« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 7 avril 2016

La modernisation de la campagne présidentielle ou la démocratie sous contrôle

Deux textes votés le 5 avril 2016, à partir de propositions parlementaires émanant de membres du Parti socialiste, ont pour objet la "modernisation de la campagne présidentielle". Le premier est une loi organique,   le second une loi ordinaire. Cette dernière autorise la Commission nationale des comptes de campagne à recruter des experts et harmonise les sanctions pénales susceptibles d'être prononcées en cas de publication de sondages "sortie des urnes" avant la fin des opérations de vote. Ces points ne sont pas négligeables, mais ils demeurent marginaux par rapport aux questions traitées par la loi organique.

Rappelons qu'une loi organique porte sur le fonctionnement des pouvoirs publics et a pour objet de mettre en oeuvre la Constitution. Elle est soumise à une procédure un peu plus rigoureuse que les lois ordinaires, qui se traduit en particulier par une condition de majorité absolue à l'Assemblée nationale dans l'hypothèse où elle doit trancher après un désaccord entre les deux assemblées, ainsi que par une saisine obligatoire du Conseil constitutionnel. Cette saisine a été effectuée par le Premier ministre le 6 avril 2016. 

Ce texte a connu un cheminement parlementaire agité et le dernier mot a été finalement donné à l'Assemblée nationale, après l'échec de la navette parlementaire. D'une manière générale, elle suscite une réaction extrêmement négative de tous les responsables des petits partis. De Philippe Poutou à Nicolas Dupont-Aignan, tous sont d'accord pour dénoncer un texte qui, à leurs yeux, rend la compagne présidentielle plus inégalitaire.

Les présentations


La première source de mécontentement réside dans une nouvelle organisation des présentations. Leur nombre n'est pas modifié et il est toujours indispensable d'obtenir 500 signatures d'élus d'au moins 30 départements différents pour pouvoir se porter candidat aux élections présidentielles. Les élus concernés sont les maires des 36 000 communes auxquels il faut ajouter les parlementaires, les conseillers régionaux et généraux ainsi que les membres de l'assemblée corse et des assemblées d'outre-mer, soit un collège potentiel d'environ 48 000 signataires. 

Ces présentations ont pour objet de réduire le nombre de candidats, en excluant les candidatures fantaisistes. La première d'entre elles est celle de Pierre Dac, qui s'était déclaré candidat en 1965, comme chef du Parti d'en rire et Président du Mouvement ondulatoire unifié (MOU), doté d'une devise très actuelle : "Les temps sont durs, vive le MOU". Depuis cette date, d'autres se sont manifestés comme Coluche ou Dieudonné, mais aucun n'a finalement conduit sa candidature à son terme. Il faut bien reconnaître que les candidatures fantaisistes ne constituent pas une menace bien inquiétante pour notre démocratie.

Dans un premier temps, ces présentations ont suscité des manoeuvres politiciennes. Les grands partis n'ont pas hésité à faire pression sur les élus locaux. N'est il pas tentant de parrainer un candidat d'opposition qui risque de mordre sur l'électorat de l'adversaire principal ? N'est-il pas tentant de signer pour le Front National  si on pense que son candidat peut empêcher le leader du parti adverse d'être présent au second tour ? 

Pour empêcher de telles manoeuvres, a été décidée la publication des signatures. Celles-ci sont transmises au Conseil constitutionnel par le candidat, et le Conseil en publie 500, par tirage au sort. Toutes les signatures ne sont donc pas publiées, loin de là, dès lors que les partis les plus importants en obtiennent un nombre bien plus élevé que le minimum exigé par la loi. La situation est différente pour les partis plus modestes,  Ils ont beaucoup de difficultés à obtenir leurs 500 signatures,  et, de fait, elles sont toutes publiées. 

Lucky Luke contre Joss Jamon. Morris et René Goscinny. 1958


La nécessaire intervention du législateur


Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par Marine Le Pen, le Conseil constitutionnel s'est prononcé, le 21 février 2012 sur la conformité à la Constitution de ces dispositions.  Il a estimé que la publicité des parrainages ne fait que mettre en oeuvre un principe de transparence et ne saurait portait atteinte au pluralisme des courants d'opinion. A ses yeux, le principe d'égalité devant la loi n'est pas davantage mis en cause par le tirage au sort des signatures. Une personne qui a signé pour un candidat ayant obtenu juste cinq cents signatures a  pourtant 100 % de chances de voir son nom porté à la connaissance du public, et donc de ses électeurs, alors que celle qui a signé pour un candidat qui recueille des milliers de signatures a très peu de probabilité de voir son nom publié. Aux yeux du Conseil, cette différence de traitement a été voulue par le législateur dans le but de permettre un contrôle plus rapide et efficace des signatures. 

Il appartient donc au législateur, s'il le souhaite de revenir sur cette règle. Dans ses observations sur les élections de 2012, le Conseil constitutionnel l'y incitait, affirmant que "ce dispositif suscite des débats et laisse subsister une incertitude sur la possibilité de participer au premier tour du scrutin de représentants de certaines formations politiques, présentes lors de scrutins précédents, qui ont obtenu en définitive un très grand nombre de voix". L'allusion à la situation du FN est transparente, même si les succès de ce parti aux élections locales lui permettant désormais de disposer de suffisamment d'élus pour signer en faveur de sa candidate.

L'intervention législative de 2016 était donc attendue. Le parlement a fait le choix d'une transparence totale en imposant la transmission des présentations au Conseil constitutionnel par le signataire lui-même et non plus par le candidat. Ces signatures seront ensuite publiées au fur et à mesure de leur arrivée, et non plus en une fois au moment du dépôt officiel de la candidature. Certains avaient rêvé une dose de parrainages effectués directement par les électeurs, d'autres avaient souhaité le retour au secret, favorisant les petits partis. En choisissant la transparence totale, le législateur ne prend pas de risque constitutionnel. Conformément à sa décision de 2012, le Conseil décidera probablement que la transparence ne peut pas, en tant que telle, porter atteinte au pluralisme. En revanche, la question de l'inégalité de traitement des petits partis, question qui était pourtant le coeur du débat, demeure non résolue.

Le temps d'antenne


La seconde source de l'irritation des membres des petits partis réside dans l'accès aux médias audiovisuels. Dans l'état actuel du droit, les radios et les télévisions doivent assurer une exposition médiatique absolument identique entre les différents candidats pendant les cinq dernières semaines précédant l'élection. En 2012, Nicolas Dupont-Aignan et Philippe Poutou ont donc eu le même temps de parole que Nicolas Sarkozy et François Hollande durant les cinq dernières semaines.

La loi votée le 5 avril réduit cette période de stricte égalité aux deux dernières semaines avant le scrutin. Durant la période précédente dont on ne sait d'ailleurs pas quand elle commence, c'est l'équité qui doit dominer, notion qui figure dans l'article 4 du texte. Elle renvoie à l'idée que l'exposition médiatique de chaque parti doit être proportionnée à son audience. Aux termes de la loi, il appartiendra au CSA de veiller à ce traitement "équitable", à partir de la représentativité de chaque candidat et de sa "contribution à l'animation du débat électoral".

La représentativité de chaque candidat sera donc appréciée par le CSA à partir de deux critères. D'une part, ses résultats aux élections précédentes, critère qui repose sur une analyse du passé et non pas du présent. D'autre part, les sondages utilisés pour apprécier l'état actuel de l'opinion. Cette confiance accordée aux sondages peut surprendre, du moins si l'on considère les erreurs relativement nombreuses qu'ils ont faites sur les résultats estimés de certaines consultations électorales. Surtout, le législateur confère aux sondages un rôle tout-à-fait extraordinaire : il ne sont plus le reflet, toujours imparfait, de l'opinion, mais l'instrument utilisé pour créer l'opinion. Ce ne sont plus les médias qui suivent l'élection, mais l'élection qui suit les médias.

Reste évidemment la notion d'"animation du débat électoral", dont on ne voit pas quel pourrait être le contenu juridique. Cela signifie-t-il que le CSA pourra considérer que tel candidat aux qualités de tribun est plus amusant que tel autre, légèrement bègue ? On espère que l'interprétation n'ira pas jusque là, mais, à dire vrai, on n'en sait rien. 

La question de la constitutionnalité d'une telle disposition est évidemment posée. La notion d'"animation du débat électoral" pourrait être  considérée comme emportant une atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi. Dans plusieurs décisions, et notamment celle du 28 décembre 2011, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que ce principe impose au législateur d'adopter "des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques".

De manière plus évidente, le principe d'égalité devant la loi peut être invoqué. Nul n'ignore qu'il trouve son origine dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, son article 6 affirmant que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". Le Conseil constitutionnel affirme néanmoins qu'une rupture d'égalité peut intervenir par la voie législative, dès lors qu'il s'agit de "régler de façon différente des situations différentes". En l'espèce, les petits partis ne sont pas dans une situation différente de celle des grands partis, du moins au regard de la campagne aux élections présidentielles. Le Conseil constitutionnel affirmera-t-il que l'indication d'un sondage suffit à constituer une "situation différente" au sens juridique du terme ? Intéressante question, dont on attend la réponse avec impatience.





lundi 4 avril 2016

Secret de l'instruction et presse à sensation

Dans un arrêt de Grande Chambre Bédat c. Suisse rendu le 29 mars 2016, la Cour européenne des droits de l'homme affirme que la condamnation d'un journaliste à une amende pour avoir révélé des faits couverts par le secret de l'instruction ne constitue pas, en soi, une atteinte à la liberté d'expression. 

Le 15 octobre 2003, Arnaud Bédat, journaliste à l'hebdomadaire l'Illustré, publie un article intitulé "Drame du Grand-Pont à Lausanne - la version du chauffard - l'interrogatoire du conducteur fou". La publication intervient trois mois après un fait divers très médiatisé, un automobiliste, M. B., ayant foncé sur des piétons avant de se jeter du pont de Lausanne. M. B. est récupéré vivant dix mètres plus bas, mais sa course a fait trois morts et une dizaine de blessés. 

L'article intervient au moment où le débat sur la santé mentale de M. B. est particulièrement vif. Pour certains, il avait déjà eu quelques épisodes délirants, et il doit désormais être enfermé. Pour d'autres, c'est un simulateur, parfaitement sain d'esprit, et il doit être jugé et puni. Alors que l'instruction est loin d'être achevée, l'article reproduit une partie de ses interrogatoires, d'abord par les policiers puis par le juge d'instruction ainsi que des éléments d'expertise médicale et psychiatrique. L'article est illustré de photographies de lettres de M. B. envoyées au juge, assorties d'un sous-titre particulièrement éclairant : "Il a perdu la boule".

Arnaud Bédat est condamné par les juges suisses pour violation du secret de l'instruction, d'abord à une peine de prison avec sursis, puis en appel à une amende de 4000 francs suisses. Après avoir épuisé les voies de recours internes, il saisit la Cour européenne. A ses yeux, sa condamnation porte atteinte à la liberté de presse, que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme garantit comme un élément de la liberté d'expression. Il obtient satisfaction de la Cour européenne, dans une décision de Chambre de juillet 2014. Mais le gouvernement suisse a demandé, et obtenu, le renvoi en Grande Chambre.

Précisément, la Grande Chambre renverse la décision de la Chambre. En refusant d'admettre la violation de l'article 10, elle pose les bornes de la jurisprudence relative à la liberté de presse. Les nécessités du débat d'intérêt général qui fondent habituellement une définition extensive de la liberté de presse ne sont plus invocables en effet lorsque le sensationnalisme l'emporte sur l'information.

L'ingérence dans la liberté d'expression


Rappelons que, pour être licite, une ingérence dans la liberté d'expression ne doit pas seulement être prévue par la loi et répondre à un but légitime. Elle doit aussi se révéler "nécessaire dans une société démocratique"

Il n'est pas contesté que la condamnation d'Arnaud Bédat s'analyse comme une telle ingérence. Elle est prévue par la loi suisse qui considère comme un délit la violation du secret de l'instruction. Ce texte repose sur un but légitime, puisqu'il s'agit de garantir "l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire" ainsi que "la protection de la réputation et des droits d'autrui".

C'est donc la dernière condition de l'ingérence qui justifie l'intervention de la Grande Chambre, et c'est sur ce point qu'elle se démarque de l'arrêt de chambre. Cette dernière condition impose à la Cour européenne un contrôle de proportionnalité entre l'atteinte à la liberté de presse et le "besoin social impérieux" qui la motive. La Grande Chambre précise donc les critères qui doivent être utilisés par la juridictions européenne pour apprécier cette proportionnalité.



Deadline. Richard Brooks. 1952. Humphrey Bogart

 

Le débat d'intérêt général, instrument d'une liberté absolue


Cette intervention de la Grande Chambre n'est pas inutile. La jurisprudence récente utilise, en effet, la notion de "débat d'intérêt général" de manière si compréhensive qu'elle conduit à consacrer la liberté de presse comme une liberté absolue, au détriment d'autres droits ou libertés comme le droit à la vie privée ou la présomption d'innocence.

Dans un arrêt du 7 février 2012 von Hannover II c. Allemagne, la Cour européenne considère ainsi que la publication de photographies du prince Rainier de Monaco affaibli par la maladie, clichés pris à son insu, ne porte pas atteinte à sa vie privée ni à celle de sa famille, mais relève d'un débat d'intérêt général. Il en est de même, selon un arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, de la divulgation, par Paris-Match d'informations sur l'existence d'un enfant caché du prince Albert. Aux yeux de la Cour, cette nouvelle "dépasse le cadre de la vie privée" du prince et relève donc d'un débat d'intérêt général. La lecture de cette jurisprudence laisse penser que la Cour n'opère aucune distinction entre la presse people et la presse d'information générale.

De toute évidence, la Grande Chambre veut mettre un frein à cet emballement jurisprudentiel qui conduit  à protéger de manière quasi-absolue des journaux dont l'objectif est d'étaler au grand jour la vie privée des people ou de rapporter les faits divers dans une veine sensationnaliste.

L'exception de sensationnalisme


La Grande Chambre rappelle les principes exposés dans l'arrêt Stoll c. Suisse du 10 décembre 2007 : un article prend place dans un débat d'intérêt général, si le journaliste et le journaliste "agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations fiables et précises, dans le respect de la déontologie journalistique". En l'espèce, la Cour fait observer qu'un journaliste professionnel ne pouvait ignorer le caractère secret des pièces qu'il reproduisait dans son article. Elle ajoute cependant que le caractère fiable et précis de ces informations n'est pas évident, dès lors que le ton employé ne laisse "aucun doute sur l'approche sensationnaliste que le requérant a entendu donner à son article".

Dans son arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la Cour a déjà affirmé que l'actualité judiciaire constitue, en soi, un sujet d'intérêt général. Il est normal qu'un fait divers exceptionnel qui a suscité une grande émotion au sein de la population de Lausanne suscite l'intérêt de la presse, et il est tout aussi normal qu'elle rende compte de l'enquête en cours. Jusque là, la Grande Chambre ne fait que reprendre la jurisprudence récente.

Mais elle ajoute aussitôt que la question qui se pose est celle de savoir si les informations divulguées, celles qui sont couvertes par le secret de l'instruction, sont effectivement de nature à nourrir le débat public. Elle note que le tribunal fédéral suisse a estimé que l'article était davantage destiné à satisfaire la "curiosité malsaine" des lecteur qu'à susciter la réflexion. Après avoir examiné le contenu de l'article et les titres racoleurs choisis par le journaliste, la Grande Chambre déduit qu'elle n'a aucune raison de revenir sur l'appréciation des juges suisses.
Elle fait en outre observer que les autorités suisses avaient le devoir de protéger le droit à la vie privée et à la présomption d'innocence de l'auteur de l'accident, et que le système juridique pouvait donc sanctionner le journaliste qui a diffusé les rapports des experts psychiatriques ainsi que le témoignage de son médecin traitant. Même si M. B. n'avait pas porté plainte, il appartenait aux autorités de défendre ses droits.

La Cour pose ainsi des bornes à la notion de débat d'intérêt général qui permettait de faire prévaloir la liberté de presse sur tous les autres droits et libertés. Tout article ne participe donc pas à un tel débat, en particulier s'il est publié dans un journal à sensation ou dans la presse people. La Grande Chambre érige ainsi en principe ce qui avait été décidé par la Cour dans son arrêt tout récent du 25 février 2016 Société de conception de presse et d'édition. On se souvient qu'elle avait alors estimé que la publication de la photographie d'Ilan Halimi torturé par ceux qui allaient ensuite l'assassiner ne participait pas au débat d'intérêt général. Avec la décision Bédat c. Suisse, la Grande Chambre fait de cette exception de sensationnalisme une règle d'interprétation imposée à la Cour. 

Cette évolution jurisprudentielle marque aussi les limites de l'influence américaine dans le droit continental. En effet, le droit américain de la presse repose sur une conception absolutiste du 1er Amendement et la notion de débat d'intérêt général était le vecteur d'un rapprochement très sensible dans les années récentes. En posant des bornes à cette jurisprudence, la Grande Chambre marque ainsi son attachement à l'émergence d'un standard purement européen des libertés.

jeudi 31 mars 2016

Les condamnations sur pièces secrètes existent-elles encore ?

Le tribunal administratif de Paris a rendu, le 24 mars 2016 un jugement qui montre que le contentieux de la responsabilité peut quelquefois engendrer des atteintes véritables aux droits des personnes. Le requérant, M. B., engage la responsabilité de l'administration des affaires étrangères pour des fautes commises durant une procédure disciplinaire qui a conduit à sa mise à la retraite d'office.

Un étrange dossier


Le dossier de M. B. apparaît bien étrange. Des irrégularités peuvent être constatées dès sa constitution. Elle se poursuivent lorsque l'intéressé veut prendre connaissance des pièces qui le composent et s'aperçoit que certains éléments essentiels ont été purement et simplement détruits.

- M. B., ministre plénipotentiaire et chef d'une mission diplomatique française a été rappelé en "mission à l'administration centrale" du 6 au 30 septembre 2010, à la suite d'une de ces "évaluations à 360°" mise en place au Quai d'Orsay, et dont l'unique fondement juridique résidait alors dans une circulaire. Une procédure disciplinaire a ensuite été engagée à l'encontre de M. B. pour harcèlement moral de l'une de ses collaboratrices. Empêché de retourner à son poste diplomatique, M. B. n'a pas pu récupérer un certain nombre de pièces qu'il aurait voulu utiliser dans sa défense. 

- Il a voulu ensuite obtenir communication de l'ensemble du dossier le concernant. Rappelons, à ce propos, que l'évaluation à 360° repose sur des questionnaires "anonymes et sécurisés" remplis à la fois par l'agent concerné qui procède ainsi à son auto-évaluation, par les responsables des services avec lesquels l'agent est en relation directe de travail ainsi par ses collaborateurs directs. Les réponses à ces questionnaires font ensuite l'objet d'une synthèse, élaborée sans le moindre respect du contradictoire. Cette synthèse constitue le seul élément communicable à l'intéressé. Malgré tous ses efforts, demandes de communication et saisines de la CADA, M. B. n'a pu accéder aux témoignages, même anonymisés, qui sont pourtant à l'origine de la procédure disciplinaire dont il a fait l'objet.
 
- M. B. a donc été sanctionné sur le fondement de pièces à la fois anonymes et secrètes. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 13 novembre 2013, a admis la légalité de la sanction. Il n'a vu aucune atteinte au principe d'impartialité dans une procédure pourtant surprenante, durant laquelle le même directeur général de l'administration avait pris toutes les décisions :  le rappel à Paris,  la nomination de son successeur, la signature du rapport entièrement à charge demandant la saisine du conseil de discipline. Pour faire bonne mesure, il avait lui même présidé le conseil de discipline.
 
Après ces échecs dans le contentieux de l'excès de pouvoir, M. B. engage la responsabilité de l'administration. Il lui reproche de l'avoir empêché d'accéder à des pièces essentielles de son dossier, d'en avoir dissimulé ou détruit d'autres. Ces pratiques ont gêné sa défense dans la procédure disciplinaire et dans les recours qu'elle a suscités, ainsi que dans la procédure pénale actuellement en cours. 
 
Le moyen est loin d'être sans valeur. Rappelons en effet que toute illégalité, même si elle ne résulte que d'une erreur de procédure ou d'une mauvaise appréciation des faits, est constitutive d'une faute simple, principe que le Conseil d'Etat a lui même énoncé dans un arrêt ville de Paris c. Driancourt du 26 janvier 1973. Pour le juge, cette jurisprudence est inapplicable, car M. B. n'a subi aucun préjudice, affirmation qui mérite discussion.
 
 

Les pièces inaccessibles


M. B. se plaint d'abord de n'avoir pu, après son rappel à Paris, retourner dans l'ambassade pour y récupérer certaines pièces indispensables à se défense.

La question de savoir si le rappel à Paris de M. X. est une décision prise dans l'intérêt du service ou une sanction déguisée a déjà été réglée par le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 17 juillet 2013 : il s'agit, à ses yeux, d'une mesure prise dans l'intérêt du service. Rappelons que ce rappel a eu lieu le 6 septembre 2010, que la procédure disciplinaire a été engagée le 20 septembre suivant, date à laquelle l'intéressé a été invité à prendre connaissance de son dossier administratif, et qu'un signalement au procureur de la République a été effectué le 21 octobre 2010. Quoi qu'il en soit, pour le Conseil d'Etat, ce rappel à Paris ne s'inscrit pas dans une procédure de sanction.

Le tribunal administratif, quant à lui, constate que le requérant "ne justifie pas avoir été dans l'impossibilité matérielle de se faire communiquer ces dossiers", ce qui implique qu'il aurait dû faire constater par huissier le refus qui lui était opposé de retourner dans son ambassade pour y récupérer ses archives. Pourquoi le requérant y aurait-il songé, à un moment où il sait seulement qu'il est rappelé à Paris "en mission à l'administration centrale" ? A moins qu'il s'agisse réellement d'une sanction déguisée ?

Peut-être conscient de l'insuffisance de sa motivation, le tribunal ajoute que ces éléments étaient inutiles pour la défense de M. B. En effet, ils ont été utilisés dans le cadre d'un projet de rapport ne portant "que sur le comportement quotidien de M. B. à l'égard de ses collaboratrices (...) et non pas sur son activité professionnelle". La formule devient admirable si l'on considère que M. B. est précisément poursuivi pour harcèlement moral à l'encontre de l'une de ses collaboratrices. En d'autres termes, une pièce qui porte exactement sur l'accusation dont il fait l'objet n'est pas considérée comme utile à sa défense. Il fallait oser le dire.

Les pièces détruites



La question de savoir si les questionnaires remplis anonymement par les collaborateurs de l'intéressé lors de la procédure d'évaluation à 360° sont des pièces communicables a été réglée avec la même vigueur par la Haute Juridiction. Le 4 novembre 2010, la CADA avait pourtant rendu un avis favorable à la communication, estimant que ces éléments sont susceptibles "d'avoir une influence sur le déroulement de la carrière de l'intéressé".  Elle observait que l'accès de l'intéressé aux témoignages qui l'accablent permet de garantir l'égalité des armes, dès lors que l'administration fonde précisément la procédure disciplinaire sur ces documents, évoquant notamment que les faits de harcèlement moral reprochés à l'intéressé reposeraient seraient attestés par les "pièces du dossier" et de "nombreux témoignages concordants". Le ministre des affaires étrangères n'a tenu aucun compte de l'avis de la CADA et a persisté dans son refus. Le Conseil d'Etat est venu à son secours, dans son arrêt du 17 juillet 2013. Il affirme alors que ces documents sont purement préparatoires et doivent demeurer confidentiels. M. B. a donc été sanctionné sur le fondement de pièces à la fois anonymes et secrètes.

Le tribunal administratif, parfaitement soumis à la décision du Conseil d'Etat, va jusqu'au bout du raisonnement. Il ajoute que ces éléments ont été appréciés par un collège d'évaluateurs chargé d'en faire la synthèse. Ils étaient ensuite fondés à les détruire purement et simplement à l'issue de cette exploitation. Cette destruction n'est donc pas une faute engageant la responsabilité de l'administration.  M. B. ne connaîtra donc jamais les témoignages qui l'accablent.


Le tribunal administratif et le temps



Le jugement rendu le 24 mars 2016 semble adopter une vision très particulière de la chronologie des évènements. Aux yeux de M. B., la responsabilité de l'administration est également engagée dans la mesure où le Quai d'Orsay s'est courageusement abstenu de lui faire connaître le signalement au procureur de la République dont il était l'objet. Il ne l'a appris que deux ans plus tard, lors de sa première convocation devant le juge d'instruction.

La question posée est donc la suivante : ce type de document doit-il figurer dans le dossier administratif de l'intéressé ? Si son absence est fautive, la responsabilité du Quai d'Orsay est alors engagée. Sur ce point, le jugement du tribunal administratif révèle un certain embarras. "A supposer même que la note signalant le comportement supposé de M. B. au procureur (...) soit au nombre des pièces qui,  par leur nature, doivent figurer au dossier administratif d'un agent", la formule montre que le tribunal refuse d'affirmer qu'une telle note ne doit pas figurer au dossier. Il ne peut feindre d'ignorer qu'elle est directement liée à la carrière de l'intéressé, ou plutôt à la manière dont il a été mis fin à cette carrière.

Le tribunal s'en tire par une pirouette juridique : à supposer même que la note ait dû figurer au dossier, sa présence n'y était pas utile. L'intéressé n'en a t il pas eu nécessairement connaissance lors des poursuites pénales engagées à son encontre ? Au moment où il se défendait devant le conseil de discipline, il ignorait pourtant ce signalement alors que ceux qui le poursuivaient, avec acharnement, en étaient parfaitement informés. Ce décalage dans le temps emporte donc, de nouveau, une atteinte à l'égalité des armes.

Cette atteinte est d'autant plus importante que le tribunal admet, en même temps, la destruction des témoignages produits lors de l'évaluation à 360°, celle qui a tout déclenché. Les avocats de M. B. ne pourront donc pas les contester devant le juge pénal et la condamnation sur pièces secrètes déjà mise en oeuvre en matière disciplinaire risque ainsi de se reproduire devant le tribunal correctionnel. Il ne reste plus qu'à espérer que ce dernier refusera de cautionner de telles pratiques et aura à coeur de rendre une justice indépendante et impartiale. Le dossier de l'accusation n'est-il pas finalement le dossier si soigneusement construit par l'administration, à l'appui de la procédure disciplinaire ?

Quant à la juridiction administrative dans son ensemble, elle affirme aujourd'hui qu'elle est en mesure de protéger les libertés, notamment lors de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. L'affaire de M. B. donne pourtant des arguments à ceux qui voient des liens pour le moins incestueux entre les juges administratifs et la haute fonction publique.


lundi 28 mars 2016

Le "Revenge Porn" à la recherche d'une sanction

Le 16 mars 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt très critiqué. Elle a en effet cassé la condamnation de l'auteur de ce que l'on appelle désormais le Revenge Porn, au motif qu'une telle sanction est dépourvue de fondement juridique. 

Le Revenge Porn 


Cette  "vengeance pornographique" est désignée par une formulation anglo-saxonne, sans doute parce qu'il s'agit d'une pratique particulièrement consternante qui est apparue aux Etats-Unis et qui tend aujourd'hui à se répandre en Europe. 

Les faits sont toujours à peu près identiques : une jeune femme accepte de poser nue pour celui qui partage sa vie. Des photos dites de charme sont réalisées, avec son consentement. Quelques semaines, quelques mois ou quelques années plus tard, elle décide de rompre. Tout le problème est là : le couple disparaît mais les photos demeurent. Ces clichés peuvent alors devenir une arme redoutable pour un ancien compagnon animé par le désir de vengeance ou l'appât du gain, et dépourvu de toute élégance ou de tout scrupule. Il suffit en effet de les diffuser sur internet pour porter un préjudice considérable à l'intéressée.

Un problème d'articulation


Heureusement, tous les hommes ne sont pas des goujats et la situation est plutôt rare. C'est pourtant ce qui est arrivé à Mme Y., dont le compagnon, M. X. a diffusé la photo, nue et enceinte, sur internet. Elle a donc porté plainte pour violation de sa vie privée, sur le fondement de l'article 226-1 du code pénal (cpp) ainsi rédigé :

 "Est puni d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait, au moyen d'un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui (...), en fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé."

Il est ensuite précisé que lorsque les actes mentionnés au présent article ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu'ils s'y soient opposés, alors qu'ils étaient en mesure de le faire, le consentement de ceux-ci est présumé.

L'article 226-2 cpp sanctionne ensuite de la même peine le "fait de conserver, porter ou laisser porter à la connaissance du public ou d'un tiers ou d'utiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l'aide de l'un des actes prévus" par l'article précédent. 

S'appuyant sur ces deux dispositions, le tribunal correctionnel a condamné M. X., estimant que le délit de l'article 226-2 cpp était constitué. Ce dernier a en effet commencé par fixer l'image de sa compagne dans un lieu privé, avant de la diffuser sur internet et donc de l'utiliser à des fins de vengeance.

La décision de la Cour d'appel repose sur une interprétation large de la notion de "transmission" employée dans l'article 226-1 ccp. Mme Y. , en effet, ne pouvait manifester son opposition dès lors que son image a été "transmise" à son insu sur internet. A dire vrai, cet élargissement semblait souhaitable puisqu'il permettait de sanctionner le Revenge Porn, sans modifier le droit positif. En outre, cette solution permettait d'éviter une situation pour le moins paradoxale, dès lors qu'il est interdit d'envoyer une photographie par courriel, mais pas de la diffuser sur internet.

Picasso. Femme enceinte. 1949


L'interprétation étroite en matière pénale


Certes, mais la Cour de cassation applique avec une rigueur quelque peu tatillonne le principe de l'interprétation étroite en matière pénale. Elle fait observer que l'article 226-1 cpp concerne les différentes manières de se procurer l'image, captation, enregistrement ou transmission. Figurant dans l'article 226-1 cpp, la "transmission" vise les différentes techniques pour obtenir une image à distance, envoi par courriel ou utilisation d'une web-cam à l'insu de la personne. L'article 226-2 cpp, quant à lui, vise l'utilisation de l'image obtenue dans les conditions de l'article 226-1 cpp. La diffusion du cliché n'est alors sanctionnée que si l'intéressée n'a pas donné son consentement.

Le problème est que Mme Y. avait parfaitement donné son consentement à la photographie, à l'époque où il s'agissait de prendre la pose devant son compagnon. L'article 226-1 n'est donc pas applicable à l'espèce. Par voie de conséquence, l'article 226-2, dont la mise en oeuvre est conditionnée par celle du précédent, n'est pas davantage applicable. 

Un appel au législateur


Certes, on aurait souhaité un peu moins de rigueur et un peu plus de compréhension de la situation de Mme Y. Pour autant, contrairement à ce qu'affirme Huffington Post, la Cour ne cherche pas à "octroyer un permis de Revenge Porn", mais se borne à constater le défaut de fondement de fondement juridique.

La décision de la Chambre criminelle s'analyse ainsi comme un appel au législateur. C'est à lui de décider dans quelle mesure le Revenge Porn doit être pénalement poursuivi et puni, et selon quelle échelle de peines. Déjà un amendement déposé par les députsé Sergio Coronado (EELV, Français établis hors de France) et Isabelle Attard (EELV, Calvados) au projet de loi relatif à l'économie numérique défendu par Axelle Lemaire suggère d'introduire dans ce texte un nouvelle article 33-4. Il prévoit de punir de deux ans d'emprisonnement et 60 000 € d’amende "le fait de transmettre ou de diffuser sans le consentement exprès de la personne l’image ou la voix de celle-ci, prise dans un lieu public ou privé, dès lors qu’elle présente un caractère sexuel". Cet amendement a été voté en première lecture, et il appartient désormais au Sénat de se prononcer. La Cour de cassation, dans sa décision du 16 mars 2016, invite le Parlement à débattre sur cette question et à combler ce vide juridique.

Et Mme Y. ?


Et Mme Y. ? Que devient-elle dans l'affaire ? On peut déplorer qu'elle ait été mal conseillée. En fonction de l'état du droit, il aurait été préférable d'agir devant le juge civil, afin de demander réparation du préjudice subi. Dans une décision rendue du 10 janvier 2013, le juge des référés du TGI de Paris rappelait ainsi l'existence d'un droit exclusif de la personne sur son image, justifiant une action civile lorsque cette image est utilisée sans le consentement de l'intéressé. Depuis une décision de la Cour de cassation du 12 décembre 2000, il est d'ailleurs acquis que "l'atteinte au respect dû à la vie privée et l'atteinte au droit de chacun sur son image constituent des sources de préjudice distinctes, ouvrant droit à des réparations distinctes". 

Hélas, pour avoir préféré la voie pénale, Mme Y. est désormais doublement victime. Elle est d'abord victime des pratiques de son ex-compagnon. Mais elle est aussi victime d'une jurisprudence qui lui refuse finalement le droit d'obtenir justice.


Sur le respect de la vie privée : Chapitre 8 du manuel de Libertés publiques sur internet.


vendredi 25 mars 2016

Ecoutes de Nicolas Sarkozy : droits de la défense ou droit à la délinquance ?

Le 22 mars 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par Nicolas Sarkozy contre une décision de la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris. La juridiction suprême confirme donc le refus de prononcer la nullité des écoutes téléphoniques dont l'ancien Président de la République a fait l'objet de septembre 2013 à février 2014, sur sa ligne personnelle et sur une ligne ouverte au nom de Paul Bismuth.

Rappelons que ces écoutes ont été effectuées dans le cadre de l'affaire Bettencourt, dans laquelle Nicolas Sarkozy a finalement bénéficié d'un non-lieu. Elles ont cependant mis en lumière certains soupçons de trafic d'influence et de corruption qui ont suscité l'ouverture d'une nouvelle instruction, en février 2014. Nicolas Sarkozy aurait en effet, avec l'aide de son avocat Thierry Herzog, tenté d'obtenir de Gilbert Azibert, à l'époque avocat général à la Cour de cassation, des renseignements confidentiels sur l'affaire Bettencourt, en échange d'une promesse d'intervention pour l'obtention d'un poste au Conseil d'Etat de Monaco. 

En demandant la nullité de ces écoutes, l'ancien Président et son avocat espèrent évidemment faire sombrer l'ensemble de la procédure engagée à leur encontre, dès lors que l'élément principal de preuve ne pourrait plus être utilisé.

Le secret professionnel


Les moyens développés par les auteurs du pourvoi se résument à l'affirmation d'une conception absolutiste du secret professionnel de l'avocat, secret qui, dans son essence même, serait un élément des droits de la défense. Autrement dit, aux yeux des requérants, toutes les conversations entre avocats, ou entre l'avocat et son client, sont couvertes par le secret professionnel. Elles ne peuvent pas être écoutées ni, a fortiori, transcrites et utilisées dans une procédure pénale.

Le problème est que cette conception absolutiste ne rencontre aucun écho dans le droit positif.  L'article 100 alinéa 7 du code de procédure pénale énonce qu' "aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction". Cette disposition trouve son origine dans la loi Perben 2 du 9 mars 2004, loi votée à une époque où Nicolas Sarkozy était ministre de l'intérieur du gouvernement Raffarin. Les perquisitions au cabinet ou au domicile d'un avocat font l'objet de dispositions à peu près identiques. Elles ne peuvent être effectuées que par un magistrat "et en présence du bâtonnier ou de son délégué" (art. 56-1 cpp). 

De ces dispositions, on doit déduire que l'écoute judiciaire de la ligne téléphonique d'un avocat n'est pas interdite. Elle est seulement soumise à une procédure particulière qui impose l'information du bâtonnier. Bien entendu, ce dernier ne peut en informer l'intéressé sans violer le secret de l'instruction. Mais on ne saurait imaginer un instant que le bâtonnier ou son entourage commette une telle faute... Ne risquerait-elle pas d'inciter l'intéressé à investir dans un nouveau téléphone, peut-être sous un nom d'emprunt ? De telles pratiques relèvent de la grande délinquance, pas du Barreau. 

En tout cas, la question n'est pas posée. Les seules écoutes dont la Cour de cassation prononce la nullité sont celles des conversations entre Thierry Herzog et le bâtonnier Pierre-Olivier Sur, les transcriptions n'ayant montré aucune trace d'infraction pénale.

Allo Tonton, pourquoi tu tousses ? Fernand Raynaud

Le "filet dérivant"


D'une manière générale, la Cour de cassation refuse de sanctionner ce que maître Spinosi avait qualifié à l'audience "d'écoutes au long cours, à filet dérivant". Cette notion originale ne se trouve pas dans le droit positif, de toute évidence moins poétique. Elle repose sur une idée simple : si on ne peut faire sanctionner l'écoute en tant que telle, essayons au moins de limiter son champ d'intervention et sa durée. 

Dans le cas de Nicolas Sarkozy, il existe en effet une procédure souche, celle qui concerne le financement de la campagne électorale de 2007. Elle a justifié les premières écoutes judiciaires qui ont été prolongées et élargies, au fur et à mesure qu'étaient découverts de nouveaux indices laissant présager l'existence de nouvelles infractions. Ces nouveaux indices ont d'ailleurs suscité l'ouverture de nouvelles instructions pénales. 

Raisonnons a contrario. Si la Cour avait admis le raisonnement des auteurs du pourvoi, elle aurait donc interdit aux juges de fond de poursuivre des infractions découvertes à l'occasion d'une écoute portant sur autre chose. Imaginons qu'une personne soupçonnée d'une atteinte aux biens reconnaisse un assassinat dans une conversation téléphonique faisant l'objet d'une écoute. Doit-on écarter cet élément de preuve et s'interdire d'ouvrir une instruction judiciaire ? Poser la question est évidemment y répondre, sauf à considérer que les droits de la défense sont si absolus qu'il interdisent même la lutte contre la délinquance.

Le plus surprenant dans l'affaire n'est finalement pas le contenu  de la décision de la Cour de cassation. C'est plutôt la réaction des avocats. Les uns dénoncent une décision "monstrueuse"et affichent une vertueuse indignation, au nom des droits de la défense. Les autres, plus pragmatiques, appellent leurs confrères à acheter des téléphones sous un faux nom, voire des téléphones jetables ou cryptés etc. On ne doute pas que ces réactions d'humeur finiront par s'apaiser et que les avocats renonceront à utiliser les instruments de communication qui sont ceux de la grande délinquance.


dimanche 20 mars 2016

Salah Abdeslam : la défense élastique

L'avocat belge de Salah Abdeslam, maître Sven Mary, a déclaré à L'Express, à propos de son client : "Si sa ligne (de défense), c'est de dire "Je n'étais pas à Paris", ça m'ennuierait, je ne pourrais pas le défendre". Les médias ont alors salué des propos qui laissaient augurer une défense incitant son client à dire toute la vérité sur sa participation aux attentats du 13 novembre, attitude de transparence qui, bien entendu, n'interdit pas à l'avocat d'utiliser tous les instruments que lui offre le droit pour défendre son client. 


Moins de deux jours plus tard,  la ligne de défense se précise et que l'avocat soit décidé à ralentir autant que possible toutes les décisions judiciaires concernant son client, y compris en attaquant directement les juges français. Le problème est que cette agitation quelque peu brouillonne fait peu de cas du cadre juridique dans lequel s'inscrit cette affaire pénale. Maître Sven Mary s'engage donc résolument dans une défense de rupture. 

Extradition et mandat d'arrêt


Il affirme ainsi, toujours à L'Express, que "son client refusera son extradition vers la France", démarche bien peu compatible avec les premiers propos. Car si le client de Maître Mary ne doit pas nier qu'il était à Paris, pourquoi refuser de s'expliquer devant un juge français ?

Quoi qu'il en soit, Maître Mary ne peut tout de même pas ignorer que son client fait l'objet d'un mandat d'arrêt européen, ce qui signifie qu'il sera "remis" aux autorités françaises et non pas "extradé". La différence n'est pas seulement terminologique, loin de là. Rappelons que le mandat d'arrêt européen repose sur l'idée d'un espace judiciaire commun au sein de l'Union européenne, ce qui signifie que les procédures sont sensiblement identiques dans le droit de chaque Etat membre. Son originalité essentielle par rapport à l'extradition est qu'il s'agit d'une procédure exclusivement judiciaire, alors que la décision d'extradition est prise par décret, après avis de la Cour de cassation.

Le mandat d'arrêt est défini par l'article 695-11 du code de procédure pénale français,  et par la loi belge du 19 décembre 2003, comme "une décision judiciaire émise par un Etat membre de l'Union européenne (...) en vue de l'arrestation et de la remise par un autre Etat membre (...) d'une personne recherchée pour l'exercice de poursuites pénales ou pour l'exécution d'une peine (...)".  La finalité du mandat d'arrêt européen est de simplifier la remise aux autorités d'un Etat membre d'une personne recherchée. Il s'applique aux faits susceptibles d'être punis d'une peine égale ou supérieure à trois années d'emprisonnement. Le terrorisme est spécifiquement visé parmi les trente-deux infractions pour lesquelles il n'est même pas nécessaire de poser la question de la double incrimination (art. 5 de la loi belge). La question ne se pose pas en l'espèce, car la participation à un acte terroriste constitue un crime aussi bien en droit belge qu'en droit française.

Sur le plan de la procédure, c'est évidemment le droit belge qui va être appliqué à Salah Abdeslam, c'est-à-dire concrètement la loi du 19 décembre 2003. Conformément à ce texte, il a été présenté, dans un délai de 48 heures après son arrestation, à un juge d'instruction, afin d'être informé de sa faculté de consentir ou de s'opposer à sa remise aux autorités judiciaires de l'Etat demandeur. Maître Savy annonce donc que son client s'oppose à cette remise. Certes, mais ce choix a pour unique conséquence de ralentir quelque peu la procédure. Dans les quinze jours après l'arrestation, la Chambre du conseil rendra une première décision, rendue dans le strict respect des droits de la défense. Ensuite Salah Abdeslam pourra faire des recours devant la Chambre des mises en accusation, puis devant la Cour de cassation belge. Tout cela peut sembler fort lourd, mais ces recours successifs sont enfermés dans des délais relativement brefs. En tout état de cause, la décision définitive doit intervenir dans un délai maximum de quatre-vingt-dix jours.

La seule hypothèse de retard pourrait être du fait des autorités judiciaires belges. Estimant que Salah Abdeslam a commis des infractions sur le territoire belge, elles pourraient être tentées de le juger pour ces faits, avant de le remettre aux autorités françaises. Cela semble peu probable. On se souvient que, dans le cas de Mehdi Nommouche, poursuivi pour l'attentat du musée juif de Bruxelles en mai 2014, l'intéressé à été arrêté à Marseille. Les autorités françaises ont alors eu la courtoisie de ne pas s'intéresser aux infractions qu'il avait commises en France, par exemple la détention illégale d'armes, et de le remettre rapidement aux autorités belges. Arrêté le 30 mai 2014, il a été remis à la fin du mois de juillet, c'est à dire à peine deux mois plus tard. On peut donc espérer que les autorités belges feront preuve de la même courtoisie.

Pierre de Belay. Au Palais de Justice de Bruxelles. 1936


Plainte contre le procureur


De manière un peu plus surprenante, Maître Mary annonce que son client va porter plainte contre le procureur de Paris, François Molins. Rien que çela. Le fondement de cette plainte résiderait dans une prétendue violation du secret de l'instruction. Mais où porte-t-il plainte ? En Belgique ou en France ?

Si l'on s'en tient au droit français, Maître Mary ne peut tout de même pas ignorer que le secret de l'instruction n'est pas opposable au ministère public. Ce principe traditionnel a été consacré dans la loi du 15 juin 2000. A l'article 11 du code de procédure pénale consacrant le secret de l'instruction a été ajouté un alinéa ainsi rédigé : « Toutefois, afin d'éviter la propagation d'informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l'ordre public, le procureur de la République peut, d'office et à la demande de la juridiction d'instruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs, tirés de la procédure, ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause". On observe d'ailleurs que des dispositions comparables existent en droit belge. Certes, en principe, le parquet belge est lié par le secret, mais la loi autorise néanmoins le Procureur du Roi à communiquer, avec l’accord du juge d’instruction et lorsque l’intérêt public l’exige, des informations à la presse à propos d’affaires en cours d’instruction.
 
Quoi qu'il en soit, le procureur Molins s'est montré extrêmement prudent, se bornant à citer les premières déclarations de Sarah Abdeslam, et affirmant ensuite qu'il fallait les "prendre avec précaution", et qu'elles "laissent en suspens toute une série d'interrogations sur lesquelles l'intéressé devra s'expliquer". A aucun moment, le procureur ne s'est prononcé sur les charges retenues.

Les premières mesures prises par la défense de Salah Abdeslam suscitent donc des interrogations sur la suite de l'affaire. On ignore si Maître Sven Mary a le droit de plaider en France, mais, en tout cas, une petite mise à niveau en droit français semble d'ores et déjà s'imposer.

Sur le mandat d'arrêt européen : Chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.