« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 15 mai 2016

La guerre du 49-3 n'aura pas lieu

Le gouvernement a utilisé l'article 49 alinéa 3 de la Constitution pour faire adopter la loi Travail : nouvelles protections pour les entreprises et les actifs. Quelle histoire ! Le Figaro crie au "coup de force de l'Exécutif", formulation très proche de celle employée par le Parti communiste qui dénonce "un coup de force d'une inacceptable brutalité". Une telle convergence n'est pas si fréquente. Elle repose sur une détestation commune d'un gouvernement dont on conteste non seulement la politique mais aussi la légitimité. Elle témoigne aussi, plus indirectement, d'une volonté de remettre en cause le régime politique de la Vème République.

Le recours à l'article 49 al. 3 est-il  un "coup de force" ? Certainement pas, tout simplement parce que l'article 49 al. 3 est une disposition constitutionnelle et que la procédure qu'il prévoit est régulièrement mise en oeuvre, depuis les débuts de la Vème République. 

Une procédure complexe


L'article 49 al. 3 autorise le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, à engager la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le vote d'un projet de loi. Dans ce cas, le débat parlementaire est immédiatement interrompu et le projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est voté. C'est évidemment ce qui s'est produit avec le projet El Khomri. En l'espèce, le Premier ministre n'a pas immédiatement utilisé l'article 49 al. 3. Au contraire, il a laissé se développer le débat parlementaire d'abord en commission, puis en séance publique du 3 au 10 mai, avant de constater la nécessité d'utiliser l'article 49 al. 3. 

La motion de censure, quant à elle, est votée dans les conditions posées par l'article 49 al. 2 qui organise la motion de censure de droit commun, celle dite "spontanée", parce qu'elle repose sur l'initiative unique des députés. Elle doit être signée par un dixième au moins de l'Assemblée nationale et le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. A l'issue des opérations, seuls sont recensés les votes favorables à la censure, ce qui signifie que les abstentions et les votes nuls sont considérés comme défavorables. La censure est acquise et le Premier ministre présente la démission du gouvernement si et seulement si elle obtient la majorité des membres composant l'Assemblée. Dans le cas de la loi El Khomri, la censure n'a obtenu que 246 voix alors que la majorité requise était de 288 voix.

La responsabilité de la crise


La procédure peut sembler complexe car elle se déroule en deux temps, d'abord l'engagement de la responsabilité du gouvernement sur un texte, ensuite l'éventuel dépôt d'une motion de censure. En réalité, elle apparaît plus simple si l'on comprend qu'il s'agit de mettre l'Assemblée devant ses responsabilités. 

Contrairement à ce qui est affirmé ici et là, l'article 49 al. 3 ne prive pas l'Assemblée de ses prérogatives. Au contraire, elle lui confère la responsabilité de la crise. Si elle ne voulait pas de la loi El Khomri, elle pouvait provoquer la chute du gouvernement en votant la censure. Il suffisait aux députés frondeurs de gauche de voter, voire de signer, la motion de censure déposée par l'opposition de droite. Ce n'est pas absurde si l'on considère que la loi El Khomri a été présentée par ces frondeurs comme un texte particulièrement abominable, l'abandon des droits les plus élémentaires des salariés, la négation des valeurs de la gauche etc etc. Les députés Front de gauche, deux écologistes et deux anciens membres du PS ont d'ailleurs allègrement joint leurs voix à celles de la droite.

Quoi qu'il en soit, l'article 49 al. 3 ne saurait s'analyser comme un déni de démocratie dès lors qu'il laisse finalement le dernier mot aux représentants du peuple. A eux de se saisir ou non du pouvoir qui leur est donné. Selon la formule employée par le doyen Vedel : "De deux choses l'une : ou bien l'Assemblée veut que le gouvernement reste en fonction et alors elle doit lui accorder tout ce dont il a besoin ; ou bien, elle ne vaut pas lui accorder les moyens exigés, mais alors elle doit prendre la responsabilité de le renverser". Il convient d'ailleurs de noter que le débat sur la loi, interrompu à l'Assemblée, continuera au Sénat, dans les conditions du droit commun. De même, si la motion de censure est adoptée, l'un des choix possibles, et même le plus probable, du Président de la République est de prononcer la dissolution, ce qui conduit à renvoyer les députés devant leurs électeurs. A cet égard, l'article 49 al. 3 suscite au contraire le retour du principe démocratique.

Le débat sur la loi Travail suivi de la mise en oeuvre de l'article 49 al. 3
Les tontons flingueurs. Georges Lautner. 1963.

Un élément du parlementarisme rationalisé


Le fait de constater que l'article 49 al. 3 est parfaitement conforme au principe démocratique ne nous renseigne cependant pas sur sa fonction. Il a été conçu en effet par les rédacteurs de la Constitution de 1958 comme un instrument du parlementarisme rationalisé. Comme d'autres dispositions de la norme fondamentale, il a pour objet de garantir l'existence d'une majorité stable et ainsi d'empêcher le retour du régime d'assemblée en vigueur sous les IIIè et IVè Républiques. A l'époque en effet, le parlement pouvait très facilement, trop facilement, mettre en cause la responsabilité des gouvernements qui chutaient parfois pour des motifs conjoncturels ou sur des textes dont l'intérêt était modeste. L'article 49 al. 3 a donc pour objet, et on vient précisément de le voir, de maintenir une majorité et d'assurer la stabilité gouvernementale.

L'article 49 al. 3 ne s'analyse pas comme un "acharnement thérapeutique" visant à maintenir une majorité qui n'existe plus. Cette jolie formule employée par Dominique Rousseau ne résiste guère à l'analyse, car l'article 49 al. 3 constitue un élément de notre régime, et il n'a rien de pathologique. Son objet même est de maintenir une majorité, voire d'en dégager une nouvelle. 
 

Une pratique constante


Il est si peu pathologique qu'il a été utilisé à de multiples reprises, plus de 80 fois depuis 1958. Son plus gros utilisateur a été Michel Rocard qui en fait usage 28 fois entre 1988 et 1991, mais Raymond Barre et Jean-Pierre Raffarin l'ont également largement utilisé. A cet égard, il convient de faire deux observations d'évidence. La première est que l'article 49 al. 3 n'est ni de droite ni de gauche. Il est simplement l'outil d'une majorité. La seconde est qu'il a permis l'adoption de textes les plus divers. Se souvient-on aujourd'hui que le CSA a été créé par une loi adoptée par l'article 49 al. 3 ? Les privatisations de 1986 et le statut de France Télécom trouvent également leur origine dans ces dispositions. Aujourd'hui, tout le monde a oublié les conditions d'adoption de ces réformes. Ceux qui affirment que la loi El Khomri sera moins légitime parce qu'elle a été adoptée avec l'article 49 al. 3 font donc preuve d'une certaine forme d'amnésie juridique, hélas assez fréquente.

Observons tout de même que cette amnésie s'explique sans doute par la révision de 2008, votée à l'initiative de Nicolas Sarkozy. Elle a réduit l'usage de l'article 49 al. 3 à un seul projet de loi par session, hors les lois de financement de la sécurité sociale ou de finances qui peuvent toujours être adoptée par cette voie. De fait, l'usage de l'article 49 al. 3 s'est fait plus rare, au point que certains ont oublié qu'il faisait partie de notre corpus constitutionnel.

Si l'on s'interroge sur les raisons qui poussent un Premier ministre à utiliser l'article 49 al. 3, on peut en distinguer deux, qui se cumulent d'ailleurs dans le cas de la loi El Khomri. 

Le premier réside dans une forme de blocage du débat parlementaire par le dépôt d'un nombre considérable d'amendements. C'est une pratique courante des opposants de tous bords. La loi Travail n'y a pas fait exception : au moment où s'engageait le débat public, le 3 mai, on dénombrait 4983 amendements déposés, dont 2412 déposés par 16 députés communistes. Le risque d'enlisement du débat conduit ainsi à y mettre fin et à utiliser l'article 49 al. 3. 

Le seconde réside dans la volonté de mettre fin à la fronde de la majorité. Observons d'emblée que ce motif n'est pas nouveau. Déjà Jean-Pierre Raffarin utilisait l'article 49 al. 3 pour museler les frondeurs de l'UDF, pourtant en principe dans la majorité. Quant à la gauche, elle a toujours été confrontée à des dissensions et la discipline majoritaire n'a jamais été son point fort.

L'article 49 al. 3 arrange tout le monde


Dans le cas de la loi El Khomri, les cris des frondeurs témoignent de ces dissensions. On peut néanmoins s'interroger sur leur sincérité. Dans le fond, le recours à l'Article 49 al. 3 arrange tout le monde. D'une part, le gouvernement qui fait adopter la loi El Khomri. D'autre part, les frondeurs qui peuvent dire à leurs électeurs qu'ils n'ont pas voté la loi, puisqu'il n'y a pas eu de vote. Leur situation est tout de même moins inconfortable que s'ils avaient été contraints de se prononcer. En votant contre la loi, ils risquaient le refus de l'investiture du PS aux législatives de 2017, voire l'exclusion, menaces qui incitent à préférer l'hypothèse où l'on ne vote pas du tout. Enfin, les opposants de droite peuvent manifester leur irritation en déposant une motion de censure, sans toutefois renverser le gouvernement. Ne doivent-il pas surmonter leurs propres divisions avant d'aborder avec sérénité une nouvelle période électorale ? Pour tout le monde, il convenait en effet d'éviter la dissolution que François Hollande aurait pu prononcer si la motion de censure avait été votée. 

Finalement, l'article 49 al. 3, tant décrié, fonctionne à la satisfaction de l'ensemble de la classe politique. C'est sans doute l'élément essentiel de son succès.


2 commentaires:

  1. "Mal nommer les choses, c'est ajouter aux malheurs du monde", disait Albert Camus. Votre dernier post participe à un exercice salutaire de clarification dans le désordre intellectuel ambiant. De l'art de bien nommer les choses et de rappeler ce que le droit positif dit et signifie. Au-delà de la question des conditions de la mise en oeuvre du 49-3, l'exemple que vous développez constitue le révélateur de quatre phénomènes sociétaux.

    - Le mépris assumé de la norme (constitution, loi...) de la part de ceux (politiques en général) qui en sont les gardiens naturels et qui considèrent qu'elle ne s'applique pas à eux mais au simple manant.

    - Le discrédit croissant de la parole politique auprès des citoyens qui accordent plus de crédit à celle des humoristes dont la caricature leur semble plus proche de la réalité. "La corruption du langage est à la fois le baromètre et le moteur du dérèglement des institutions et des esprits dans les démocraties" (Nicolas Baverez).

    - Le désarroi palpable des citoyens face au fonctionnement du système politique (droite et gauche confondues) et leur tentation de recours aux extrêmes. Les exemples américain (Donald Trump) et autrichien (élection du président de la République) sont éclairants à bien des égards.

    - L'agacement indéniable des Français face aux Tartuffe de la vertu politique (critique aujourd'hui du 49-3 qu'on encensait hier) et juridique (félicitations après le vote de la loi sur le harcèlement sexuel tout en harcelant et agressant régulièrement des femmes).

    Demosthéne rappelait "qu'il est de bon citoyen de préférer les paroles qui sauvent aux paroles qui plaisent". Formule à méditer par nos dirigeants !

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  2. Bonjour, vous concluez par la satisfaction générale de la classe politique; mais quid du peuple?

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