« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 4 mai 2016

Le dentiste et la voleuse

Une femme de cinquante-deux ans s'introduit dans un cabinet dentaire et vole la sacoche du dentiste, posée derrière le bureau d'accueil. Les caméras de surveillance ont filmé la scène, et le dentiste diffuse aussitôt les images de sa voleuse sur Facebook afin de permettre son identification. L'opération est un franc succès, les images ayant été vues plus de 175 000 fois. Se sachant identifiée, la voleuse préfère se rendre à la police, où elle reconnaît son larcin. Elle prétend toutefois que la sacoche ne contenait pas d'argent, alors que son propriétaire déclare y avoir conservé mille euros en liquide ainsi que des chèques de ses patients. Elle va donc être jugée en comparution immédiate dans le courant du mois de mai. 

L'affaire ne mériterait pas tant de bruit si la voleuse, sans doute bien conseillée par son avocat, n'avait pas porté plainte pour atteinte à la vie privée contre le dentiste qui a diffusé son image sur Facebook. 

L'impossible action civile


Observons d'emblée que la voleuse n'introduit pas une action civile. L'article 9 du code civil, qui trouve son origine dans la loi du 17 juillet 1970, affirme que "chacun a droit au respect de la vie privée". Il permet de fonder des poursuites pénales ou d'engager une action uniquement civile. En l'espèce toutefois, l'action civile est bien délicate.

Il n'est pourtant pas question d'invoquer le célèbre adage "Nemo auditur propriam turpitudem allegans"pour rejeter ses prétentions, car la voleuse n'appuie pas sa revendication sur son larcin. Cet adage n'est appliqué, en droit français, que pour empêcher une personne de tirer bénéfice d'une infraction qu'elle a commise. Par exemple, une femme qui a assassiné  son mari ne peut demander à bénéficier d'une pension de réversion. 

En revanche, l'action civile pourrait être écartée en se fondant sur le caractère non légitime du préjudice. Depuis un arrêt de 1968, la Cour de cassation considère ainsi que le porteur de mauvaise foi d'un chèque sans provision ne dispose d'aucun recours. Il ne peut obtenir ni le remboursement du chèque, ni des dommages et intérêts. Aux yeux des juges, il n'avait qu'à refuser le chèque qu'il savait sans provision. Dans le cas de la voleuse du sac du dentiste, on peut penser qu'elle pourrait difficilement engager une action en responsabilité civile, alors que l'image dont elle se plaint ne fait que montrer une infraction dont elle reconnaît être coupable.

L'action pénale


On comprend que la voleuse préfère engager une action pénale. Sur ce point, il convient d'observer la stricte séparation entre les deux procédures en cours. D'un côté, la voleuse est poursuivie devant le tribunal correctionnel pour son larcin. De l'autre, elle engage des poursuite contre le dentiste pour la diffusion de son image sur Facebook. 

La vidéosurveillance 


Dans une décision du 10 mai 2005, la Cour de cassation affirme que "le respect dû à la vie privée et celui dû à l'image constituent des droits distincts". Ce droit n'a rien de récent. Sur le fondement de l'article 1382 du code civil, le tribunal civil de la Seine avait jugé, dès 1855 "qu'un artiste n'a pas le droit d'exposer un portrait, même au Salon des Beaux-Arts, sans le consentement et surtout contre la volonté de la personne représentée". Depuis cette date, on a inventé la photographie, le cinéma, et Facebook. Le principe n'a pourtant guère changé, même si le droit affirme plus clairement que l'atteinte au droit à l'image peut donner lieu aussi bien à des poursuites pénales (art. 226-1 du code pénal) qu'à une action en responsabilité civile (art. 9 du code civil). 

Dans le cas de la voleuse du dentiste, la captation des images ne pose guère de problème. La loi du 6 janvier 1978 sur l'informatique, les fichiers et les libertés ainsi que l'article 10 de la loi Pasqua du 21 janvier 1995 définissent un cadre juridique applicable à la vidéosurveillance. Un cabinet médical est considéré comme un lieu privé ouvert au public, et des caméras peuvent donc être installées, après autorisation préfectorale. Aux termes de l'article L 251-2 du code de la sécurité intérieure, cette autorisation est donnée lorsque le cabinet est particulièrement exposé à des risques d'agression ou de vol, par exemple lorsqu'il est accessible sans contrôle particulier.

Certes, les images des patients sont des données personnelles qui ne peuvent être captées et conservées qu'avec leur autorisation. Mais en l'espèce, le consentement est présumé, dès lors que l'information du public est assurée par un affichage permanent et visible indiquant la présence de caméras de surveillance. De la même manière, la demande d'autorisation doit mentionner la durée de conservation des images, au-delà de laquelle elles seront détruites.



Gilbert Bécaud. L'orange. 1964


La diffusion des images


Le problème essentiel n'est donc pas la captation de l'image de la voleuse mais sa diffusion sur Facebook. A ce propos, il convient d'observer que le dentiste n'est pas compétent pour lancer un appel à témoins, procédure réservée aux autorités de police et de justice. Cette ingérence n'est cependant pas, en soi, constitutive d'une infraction.

Reste évidemment ce dont se plaint la voleuse, c'est-à-dire la diffusion de son image. Sur ce point la jurisprudence utilise trois critères pour apprécier sa licéité.

Le premier est la célébrité de la personne dont l'image est diffusée. D'une manière générale, les juges se montrent réticents à sanctionner pour manquement au droit à l'image la diffusion de l'image d'une personne célèbre dans une activité publique. En exerçant une telle activité, l'intéressé est présumé consentir à la captation et à la diffusion de son image. La Cour européenne impose d'ailleurs une définition étroite de cette jurisprudence, considérant dans un arrêt du 24 juin 2004 von Hannover c. Allemagne que la princesse Caroline de Monaco qui n'exerce aucune fonction officielle dans la Principauté doit pouvoir bénéficier d'un droit au respect de son image lorsqu'elle y réside.

Pour le simple quidam  en revanche, le juge se montre plus intransigeant. Il admet ainsi qu'un enfant est titulaire d'un droit à l'image dès sa naissance. Dans un arrêt Reklos et Davourlis c. Grèce du 15 janvier 2009, la Cour européenne des droits de l'homme a ainsi admis qu'un nourrisson photographié dans une maternité était titulaire d'un tel droit, quand bien même il n'en avait pas la moindre conscience. Les clichés doivent donc être remis à ses parents, dans le but d'empêcher leur diffusion intempestive. Dans le cas de la voleuse du dentiste, il est clair qu'il ne s'agit pas d'une personne célèbre dans une activité publique, mais bien davantage d'une personne tout-à-fait obscure et qui s'efforce de le rester.

Le second critère est le consentement de l'intéressé, et il est évident que la voleuse n'a pas consenti à la diffusion de son image sur Facebook. Celle-ci a en effet permis son identification, la contraignant finalement à se livrer à la police. Le droit positif reconnaît une exception au principe du consentement, au profit exclusif des médias. Ces derniers peuvent diffuser des éléments de la vie privée d'une personne utiles au développement d'un débat général. Là encore, le dentiste n'a rien à voir avec un journaliste et il diffuse le film de la caméra de surveillance dans son intérêt personnel. Il veut seulement retrouver l'auteur du forfait. Sur le plan strictement juridique, le principe du consentement n'est donc pas écarté.

Le dernier critère est celui du lieu de la captation. En principe, l'image d'une personne prise dans un espace public, ou lors d'un évènement public n'est pas considérée comme une atteinte au droit à l'image. Les images captées dans l'espace privé sont, en revanche, constitutives d'une telle atteinte. Or, les textes affirment clairement qu'un cabinet médical est un espace privé, même s'il est ouvert aux public. Dans ce cas, la jurisprudence refuse généralement la diffusion d'images provenant d'un espace privé, qu'il s'agisse du domicile de la personne, de sa voiture personnelle, d'une chambre d'hôpital et, on peut le penser, d'un cabinet médical.

En l'état actuel du droit, on est donc contraint de constater que le dentiste a effectivement porté atteinte au droit à l'image de sa voleuse. Il n'en demeure pas moins qu'il a apporté une aide effective à la police et à la justice en permettant l'arrestation d'une délinquante, et que cette aide n'a pu être efficace qu'au prix d'une atteinte au droit à l'image. Il est fort probable que les juges tiendront compte de ces circonstances très particulières. Dans ce cas, le principe d'opportunité des poursuites les autorisent à renoncer à toute procédure à l'encontre du dentiste à moins que les juges choisissent de formuler un simple rappel à la loi. Ces solutions sont les plus souhaitables. Pour le dentiste sans doute, mais peut-être aussi pour sa voleuse car son recours intempestif pourrait peut être agacer d'autres juges, ceux-là mêmes qui seront chargés de la juger.

1 commentaire:

  1. Intéressant. Il est, en effet, probable que le juge choisisse une option de rappel à la loi, compte tenu des circonstances, ne serait-ce que pour éviter de saturer l'appareil judiciaire.

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