« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 15 mai 2016

La guerre du 49-3 n'aura pas lieu

Le gouvernement a utilisé l'article 49 alinéa 3 de la Constitution pour faire adopter la loi Travail : nouvelles protections pour les entreprises et les actifs. Quelle histoire ! Le Figaro crie au "coup de force de l'Exécutif", formulation très proche de celle employée par le Parti communiste qui dénonce "un coup de force d'une inacceptable brutalité". Une telle convergence n'est pas si fréquente. Elle repose sur une détestation commune d'un gouvernement dont on conteste non seulement la politique mais aussi la légitimité. Elle témoigne aussi, plus indirectement, d'une volonté de remettre en cause le régime politique de la Vème République.

Le recours à l'article 49 al. 3 est-il  un "coup de force" ? Certainement pas, tout simplement parce que l'article 49 al. 3 est une disposition constitutionnelle et que la procédure qu'il prévoit est régulièrement mise en oeuvre, depuis les débuts de la Vème République. 

Une procédure complexe


L'article 49 al. 3 autorise le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, à engager la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le vote d'un projet de loi. Dans ce cas, le débat parlementaire est immédiatement interrompu et le projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est voté. C'est évidemment ce qui s'est produit avec le projet El Khomri. En l'espèce, le Premier ministre n'a pas immédiatement utilisé l'article 49 al. 3. Au contraire, il a laissé se développer le débat parlementaire d'abord en commission, puis en séance publique du 3 au 10 mai, avant de constater la nécessité d'utiliser l'article 49 al. 3. 

La motion de censure, quant à elle, est votée dans les conditions posées par l'article 49 al. 2 qui organise la motion de censure de droit commun, celle dite "spontanée", parce qu'elle repose sur l'initiative unique des députés. Elle doit être signée par un dixième au moins de l'Assemblée nationale et le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. A l'issue des opérations, seuls sont recensés les votes favorables à la censure, ce qui signifie que les abstentions et les votes nuls sont considérés comme défavorables. La censure est acquise et le Premier ministre présente la démission du gouvernement si et seulement si elle obtient la majorité des membres composant l'Assemblée. Dans le cas de la loi El Khomri, la censure n'a obtenu que 246 voix alors que la majorité requise était de 288 voix.

La responsabilité de la crise


La procédure peut sembler complexe car elle se déroule en deux temps, d'abord l'engagement de la responsabilité du gouvernement sur un texte, ensuite l'éventuel dépôt d'une motion de censure. En réalité, elle apparaît plus simple si l'on comprend qu'il s'agit de mettre l'Assemblée devant ses responsabilités. 

Contrairement à ce qui est affirmé ici et là, l'article 49 al. 3 ne prive pas l'Assemblée de ses prérogatives. Au contraire, elle lui confère la responsabilité de la crise. Si elle ne voulait pas de la loi El Khomri, elle pouvait provoquer la chute du gouvernement en votant la censure. Il suffisait aux députés frondeurs de gauche de voter, voire de signer, la motion de censure déposée par l'opposition de droite. Ce n'est pas absurde si l'on considère que la loi El Khomri a été présentée par ces frondeurs comme un texte particulièrement abominable, l'abandon des droits les plus élémentaires des salariés, la négation des valeurs de la gauche etc etc. Les députés Front de gauche, deux écologistes et deux anciens membres du PS ont d'ailleurs allègrement joint leurs voix à celles de la droite.

Quoi qu'il en soit, l'article 49 al. 3 ne saurait s'analyser comme un déni de démocratie dès lors qu'il laisse finalement le dernier mot aux représentants du peuple. A eux de se saisir ou non du pouvoir qui leur est donné. Selon la formule employée par le doyen Vedel : "De deux choses l'une : ou bien l'Assemblée veut que le gouvernement reste en fonction et alors elle doit lui accorder tout ce dont il a besoin ; ou bien, elle ne vaut pas lui accorder les moyens exigés, mais alors elle doit prendre la responsabilité de le renverser". Il convient d'ailleurs de noter que le débat sur la loi, interrompu à l'Assemblée, continuera au Sénat, dans les conditions du droit commun. De même, si la motion de censure est adoptée, l'un des choix possibles, et même le plus probable, du Président de la République est de prononcer la dissolution, ce qui conduit à renvoyer les députés devant leurs électeurs. A cet égard, l'article 49 al. 3 suscite au contraire le retour du principe démocratique.

Le débat sur la loi Travail suivi de la mise en oeuvre de l'article 49 al. 3
Les tontons flingueurs. Georges Lautner. 1963.

Un élément du parlementarisme rationalisé


Le fait de constater que l'article 49 al. 3 est parfaitement conforme au principe démocratique ne nous renseigne cependant pas sur sa fonction. Il a été conçu en effet par les rédacteurs de la Constitution de 1958 comme un instrument du parlementarisme rationalisé. Comme d'autres dispositions de la norme fondamentale, il a pour objet de garantir l'existence d'une majorité stable et ainsi d'empêcher le retour du régime d'assemblée en vigueur sous les IIIè et IVè Républiques. A l'époque en effet, le parlement pouvait très facilement, trop facilement, mettre en cause la responsabilité des gouvernements qui chutaient parfois pour des motifs conjoncturels ou sur des textes dont l'intérêt était modeste. L'article 49 al. 3 a donc pour objet, et on vient précisément de le voir, de maintenir une majorité et d'assurer la stabilité gouvernementale.

L'article 49 al. 3 ne s'analyse pas comme un "acharnement thérapeutique" visant à maintenir une majorité qui n'existe plus. Cette jolie formule employée par Dominique Rousseau ne résiste guère à l'analyse, car l'article 49 al. 3 constitue un élément de notre régime, et il n'a rien de pathologique. Son objet même est de maintenir une majorité, voire d'en dégager une nouvelle. 
 

Une pratique constante


Il est si peu pathologique qu'il a été utilisé à de multiples reprises, plus de 80 fois depuis 1958. Son plus gros utilisateur a été Michel Rocard qui en fait usage 28 fois entre 1988 et 1991, mais Raymond Barre et Jean-Pierre Raffarin l'ont également largement utilisé. A cet égard, il convient de faire deux observations d'évidence. La première est que l'article 49 al. 3 n'est ni de droite ni de gauche. Il est simplement l'outil d'une majorité. La seconde est qu'il a permis l'adoption de textes les plus divers. Se souvient-on aujourd'hui que le CSA a été créé par une loi adoptée par l'article 49 al. 3 ? Les privatisations de 1986 et le statut de France Télécom trouvent également leur origine dans ces dispositions. Aujourd'hui, tout le monde a oublié les conditions d'adoption de ces réformes. Ceux qui affirment que la loi El Khomri sera moins légitime parce qu'elle a été adoptée avec l'article 49 al. 3 font donc preuve d'une certaine forme d'amnésie juridique, hélas assez fréquente.

Observons tout de même que cette amnésie s'explique sans doute par la révision de 2008, votée à l'initiative de Nicolas Sarkozy. Elle a réduit l'usage de l'article 49 al. 3 à un seul projet de loi par session, hors les lois de financement de la sécurité sociale ou de finances qui peuvent toujours être adoptée par cette voie. De fait, l'usage de l'article 49 al. 3 s'est fait plus rare, au point que certains ont oublié qu'il faisait partie de notre corpus constitutionnel.

Si l'on s'interroge sur les raisons qui poussent un Premier ministre à utiliser l'article 49 al. 3, on peut en distinguer deux, qui se cumulent d'ailleurs dans le cas de la loi El Khomri. 

Le premier réside dans une forme de blocage du débat parlementaire par le dépôt d'un nombre considérable d'amendements. C'est une pratique courante des opposants de tous bords. La loi Travail n'y a pas fait exception : au moment où s'engageait le débat public, le 3 mai, on dénombrait 4983 amendements déposés, dont 2412 déposés par 16 députés communistes. Le risque d'enlisement du débat conduit ainsi à y mettre fin et à utiliser l'article 49 al. 3. 

Le seconde réside dans la volonté de mettre fin à la fronde de la majorité. Observons d'emblée que ce motif n'est pas nouveau. Déjà Jean-Pierre Raffarin utilisait l'article 49 al. 3 pour museler les frondeurs de l'UDF, pourtant en principe dans la majorité. Quant à la gauche, elle a toujours été confrontée à des dissensions et la discipline majoritaire n'a jamais été son point fort.

L'article 49 al. 3 arrange tout le monde


Dans le cas de la loi El Khomri, les cris des frondeurs témoignent de ces dissensions. On peut néanmoins s'interroger sur leur sincérité. Dans le fond, le recours à l'Article 49 al. 3 arrange tout le monde. D'une part, le gouvernement qui fait adopter la loi El Khomri. D'autre part, les frondeurs qui peuvent dire à leurs électeurs qu'ils n'ont pas voté la loi, puisqu'il n'y a pas eu de vote. Leur situation est tout de même moins inconfortable que s'ils avaient été contraints de se prononcer. En votant contre la loi, ils risquaient le refus de l'investiture du PS aux législatives de 2017, voire l'exclusion, menaces qui incitent à préférer l'hypothèse où l'on ne vote pas du tout. Enfin, les opposants de droite peuvent manifester leur irritation en déposant une motion de censure, sans toutefois renverser le gouvernement. Ne doivent-il pas surmonter leurs propres divisions avant d'aborder avec sérénité une nouvelle période électorale ? Pour tout le monde, il convenait en effet d'éviter la dissolution que François Hollande aurait pu prononcer si la motion de censure avait été votée. 

Finalement, l'article 49 al. 3, tant décrié, fonctionne à la satisfaction de l'ensemble de la classe politique. C'est sans doute l'élément essentiel de son succès.


vendredi 13 mai 2016

L'Euro 2016 : le dispositif de lutte contre le hooliganisme

Dans moins d'un mois va se dérouler dans notre pays la coupe d'Europe de football, l'Euro 2016. L'aspect sportif ne concerne évidemment que ceux qui connaissent la différence entre un corner et un pénalty. L'aspect juridique, en revanche, concerne potentiellement tout le monde. Car le football est désormais l'objet d'une véritable police administrative destinée à assurer l'ordre public durant les rencontres sportives. 

La loi du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme constitue la dernière pierre apportée à un édifice juridique relativement complexe. Bien entendu, ce sont les supporters en général qui sont visés et pas spécifiquement ceux de football. Le législateur ne pouvait stigmatiser un sport en particulier, mais il est néanmoins très clair que le phénomène du hooliganisme concerne très largement le football. Ce constat fait l'objet d'un consensus politique, et on note que la loi du 10 mai 2016 trouve son origine dans une proposition formulée par Guillaume Larrivé (Les Républicains. Yonne). 

La répression pénale


Observons que la loi ne traite pas de la répression pénale du hooliganisme qui a déjà suscité un ensemble législatif figurant dans les articles L 332-3 à L 332-8 du code du sport. Certaines infractions répriment ainsi des comportements particulièrement dangereux comme le fait d'introduire ou de lancer dans un stade des engins pyrotechniques. D'autres visent à sanctionner la provocation à la haine raciale ou à la violence, voire le simple fait d'être d'introduire de l'alcool dans un stade ou d'y être en état d'ébriété. Les peines prononcées peuvent être accompagnées d'une interdiction judiciaire de pénétrer dans une enceinte sportive ou même de circuler à proximité. 

Si la répression pénale semble constituer un ensemble achevé et cohérent, il n'en est pas de même de l'approche administrative. Cette lacune est apparue clairement avec la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Les pouvoirs publics ont en effet prononcé des interdictions de déplacement de supporters en se fondant sur l'état d'urgence. Une telle mesure pouvait certes se justifier dans la mesure où les forces de police déjà fortement mobilisées par la lutte contre le terrorisme, n'avaient pas besoin d'un travail supplémentaire causé par le comportement de hooligans alcoolisés. Il n'empêche que ces mesures étaient, par définition, exceptionnelles. Il était donc indispensable d'envisager un dispositif plus pérenne.

La remise en cause du régime répressif


La loi du 10 mai 2016 s'inscrit dans un mouvement mettant en cause le régime libéral d'aménagement des libertés publiques. Qualifié de régime "répressif", il repose sur le libre arbitre de l'individu : chacun exerce librement sa liberté, en l'espèce la liberté de circulation, sauf à rendre compte des abus de cette liberté devant le juge pénal. Dans le cas particulier des supporters de football, il est en effet possible d'entraver leur circulation avant qu'interviennent d'éventuelles infractions, précisément dans le but de les prévenir. La liberté d'aller et venir est donc restreinte par une simple décision de l'autorité administrative.

Le législateur était déjà intervenu sur ce point en prévoyant l'interdiction administrative de pénétrer dans un stade avec la loi du 23 janvier 2006. Observons néanmoins que la mesure prise était purement individuelle, ce qui explique l'intervention de textes plus généraux avec l'état d'urgence, interdisant cette fois la circulation de groupes entiers de supporters lors de certains matchs. Le dispositif a été complété par la possibilité de dissolution administrative des groupements de supporters racistes ou violents avec la loi du 5 juillet 2006.

Le problème est que le dispositif n'associait que marginalement les premiers intéressés, c'est-à-dire les organisateurs des manifestations sportives ainsi que les associations de supporters. C'est précisément l'objet de la loi de 2016. Elle prévoit d'ailleurs la création d'une "instance nationale du supportérisme", destinée à promouvoir le dialogue et dont l'organisation sera précisée par décret.

 Les Footballeurs. Nicolas de Staël. 1952

Les organisateurs


La loi affirme que les organisateurs peuvent "refuser l'accès aux personnes qui ont contrevenu ou contreviennent aux dispositions des conditions générales de vente ou du règlement intérieur relatives à la sécurité". Conformément au droit commun, les clubs sportifs, comme tous les organisateurs de spectacle, ont une obligation de sécurité des personnes et des biens. 

En revanche, ils n'ont pas toujours les instruments nécessaires pour remplir efficacement cette mission. Avant la loi de 2016, ils ne disposaient que de la liste des interdits de stade (qu'il s'agisse d'une interdiction administrative ou judiciaire) transmise par le préfet. Ils pouvaient donc refuser de vendre des billets à ces personnes, mais seulement à elle. Dans sa délibération du 30 janvier 2014, la CNIL avait ajouté d'autres motifs comme l'existence d'un impayé, la fraude dans l'utilisation d'un abonnement ou encore le développement d'une activité commerciale illicite dans le stade. Autrement dit, les organisateurs ne pouvaient interdire l'accès du stade à une personne ou à un groupe de personnes pour des seuls motifs tirés de la sécurité. 

Désormais, il leur est donc possible de refuser l'accès à des personnes qui contreviennent aux conditions de vente ou qui violent les dispositions du règlement intérieur en matière de sécurité. En réalité, les deux motifs de refus sont intimement liés. Certains clubs interdisent la vente de billets en gros ou l'échange des billets pour éviter les regroupements de supporters. D'autres pratiquent le "parcage" qui consiste à attribuer une tribune spécifique aux supporters visiteurs. Ceux-là sont confrontés au "contre-parcage" qui consiste, pour les visiteurs, à acheter leurs places auprès du club hôte, afin d'accéder aux tribunes occupées par les supporters de l'équipe adverse. Les conditions de vente des billets sont donc un élément essentiel de la sécurité, et les organisateurs doivent pouvoir exclure les supporters qui ne respectent pas les règles établies. 

Le fichier automatisé


Pour rendre ce dispositif efficace, la loi autorise les organisateurs à créer un traitement automatisé de données à caractère personnel, portant précisément sur ce type de comportement. Il sera soumis à la procédure d'autorisation de la CNIL prévue par la loi du 6 janvier 1978 en matière de traitements de données personnelles. 

L'intervention du législateur était, sur ce point, indispensable. Elle est imposée en effet par l'article 9 de la loi du 6 janvier 1978 énonce qu'une fichier portant sur des infractions, condamnations et mesures de sûreté ne peut être créé que par des entités agissant dans le cadre "de leurs obligations légales". On observe que l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 21 septembre 2015 a certes censuré partiellement le fichier STADE qui précisément permettait la transmission aux organisateurs de manifestations sportives du nom des personnes interdites de stade. Mais cette censure reposait sur le caractère général et indifférencié de cette transmission. Il n'est donc pas interdit d'envisager la création d'un fichier, à l'initiative des clubs sportifs eux-mêmes, et ne conservant que les données strictement nécessairement à l'exercice de leur mission de sécurité. 

Un droit dérogatoire


Le dispositif anti-hooliganisme tend ainsi à s'enrichir, au prix de la création d'un droit de plus en plus dérogatoire au droit commun. A dire vrai, l'atteinte aux libertés reste modeste, dans la mesure où il suffit d'aimer le football de manière pacifique pour ne pas être visé par ses dispositions. C'est ainsi que l'a entendu la Cour européenne des droits de l'homme dans son arrêt Ostendorf c. Allemagne du 7 mars 2014. Elle a alors estime que les violences commises lors de certains matchs peuvent justifier l'arrestation et même l'internement administratif d'un supporter, internement qui ne s'est, en l'espèce, achevé que quatre heures après la fin de la rencontre. L'atteinte au principe de sûreté n'est pas niée par la Cour, qui fait observer que l'intéressé est arrêté et interné non pas parce qu'il a commis une infraction mais pour empêcher qu'il en commette une. Cette mesure demeure néanmoins proportionnée à la menace que le supporter représente pour l'ordre public.

Le droit français semble donc être en ordre de bataille avant l'épreuve de l'Euro 2016. Il convient d'ajouter au dispositif les déjà célèbres "fan-zones" qui permettront de parquer les supporters dans des espaces aussi sécurisés que possibles. Elles présentent l'avantage de les protéger à la fois contre la menace terroriste et contre d'éventuelles rencontres avec les supporters de l'équipe adverse. Tout cet ensemble normatif donne une image détestable du football et de la violence qui l'entoure. Heureusement, beaucoup d'amateurs de foot resteront devant leur télévision, avec une cannette de bière et un paquet de chips. Ceux-là ne risquent rien, si ce n'est quelques kilos superflus. 


Sur la police spéciale des supporters : chapitre 5, section 1 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.

mercredi 11 mai 2016

Infractions sexuelles : ce que dit le droit

Des élues écologistes accusent un député récemment démissionnaire de leur propre parti, Denis Baupin, de violences sexuelles et de harcèlement sexuel, pratiques qui se seraient déroulées durant une dizaine d'années. Ces accusations ont été publiées le 9 mai 2016 par Médiapart et France Inter, médias que l'intéressé envisage de poursuivre en justice pour diffamation. De telles révélations ont évidemment suscité beaucoup de commentaires. Il appartiendra, en tout état de cause, à l'enquête préliminaire d'établir les faits. 

Pour le moment, et sans porter atteinte à la présomption d'innocence de Denis Baupin, l'affaire offre l'occasion de s'interroger sur les textes applicables. Car les faits reprochés sont extrêmement divers, allant des attouchements physiques au harcèlement par SMS, en passant par la course autour d'une table de réunion. Comment doivent ils être qualifiés juridiquement ? La réponse n'est pas si simple, car le droit récent a considérablement modifié les notions utilisées au point parfois de rendre leur définition incertaine.

Le harcèlement sexuel 


Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité du 4 mai 2012, le Conseil constitutionnel a abrogé l'ancienne définition du délit de harcèlement sexuel jugée très imprécise. A la suite de cette abrogation et pour combler ce vide juridique, le législateur est intervenu rapidement avec la loi du 6 août 2012. Le délit de harcèlement sexuel tel qu'il figure dans l'article 222-33 du codé pénal et dans l'article L 1153-1 du code du travail est-il plus précis ? Il comporte désormais deux infractions distinctes.

La première consiste dans "le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant". La définition du "comportement à connotation sexuelle", ou de l'"environnement intimidant" ou "offensant" n'est pas évidente. La circulaire censée éclairer le texte ne clarifie pas grand-chose en affirmant qu'un "comportement à connotation sexuelle" ne présente pas nécessairement "un caractère explicitement et directement sexuel". Au juge de se débrouiller pour distinguer les deux notions.

Dans le cas des faits reprochés à Denis Baupin, il ne fait guère de doute cependant qu'ils peuvent s'analyser comme des atteintes à la dignité de la personne ou comme la création d'un "environnement intimidant, hostile ou offensant". On songe évidemment à la femme plaquée dans un couloir pendant la pause d'une réunion, ou aux courses autour d'une table etc. Si l'on examine les travaux préparatoires à la loi, on s'aperçoit que, pour ses auteurs, l'élément constitutif du délit réside d'abord dans l'absence de consentement de la victime. Ils ajoutent cependant que cette absence de consentement pourra être appréciée à partir du contexte de l'affaire, par exemple lorsque la victime s'est plainte auprès de ses supérieurs hiérarchiques ou de ses collègues. Tout reposera donc, comme par le passé, sur le témoignage des victimes et de leur entourage.

Reste évidemment la condition de répétition exigée par la loi. La circulaire d'application impose seulement que l'acte prohibé se soit produit "à deux reprises", ce qui constitue, on en conviendra, le minimum en matière de répétition. Sur ce point, la question demeure posée dans le cas de Denis Baupin. Si certaines femmes se plaignent de comportements réitérés comme l'envoi d'une multitude de SMS à connotation sexuelle, d'autres ne mentionnent qu'un seul acte.

Le Petit Chaperon Rouge. Tex Avery. 1943

La seconde infraction prévue par la loi offre une seconde définition du harcèlement "résultant d'un acte unique". Le second alinéa de l'article 222-33 dispose : "Est assimilé à un harcèlement sexuel" le fait, "même non répété, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers". Cette notion de pression renvoie à ce que l'on appelle généralement un "chantage sexuel", par exemple lorsqu'une personne tente d'imposer un acte sexuel à la victime, en lui promettant un emploi... ou en la menaçant d'un licenciement. C'est évidemment ce qui s'est produit dans au moins un cas, lorsque le député aurait affirmé à une salariée du parti qu'elle n'aurait jamais de poste parce qu'elle avait refusé une relation sexuelle.

Dans tous les cas, les peines peuvent aller jusqu'a deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende (voire trois ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende s'il y a abus d'autorité).

L'agression sexuelle

 

Les articles 222-27 à 222-30 du code pénal sanctionnent les agressions sexuelles autres que le viol. Elles se définissent, assez largement, comme des atteintes sexuelles "commises avec violence, contrainte, menace ou surprise". Cette infraction pourrait être utilisée dans le cas des violences physiques infligées à la femme qui a été plaquée contre un mur et contrainte à divers attouchements. Dans ce cas, la peine peut être portée jusqu'à sept ans d'emprisonnement et 100 000  d'amende. 

Les fondements juridiques d'éventuelles poursuites existent donc. Les victimes sont néanmoins confrontées à deux difficultés. La première réside dans la preuve des faits invoqués. Ont elle gardé les SMS à connotation sexuelle ? Les agressions physiques ont-elles eu des témoins ? En ont-elles immédiatement parlé ? Tous ces éléments sont au coeur de l'enquête préliminaire qui vient d'être ouverte. 
La seconde difficulté se trouve dans le délai de prescription. En matière délictuelle, il est, pour le moment, de trois ans. Là encore, l'enquête devra distinguer les faits prescrits de ceux qui ne le sont pas. Rappelons toutefois que la brièveté du délai de prescription n'est pas propre aux infractions sexuelles mais concerne l'ensemble du domaine délictuel. Il serait bon, sur ce point, de se souvenir qu'une proposition de loi Tourret réformant la prescription a été votée en première lecture à l'Assemblée nationale le 10 mars 2016. Elle prévoit l'allongement du délai de prescription de trois à six ans en matière délictuelle. Depuis cette date, le Sénat n'a pas encore trouvé le temps de l'examiner, et c'est bien regrettable.

dimanche 8 mai 2016

Etat d'urgence : nouvelle prorogation

Le 4 mai 2016, le projet de loi prorogeant l'état d'urgence a été adopté en conseil des ministres, sans que cela suscite de commentaires particuliers. Car l'état d'urgence ne fait plus recette dans les médias ni dans la doctrine militante. Cet éloignement s'explique peut-être par l'émergence de "Nuit debout" qui s'est construit autour de l'opposition à la loi El Khomri pour s'élargir et devenir un mouvement cathartique qui cristallise des mécontentements de toutes sortes. L'état d'urgence sort ainsi en catimini des écrans radar, comme si l'abandon de la procédure visant à son intégration de la Constitution avait, d'un seul coup, supprimé tous les problèmes qui étaient auparavant dénoncés avec l'indignation la plus ardente. 

Certes, l'état d'urgence ne figurera pas dans la Constitution mais on doit tout de même se souvenir qu'il est toujours là, solidement ancré dans le droit positif par son traditionnel fondement législatif, la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015. Depuis sa mise en oeuvre par décret le soir du 13 novembre 2015, l'état d'urgence a donc été prorogé à deux reprises, d'abord pour trois mois par la loi du 20 novembre 2015, puis pour la même durée par celle du 19 février 2016. Aujourd'hui, le gouvernement sollicite du parlement une nouvelle prorogation, jusqu'au 26 juillet 2016. L'avis du Conseil d'Etat, publié sur son site, est favorable à cette prorogation.

Le projet de loi ne se borne pourtant pas à reprendre purement et simplement les termes des textes antérieurs, comme si l'on entrait dans une sorte de routine de l'état d'urgence. Au contraire, le texte est bien différent et laisse penser qu'il s'agit de la dernière prorogation. 

Moins de trois mois


La date du 26 juillet marquant la fin de cette nouvelle période d'état d'urgence est, en soi, intéressante. Commençant le 19 mai et s'achevant le 26 juillet, elle durera à peine plus de deux mois. Le projet de loi met donc fin à une pratique des prorogations de trois mois, pratique qui avait déjà été mise en oeuvre en 2005 lors de la mise en oeuvre de l'état d'urgence dans certains quartiers marqués par des émeutes, et qui avait été reprise dans les deux lois de 2015 et 2016. 

Mais pourquoi choisir  une durée de deux mois ? On peut y voir une volonté de donner satisfaction au Conseil d'Etat. Dans son avis sur la seconde prorogation de février 2016, ce dernier avait averti que "le renouvellement de l'état d'urgence ne sauraient se succéder indéfiniment" et que "l'état d'urgence doit demeurer temporaire". Le Conseil d'Etat soumet donc la durée de l'état de l'urgence à un contrôle de proportionnalité, s'assurant que ce choix de deux mois est adapté à la menace.

La réalité de la menace terroriste est largement invoquée. Les attentats de Bruxelles et les liens de leurs auteurs avec ceux de Paris témoignent de sa permanence. De manière plus conjoncturelle, l'Exécutif fait état de deux grandes manifestations sportives qui vont se dérouler sur le territoire français durant cette période, d'une part le championnat d'Europe de football du 10 juin au 10 juillet, d'autre par le Tour de France cycliste, du 3 au 24 juillet. Ces deux évènements présentent la particularité de constituer des cibles éventuelles pour des attentats terroristes, avec notamment la création de "Fan Zones" pour les supporteurs de football. Le maintien de l'ordre sera d'autant plus délicat  que qu'ils se dérouleront sur l'ensemble du territoire, dix villes différentes pour l'Euro 2016, et dix-sept étapes pour le Tour de France. Les risques pour la sécurité suscités par ces évènements permettent donc de qualifier un "péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public" au sens de l'article premier de la loi de 1955.

Dave Brubeck Quartet. Blue Rondo à la Turk. Live 1959

Exclusion des perquisitions


L'adaptation des mesures envisagées à la menace est également envisagée, et l'Exécutif prend soin de réduire le champ de l'état d'urgence. Le projet de loi exclut en effet l'application de l'article 11 de la loi de 1955 qui confère à l'autorité administrative le pouvoir "d'ordonner des perquisitions en tout lieu, y compris un domicile, de jour et de nuit (...) lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".

Pour justifier cette exclusion, l'Exécutif invoque les succès rencontrés par la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Le "coup de pied dans la fourmilière" destiné à désorganiser les milieux islamistes radicaux serait donc une réussite, et il ne serait plus nécessaire de sortir du droit commun en matière de perquisitions.

Vers la fin de l'état d'urgence ?


Certes, mais l'Exécutif oublie de mentionner que l'article 11 est désormais largement inutile. Le projet de loi Police et sécurité : lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement prévoit en effet une  nouvelle rédaction de l'article 706-90 du code de procédure pénale, rédaction qui offre la possibilité de recourir aux perquisitions de nuit. Les termes mêmes de cette disposition sont encore discutés, l'Assemblée nationale préférant les limiter aux enquêtes préliminaires, alors que le Sénat envisage d'autoriser les perquisitions de nuit "en cas d'urgence" et durant les enquêtes préliminaires. Mais cette discussion n'en modifie guère le principe.

Cette disposition entrera rapidement en vigueur. On sait que le gouvernement a décidé la procédure accélérée pour le vote de la loi Police et sécurité. Cette procédure devrait rapidement venir à son terme puisque la commission mixte paritaire doit se réunir très prochainement. La disposition devrait donc être adoptée avant l'entrée en vigueur de la future loi de prorogation de l'état d'urgence. 


Comme il avait été annoncé, la loi Police et sécurité a pour conséquence de rendre largement inutile l'état d'urgence, par la substitution de dispositions pérennes à un droit provisoire. On peut donc raisonnablement penser que le présent projet de prorogation est le dernier. Ceux qui s'étaient opposés à l'état d'urgence ne manqueront pas de s'en réjouir et revendiqueront peut-être même une grande victoire de l'opposition "citoyenne".  D'ici là, la loi Police et sécurité sera tranquillement entrée en vigueur. Le débat sur l'état d'urgence aura alors admirablement joué un rôle de leurre. 

mercredi 4 mai 2016

Le dentiste et la voleuse

Une femme de cinquante-deux ans s'introduit dans un cabinet dentaire et vole la sacoche du dentiste, posée derrière le bureau d'accueil. Les caméras de surveillance ont filmé la scène, et le dentiste diffuse aussitôt les images de sa voleuse sur Facebook afin de permettre son identification. L'opération est un franc succès, les images ayant été vues plus de 175 000 fois. Se sachant identifiée, la voleuse préfère se rendre à la police, où elle reconnaît son larcin. Elle prétend toutefois que la sacoche ne contenait pas d'argent, alors que son propriétaire déclare y avoir conservé mille euros en liquide ainsi que des chèques de ses patients. Elle va donc être jugée en comparution immédiate dans le courant du mois de mai. 

L'affaire ne mériterait pas tant de bruit si la voleuse, sans doute bien conseillée par son avocat, n'avait pas porté plainte pour atteinte à la vie privée contre le dentiste qui a diffusé son image sur Facebook. 

L'impossible action civile


Observons d'emblée que la voleuse n'introduit pas une action civile. L'article 9 du code civil, qui trouve son origine dans la loi du 17 juillet 1970, affirme que "chacun a droit au respect de la vie privée". Il permet de fonder des poursuites pénales ou d'engager une action uniquement civile. En l'espèce toutefois, l'action civile est bien délicate.

Il n'est pourtant pas question d'invoquer le célèbre adage "Nemo auditur propriam turpitudem allegans"pour rejeter ses prétentions, car la voleuse n'appuie pas sa revendication sur son larcin. Cet adage n'est appliqué, en droit français, que pour empêcher une personne de tirer bénéfice d'une infraction qu'elle a commise. Par exemple, une femme qui a assassiné  son mari ne peut demander à bénéficier d'une pension de réversion. 

En revanche, l'action civile pourrait être écartée en se fondant sur le caractère non légitime du préjudice. Depuis un arrêt de 1968, la Cour de cassation considère ainsi que le porteur de mauvaise foi d'un chèque sans provision ne dispose d'aucun recours. Il ne peut obtenir ni le remboursement du chèque, ni des dommages et intérêts. Aux yeux des juges, il n'avait qu'à refuser le chèque qu'il savait sans provision. Dans le cas de la voleuse du sac du dentiste, on peut penser qu'elle pourrait difficilement engager une action en responsabilité civile, alors que l'image dont elle se plaint ne fait que montrer une infraction dont elle reconnaît être coupable.

L'action pénale


On comprend que la voleuse préfère engager une action pénale. Sur ce point, il convient d'observer la stricte séparation entre les deux procédures en cours. D'un côté, la voleuse est poursuivie devant le tribunal correctionnel pour son larcin. De l'autre, elle engage des poursuite contre le dentiste pour la diffusion de son image sur Facebook. 

La vidéosurveillance 


Dans une décision du 10 mai 2005, la Cour de cassation affirme que "le respect dû à la vie privée et celui dû à l'image constituent des droits distincts". Ce droit n'a rien de récent. Sur le fondement de l'article 1382 du code civil, le tribunal civil de la Seine avait jugé, dès 1855 "qu'un artiste n'a pas le droit d'exposer un portrait, même au Salon des Beaux-Arts, sans le consentement et surtout contre la volonté de la personne représentée". Depuis cette date, on a inventé la photographie, le cinéma, et Facebook. Le principe n'a pourtant guère changé, même si le droit affirme plus clairement que l'atteinte au droit à l'image peut donner lieu aussi bien à des poursuites pénales (art. 226-1 du code pénal) qu'à une action en responsabilité civile (art. 9 du code civil). 

Dans le cas de la voleuse du dentiste, la captation des images ne pose guère de problème. La loi du 6 janvier 1978 sur l'informatique, les fichiers et les libertés ainsi que l'article 10 de la loi Pasqua du 21 janvier 1995 définissent un cadre juridique applicable à la vidéosurveillance. Un cabinet médical est considéré comme un lieu privé ouvert au public, et des caméras peuvent donc être installées, après autorisation préfectorale. Aux termes de l'article L 251-2 du code de la sécurité intérieure, cette autorisation est donnée lorsque le cabinet est particulièrement exposé à des risques d'agression ou de vol, par exemple lorsqu'il est accessible sans contrôle particulier.

Certes, les images des patients sont des données personnelles qui ne peuvent être captées et conservées qu'avec leur autorisation. Mais en l'espèce, le consentement est présumé, dès lors que l'information du public est assurée par un affichage permanent et visible indiquant la présence de caméras de surveillance. De la même manière, la demande d'autorisation doit mentionner la durée de conservation des images, au-delà de laquelle elles seront détruites.



Gilbert Bécaud. L'orange. 1964


La diffusion des images


Le problème essentiel n'est donc pas la captation de l'image de la voleuse mais sa diffusion sur Facebook. A ce propos, il convient d'observer que le dentiste n'est pas compétent pour lancer un appel à témoins, procédure réservée aux autorités de police et de justice. Cette ingérence n'est cependant pas, en soi, constitutive d'une infraction.

Reste évidemment ce dont se plaint la voleuse, c'est-à-dire la diffusion de son image. Sur ce point la jurisprudence utilise trois critères pour apprécier sa licéité.

Le premier est la célébrité de la personne dont l'image est diffusée. D'une manière générale, les juges se montrent réticents à sanctionner pour manquement au droit à l'image la diffusion de l'image d'une personne célèbre dans une activité publique. En exerçant une telle activité, l'intéressé est présumé consentir à la captation et à la diffusion de son image. La Cour européenne impose d'ailleurs une définition étroite de cette jurisprudence, considérant dans un arrêt du 24 juin 2004 von Hannover c. Allemagne que la princesse Caroline de Monaco qui n'exerce aucune fonction officielle dans la Principauté doit pouvoir bénéficier d'un droit au respect de son image lorsqu'elle y réside.

Pour le simple quidam  en revanche, le juge se montre plus intransigeant. Il admet ainsi qu'un enfant est titulaire d'un droit à l'image dès sa naissance. Dans un arrêt Reklos et Davourlis c. Grèce du 15 janvier 2009, la Cour européenne des droits de l'homme a ainsi admis qu'un nourrisson photographié dans une maternité était titulaire d'un tel droit, quand bien même il n'en avait pas la moindre conscience. Les clichés doivent donc être remis à ses parents, dans le but d'empêcher leur diffusion intempestive. Dans le cas de la voleuse du dentiste, il est clair qu'il ne s'agit pas d'une personne célèbre dans une activité publique, mais bien davantage d'une personne tout-à-fait obscure et qui s'efforce de le rester.

Le second critère est le consentement de l'intéressé, et il est évident que la voleuse n'a pas consenti à la diffusion de son image sur Facebook. Celle-ci a en effet permis son identification, la contraignant finalement à se livrer à la police. Le droit positif reconnaît une exception au principe du consentement, au profit exclusif des médias. Ces derniers peuvent diffuser des éléments de la vie privée d'une personne utiles au développement d'un débat général. Là encore, le dentiste n'a rien à voir avec un journaliste et il diffuse le film de la caméra de surveillance dans son intérêt personnel. Il veut seulement retrouver l'auteur du forfait. Sur le plan strictement juridique, le principe du consentement n'est donc pas écarté.

Le dernier critère est celui du lieu de la captation. En principe, l'image d'une personne prise dans un espace public, ou lors d'un évènement public n'est pas considérée comme une atteinte au droit à l'image. Les images captées dans l'espace privé sont, en revanche, constitutives d'une telle atteinte. Or, les textes affirment clairement qu'un cabinet médical est un espace privé, même s'il est ouvert aux public. Dans ce cas, la jurisprudence refuse généralement la diffusion d'images provenant d'un espace privé, qu'il s'agisse du domicile de la personne, de sa voiture personnelle, d'une chambre d'hôpital et, on peut le penser, d'un cabinet médical.

En l'état actuel du droit, on est donc contraint de constater que le dentiste a effectivement porté atteinte au droit à l'image de sa voleuse. Il n'en demeure pas moins qu'il a apporté une aide effective à la police et à la justice en permettant l'arrestation d'une délinquante, et que cette aide n'a pu être efficace qu'au prix d'une atteinte au droit à l'image. Il est fort probable que les juges tiendront compte de ces circonstances très particulières. Dans ce cas, le principe d'opportunité des poursuites les autorisent à renoncer à toute procédure à l'encontre du dentiste à moins que les juges choisissent de formuler un simple rappel à la loi. Ces solutions sont les plus souhaitables. Pour le dentiste sans doute, mais peut-être aussi pour sa voleuse car son recours intempestif pourrait peut être agacer d'autres juges, ceux-là mêmes qui seront chargés de la juger.

samedi 30 avril 2016

Insémination post-mortem : le blocage du droit français

Les journaux se sont fait l'écho, ces dernières semaines, du cas d'une jeune femme espagnole,  Mariana G.T., vivant à Paris, où son mari italien, Nicola, est décédé d'un cancer en juillet 2016, à l'âge de trente ans. Les médecins conseillent généralement aux patients risquant de devenir stériles en raison du traitement par chimiothérapie de prendre la précaution de congeler leur sperme. Une fois guéris, ils peuvent ensuite mener à bien un projet parental, grâce à une simple insémination artificielle.

Dans le cas présent, Nicola a malheureusement succombé à la maladie. Son épouse demande de pouvoir bénéficier de cette insémination, dès lors que les gamètes de Nicola ont effectivement été conservés dans un Centre d'étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) parisien. Et elle se voit opposer un refus qui fait actuellement l'objet d'un recours devant le juge administratif.


L'obstacle du code de la santé publique


Ce refus repose sur l'article L 2141-2 du code de la santé publique, extrêmement clair sur ce point. Il réserve en effet les techniques d'assistance médicale à la procréation, et l'insémination artificielle en est une, à la "demande parentale d'un couple". Force est de constater que Mariana ne forme plus un "couple", et l'alinéa 3 du même article ajoute d'ailleurs que "l'homme et la femme formant le couple doivent être vivants". 

Cette formulation trouve son origine dans la loi bioéthique du 29 juillet 1994. Ce texte avait pour objet de mettre fin à une position beaucoup plus nuancée du comité national d'éthique. Celui-ci s'était exprimé, non pas sur la question de l'insémination artificielle mais sur celle de la fécondation in vitro avant transfert d'embryon (Fivete). Dans un avis du 17 décembre 1993, il avait alors estimé que "la disparition de l'homme ne fait pas disparaître les droits que la femme peut considérer avoir sur ces embryons qui procèdent conjointement d'elle et de son partenaire défunt". Certes, le produit congelé ne procède pas de Mariana dans le cas d'une insémination, mais on pourrait considérer qu'elle détient des droits sur des gamètes qui ont été congelées dans le but de mener à bien un projet commun. 

On sait que les lois de bioéthique présentent la particularité de contenir des clauses de révision qui imposent un nouvel examen par le parlement. Lors de la révision qui a abouti à la loi du 6 août 2004, la question de l'insémination post-mortem a été reposée et le rapport d'information préparatoire suggérait de l'autoriser, comme d'ailleurs la réimplantation d'embryons, à la condition que le père ait exprimer son accord de son vivant. Dans cette hypothèse, la volonté du défunt devenait l'élément essentiel à prendre en considération, l'insémination post mortem pouvant être considérée comme un élément du testament du donneur. 

Quoi qu'il en soit, la loi de 2004 ne retient pas cette suggestion. Plus tard, lors des débats qui ont précédé la troisième loi bioéthique du 7 juillet 2011, la majorité parlementaire écarte un amendement adopté en commission visant à autoriser l'insémination post mortem, sous certaines conditions. Elle considère en effet que l'assistance médicale à la procréation ne pourrait avoir pour résultat de fonder une famille mono-parentale (par exemple : Civ. 1ère 9 janvier 1996). Derrière cette idée, apparaît en filigrane, le sentiment qu'il est préférable qu'une jeune veuve fasse son deuil, avant de reconstruire une vie nouvelle avec un nouveau partenaire, et une autre famille. 

Keith Haring. Man holding a baby. &988


Protéger la femme contre elle-même


C'est exactement ce qu'affirme l'agence de biomédecine. Dans un article consacré à cette affaire, le Monde fait état d'un mémoire envoyé au Conseil d'Etat, dans lequel elle rappelle que l'interdiction est conforme à l'intérêt de l'enfant, dès lors qu'il s'agit d'empêcher qu'il soit "délibérément privé de père" et confronté au "poids psychologique et social qui pèserait sur lui d'être (...) né d'un deuil". L'agence invoque également l'intérêt de la mère " qui déciderait d'entreprendre une grossesse seule, alors qu'elle vient de perdre son conjoint, et qu'elle se trouve dans un état de vulnérabilité psychologique".

En 2016, cet argument apparaît singulièrement désuet. La femme est-elle donc un petit oiseau fragile qu'il faut protéger contre elle-même ? Aucune disposition juridique n'interdit pourtant à une femme de fonder une famille mono-parentale. Et la nécessité de recourir à une insémination artificielle n'est plus un obstacle sérieux au désir d'enfant. C'est ainsi qu'une femme homosexuelle n'a pas beaucoup de difficulté à bénéficier de cette technique, soit à l'étranger, soit en France où il n'est pas impossible de trouver un médecin qui accepte de l'aider. La norme juridique doit-elle apprécier le bien-fondé du désir d'enfant ? Est-il plus légitime pour une célibataire qui refuse de vivre en couple, pour une couple d'homosexuelles ou pour une jeune veuve ? 

La question même semble absurde, d'autant que les Etats de l'Union européenne ont, sur ce point, fait des choix très différents. Si Nicola avait confié la congélation et la conservation des paillettes à un service espagnol ou italien, Mariana aurait pu bénéficier, sans aucune restriction, d'une insémination post-mortem. L'interdiction du droit français va donc susciter la création de "paradis de banques de sperme" comme il existe déjà des paradis fiscaux. On ira donner son sperme en Italie ou en Espagne pour être certain qu'il pourra être utilisé, même post-mortem.

Tout récemment, le 20 avril 2016, Laurence Rossignol, actuelle ministre "des familles, de l'enfance et des droits des femmes", a annoncé que l'assistance médicale à la procréation serait étendue aux femmes seules et aux couples d'homosexuelles bientôt, mais pas avant les élections présidentielles. Cette intervention montre que les pouvoirs publics sont conscients que le droit français n'est plus en harmonie avec les besoins de notre société. Alors pourquoi ne pas intervenir plus rapidement ? En attendant, pourquoi ne pas accepter tout simplement le transfert des paillettes de Nicola dans une clinique espagnole ? Ce serait une solution élégante pour permettre à Mariana de bénéficier d'une insémination, sans pour autant violer le droit français.