« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 11 novembre 2015

Dieudonné devant la Cour européenne

Dans un arrêt du 10 novembre 2015 Dieudonné M'Bala M'Bala c. France, la Cour européenne des droits de l'homme juge irrecevable le recours de Dieudonné contre sa condamnation à 10 000 € d'amende pour "injure publique envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée", infraction prévue par l'article 23 de la loi du 29 juillet 1881

Les faits à l'origine de la condamnation ne sont pas contestés. Le 26 décembre 2008, lors de son spectacle au Zénith, Dieudonné avait fait monter sur scène Robert Faurisson, universitaire négationniste plusieurs fois condamné pour incitation à la haine raciale et contestation de crimes contre l'humanité. Dieudonné le fait applaudir par le public et lui fait remettre un "prix de l'infréquentabilité" par un acteur revêtu d'un pyjama rayé sur lequel était cousue une étoile jaune. La justice a donc été saisie et huit associations spécialisées dans la lutte contre le racisme et l'antisémitisme se sont portées parties civiles. Elles ont toutes obtenu un euro symbolique de dommages et intérêts.

Sur le fond, la condamnation de Dieudonné ne mérite guère que l'on s'y attarde. Il ne fait aucun doute que le délit d'"injure publique envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée" est constitué. La Cour européenne, quant à elle, refuse de se prononcer sur les éléments constitutifs de l'infraction, dès lors qu'il n'appartient qu'aux tribunaux internes d'interpréter et d'appliquer le droit national (par exemple : CEDH, 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni c. France). 

Une décision d'irrecevabilité


L'arrêt de la Cour présente néanmoins un grand intérêt, car il s'agit d'une décision d'irrecevabilité, ce qui signifie que la Cour refuse, du moins officiellement, de statuer au fond. Elle applique l'article 35 de la Convention européenne qui l'autorise à déclarer irrecevable toute requête "manifestement incompatible avec les dispositions de la Convention". 

Dans le cas présent, la Cour s'appuie sur l'article 17 de la Convention qui interdit l'abus de droit. Il est rédigé en ces termes : "Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant (...) un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention (...)". Dès son arrêt Lawless c. Irlande du 1er juillet 1961, la Cour a ainsi estime que nul ne peut se prévaloir des dispositions de la Convention pour violer les droits et libertés qu'elle garantit. 

Le discours de haine


Plus tard, dans l'arrêt Lehideux et Isorni c. France, la Cour est passée des "droits" aux "valeurs qui sous-tendent"  la Convention. Dans l'affaire Garaudy c. France du 7 juillet 2003, elle a considéré que l'auteur d'un ouvrage négationniste ne pouvait invoquer l'article 10 de la Convention garantissant la liberté d'expression, dès lors que son ouvrage allait à l'encontre des "valeurs fondamentales de la Convention". Ces décisions constituent la base de la jurisprudence sur le "discours de haine". Elle repose sur l'idée qu'un propos haineux constitue une négation des valeurs de la Convention et qu'il doit donc être exclu de sa protection. 

Cette jurisprudence est désormais largement appliquée, et pas seulement en matière de négationnisme. Dans son arrêt Norwood c. Royaume-Uni du 16 novembre 2004, la Cour a ainsi exclu de la garantie de l'article 10 un membre du Parti national britannique qui avait posé sur sa fenête une photo des Twin Towers en flamme accompagné d'une phrase : "Islam dehors - Protégeons le peuple britannique". La Cour a considéré que cette attaque véhémente établissant un lien entre une communauté religieuse et un acte terroriste allait à l'encontre des valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination proclamées par la Convention. Elle a donc jugé le recours irrecevable.

Dans l'affaire Dieudonné, la Cour déclare donc le recours irrecevable, au motif que le requérant ne peut se prévaloir de la liberté d'expression. Cette décision suscite les applaudissements de ceux qui cherchent dans la liberté autre chose qu'elle même et se réjouissent d'une nouvelle condamnation de Dieudonné. Ils oublient cependant de se demander pourquoi le juge n'a pas statué au fond.

Liberté. Bram Bogard 1991


Le refus de statuer au fond


Si l'on étudie la jurisprudence, et la Cour l'admet elle-même dans son communiqué de presse, l'irrecevabilité de l'article 17 n'a, jusqu'à présent, été appliquée qu'à des propos explicites et directs, ne nécessitant aucune interprétation de la Cour. Tel était le cas des textes écrits sanctionnés dans les affaire Isorni et Lehideux c. France (un article publié dans Le Monde), Garaudy c. France (un livre), Norwood c. Royaume-Uni (une affiche). Dans ces trois cas, la Cour n'avait aucunement à interpréter les faits.

Dans l'arrêt Dieudonné, la situation est un peu différente. Certes, le contenu négationniste, et particulièrement affligeant, de la comédie imaginée par le requérant ne fait aucun doute. Mais ses avocats invoquent la liberté d'expression en se fondant notamment sur la jurisprudence du 25 janvier 2007 Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche du 25 janvier 2007. Celle-ci affirme que la protection conférée par l'article 10 de la Convention, c'est-à-dire la liberté d'expression, s'applique à "la satire, qui est une forme d'expression artistique et de commentaire social qui, de par l'exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter"

Le moyen n'est pas traité à la légère par la Cour européenne qui considère que faire monter Robert Faurisson sur scène transformait le spectacle en meeting politique, notant au passage la présence, parmi les spectateurs, de Jean-Marie Le Pen. Certes, on peut adhérer au raisonnement tenu par la Cour, mais le fait même qu'elle tienne ce raisonnement montre qu'elle pénètre dans l'interprétation des faits. Alors pourquoi en déduire une irrecevabilité de la requête ? N'aurait-elle pu déclarer la requête recevable, pour ensuite la rejeter ? Le sort de Dieudonné n'aurait pas été différent, et la construction juridique de la décision aurait été plus satisfaisante.

Ceux qui aiment la liberté pour ce qu'elle est regretteront certainement que la question de la liberté d'expression soit considérée comme indigne d'une analyse plus approfondie. On a désormais le sentiment que le discours de haine n'est plus un élément à prendre en compte pour écarter la liberté d'expression. Il est désormais un obstacle à l'invocation même de la liberté d'expression, ce qui est nettement plus grave.

Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques sur internet
Sur l'affaire Dieudonné : Chapitre 2 section 1 du manuel de libertés publiques sur internet

dimanche 8 novembre 2015

La fusion entre la CNIL et la CADA à l'ordre du jour

Le projet de loi pour une République numérique porté par Axelle Lemaire est encore bien loin d'être voté. Pour le moment, un avant-projet a été soumis aux internautes qui ont été invités à faire connaître leurs observations. Une version modifiée a ensuite été transmise pour avis au Conseil d'Etat. La procédure se veut exemplaire, et on ne peut que se réjouir qu'un projet de loi qui a pour objet d'étendre la transparence des données publiques soit élaboré lui-même dans la transparence. 

Il n'en demeure pas moins que le débat se développe actuellement autour de dispositions qui ne figurent pas dans l'avant-projet de loi, mais qui sont dans la logique de son contenu. Différents articles de presse font état d'une volonté d'Axelle Lemaire de fusionner la CNIL et la CADA et on sait que les présidents de chacune de ces autorités administratives ont été contactés dans le but de mener à bien cette réforme.

Une réforme dans la ligne du rapport Dosière-Vanneste


D'une façon générale, toute fusion d'autorités administratives indépendantes doit être regardée avec intérêt, tant il est vrai que la prolifération de ces autorités, d'ailleurs plus ou moins indépendantes, ne fait qu'accentuer la confusion du paysage administratif. Le rapport Dosière-Vanneste de 2010 rédigé au nom du comité parlementaire d'évaluation et de contrôle des politiques publiques recensait déjà une bonne quarantaine d'autorités indépendantes, et observait que leur déploiement ne reposait sur aucune idée directrice ni démarche prospective. Il se prononçait donc en faveur d'"un effort de rationalisation passant par des regroupements". 

Ce rapport n'a rencontré qu'un écho bien faible dans le droit positif. Le seule regroupement qui ait eu lieu est celui initié par la loi organique du 29 mars 2011 qui fédère le Médiateur, le Défenseur des enfants, la Commission nationale de déontologie de la sécurité et la Halde au sein d'une unique autorité indépendante : le Défenseur des droits. Depuis cette date, aucun autre rapprochement n'a été mené à bien, alors que le rapport Dosière-Vanneste proposait aussi la fusion de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et de la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi). 

La fusion entre la CNIL et la CADA peut apparaître comme un retour vers une politique de rapprochement des autorités indépendantes, politique qui avait été à peine engagée. Elle présente le double intérêt de mutualiser les coûts de fonctionnement et de réduire autant que possible les conflits de compétence entre cette multitude d'institutions à la visibilité plus ou moins grande.

Littérature grise et données personnelles


Le partage des compétences entre la CNIL et la CADA n'a jamais été clair. On sait que les deux institutions sont parfaitement contemporaines. La CNIL, première commission à avoir été qualifiées d'"autorité administrative indépendante" a été créée par la loi du 6 janvier 1978 sur l'informatique, les fichiers et les libertés. La CADA, quant à elle, est issue de la loi du 17 juillet 1978 qui consacre une "liberté d'accès aux documents administratifs". 

A l'origine, les deux textes répondaient à deux préoccupations bien distinctes. La loi du 6 janvier 1978, rappelons-le, trouve son origine dans le scandale provoqué, en 1977, par le "Projet SAFARI" visant à permettre des interconnexions entre les fichiers publics de données personnelles. Il s'agissait donc de protéger la vie privée des personnes fichées. Le droit d'accès était perçu comme le moyen d'assurer que la collecte, la conservation et l'utilisation de ces données étaient conformes à la loi. La loi du 17 juillet 1978, quant à elle, est née à l'époque où l'on espérait développer une nouvelle forme de transparence administrative, à partir de l'exemple américain. On s'inspirait alors du Freedom of Information Act de 1966 et  du Government in the Sunshine Act de 1976, deux textes visant à favoriser cette transparence. 

Ainsi, la loi informatique et libertés visait à favoriser le secret de la vie privée et la loi du 17 juillet 1978 avait pour but la transparence de l'Etat. Cette analyse relève néanmoins d'une idéologie qui n'est jamais réellement entrée dans les moeurs. 
C'est ainsi que la loi du 17 juillet 1978 n'a été que fort peu utilisée pour accéder à ce qu'il est convenu d'appeler la "littérature grise" de l'administration, c'est-à-dire les textes portant sur les décisions d'ordre général. Elle a surtout été invoquée par des citoyens désireux d'avoir accès aux informations les concernant directement, leur dossier de santé, le dossier professionnel d'un fonctionnaire etc. L'article 3 de la loi autorise en effet tout intéressé à "connaître les informations contenues dans un document administratif dont les conclusions lui sont opposées".

Un délicat partage des compétences


Le résultat de cette utilisation est que le partage des compétences entre les deux textes est devenu plus compliqué. L'article 3 de la loi du 17 juillet 1978 s'applique en effet "sous réserve des dispositions de la loi du 6 janvier 1978". En d'autres termes, l'accès aux documents nominatifs donne lieu à un recours devant la CADA, et l'accès aux données nominatives contenues dans un fichier est de la compétence de la CNIL. Le problème est que l'informatisation presque complète de l'administration a conduit, peu à peu, à siphonner les compétences de la CADA.


 
Schéma du partage des compétences entre la CNIL et la CADA. Pierre Alechinsky. Labyrinthe d'apparat III 1973




Un service public de la donnée


Tous ces éléments justifient le passage à une nouvelle logique, et le projet de loi envisage un "service public des données publiques" prévoyant une seule et unique autorité chargée de gérer la mise à la disposition, via internet, de l'ensemble des données d'intérêt général et de répondre aux demandes de communication des données personnelles et nominatives. Il ne fait aucun doute qu'une telle réforme permettrait de résoudre des problèmes de compétence qui ont parfois pour conséquence de retarder considérablement le droit d'accès au juge. 

Une fusion au profit de la CNIL

 

Sur un plan plus institutionnel, il ne fait guère de doute que la fusion concerne deux autorités bien différentes. La CNIL regroupe 185 agents, et la CADA une douzaine. La CNIL est dotée d'un pouvoir de sanction et d'une autorité importante au sein de l'Union européenne. C'est ainsi qu'elle est le porte-parole du G29, groupe qui rassemble l'ensemble des autorités de contrôle européennes, et qu'elle est chargée de gérer le contentieux qui oppose l'UE à Google. La CADA, quant à elle, ne rend que des avis consultatifs, qui sont souvent suivis par les administrations, mais pas toujours. Son fonctionnement et son mode de raisonnement sont entièrement dominés par le Conseil d'Etat, situation qui nuit parfois à l'audace de sa jurisprudence. 

Cette situation permet de penser que la fusion se fera au profit de la CNIL, plus puissante, même si le nom de la future institution n'est pas encore connu. On doit s'en réjouir, dès lors que l'accès aux documents pourra être mieux garanti par un pouvoir de sanction, dont la CADA ne dispose pas. 

Transparence et secret : l'inversion des logiques


Ce projet va donc dans le sens d'une meilleure efficacité des procédures d'accès aux informations, nominatives ou non nominatives. Sur le fond, il témoigne cependant de l'inversion de la logique qui était celle de 1978. A l'époque, on souhaitait avec ardeur la transparence de l'action de l'Etat et le secret des données personnelles, c'est-à-dire de la vie privée. Aujourd'hui, comme en témoigne la récente loi du 25 juillet 2015 sur le renseignement, la logique est inverse. On veut désormais garantir le secret des activités de l'Etat et permettre l'accès des services à la vie privée des individus. Ce n'est évidemment pas la fusion de deux autorités administratives indépendantes qui inversera ce mouvement de fond.

Sur les autorités administratives indépendantes : Chapitre 3, section 3, 6 1 B du manuel de libertés publiques.


jeudi 5 novembre 2015

La rétention de sûreté, toujours critiquée et jamais abrogée

Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), Adeline Hazan, a publié, le 5 novembre 2015, un avis relatif à la rétention de sûreté. Cette procédure a pour objet de maintenir enfermés, à l'issue de leur peine, des criminels auteurs de crimes particulièrement graves et condamnés à une peine égale ou supérieure à quinze années d'emprisonnement. D'une part, sont concernés les criminels présentant un risque très élevé de récidive, en raison notamment de leur état psychiatrique. D'autre part, peuvent y être soumis ceux qui, astreints à une mesure de surveillance de sûreté après leur remise en liberté, ne l'ont pas respectée.

Ce n'est pas le premier avis du CGLPL sur le sujet. Le 6 février 2014, Jean-Claude Delarue, prédécesseur d'Adeline Hazan, avait déjà demandé des éclaircissements sur le régime juridique applicable à cette mesure et des améliorations de la prise en charge des personnes placées en Centre médico-judiciaire de sûreté (CSMJS), structure unique placée dans la prison de Fresnes. N'ayant pas obtenu de réponses satisfaisantes, le CGLPL demande aujourd'hui la suppression de la rétention de sûreté, suggestion qui va certainement susciter des réactions diverses.

La loi du 25 février 2008


La rétention de sûreté, en effet, est une des mesures phares de la politique pénale de Nicolas Sarkozy. Comme souvent à cette époque, une importante réforme  trouve son origine dans un fait divers. Le 15 août 2007, un enfant de cinq ans, Enis, est enlevé et violé à Roubaix. L'auteur du crime, Francis Evrard, venait de sortir de prison, où il avait purgé une peine de dix-huit de prison pour viol aggravé. Nicolas Sarkozy, récemment élu Président de la République, annonce immédiatement une loi pour empêcher les criminels sexuels "de recommencer de tels actes une fois purgée leur peine de prison". La loi Dati du 25 février 2008 adopte cette réforme, décidée dans la précipitation et sans aucune réflexion préalable sur son régime juridique et les conditions matérielles de sa mise en oeuvre. Cette double lacune est sans doute à l'origine de son échec.

Peine ou pas peine


Dans un arrêt O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme a considéré que le droit allemand pouvait adopter la rétention de sûreté, qui ne porte pas atteinte, en tant que telle, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour considère toutefois qu'il s'agit d'une peine pénale, appréciation liée au fait qu'elle consiste à enfermer une personne en fonction de sa dangerosité et non pas à la soigner.

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 février 2008, admet également la rétention de sûreté. A ses yeux au contraire, elle ne peut être considérée comme une "peine" au sens pénal du terme. En effet, elle n'est pas prononcée par une juridiction de jugement, mais, à la fin de la peine, par une juridiction régionale de rétention de sûreté. De plus, l'appréciation repose non sur la culpabilité passée de la personne, mais sur le danger qu'elle représente dans l'avenir. 

The House of the Rising Sun. Animals. 1964

Le principe de non-rétroactivité


Toutefois, de manière un peu inattendue, le Conseil estime que le principe de non-rétroactivité doit tout de même s'appliquer à la rétention de sûreté, "eu égard à sa nature privative de liberté, à la durée de cette privation, à son caractère renouvelable sans limite et au fait qu'elle est prononcée après une condamnation par une juridiction.  

Cette soumission de la réforme au principe de non-rétroactivité a considérablement réduit son impact. La première conséquence est que seules les personnes condamnées après l'entrée en vigueur de la loi du 28 février 2008 ont pu faire l'objet d'une telle mesure. Le rapport du CGLPL mentionne ainsi que seulement cinq personnes ont été placées en Centre médico-judiciaire de sûreté (CSMJS) depuis 2008. La seconde conséquence est qu'il appartient à la Cour d'assises, au moment de la condamnation, de déclarer que l'intéressé sera susceptible, à l'issue de sa peine, de faire l'objet d'une telle mesure. Or, depuis 2008, seulement sept décisions de Cours d'assises ont mentionné une telle possibilité, la dernière en date concernant Tony Meilhon, condamné à vingt-deux ans de prison incompressibles pour le meurtre de Laetitia Perrais. 

Le critère de la "dangerosité"


Le régime juridique gouvernant la rétention de sûreté repose sur l'appréciation de la "dangerosité" future de la personne. C'est du moins ce qu'affirme la circulaire de la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice du 17 décembre 2008. Qu'il s'agisse d'assurer l'enfermement d'un condamné pour lutter contre la récidive ou de celui qui a enfreint une mesure de surveillance de sûreté, le choix de la rétention doit reposer sur sa "particulière dangerosité".

C'est évidemment l'élément de faiblesse essentiel du dispositif législatif. Le CGLPL fait d'ailleurs observer que les cinq personnes actuellement retenues au CSMJS de Fresnes ont toutes été placées dans cet établissement pour avoir violé une mesure de surveillance de sûreté. Autrement dit, la procédure est utilisée comme une sanction du non-respect des obligations imposées à un condamné, le critère de la "dangerosité" étant, en pratique, écarté, tout simplement parce que l'appréciation d'une dangerosité purement hypothétique est impossible. 

Les soins


Au-delà des difficultés juridiques, la rétention de sûreté rencontre aussi des difficultés pratiques, au point que le CGLPL estime que "le dispositif ne remplit pas l'ensemble des missions assignées par la loi".  L'article 706-53-13 du code de procédure pénale (cpp) prévoit en effet que la personne placée en rétention doit se voir proposer "de façon permanente, une prise en charge médicale, sociale et psychologique destinée à permettre la fin de cette mesure". Le problème est que le Centre de rétention est physiquement isolé de l'Etablissement public national de santé de Fresnes. Les personnes retenues ne font l'objet d'aucun projet médical, social ou psychologique et sont placées dans un isolement total. 

Une telle situation viole l'article 706-53-13 du code pénal, et le risque d'une sanction par la Cour européenne des droits de l'homme est particulièrement élevé. En effet, dans un arrêt James, Wells et Lee c. Royaume-Uni du 18 septembre 2012, la Cour a sanctionné le droit britannique qui prévoyait une rétention identique, au motif que les personnes retenues n'étaient pas mises en mesure de participer à des programmes de réinsertion appropriées. Or, il est clair que le traitement médical et psychiatrique constitue le premier pas, même s'il n'est pas nécessairement suffisant, vers la réinsertion.

Devant une telle situation, le CGLPL demande donc l'abrogation de la loi de 2008, ce qui évidemment n'exclut pas une réflexion sur un autre type de rétention, plus adaptée aux exigences posées par les jurisprudences conjointes du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l'homme. 

L'improbable abrogation


On observe tout de même que le CGLPL a publié son avis un mois après son adoption, car les ministres de la justice et des affaires sociales disposaient d'un mois pour répondre. Or, les services du CGLPL n'ont reçu aucune réponse, tant il est vrai que personne ne veut être accusé de vouloir faire libérer de dangereux récidivistes. Imaginons un instant que la loi soit abrogée, et qu'un crime atroce soit ensuite commis par l'un de ceux qui auront ainsi été remis en liberté... Ce cauchemar doit certainement peser sur le silence des ministres compétents.

On peut comprendre qu'ils jugent préférable d'oublier l'avis du CGLPL plutôt que modifier une loi qui s'applique à cinq personnes et ne permet pas de lutter efficacement contre la récidive, mais dont l'intérêt unique est de satisfaire les préoccupations sécuritaires des citoyens. Il leur restera ensuite à gérer le risque juridique que représente le recours de l'une ou de l'autre des personnes placées en rétention. C'est tout de même moins stressant.

Sur la rétention de sûreté : Chapitre 4, section 2, C du manuel de libertés publiques sur internet.

lundi 2 novembre 2015

Comment a-ton osé géolocaliser Nicolas Sarkozy ?

Le juge d'instruction chargé de l'affaire dite "Air Cocaïne" a osé demander les fadettes des téléphones de Nicolas Sarkozy et leur géolocalisation durant deux mois, en mars et avril 2013, au moment où 700 kilos de cocaïne ont été découverts dans un avion, à Punta Cana.  Rappelons que deux instructions sont étroitement imbriquées dans cette affaire, d'une part celle portant sur le trafic de drogue ouverte à Marseille, et celle ouverte à Paris en décembre 2014 sur l'abus de biens sociaux lié au fait que Nicolas Sarkozy a peut-être voyagé gratuitement dans un avion affrété par son ami Stéphane Courbit.

Quoi qu'il en soit, ces mesures d'instruction suscitent l'irritation de Maurice Herzog, l'avocat de l'intéressé, qui dénonce "une chasse à l'homme" et déclare vouloir "demander des explications".  Ces propos sont repris par les membres du parti "Les Républicains", du moins ceux qui comptent parmi les fidèles de l'ancien Président. ils estiment que cette procédure a pour seul but de l'empêcher de se représenter aux élections présidentielles. C'est en même temps, à leurs yeux, une intolérable atteinte à la fonction présidentielle et à vie privée.

Ces discours ne sont pas nouveaux. Dès que Nicolas Sarkozy est entendu ou visé par une instruction pénale, ils sont repris en boucle par les médias.

L'inviolabilité du Président en exercice


Ecartons d'emblée l'atteinte à la fonction présidentielle, argument formulé par ceux qui ont oublié que Nicolas Sarkozy n'est plus Président de la République depuis mai 2012. Or seul le Président de la République en exercice bénéficie des termes de l'article 67 de la Constitution. Il ne lui offre pas, contrairement à ce que certains affirment, un statut d'irresponsabilité pénale, mais statut d'inviolabilité qui interdit aux juges de prendre quelque mesure que ce soit à son encontre avant la fin de ses fonctions. A l'issue de son mandat, cette inviolabilité prend fin et sa responsabilité peut donc être engagée. C'est exactement ce qui se produit à l'égard de Nicolas Sarkozy, et si de nombreuses procédures ont été engagées à son encontre après mai 2012, c'est qu'elles n'ont pas pu l'être durant son mandat. 

L'atteinte à la vie privée


Toute mesure d'enquête ou d'instruction emporte une atteinte, plus ou moins importante à la vie privée. Sur ce point, il importe peu que l'intéressé ait été Président de la République, car sa vie privée est protégée comme celle de n'importe quel individu.

Dans un arrêt Uzun c. Allemagne du 2 septembre 2010, la Cour européenne estime que la pose d'une "puce" sur le véhicule d'un suspect dans le cadre d'une enquête pénale constitue effectivement une ingérence dans la vie privée des personnes. Cette ingérence est néanmoins licite, dans la mesure où elle est prévue par la loi et répond à un "besoin social impérieux", compte tenu de la gravité des infractions en cause. 

La loi du 28 mars 2014 relative à la géolocalisation

 

En l'espèce, l'ingérence dans la vie privée est prévue par la loi du 28 mars 2014 relative à la géolocalisation. Elle introduit dans le code de procédure pénale (cpp) un article 230-32. Cette intervention législative ne comble pas un réel vide juridique, car les juges autorisaient auparavant le recours à la géolocalisation dans les enquêtes et instructions pénales en les fondant sur l'article 81 cpp qui permet au juge d'instruction de procéder, d'une manière générale, à "tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité".

Le nouveau texte se montre plus précis, en affirmant qu'il "peut être recouru à tout moyen technique destiné à la localisation en temps réel, sur l'ensemble du territoire national, d'une personne, à l'insu de celle-ci, d'un véhicule ou de tout autre objet, sans le consentement de son propriétaire ou de son possesseur, si cette opération est exigée par les nécessités d'une enquête ou d'une instruction" portant sur des infractions particulièrement grave punies d'au moins trois ans d'emprisonnement pour un délit et cinq ans pour un crime. Tel est le cas aussi bien pour le trafic de produits stupéfiants que pour l'abus de biens sociaux.

Dans tous les cas, la mesure de géolocalisation doit être décidée par un juge indépendant. C'est ainsi que la Cour de cassation, dans une décision du 22 octobre 2013, a annulé une procédure de géolocalisation demandée par le procureur dans le cadre d'une enquête sur un trafic de stupéfiants. La question ne se pose pas dans le cas de la géolocalisation visant Nicolas Sarkozy, demandée par un juge d'instruction, magistrat dont l'indépendance n'est pas contestée. 

La proportionnalité de l'ingérence dans la vie privée


Le "besoin sociaux impérieux", quant à lui, est apprécié par la proportionnalité entre l'ingérence dans la vie privée et les intérêts en cause. Dans un arrêt du 22 novembre 2014, la Chambre criminelle avait ainsi jugé licite une mesure de géolocalisation, en l'espèce une puce placée sur le véhicule des suspects, prise dans le cadre d'un trafic international de stupéfiants. La situation est donc tout à fait proche de celle de l'affaire "Air Cocaïne". 

Hergé. L'Affaire Tournesol. 1956

Les deux instructions


Les discours de protestation, comme souvent, sont donc bien éloignée de l'analyse juridique... Il reste tout de même un élément que l'avocat de Nicolas Sarkozy semble vouloir exploiter. A ses yeux, son client n'est soupçonné "que" de complicité d'abus de biens sociaux et non pas de participation au trafic de stupéfiants. Il ajoute que, lorsque le juge d'instruction découvre des faits nouveaux incitant à envisager l'existence d'une autre infraction, il ne peut procéder qu'à des "vérifications sommaires" uniquement destinées à permettre l'ouverture d'une seconde instruction. 

Ce n'est pas aussi simple. Une jurisprudence constante, rappelée très récemment dans un arrêt du 23 juin 2015, affirme que "les officiers de police judiciaire qui, à l'occasion de l'exécution d'une commission rogatoire, acquièrent la connaissance de faits nouveaux, peuvent, avant toute communication au juge d'instruction des procès-verbaux qui les constatent, effectuer d'urgence des vérifications sommaires pour en apprécier la vraisemblance". L'hypothèse renvoie donc au cas d'une perquisition où les policiers ou gendarmes qui en sont chargés découvrent ces faits nouveaux. Dans le cas de Nicolas Sarkozy, c'est le juge et non pas les policiers chargés d'exécuter la commission rogatoire qui trouve ces faits nouveaux liés à l'abus de biens sociaux.

Il faut reconnaître qu'en l'espèce une nouvelle instruction a bel et bien été mise en oeuvre à Paris, cette fois pour abus de biens sociaux. Le juge marseillais ne peut donc être accusé de vouloir conserver cette instruction.

Une instruction à charge et à décharge


Au contraire, il convient de rappeler qu'un juge d'instruction instruit à charge et à décharge, y compris lorsqu'il consulte des fadettes ou utilise la géolocalisation. Il n'y a donc rien de surprenant à ce qu'il s'assure, par la consultation de la liste des correspondants de Nicolas Sarkozy et par la géolocalisation de ses téléphones, y compris sans doute celui détenu par Paul Bismuth, qu'il n'avait rien à voir avec ce trafic. A ce jour, on peut penser que si Nicolas Sarkozy n'est pas entendu dans cette affaire, sans doute parce qu'il n'y a pas lieu de l'entendre, l'enquête ayant permis de l'innocenter complètement. Il n'en est peut-être pas de même dans le cas de l'abus de biens sociaux, mais c'est une autre histoire, ou plutôt une autre instruction. 

Derrière ces postures tragi-comiques se cache un certain mépris à l'égard du principe d'égalité devant la loi. Car Nicolas Sarkozy n'est pas victime d'un acharnement judiciaire, contrairement à ce qu'affirment ses amis. Il est tout simplement traité comme n'importe quel citoyen qui peut se trouver, un jour ou l'autre, au coeur d'une instruction pénale. Pour éviter ce type de petits agacements, la meilleure solution est sans doute de payer son billet avant de monter dans un avion.


jeudi 29 octobre 2015

Appel au boycott et liberté d'expression : Où est Charlie ?

La Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 20 octobre 2015, une décision qu'elle n'a pas fait figurer parmi les "derniers arrêts mis en ligne", ceux sur lesquels elle attire l'attention des lecteurs de la page d'accueil de son site. La décision porte pourtant sur la question fortement débattue de l'appel au boycott, que la Cour refuse de rattacher à la liberté d'expression. 

En 2009 et 2010, des militants du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) ont participé à différentes actions appelant au boycott des produits israéliens pour protester contre l'occupation des territoires palestiniens et les atteintes aux droits de l'homme commises dans ces mêmes territoires. Parmi ces actions, des interventions dans des supermarchés alsaciens, destinées à sensibiliser à cette cause les consommateurs. Ces militants ont été poursuivis pour "provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion ou une nation déterminée", infraction prévue par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Ils ont chacun été condamnés à 1000 € d'amende avec sursis, condamnation confirmée par la Cour d'appel de Colmar le 27 novembre 2013. 

Devant la Cour de cassation, ils invoquent l'atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Le refus de faire prévaloir la liberté d'expression


En l'espèce, la Cour refuse de faire prévaloir la liberté d'expression. Elle affirme que l'action visait à discriminer les produits venant d'Israël, incitant à les consommateurs à ne pas acheter ces marchandises "en raison de l'origine des producteurs et fournisseurs lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l'espèce Israël, qui constitue une nation au sens du droit international". Aux yeux de la Cour, l'appel au boycott est "un acte positif de rejet, se manifestant par l'incitation à opérer une différence de traitement à l'égard d'une catégorie de personnes, en l'occurrence les producteurs de biens installés en Israël". L'élément matériel de l'infraction est donc établi. 

A la lecture de ce raisonnement, on se réjouit qu'une telle jurisprudence n'ait pas été en vigueur à une époque où le boycott contre l'Afrique du Sud était un moyen de lutte contre l'Apartheid. Surtout, la formulation n'est pas dépourvue d’ambiguïté. Dans un premier temps, la Chambre criminelle affirme que les producteurs visés appartiennent à une "nation déterminée", avant de préciser que sont victimes de cette provocation à la discrimination tous ceux qui "sont installés en Israël". La formulation laisse penser que les entrepreneurs "installés" en Israël appartiennent nécessairement à cette "nation", ce qui est loin d'être évident. 

Quoi qu'il en soit, la Chambre criminelle reprend une jurisprudence constante, formulée exactement dans les mêmes termes dans un arrêt du 22 mai 2012, pour des faits identiques. D'autres décisions pourraient être citées, et on se prend à penser que les militants favorables au boycott d'Israël sont systématiquement poursuivis.

Les circulaires successives


C'est effectivement le cas. Une circulaire signée du ministre de la Justice, à l'époque madame Alliot-Marie, enjoignait déjà, en février 2010, aux procureurs de poursuivre systématiquement les appels au boycott de l'Etat d'Israël. Cette circulaire a ensuite été reprise dans un autre texte, signé cette fois de Michel Mercier le 15 mai 2012, soit deux jours avant qu'il ne quitte ses fonctions. Depuis l'alternance, force est de constater que Madame Taubira n'a pas abrogé ou modifié ces circulaires. Différentes analyses juridiques ont pourtant montré que leur légalité est loin d'être certaine.
On observe d'abord qu'elles ne portent pas sur la mise en oeuvre d'un délit qui serait constitué par des appels au boycott d'Etats dont la politique est critiquée. Elles ne visent que le boycott visant les produits en provenance d'Israël, les autres Etats ne faisant l'objet d'aucune circulaire spécifique. La date de la première est d'ailleurs fort intéressante, puisqu'elle intervient après l'opération militaire israélienne "Plomb durci" qui a fait plus de 1300 victimes dans la population palestinienne. Cette circulaire n'emporte-t-elle pas une rupture d'égalité devant la loi en visant expressément les militants hostiles à la politique de l'Etat d'Israël vis à vis des territoires palestiniens ? 

Par ailleurs, la légalité de cette circulaire pose un autre problème. Comment en effet peut-on considérer comme illicite une action qui n'a d'autre objet que permettre au consommateur d'assumer un choix licite ? Entre deux produits, un israélien et un en provenance d'un autre pays, l'acheteur est toujours libre d'acheter le second. En quoi ce choix peut-il être qualifié de discriminatoire ? Et sans discrimination, il n'y a évidemment pas de provocation à la discrimination. 

Ce doute sur la légalité de ces circulaires est certainement à l'origine d'une véritable opposition des juges du fond. Alors même que la jurisprudence de la Cour de cassation était déjà fixée, et parfaitement conforme aux prescriptions des différentes circulaires, le tribunal de Pontoise, le 20 décembre 2013, a ainsi prononcé la relaxe de militants appelant au boycott de produits israéliens par des actions dans les supermarchés, situation identique à celle de l'arrêt du 20 octobre 2015.

Il est vrai que ces circulaires expliquent que des poursuites soient systématiquement diligentées à l'encontre des militants appelant au boycott à l'égard des produits en provenance d'Israël. Elles ne permettent pas de fonder la décision de la Chambre criminelle. Pour apprécier si les condamnations pour provocation à la discrimination sont conformes à l'article 10 de la Convention européenne, elle s'appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
Au pays des Charlie. Martin Handford. Où est Charlie ? 2011.


La Cour européenne et l'appel au boycott


Nul ne conteste que la condamnation emporte une "ingérence" dans la liberté d'expression des militants concernés. Une telle ingérence peut cependant être justifiée si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un ou plusieurs "buts légitimes" et "nécessaire dans une société démocratique".

Dans son arrêt du 16 juillet 2009 Willem c. France, la Cour européenne s'est prononcée sur une situation proche, mais pas tout à fait identique. Le maire de Séclin avait en effet été poursuivi et condamné sur le même fondement, pour avoir déclaré en conseil municipal le boycott par sa commune des produits en provenance d'Israël, en particulier les jus de fruit. L'élu fut condamné à 1000 € d'amende, condamnation confirmée par le Cour de cassation en 2004. 

La Cour européenne considère que l'ingérence dans la liberté d'expression du maire est "prévue par la loi", en l'occurrence l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Le "but légitime" existe également à ses yeux, dès lors qu'il s'agit de protéger les droits d'autrui, en l'espèce les producteurs israéliens. 

La "nécessité" de l'ingérence est plus délicate. En effet, la Cour observe qu'un homme politique, même local, doit bénéficier d'une liberté d'expression plus étendue, principe déjà énoncé dans l'arrêt Mamère c.France du 7 novembre 2006. Il représente en effet ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Pour toutes ces raisons, "on ne saurait restreindre le discours politique sans raison impérieuse". En l'espèce pourtant, la Cour européenne considère, comme les tribunaux français, que l'élu n'a pas été condamné pour ses opinions, mais pour une provocation à un acte discriminatoire. 

De la part d'une juridiction qui défend une conception très large de la liberté d'expression, une telle affirmation peut surprendre. La Cour européenne n'a t elle pas affirmé, à de nombreuses reprises, que  l'article 10 de la Convention, celui-là même qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos ou les dessins qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le message considéré (Par exemple : CEDH, 25 juillet 2001, Perna c. Italie) ? Selon la jurisprudence de la Cour, on aurait donc le droit de traiter le Premier ministre israélien de criminel de guerre, mais pas d'appeler au boycott. 

Rien ne dit cependant que la jurisprudence Willem serait maintenue dans le cas d'un requérant qui ne serait pas un élu local. En effet, la Cour européenne prend bien soin d'affirmer "qu’en sa qualité de maire, le requérant avait des devoirs et des responsabilités. Il se doit, notamment, de conserver une certaine neutralité et dispose d’un devoir de réserve dans ses actes lorsque ceux-ci engagent la collectivité territoriale qu’il représente dans son ensemble. A cet égard, un maire gère les fonds publics de la commune et ne doit pas inciter à les dépenser selon une logique discriminatoire". La précision est importante, car le maire n'a pas seulement fait un appel au boycott. Il a aussi annoncé des mesures de boycott engageant le budget de sa commune. Les militants associatifs qui distribuent des tracts dans les supermarchés ne violent aucune obligation de réserve et n'engagent en aucun cas les finances publiques. Il ne reste donc qu'à espérer que le requérant fera un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Au-delà de l'analyse juridique, l'arrêt de la Chambre criminelle suscite évidemment un certain malaise. Il y a quelques mois, en janvier 2015, des millions de Français, des chefs d'Etats, et même le Premier ministre israélien, défilaient en criant "Je suis Charlie". Il s'agissait alors d'affirmer la puissance de la liberté d'expression, y compris l'expression la plus provocatrice, face à ceux qui voulaient la faire disparaître. Aujourd'hui, on voit la juridiction suprême de l'ordre judiciaire considérer que l'appel au boycott ne relève pas de la liberté d'expression. Où est Charlie ?


 Sur les restrictions à la liberté d'expression : Chapitre 9 section 3 du manuel de libertés publiques



lundi 26 octobre 2015

La CNIL et le pilori numérique

La lecture du Journal Officiel est parfois intéressante, surtout le 23 octobre 2015. Le décret du 21 octobre 2015, publié ce jour là, organise ainsi une sanction très particulière qui peut être prononcée à l'encontre des employeurs ayant recours au travail illégal. Il s'agit d'appliquer l'article 8 de la loi du 10 juillet 2014 qui autorise le juge à prononcer, en plus d'une amende prévue par la loi, une peine complémentaire consistant en la publication du nom du coupable, pendant une durée de deux ans, sur un site internet spécifique. Dans la même livraison du Journal Officiel, la CNIL publie sa délibération du 17 septembre 2015, portant avis sur ce même décret.

La comparaison entre les deux textes est édifiante, car le moins que l'on puisse dire est que l'avis de la CNIL n'est pas favorable. Elle affirme d'ailleurs qu'elle "prend acte" des dispositions introduites par l'article 8 de la loi de 2014, "sur lesquelles elle n'avait pas été consultée avant l'adoption de la loi". La CNIL n'est donc pas de bonne humeur, et on sent qu'elle aurait nettement préféré être consultée sur la loi plutôt que sur le décret qui la met en oeuvre.

Il est vrai que la procédure prévue par l'article 8 de la loi du 10 juillet 2014 est inédite. Certes, les juges peuvent toujours ordonner l'affichage d'une condamnation ou sa publication dans la presse écrite ou électronique, peine complémentaire prévue par l'article 131-10 du code pénal. Mais le caractère infamant de cette mesure s'efface rapidement, sous le simple effet de la périodicité de la publication. Bientôt, la trace de cette mesure ne subsiste plus que dans les archives où elle peut être retrouvée mais essentiellement par ceux qui la cherchent, et donc la connaissent déjà. Dans le cas présent, la situation est toute différente, car le nom des coupables doit subsister deux longues années sur un site spécifiquement consacré à cette forme moderne de pilori. 

Une peine complémentaire


Observons d'emblée que cette publication pose d'abord le problème de son moment. La CNIL constate qu'elle est décidée par le juge du fond et immédiatement applicable. En d'autres termes, sera donc publié le nom d'une personne qui a fait appel ou s'est pourvue en cassation contre sa condamnation. Il est vrai que le décret prévoit que ces procédures en cours seront mentionnées sur le site, mais il n'en demeure pas moins que la personne est présentée comme coupable. 

Si l'on considère les délais de recours dans notre pays, on peut penser que la durée de deux ans sera achevée au moment où l'intéressé sera jugé en appel, et peut être relaxé. Autrement dit, la peine complémentaire sera pleinement exécutée au moment où cette relaxe interviendra. Dans ce cas précis, une éventuelle QPC pourrait inviter le juge constitutionnel à se prononcer sur le respect du principe du double degré de juridiction. En tout état de cause, on peut penser que, dans une telle hypothèse, des actions en responsabilité seront engagées, compte tenu de la gravité du préjudice causé à la réputation de la personne. 

Mais le problème posé par cette peine n'est pas seulement lié à sa procédure. Sur le fond, différents principes sont en cause, et la CNIL estime que l'arbitrage entre eux n'est pas satisfaisant. Elle affirme ainsi qu'un "juste équilibre entre le caractère public d'une décision de justice et sa libre accessibilité sur internet doit être recherché pour éviter une atteinte excessive aux droits des personnes, au nombre desquels figurent en particulier le respect de la vie privée et la préservation des chances de réinsertion". 



La publicité des décisions de justice


La Commission fait remarquer que le casier judiciaire automatisé, qui constitue "la mémoire des condamnations prononcées publiquement", est en France l'un des fichiers les mieux protégés. Il n'est accessible qu'aux personnes concernées par les condamnations, aux juridictions et, d'une manière générale, aux organismes bénéficiant d'un droit d'accès sur le fondement d'une disposition législative. Cette confidentialité s'explique par la volonté d'assurer la réinsertion d'une personne, en interdisant par exemple à un éventuel employeur de se renseigner sur son passé judiciaire.   

Le décret du 21 octobre 2015 conduit ainsi à une situation surprenante. Un condamné qui a commis un crime particulièrement affreux il y a trente ans, et qui a purgé sa peine, bénéficie de la confidentialité de sa condamnation. En revanche, une personne condamnée pour avoir employé illégalement des salariés, infraction certes grave mais pas aussi grave que si elle les avait assassinés, voit son nom affiché sur internet et accessible à tous. 

Hergé. Le Lotus Bleu. 1946.


Droit à l'oubli numérique v. Protection des données


Derrière cette question apparaît celle du droit à l'oubli numérique, droit nouveau qui emporte deux obligations. D'une part, il autorise toute personne justifiant de son identité à exiger la suppression des données personnelles la concernant figurant sur le net, y compris, bien entendu, les données judiciaires. D'autre part, il contraint les gestionnaires de sites à effacer les données personnelles à l'issue d'un certain délai, même sans demande expresse des intéressés. En termes simples, le droit à l'oubli consacre un droit à l'incognito sur le net et un droit d'effacer ses traces. 

Sur ce point, le décret du 21 octobre 2015 est la négation même du droit à l'oubli. Or, s'il est vrai que le projet de directive européenne consacrant le droit à l'oubli tarde à être adopté, la Cour de justice de l'Union européenne est intervenue pour combler le vide juridique. La CNIL cite ainsi l'arrêt de Grande Chambre du 9 novembre 2010 Volker und Markus Schecke GbR et Hartmut Eifert qui, sans porter directement sur des informations judiciaires, présente cependant un caractère connexe. Il s'agissait en effet, de la publication, sur un site spécifique, des noms des bénéficiaires de fonds européens agricoles, mesure que la CJUE considère comme disproportionnée, la protection des données personnelles devant prévaloir sur l'objectif de transparence de l'utilisation de ces fonds.

De la même manière, dans sa célèbre décision du 13 mai 2014 Google Spain SL, la CJUE impose à Google le respect du droit à l'oubli, c'est-à-dire en l'espèce le droit au déréférencement dans le moteur de recherche. En 1998, les biens du demandeur, lourdement endetté, avaient fait l'objet d'une vente sur saisie immobilière. Quatorze années plus tard, ces informations apparaissaient encore dans le moteur de recherche, alors même que la situation financière de l'intéressé était désormais parfaitement saine. La CJUE exige alors du moteur de recherche la mise en place d'une procédure de déréférencement, aujourd'hui largement utilisée.

La Cour de Justice donne, en quelque sorte, le mode d'emploi de sa jurisprudence. Elle affirme  qu'il convient d'apprécier la situation concrète de la personne qui demande la suppression des données et la Cour invite à fonder cette appréciation sur "la nature de l'information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l'intérêt du public à disposer de cette information, lequel peut varier, notamment en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique". 

Un appel à QPC


C'est précisément ce que fait la CNIL dans son avis préalable au décret. Elle fait observer que la transparence des décisions de justice s'accompagne de leur anonymat, principe désormais acquis et mis en oeuvre dans l'ensemble de l'Union européenne. En l'absence de cet anonymat, le principe de transparence ne saurait prévaloir sur la protection des données personnelles. 

Reste à s'interroger sur le maintien d'une telle disposition dans le droit positif. La loi du 10 juillet 2014 a non seulement été adoptée sans que l'avis de la CNIL ait été sollicité, et n'a pas davantage été soumise au Conseil constitutionnel. Il ne fait guère de doute qu'un chef d'entreprise cloué au pilori numérique par l'effet de ses dispositions ne manquera pas de déposer une question prioritaire de constitutionnalité. A sa manière, par la publicité apportée à son avis, la CNIL l'y encourage.

Sur le droit à l'oubli numérique : Chapitre 8, section 1, § 4 du manuel de libertés publiques.