est possible que les pressions de la présidente aient rencontré un écho aussi important au sein du jury.  Quoi qu'il en soit, les conséquences se sont révélées catastrophiques pour celui qui s'est confié aux journalistes, puisqu'il a été été condamné à deux mois de prison avec sursis pour avoir commis l'infraction de violation du secret professionnel prévue par l'article 226-13 du code pénal. Cette condamnation a été confirmée en appel et la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté son pourvoi.

Secret du délibéré et impartialité


La Cour de cassation protège avec la plus grande rigueur le secret du délibéré, et elle l'affirme une fois encore. Il est vrai que ce secret repose sur un fondement législatif. Aux termes de l'article 304 du code de procédure pénale (cpp), chaque juré, "debout et découvert", jure en effet de "conserver le secret des délibérations, même après la cessation de ses fonctions". Personne ne peut contester que le juré bavard a violé son serment. 

Une telle rigueur s'explique par la finalité est du secret du délibéré, qui est d'assurer l'indépendance des juges et l'impartialité de la justice. Ce principe d'impartialité a désormais valeur constitutionnelle, depuis une décision du Conseil constitutionnel rendue le 29 août 2002, et confirmée par une QPC du 8 juillet 2011. Aux yeux du Conseil, ce principe d'impartialité trouve son fondement constitutionnel dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. 

De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme trouve le fondement juridique du principe d'impartialité dans le droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, elle précise que le principe d'impartialité peut donner lieu à deux types d'atteintes. Des atteintes objectives tout d'abord, liées à l'organisation ou la composition de la juridiction qui n'inspireraient pas la confiance dans son impartialité. Des atteintes subjectives ensuite, lorsqu'un juge ou un juré cherche à favoriser un plaideur ou à nuire à un justiciable. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  qui déclare non conforme à la Convention la condamnation par une Cour d'assises d'un Français d'origine algérienne, alors que l'un des jurés avait tenu des propos racistes, hors de la salle d'audience mais devant la presse.

Sur ce plan, la décision rendue par la Chambre criminelle le 25 mai 2016 n'a rien de choquant, si ce n'est qu'elle pose tout de même quelques problèmes car l'intéressé est finalement privé du droit de se défendre.

Douze hommes en colère. Sidney Lumet. 1957


La défense impossible


Le juré bavard se trouve dans une position franchement détestable. Comment pourrait-il prouver l'exactitude des accusations qu'il porte à l'encontre de la présidente de la Cour d'assises ? Le délibéré n'est pas enregistré et ne donne lieu à aucun compte-rendu, dès lors qu'il a précisément pour vocation de demeurer confidentiel. Sa seule voie de droit serait donc le témoignage des autres membres du jury. C'est la raison pour laquelle ses avocats ont demandé devant la cour d'appel un complément d'information, qui leur a été refusé. 

Sur le plan juridique, ce refus est parfaitement fondé, car la preuve ainsi recueillie serait elle-même illégale. Elle ne pourrait être obtenue que par de nouvelles violations du secret du délibéré, cette fois par d'autres jurés. Ils se rendraient alors coupables, à leur tour, de l'infraction prévue à l'article 226-13 du code pénal. Au-delà de ce problème de preuve, la Cour de cassation affirme que notre juré "n'a pas compris le principe du délibéré et la nature des responsabilités qui étaient les siennes" et que "c'est de manière erronée qu'il se considère comme fondé à dénoncer une violation supposée" du principe d'impartialité. La formulation est sans nuance, mais tout aussi fondée en droit. Un juré est un juré et il n'est pas juge du délibéré, d'autant que les accusations formulées à l'encontre de la Présidente de la Cour d'assises ne donnent à aucune procédure contradictoire. Comme les jurés, cette dernière est en effet soumise au secret et elle le respecte. 

Des lanceurs d'alerte dans la justice ?


aux motifs que le complément d’information sollicité par la défense pour établir le bien fondé des anomalies du délibéré justifiant les révélations du juré à la presse ne peut être ordonné au regard du caractère illégal de la preuve recherchée ;

Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/CASS/2016/JURITEXT000032597802

Les motifs de la Cour de cassation sont donc indiscutables. Alors pourquoi laissent-ils un sentiment d'insatisfaction ? D'abord parce que la défense de l'intéressé n'est pas infondée mais impossible, situation qui porte évidemment atteinte à ses droits, dès lors qu'il est lui aussi poursuivi pénalement. Ensuite, parce que l'on en vient à conclure que toute dénonciation d'une violation du principe d'impartialité par un juge durant un délibéré est impensable. Les citoyens sont tout simplement invités à croire en l'infaillibilité des juges. A une époque où on envisage un statut juridique des lanceurs d'alerte, la justice se met à l'abri.
le juré n’a pas compris le principe du délibéré et la nature des responsabilités qui étaient les siennes ; qu’il a manifestement été déstabilisé par une plaidoirie de la défense incitant au vote blanc ; que c’est donc de manière erronée qu’il se considère comme fondé à dénoncer une violation supposée par le président de la cour d’assises des articles 356 et 358 du code de procédure pénale ; que l’avocat du prévenu, qui était également celui du condamné, a vainement sollicité du garde des sceaux une enquête administrative relative à l’affaire ; que les conseils du prévenu ont encore considéré que leur client avait en fait dénoncé des violations de la loi, notamment, quant aux modalités du vote de la cour d’assises ; qu’ils s’indignent de ce que le secret absolu qui protège les délibérations serait de nature à couvrir des violations du code de procédure pénale qu’ils assimilent à des infractions ; que le fait qu’ils s’érigent ainsi en juge du délibéré – affranchis du principe du contradictoire – ne saurait davantage justifier le comportement de M. X… qui, une fois de plus, tire de son absence d’adhésion à une décision collégiale, le droit de remettre en cause des règles qu’il a juré de respecter 

Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/CASS/2016/JURITEXT000032597802

lundi 27 juin 2016

Les Invités de LLC : Jean-Noël Luc et Serge Sur : Le doctorat pour les nuls


Le Monde a publié dans son édition du jeudi 9 juin 2016 une opinion des professeurs Jean-Noël Luc, de Paris-Sorbonne,  et Serge Sur, de Panthéon-Assas, au sujet de la réforme du doctorat par un arrêté du 25 mai 2016.

Liberté, libertés chéries reproduit ici de larges extraits du texte original, avec renvoi pour l’intégralité au site internet du Monde….


 
Le doctorat pour les nuls


Voulez-vous devenir docteur ? Foin de la thèse ! La réforme du 25 mai 2016 vous évite des travaux surannés. Fini les recherches approfondies, les méditations prolongées, l’effort de rédaction soignée d’un ouvrage qui atteste la qualité de votre formation. Qu’a la société à faire de votre savoir, l’université de votre talent, la connaissance de votre apport ? Il vous suffira bientôt, à côté d’un mémoire hâtif, d’un « portfolio » exaltant vos « activités », comme la validation de « modules professionnalisants », dont le terme, mais pas l’idée, a été retiré de l’arrêté. Vous ne possédiez pas de master, gage d’une initiation à la recherche ? Peu importe. Le tampon « VAE » (validation des acquis de l’expérience) vous a ouvert l’inscription en doctorat par dérogation. Autre tampon – « docteur »  – en fin du cursus, et l’affaire est bouclée ! Vive les réseaux, les copinages, les influences, qui couronneront votre habileté conviviale.

Voilà un texte qui s’applique à merveille à des élus, des énarques, sans parler de syndicalistes professionnels. Bienheureux hasard ! Aujourd’hui tous avocats, demain tous docteurs – ou plutôt pseudo-docteurs. Seuls les besogneux, amis de l’effort intellectuel et des vastes corpus documentaires de première main continueront à préparer de véritables thèses. Or d’une thèse, on ne sort pas comme y on est entré. Elle comporte une valeur intellectuelle ajoutée, elle apprend à rechercher, à construire, à rédiger, elle est un capital pour la vie entière, fruit d’une concentration exigeante et austère dont tous tirent le bénéfice, enseignants, chercheurs ou actifs d’autres professions.

Et le directeur de thèse ? Voilà l’ennemi ! N’est-il pas, et le texte le dit bien, un harceleur en puissance, qu’il faut contrôler ? En tout directeur de thèse, un DSK sommeille. Un « comité de suivi individuel du doctorant » le tiendra à l’œil. De même, ne participera-t-il plus à la délibération du jury de soutenance. Sa connaissance du sujet, du candidat, de la thèse, n’est elle pas dangereuse pour l’évaluation ? Ne risquerait-il pas d’influencer ses collègues, incapables de se faire une opinion ? La délibération elle-même est-elle utile ? Comme on supprime les mentions pour les remplacer par un simple « admis-refusé », il suffira là encore d’un tampon. Et l’on voit mal comment une thèse admise à soutenance pourrait être refusée. 


Deux mandarins fâchés. 
Chine. Paire de figurines en or représentant des signes du zodiaque. 
Dynastie Song (Xè-XIIIè s.)

 



dimanche 26 juin 2016

QPC Cahuzac : Non bis in idem et le pouvoir de Bercy

Les décisions rendues par le Conseil constitutionnel le 24 juin 2016 étaient très attendues. Par la personnalité des requérants évidemment, Jérôme C., un ancien ministre des finances pour la première, et Alec W. et autres, c'est-à-dire la famille d'un célèbre marchand d'art pour la seconde. Elles répondent à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur les mêmes dispositions, et le Conseil constitutionnel a décidé d'appeler les deux affaires en même temps, ce qui signifie qu'une seule audience a eu lieu, même si deux décisions ont été finalement rendues. 

Tous ont en commun d'être poursuivis pour fraude fiscale et d'espérer, grâce à ces QPC, échapper à un procès pénal très médiatisé. Tous invoquent l'inconstitutionnalité des dispositions législatives prévoyant le cumul des sanctions pénales et fiscales, c'est à des articles 1729 et 1741 du code général des impôts (cgi). L'article 1729 sanctionne de 40 % de majoration de l'impôt en cas de "manquement délibéré", majoration qui peut être portée à 80 % en cas d'abus de droit ou de manoeuvres frauduleuses. Selon le vocabulaire en usage, il s'agit alors d'un redressement fiscal qui s'analyse comme une sanction administrative. L'article 1741 prévoit en outre une amende de 500 000 € et un emprisonnement de cinq ans en cas de fraude fiscale, peine qui peut aller jusqu'à 2 000 000 € et sept ans d'emprisonnement si les faits ont été commis en bande organisés ou facilités par des pratiques d'évasion fiscale.  

Aux yeux des requérants, ce cumul de sanctions constitue une violation du principe Non bis in idem. Le Conseil constitutionnel refuse de leur donner satisfaction par une décision qui ne contribue guère à simplifier la question de l'étendue de Non bis in idem.

Le principe Non bis in idem


Déjà connu du droit romain, le principe Non bis in idem énonce que nul ne peut être poursuivi ni condamné deux fois pour les mêmes faits. Cette règle figure dans l'article 368 du code de procédure pénale, le Protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l'homme (art. 4), l'article 15 § 7 du Pacte international sur les droits civils et politiques et enfin l'article 50 de la Charte européenne des droits fondamentaux.

Sa valeur constitutionnelle est moins claire. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 février 2010, se réfère ainsi à "la règle Non bis in idem",  sans davantage de précision, et notamment sans la dissocier clairement du principe de nécessité de la peine, lui-même rattaché à l'article 8 de la Déclaration de 1789. Dans sa décision du 18 mars 2015, le Conseil se réfère non plus à la "règle" mais au "principe Non bis in idem", sans toutefois lui accorder formellement une valeur constitutionnelle. Il est cependant plus clairement rapproché des "principes de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité des peines et du droit au maintien des situations légalement acquises", principes également garantis par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Cumul de poursuites, cumul de sanctions


Le Conseil opère une distinction très nette entre le cumul de poursuites et le cumul de sanctions. Le premier a déjà été déclaré conforme à la Constitution par la décision rendue sur QPC du 17 janvier 2013. Elle affirme qu'un médecin peut être poursuivi à la fois devant l'Ordre et devant  la juridiction de la sécurité sociale, sans que ce cumul de poursuites emporte violation du principe Non bis in idem. Dans cette même décision du 17 janvier 2013, le Conseil précise que ce cumul de poursuites est certes susceptible d'entraîner un cumul de sanctions. Mais le principe de proportionnalité exige alors que, dans tous les cas, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues. 

On se souvient que dans son arrêt du 30 décembre 2014, le Conseil d'Etat confirme sur cette base la légalité de la sanction disciplinaire infligée au Docteur Bonnemaison accusé d'avoir provoqué le décès de sept patients en fin de vie de l'hôpital de Bayonne. Il a donc fait l'objet d'une sanction disciplinaire, la radiation, alors même que la Cour d'assises de Pau, où il était jugé pour meurtres, l'avait acquitté en juin 2014.


Eric Robrecht. Et remettez nous ça.1968

L'influence de la décision EADS


Dans sa décision du 18 mars 2015 rendue sur l'affaire du délit d'initié des dirigeants d'EADS, le Conseil ne remet pas vraiment en cause cette jurisprudence, mais en précise le champ d'application. Il est conduit à déclarer inconstitutionnel le cumul des sanctions prononcées par l'Autorité des marchés financiers et par la justice pénale. Il énonce  dans quelle mesure les "mêmes faits" peuvent faire l'objet de "poursuites différentes", et distingue quatre hypothèses dans lesquelles le principe Non bis in idem peut être invoqué. De toute évidence Jérôme C. et les frères W. attendaient beaucoup de cette jurisprudence mais leurs attentes ont été déçues.

Dans la première hypothèse, Non bis in idem peut être invoqué lorsque les dispositions qui servent de fondements aux poursuites pénales et disciplinaires répriment les mêmes faits qualifiés de manière identique. Ce n'est évidemment pas le cas en l'espèce, dès lors que le redressement fiscal menace celui qui a inscrit des "inexactitudes ou des omissions dans (sa) déclaration" d'impôt, alors que les poursuites pénales sont encourues par "quiconque s'est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l'établissement ou au paiement total ou partiel des impôts". 

Dans la seconde hypothèse, le principe Non bis in idem peut être invoqué si les deux procédures font l'objet de recours devant le même ordre de juridiction. Tel n'est pas le cas en matière fiscale, puisque le redressement fiscal s'analyse comme une sanction administrative contestable devant le juge administratif, alors que les poursuites pour fraudes fiscale ont logiquement lieu devant le juge pénal.

La troisième  hypothèse, moins évidente dans son analyse, réside dans le fait que les deux répressions protègent les mêmes intérêts sociaux. Selon le Conseil, le redressement fiscal vise  à "préserver les intérêts de l'Etat" en garantissant la perception de l'impôt grâce au bon fonctionnement du système fiscal qui repose sur la sincérité des déclarations. La sanction pénale pour fraude fiscale vise, quant à elle, à "garantir l'accomplissement de leurs obligations fiscales" par les contribuables. Au-delà, elle a une portée dissuasive à l'encontre de l'ensemble des éventuels fraudeurs. La distinction n'est pas évidente et le Conseil reconnaît volontiers que les deux procédures "permettent d'assurer ensemble la protection des intérêts financiers de l'État ainsi que l'égalité devant l'impôt, en poursuivant des finalités communes, à la fois dissuasive et répressive".

De cette situation, le Conseil constitutionnel ne tire pourtant pas la conséquence que le principe Non bis in idem peut être invoqué dans ce cas.  Il utilise en effet comme une dérogation le quatrième critère, celui qui considère que la différence de "nature" de la sanction s'apprécie à l'aune de sa sévérité. 

Il affirme ainsi que  « le recouvrement de la nécessaire contribution publique et l’objectif de la lutte contre la fraude fiscale justifient l’engagement de procédures complémentaires dans les cas des fraudes les plus graves ».  Et le Conseil de préciser que le cumul de poursuites ne doit s'appliquer "qu'aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l'impôt". Sur ce plan, le Conseil suit les arguments développés à l'audience par le gouvernement, qui affirmait que seulement un millier des 40 000 redressements prononcés en 2015 avait été transmis à la justice. Il est donc précisé que cette gravité doit être appréciée au regard "du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention". Le Conseil rappelle néanmoins le principe posé dans sa décision du 17 janvier 2013, selon lequel le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne doit pas dépasser le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues.  

Le pouvoir de Bercy


On peut comprendre cette volonté de ne poursuivre que les fraudes les plus graves, mais, sur un plan strictement juridique, le raisonnement du Conseil constitutionnel pose davantage de problèmes qu'il n'en résout. Doit-on en déduire que le principe Non bis in idem serait applicable dans le cas où un fraudeur "de faible intensité" ferait l'objet d'un redressement et serait en même temps poursuivi au pénal ? Sans doute, si l'on en croit la décision, mais alors la question de l'égalité devant la loi est posée, car notre fraudeur "de faible intensité" a également porté atteinte aux intérêts de l'Etat. 

Surtout, la ligne de partage entre les gros fraudeurs et les petits est finalement laissée à l'appréciation de l'administration fiscale dont le pouvoir sort renforcé par la décision du Conseil constitutionnel. D'abord parce que le "verrou de Bercy" lui confère le monopole de la transmission de l'affaire à la justice, privilège exorbitant qui interdit au parquet d'intervenir dans la saisine du juge pénal. Ensuite, parce que le Conseil semble se satisfaire d'une approche quantitative du nombre de poursuites qui semble tenir lieu d'analyse juridique. Le représentant du Secrétariat général du gouvernement affirmait ainsi à l'audience qu'en 2015, seulement 1000 poursuites ont été diligentées, sur 40 000 fraudeurs. C'est donc sur cette base que le Conseil délivre un brevet de constitutionnalité, l'application de Non bis in idem devenant une affaire de statistiques. Un tel résultat est-il réellement conforme aux principes généraux du droit pénal ?