« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 18 octobre 2015

Crimes contre l'humanité et droits de la partie civile

En décembre 2013, l'association Communauté rwandaise de France (CRF) a déposé plainte pour apologie de génocide et injure publique, à la suite d'une émission de Canal + qui, à ses yeux, tournait en dérision le génocide rwandais commis en 1994. Cette plainte ayant été déclarée irrecevable, l'association fait appel et pose en même temps une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), renvoyée au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation le 8 juillet 2015.

Un régime juridique inégal

 

La QPC, sur laquelle le Conseil constitutionnel statue dans une décision du 16 octobre 2015, porte sur la combinaison de deux dispositions de la loi du 29 juillet 1881. D'une part, son article 24 sanctionne  l'apologie des crimes de guerre, crimes contre l'humanité ou crimes et délits de collaboration avec l'ennemi. D'autre part, son article 48-2 autorise toute association déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits et qui se propose de défendre "les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés" à exercer les droits de la partie civile lors de la poursuite de ces mêmes crimes. Cette disposition trouve son origine dans la loi Gayssot du 13 juillet 1990.  Votée à la suite de la profanation du cimetière de Carpentras, elle a pour objet essentiel de sanctionner la contestation de l'existence même du génocide juif commis durant la seconde guerre mondiale. 

Le régime juridique mis en place est donc pour le moins inégal. Le droit français sanctionne l'apologie de l'ensemble des crimes de guerre et crimes contre l'humanité, mais n'ouvre les droits de la partie civile qu'aux associations qui représentent les victimes de la Shoah. L'association requérante, dont l'objet est la poursuite des crimes commis au Rwanda, voit dans cette restriction une atteinte à l'égalité devant la loi.

Le Conseil constitutionnel lui donne satisfaction. Il commence par réduire le champ de la QPC en estimant qu'elle ne porte finalement que sur le morceau de phrase qui limite l'accès aux droits de la partie civile aux associations défendant "les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés". Son abrogation permettrait en effet de les ouvrir à l'ensemble des associations oeuvrant à la protection de toutes les victimes de génocide et de crimes contre l'humanité. C'est exactement ce que fait le Conseil constitutionnel dans un second temps, estimant qu'il y a effectivement atteinte au principe d'égalité devant la loi.

Le principe d'égalité


Il est de jurisprudence constante que le principe d'égalité s'applique aux personnes qui sont dans une situation juridique identique. Le Conseil rappelle ainsi, dans une formule toujours reprise que "si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales (...)"

Il ressort de cette jurisprudence que les justiciables dans une situation identique doivent être traités de manière identique. En l'espèce, le Conseil estime qu'ils sont effectivement dans une situation identique.

Crimes de guerre et crimes contre l'humanité


Le droit pénal récent a précisé les notions de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Depuis la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale, les premiers sont réprimés par l'article 461-1 du code pénal.  Ils sont définis comme des "infractions commises, lors d'un conflit armé international ou non international et en relation avec ce conflit, en violation des lois et coutumes de la guerre ou des conventions internationales applicables aux conflits armés". 

Les crimes contre l'humanité trouvent certes leur origine dans les Accords de Londres du 8 août 1945 qui crée le Tribunal de Nüremberg. Mais depuis le "Nouveau Code pénal" entré en vigueur au 1er janvier 1994, ils sont également incriminés par les articles 211-1 et 212-1 du code pénal. Le génocide, défini comme le fait de commettre de graves atteintes aux personnes, "en application d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe nationale, ethnique, racial ou religieux", est ainsi qualifié de crime contre l'humanité. Il en est de même d'atteintes identiques commises "en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique".
Crimes de guerre et crimes contre l'humanité se sont donc rapprochés au regard de leur régime juridique. Tous deux sont désormais incriminés par le code pénal et sont donc également susceptibles d'être poursuivis devant les tribunaux internes.

Le cri. Edvard Munch. 1893

La différence de traitement

 

Le Conseil va donc regarder si cette différence de traitement peut être justifiée par une différence dans la situation juridique des différentes associations oeuvrant dans ce domaine.
Dans sa décision QPC du 24 avril 2015, le Conseil a ainsi apprécié la conformité au principe d'égalité de la mise en oeuvre de l'action publique dans le domaine particulier des infractions militaires commises en temps de paix. Il a alors estimé que la contrainte imposant de solliciter l'avis des autorités militaires avant la mise en mouvement de l'action publique et l'impossibilité de les poursuivre par la voie de la citation directe n'entrainaient pas de différences de traitement injustifiées.  Aux yeux du Conseil, ces restrictions étaient liées au fait que les militaires n'étaient pas dans une situation identique à celle des civils, et qu'il convenait de les mettre à l'abri de poursuites pénales abusives en imposant une phase d'instruction préparatoire.

En l'espèce, la différence de traitement entre les associations qui représentent les victimes de la Shoah et celles qui représentent les victimes d'autres crimes contre l'humanité ne repose sur aucune justification particulière. Pour le Conseil, cette restriction n'est qu'une survivance historique de l'époque où le seul crime contre l'humanité reconnu par le droit était le Shoah. Elle n'a plus lieu d'être aujourd'hui, alors que l'incrimination pénale de crime contre l'humanité permet de poursuivre les auteurs de n'importe quel crime de ce type. 

Le Conseil constitutionnel fait preuve d'une relative mansuétude à l'égard d'un législateur qui a tout de même laissé subsister dans le droit une discrimination qui aurait dû disparaître il y a bien longtemps. Il repousse l'abrogation effective de la disposition au 1er octobre 2016, ce qui laisse le temps de faire le toilettage législatif qui s'impose. En effet, la loi va devoir intervenir pour permettre aux associations chargées de défendre les intérêts moraux de la Résistance et des déportés d'exercer les droits de la partie civile en matière d'apologie de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. En même temps, le Conseil décide la suspension des délais de prescription dans ce domaine afin de préserver l'effet utile de sa décision. 

Sur le fond, la décision s'inscrit dans un mouvement qui tend à définir un régime juridique unique s'appliquant aux crimes de guerre et aux crimes contre l'humanité. En quelque sorte détaché de la Shoah, il a l'avantage de permettre la poursuite de crimes intervenus récemment. Si l'on songe aux faibles résultats obtenus par la Cour pénale internationale, on ne peut que se féliciter que des crimes particulièrement graves puissent être poursuivis sur le seul fondement du code pénal français. Et le rôle des associations exerçant les droits de la partie civile est évidemment essentiel dans cette procédure.


jeudi 15 octobre 2015

Le grand mystère des crèches de Noël

Deux cours administratives d'appel (CAA) ont rendu, à cinq jours d'intervalle, deux décisions contradictoires sur l'installation de crèches de Noël dans des lieux publics. Celle de Paris, le 8 octobre 2015, déclare illégale la crèche de Melun, installée dans la Cour de l'hôtel de ville. Celle de Nantes, le 13 octobre suivant, considère comme légale la crèche installée dans le hall de l'Hôtel du département de Vendée. 

La question de droit posée au Conseil


La contradiction est flagrante, et, sur ce point, on peut regretter que la juridiction parisienne, à laquelle était pourtant adressée une demande en ce sens, ait refusé de renvoyer la question pour avis au Conseil d'Etat sur le fondement de l'article L. 113-1 du code de justice administrative. Cette procédure a notamment pour objet d'éviter les contradictions dans la jurisprudence des juges du fond, et c'est bien le problème posé par ces deux décisions.

Ce refus était cependant prévisible, dès lors qu'une telle demande n'est recevable que si la question est nouvelle en droit, si elle présente une difficulté sérieuse et se pose dans de nombreux litiges.

En l'espèce, la question se pose précisément dans de nombreux litiges, des associations laïques ayant systématiquement entrepris de contester l'installation des crèches dans les bâtiments publics ou sur le domaine public. Après celles de Melun et Poitiers évoquées dans les deux arrêts rendus cette semaine, il est fort probable qu'une décision d'appel interviendra à la suite du jugement du tribunal administratif de Montpellier qui, le 16 juillet 2015, a admis la légalité de la crèche installée par le maire de Béziers, Robert Ménard, dans le hall de l'hôtel de ville. 

La CAA  considère-t-elle que la question n'est pas "nouvelle" ou qu'elle ne présente pas de "difficulté sérieuse" ? Elle reste muette sur les motifs de son refus d'accéder à la demande de saisine du Conseil d'Etat pour avis, se bornant à rendre sa décision "sans qu'il soit besoin" de se pencher sur cette question. Cette absence de motif pourrait trouver son origine dans une volonté, sans doute partagée ou initiée  par le Conseil d'Etat, de faire en sorte qu'il se prononce sur ce sujet par la voie contentieuse plutôt que par la voie consultative. Plus visible, l'arrêt du Conseil d'Etat s'impose sans doute avec davantage de force à des élus réticents.

La définition de "l'emblème religieux"


En attendant l'arrêt du Conseil d'Etat, on ne peut que prendre acte des divergences de jurisprudences. Elles sont liées aux différences d'interprétation de la notion d'"emblème religieux".

La loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905, dans son article 28, interdit "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". A Poitiers comme à Melun, les crèches litigieuses sont installées dans l'enceinte d'un bâtiment public, soit le hall de l'hôtel de ville, soit la cour qui permet d'y accéder. Aucun de ces espaces n'est évidemment affecté au culte.
Dès lors, l'analyse repose sur la réponse à la question suivante : Une crèche de la nativité est-elle un "emblème religieux" au sens de ces dispositions ? C'est sur ce point que les Cours divergent. Pour la CAA de Paris, "une crèche de Noël, dont l'objet est de représenter la naissance de Jésus, installée au moment où les chrétiens célèbrent cette naissance, doit être regardée comme ayant le caractère d'un emblème religieux (...) et non comme une simple décoration traditionnelle". A l'inverse, la CAA de Nantes estime que "compte tenu de sa faible taille, de sa situation non ostentatoire et de l'absence de tout autre élément religieux", l'installation s'inscrit "dans le cadre d'une tradition relative à la préparation de la fête familiale de Noël". Elle ne revêt donc pas la nature d'un "signe ou emblème religieux".


J.S. Bach. Oratorio de Noël BWV 248 "Jauchzet, frohlocket"
Monteverdi Choir. Englist Baroque Soloists. Direction : John Eliott Gardiner

 

L'absence du critère du prosélytisme


On observe qu'aucune des deux juridictions ne reprend le raisonnement développé par le tribunal administratif de Montpellier à propos de la crèche de Béziers. Dans son jugement du 15 juillet 2015, il a  considéré que ne présente pas le caractère d'un "emblème religieux" l'installation qui ne symbolise pas "la revendication d'opinions religieuses". Cette décision définit ainsi l'"emblème religieux" comme celui qui répond à une finalité de prosélytisme religieux.

Sur ce point, elle constitue la suite logique de la décision du 30 avril 2015 rendue par le tribunal administratif de Rennes à propos de la statue de Jean-Paul II à Ploërmel. Le tribunal se réfère en effet directement au prosélytisme, lorsqu'il estime que le monument surmonté d'une croix de huit mètres de haut présente un caractère ostentatoire qui témoigne d'une volonté de promouvoir la religion catholique. On observe à ce propos que la taille de l'installation constitue l'un des éléments pris en considération par les juges pour apprécier ce prosélytisme. La croix de Ploërmel mesure huit mètres de hauteur, alors que la crèche de Poitiers a "une faible taille".

 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme


Il ne fait aucun doute que le Conseil d'Etat, lorsqu'il sera saisi de cette question, devra  s'interroger sur la disparition de ce critère du prosélytisme, écarté par les deux Cours administratives d'appel. Il est évidemment impossible de savoir dans quel sens il prendra sa décision. La thèse nantaise qui refuse de considérer la crèche comme un "emblème religieux" peut néanmoins directement s'appuyer sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
Dans son arrêt du 18 mars 2011 Lautsi c. Italie, elle a été saisie de la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme du droit italien qui autorise la présence de crucifix dans les écoles publiques. La Cour admet certes que le crucifix est un symbole religieux, mais elle fait observer que les Etats conservent une large marge d'appréciation dans le domaine des traditions qu'ils jugent important de perpétuer. En l'espèce, les autorités italiennes affirment que le crucifix symbolise un système de valeurs communes, et la Cour prend acte du fait que cette présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement, les enfants n'étant pas contraints à une pratique religieuse et pouvant arborer les signes d'autres religions. Elle en déduit que le crucifix posé sur un mur est "un symbole essentiellement passif " dont l'influence sur les élèves est pour le moins réduite. La liberté de conscience n'a donc fait l'objet d'aucune atteinte. Par analogie, on pourrait ainsi considérer que la crèche de Noël est un "symbole passif", dès lors que sa présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement et que son influence proprement religieuse sur les passants est certainement très limitée.
Derrière une terminologie un peu différente, cette distinction opérée par la Cour européenne des droits de l'homme repose sur cette même notion de prosélytisme, celle-là même que les deux Cours administratives d'appel françaises ont écarté.
On doit maintenant attendre que le Conseil d'Etat se prononce sur la question, mettant fin à un contentieux quelque peu ridicule. Car ce type de recours donne de la laïcité une image déformée et caricaturale que ses ennemis, et ils sont nombreux, ne manquent pas d'exploiter. Quant au combat en faveur de la laïcité, il devrait sans doute se consacrer à des urgences plus immédiates que les crèches de Noël.

Sur la laïcité et l'installation des crèches de Noël : Chap 10, section 1 § 2, B du manuel de libertés publiques.

lundi 12 octobre 2015

Vincent Lambert : la place de la collégialité dans la procédure

Il existe des contentieux dont on a le sentiment qu'ils avancent puis repartent en arrière, selon un rythme aussi chaotique qu'irrationnel. Tel est le cas de l'affaire Lambert. Après un arrêt du Conseil d'Etat et une décision de la Cour européenne des droits de l'homme, on pouvait penser que le droit avait été dit. Or, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, celui-là même devant lequel l'affaire avait commencé en mai 2013, vient de se prononcer une nouvelle fois le 9 octobre 2015.

On se souvient que le Conseil d'Etat, le 24 juin 2014, a considéré, sur la base de plusieurs expertises médicales, que le maintien de l'alimentation et de l'hydratation de Vincent Lambert constituait "obstination déraisonnable" au sens de la loi Léonetti du 22 avril 2005. La Cour européenne, quant à elle, statuant le 5 juin 2015, a jugé que le droit français offrait des garanties et des recours suffisants dans un domaine qui, en l'absence de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe, relève de la compétence exclusive des Etats. A l'issue de ces procédures, il semblait que Vincent Lambert allait pouvoir s'éteindre dans la dignité.

Le problème est que le chef du service dans lequel il était hospitalisé a quitté ses fonctions. Son successeur a décidé de reprendre la procédure à son début, et donc de solliciter une nouvelle fois l'avis de la famille, avant de prendre la décision d'interrompre, ou non, l'alimentation et l'hydratation du patient. Confronté à des pressions et à des menaces diverses, il a ensuite suspendu la procédure au motif que "les conditions de sérénité et de sécurité nécessaires" n'étaient pas réunies. Le neveu de Vincent Lambert conteste les deux décisions devant le tribunal administratif.

La suspension de la procédure consultative


Le juge déclare irrecevable le recours contre la suspension de la procédure consultative. La solution n'a rien de surprenant, car un acte n'est administratif n'existe que s'il a une portée normative. Autrement dit, il doit modifier la situation juridique du requérant. Tel n'est pas le cas en l'espèce car la procédure est seulement interrompue. Son irrégularité éventuelle ne pourra donc être contestée qu'à l'occasion d'un éventuel recours contre la décision qui sera finalement prise par l'équipe médicale.

La décision de reprendre la procédure consultative à son début suscite une question plus délicate : le second chef de service est-il lié, ou non, par la décision du premier qui avait conclu à l'arrêt des traitements ?

La rencontre des trois morts et des trois vifs. Maître du manuscrit latin, circa 1490


L'indépendance professionnelle des médecins

 

Le tribunal administratif affirme que le second médecin n'est pas lié par la décision du premier, justifiant ainsi la reprise de la procédure ab initio. Il fonde son raisonnement sur la notion d'indépendance professionnelle des médecins, affirmé dans l'article R 4127-5 du code de la santé publique (csp) : "Un médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit".  De son côté, l'article L 162-2 du code de la sécurité sociale évoque "la liberté d'exercice et (..) l'indépendance professionnelle et morale des médecins".

Ce principe est surtout invoqué dans le contentieux de la responsabilité, lorsqu'un établissement hospitalier est condamné à indemniser le dommage causé par une erreur médicale. Il permet alors de justifier alors l'action diligentée contre le médecin auteur de l'erreur par l'assureur de l'établissement (par exemple : Cass. Civ. 1ère. 13 novembre 2002).

De manière plus exceptionnelle, il est invoqué devant le juge administratif à propos d'une décision administrative. Dans un arrêt du 2 octobre 2009 Pierre A. ,le Conseil d'Etat affirme ainsi que le principe d'indépendance des médecins interdit que les décisions médicales d'une praticien hospitalier soient soumises à l'accord préalable du chef de service.

De ces dispositions et sans doute de ces jurisprudences, le tribunal administratif déduit que ce principe d'indépendance professionnelle "fait obstacle à ce qu'un médecin puisse être considéré comme un simple exécutant d'une décision prise par un autre médecin".

Le refus de la collégialité.


L'analyse montre cependant les limites de la procédure consultative prévue par la loi Léonetti. La collégialité impose précisément la consultation de la famille, et même une consultation aussi élargie que possible, principe affirmé par le Conseil d'Etat, dans sa décision du 24 juin 2014. En l'espèce, on sait que onze proches de Vincent Lambert ont participé à cette procédure. La collégialité s'impose aussi au niveau de l'équipe médicale, et les textes affirment que le chef de service ne peut prendre la décision seul. Cette collégialité présente l'avantage de ne pas faire reposer sur une seule personne une décision extrêmement difficile à prendre. La responsabilité est en quelque sorte diluée dans un ensemble réunissant l'équipe médicale et le cercle de famille. 

En affirmant le caractère unilatéral de la décision, le tribunal administratif fait peser cette responsabilité sur une personne seule. Sur ce point, la décision suscite quelque surprise. Dans son premier jugement de mai 2013, ce même tribunal administratif avait précisément suspendu une première décision d'interruption de l'alimentation et de l'hydratation de Vincent Lambert, au motif que l'équipe médicale n'avait pas consulté l'ensemble de sa famille mais seulement ceux qui étaient les plus proches géographiquement, son frère et son épouse.

Quoi qu'il en soit, l'analyse du tribunal administratif repose sur un principe simple : la procédure est collégiale, mais pas la décision.

Comment permettre l'application de la loi ?


Reste à s'interroger sur les conséquences d'une telle analyse. Elle offre en effet la possibilité aux parents de Vincent Lambert, et à tous ceux qui veulent freiner la mise en oeuvre de la loi Léonetti, de retarder, peut-être indéfiniment la décision d'interrompre tout traitement.

N'oublions pas que ceux qui menacent l'équipe médicale et empêchent le déroulement d'une procédure sereine sont aussi ceux qui la refusent, pour des motifs essentiellement religieux. Ils n'ont qu'à continuer leurs menaces et à attendre le départ des chefs de service, épuisés par les pressions. Ils sont en effet que la procédure sera, à chaque fois, reprise ab initio. Autant dire que cette jurisprudence leur offre les moyens d'empêcher l'application de la loi de la République. Il ne reste donc qu'à espérer que le débat parlementaire qui a lieu sur la proposition de loi relative à la fin de vie saura trouver les moyens de pallier ce type de manoeuvre, peut-être en consacrant simplement le caractère collégial, non pas de la procédure, mais de la décision.


jeudi 8 octobre 2015

Le "Safe Harbor" invalidé par la Cour de justice de l'Union européenne

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans une décision du 6 octobre 2015, remet radicalement en cause l'accord autorisant les transferts massifs de données personnelles de l'Union européenne vers les Etats-Unis. C'est sans doute une très mauvaise nouvelle pour les grandes entreprises actives sur internet comme Facebook qui est directement en cause dans l'arrêt. C'est aussi une mauvaise nouvelle pour les agences de renseignement américaines qui ont parfaitement le droit d'accéder aux données. En revanche, c'est une excellente nouvelle pour la protection des données, car la décision montre que la CJUE demeure attachée à l'exigence d'un standard de protection européen élevé dans ce domaine.

Une question préjudicielle


Le requérant, Maximillian Schrems est un militant autrichien de la protection des données. Dirigeant essentiellement ses attaques contre Facebook, il utilise largement la voie judiciaire. Il a  déposé une série de plaintes devant l'autorité irlandaise de protection des données, puisque le siège européen de l'entreprise de Mark Zuckerberg est précisément situé à Dublin. Invoquant les révélations faites par Edward Snowden, il demande la cessation des transferts de données personnelles de Facebook Irlande à Facebook Etats Unis, dès lors que l'on sait désormais que ces données conservées sur des serveurs américains sont accessibles aux services de renseignements des Etats Unis, la NSA en particulier.

Le recours s'appuie sur la directive du Parlement et du Conseil du 24 octobre 1995, dont l'article 25 précise que "les Etats membres prévoient que le transfert vers un pays tiers de données à caractère personnel (...) ne peut avoir lieu que si (..) le pays tiers acquiert un niveau de protection adéquat". Le caractère non "adéquat" de la garantie offerte par un Etat tiers peut être constaté par chaque Etat membre ou par la Commission qui va alors demander à l'ensemble des Etats membres de prendre les mesures nécessaires en vue d'empêcher tout transfert vers ce pays. Pour le requérant, les révélations de Snowden montrent que le niveau de protection des données personnelles aux Etats-Unis est bien loin d'être "adéquat".

Mais si la Commission peut déclarer qu'un Etat n'offre pas une protection "adéquate", elle peut aussi déclarer le contraire, et c'est précisément ce qui avait été fait en l'espèce. A la suite d'un accord dit "Safe Harbor" passé en l'an 2000 entre le Département du commerce des Etats-Unis et la Commission, celle-ci a pris une décision, le 26 juillet 2000, déclarant que le niveau de protection des données des Etats-Unis est d'un niveau équivalent à celui qui existe au sein de l'Union européenne.

L'autorité indépendante chargée en Irlande de la protection des données personnelles se trouve ainsi confrontée à une appréciation délicate. Confrontée à un requérant qui soutient que le droit et les pratiques des Etats-Unis n'offrent pas de protection adéquate de la vie privée de la vie privée, elle peut soit mener sa propre enquête, soit s'estimer liée par la décision de la Commission qui affirme que ce niveau de protection est effectivement satisfaisant. C'est exactement l'objet de la question préjudicielle posée à la CJUE.

 La société anonyme. Eddy Mitchell. Reprise par "Les Costars"2015

Le "Safe Harbor" 


La CJUE se montre très sévère à l'égard de la décision de l'an 2000 adoptée par la Commission. Elle affirme que celle-ci aurait dû vérifier que les Etats-Unis assuraient effectivement, à la fois dans les textes de droit interne et dans leurs engagements internationaux, "un niveau de protection des droits fondamentaux substantiellement équivalent à celui garanti au sein de l’Union en vertu de la directive lue à la lumière de la Charte ». Or, elle n'en a rien fait, et l'accord passé avec les Etats-Unis montre que ce pays est bien loin d'offrir un niveau de protection équivalent aux exigences européennes.

La lecture de la décision de l'an 2000 est, sur ce point, particulièrement éclairante. Le caractère "adéquat" de la protection américaine relève de l'auto-proclamation. Les entreprises américaines déclarent adhérer aux principes du "Safe Harbor", c'est-à-dire offrir un espace de sécurité aux données personnelles provenant de pays de l'Union européenne. Quant au contrôle, il se fait par certification. Mais que l'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas d'un système de certification par un organisme indépendant, mais d'un système d'"auto-certification" par laquelle l'entreprise déclare respecter les principes généraux de protection des données, et se contrôle elle-même. On imagine aisément l'efficacité du système.

Quant à l'accès des autorités publiques américaines à ces données provenant d'Europe, il est évidemment acquis. Comment peut-on songer un seul instant que Google ou Facebook pourraient se soustraire à une injonction provenant des services de renseignement américains, injonction prise sur le fondement d'une législation d'ordre public, en invoquant une clause de Safe Harbor imposée par une décision de la Commission européenne ? Cette dernière a d'ailleurs déjà admis, dans deux communications de 2013, que cet accès des autorités publiques américaines aux données personnelles transférées de l'Union européenne ne s'accompagnait d'aucun contrôle ni d'aucun recours offert aux intéressés.

Constatant que la décision de 2000 n'offre ainsi aucune garantie effective, la CJUE décide tout simplement de l'invalider. Ce pouvoir d'invalidation, qui appartient à la CJUE et à elle seule, conduit à écarter l'application de la décision non seulement dans le droit de l'Etat qui est à l'origine du contentieux mais aussi dans l'ensemble des systèmes juridiques de l'Union européenne.

Les suites de la décision


On pourrait s'interroger longtemps sur les raisons qui avaient poussé la Commission à prendre cette invraisemblable décision, et il serait sans doute intéressant de s'interroger sur le rôle des lobbies dans son adoption. Aujourd'hui cependant, la question posée est plutôt celle des conséquences de cette décision.

La renégociation d'un accord Safe Harbor est envisagée, et même péniblement commencée. Mais comment pourrait-on  considérer que les Etats-Unis offrent un niveau de protection équivalent à celui existant au sein de l'Union européenne, alors que le droit américain n'a pas évolué depuis l'an 2000 ? Rappelons en effet qu'il ignore les législations informatique et libertés, et que la protection des données personnelles est plus ou moins abandonnée aux entreprises du secteur qui l'intègrent, fort modestement, dans des documents contractuels. En cas de contentieux, le requérant européen est prié de s'adresser au tribunal compétent, à Palo Alto ou à New York.

Pour le moment, la décision de la CJUE interdit désormais aux entreprises américaines de s'abriter derrière leur adhésion aux principes du Safe Harbor pour se soustraire aux obligations issues du droit européen. Encore faut-il, bien entendu, que les CNIL européennes, et notamment le G29 qui les regroupe, dispose de moyens de pression importants et notamment d'un pouvoir de sanction suffisamment dissuasif. Peut-être pourrait-on, sur ce point, s'inspirer du droit américain et regarder le montant des sanctions infligées à BNP, et bientôt à Volkswagen ?


samedi 3 octobre 2015

"Love" au Palais Royal

Par une décision du 30 septembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat confirme la suspension du visa d'exploitation accordé au film Love de Gaspar Noé, visa accompagné d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Lui est substituée une interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans, sans pour autant que le film soit contraint d'être diffusé dans le réseau spécifique des films pornographiques.

Une police spéciale


Ce visa s'analyse comme une autorisation administrative d'exploiter un film. Une commission de classification des oeuvres cinématographiques rend un avis au ministre de la culture. Elle peut proposer la diffusion pour tous publics, l'interdiction aux moins de douze, de seize ou de dix-huit ans avec ou sans classement "X". En l'espèce, elle a donc proposé une interdiction aux mineurs de moins de seize ans, proposition suivie par le ministre.

L'association Promouvoir qui se donne pour objet, selon les termes figurant sur son site, "la promotion des valeurs judéo-chrétiennes, dans tous les domaines de la vie sociale" a obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Paris, en juillet 2015, la suspension de ce visa. La décision s'appuie sur l'article R 211-12 du code du cinéma et de l'image animée (ccia) qui énonce que l'interdiction aux moins de dix-huit ans s'impose lorsque l'oeuvre comporte des images "d'une très grande violence" ou "des scènes de sexe non simulées". Cette décision fait l'objet d'un appel devant le Conseil d'Etat,  à la double initiative des distributeurs du film et du ministre de la culture.

Dans le cas de Love, c'est la présence de scènes de sexe non simulées qui est invoquée. On sait en  que lorsqu'elles sont simulées, le film est considéré comme érotique et non pas pornographique. Le Conseil d'Etat en a, par exemple, jugé ainsi à propos du film Fantasmes dans un arrêt du 4 octobre 2000, estimant, dans ce cas, qu'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans était suffisante.

Dans le cas de Love, les scènes de sexe ne sont pas simulées et ce fait n'est pas contesté. Les requérants s'appuient cependant sur les termes mêmes de l'article R 211-12 ccia qui autorise de telles scènes, si elles sont justifiées par "la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité".

All you need is love. Beatles. 1967

Les critères dégagés par les juges

 

Pour interpréter cette disposition quelque peu obscure, la jurisprudence se réfère à la fois à des critères objectifs et, élément plus subjectif, aux intentions du réalisateur.

Dans l'arrêt du 30 juin 2000  portant sur le film Baise-moi de Virginie Despentes, le Conseil d'Etat est ainsi conduit à apprécier une oeuvre "composée pour l'essentiel d'une succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées". De l'importance quantitative de ces scènes, il déduit que le film comporte un "message pornographique et d'incitation à la violence". Le juge observe en outre, de manière sans doute un peu plus subjective, qu'aucune scène ne dénonce les violences faites aux femmes. Il décide par conséquent l'interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans et le classement comme oeuvre pornographique.

Nymphomania, volume 1 de Lars von Trier fait l'objet d'une analyse toute différente du juge des référés du tribunal administratif de Paris, alors même qu'il comporte aussi des scènes de sexe non simulées. Dans un jugement du 28 janvier 2014, le juge refuse de considérer le film comme pornographique et maintient l'interdiction aux moins de seize ans. Certes, il fait observer que le fait que les scènes de sexe aient été doublées par des acteurs de films pornographiques ne saurait, en soi, leur retirer leur caractère non simulé. En revanche, il observe que ces scènes sont brèves et s'intègrent dans un véritable scénario. Elles sont donc, en quelque sorte, acceptables, d'autant qu'elles ne s'accompagnent pas d'une violence particulière.

La jurisprudence est donc pour le moins impressionniste, même si certains critères apparaissent de plus en plus clairement, au fil des décisions. Le premier réside dans la place qu'occupent ces scènes de sexe non simulées dans le film. Il n'est guère contestable en effet qu'un film entièrement composé de ce type de scènes s'analyse comme pornographique. Dans sa décision rendue le 23 juin 2009 à propos de l'Antichrist de Lars von Trier, le juge des référés du Conseil d'Etat observe qu'elles sont "relativement brèves" et qu'elles ne ""constituent pas le thème principal du film". Ces deux éléments résument assez bien la jurisprudence.

Certes, ces éléments de contrôle ne sont pas dépourvus de subjectivité. A partir de quel moment une scène de sexe non simulée quitte-t-elle l'espace pornographique pour devenir esthétique et utile au scénario ? Il appartient au juge de la préciser au cas par cas, et ce n'est pas chose aisée. Il n'empêche que le contrôle existe et que ce n'est sans doute pas aux professionnels du cinéma, de décider s'il doit perdurer. 

La fin du contrôle ?


Pour le moment, on assiste à une violente remise en cause de cette procédure, liée en particulier à l'activisme de l'association Promouvoir qui n'est pas dépourvue de liens avec les milieux catholiques intégristes. Les réalisateurs de cinéma contestent ses perpétuels recours et redoutent un développement de l'autocensure, dès lors qu'un film interdit aux moins de dix-huit ans fait généralement une carrière fort modeste. 

Tout cela est sans doute vrai. Mais ils oublient deux choses. D'une part, rien ne dit que la carrière d'un film extrêmement violent ou comportant de nombreuses scènes de sexe non simulées serait meilleure sans la procédure de visa. En effet, il reste toujours possible d'y échapper en ne prenant pas son billet. D'autre part, le cinéma français est très largement financé par l'Etat, ce qui est d'ailleurs une bonne chose puisque cela a permis au cinéma français de subsister dans un milieu concurrentiel dominé par les Majors américaines. Il n'est donc pas anormal que l'Etat s'intéresse aussi au contenu de ce qu'il finance. C'est donc finalement au parlement de décider s'il convient, ou non, de modifier le système.

lundi 28 septembre 2015

Nadine Morano : la race, le racisme et la lutte contre le racisme



Nadine Morano a a déclaré le 26 septembre 2015, sur la plateau de l'émission de télévision On n'est pas couché : " Il faut garder un équilibre dans le pays, c'est-à-dire sa majorité culturelle. Nous sommes un pays judéo-chrétien, le général de Gaulle le disait, de race blanche, qui accueille des personnes étrangères. (...) Je n'ai pas envie que la France devienne musulmane". La formule ressemble à son auteur, dépourvue de subtilité et visant tout à la fois à séduire les électeurs du Front National et à attirer l'attention des médias. Nadine Morano est donc un excellent produit d'appel pour les responsables d'une émission dont l'unique but est de susciter la polémique pour faire gonfler l'audimat.

Sur ce plan, l'émission est un succès. Les réseaux sociaux d'abord, car ils fonctionnent le dimanche, la presse et le monde politique dès lundi, ont repris et commenté les propos de Nadine Morano. Tout le monde, ou presque, a fait observer que le mot "race" entendu comme une "catégorie de classement de l'espèce humaine" repose sur une analyse scientifique parfaitement obsolète. Les progrès de la génétique ont en effet montré qu'il n'existe qu'une seule race humaine. Il est donc absurde d'opérer des classifications raciales entre les humains. Sur le plan scientifique, les propos de Nadine Morano relèvent donc du bêtisier...

Sans doute, mais il arrive que les auteurs de contresens soulèvent, à leur insu, une question intéressante. Car si le mot "race" relève aujourd'hui d'une analyse scientifique dépassée, pourquoi figure-t-il toujours dans notre système juridique ? Tout simplement parce que, sur le plan juridique, il est aujourd'hui exclusivement utilisé dans le cadre de la lutte contre le racisme.

L’ambiguïté de la notion


Historiquement, la notion de race a pu être utilisée pour fonder des régimes discriminatoires. Le texte le plus célèbre en ce domaine est sans doute la loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs. Elle affirme qu'est "regardé comme juif pour l'application de la présente loi toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif".


De nos jours, la référence à la race permet surtout de fonder des législations anti-racistes. C'est même dans ce but qu'apparaît la première occurrence du mot "race", dans le décret Marchandeau du 21 avril 1939 qui réprimait la diffamation commise par voie de presse envers « un groupe de personnes appartenant, par leur origine, à une race ou à une religion déterminée ». 

La notion de "race" peut donc aussi bien fonder des comportements discriminatoires que participer à la lutte contre ces mêmes comportements. Cette seconde démarche est aujourd'hui, et heureusement, la seule consacrée par le droit positif. Elle figure dans l'article 1er de la Constitution  qui affirme que "la France (...) assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion". L'article 55 de la Charte des Nations Unies énonce, quant à lui, que les Etats membres de l'Organisation "favoriseront (...) le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race (...)". Enfin, l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme déclare que "la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée sur le sexe, la race, (etc..)."

Des références identiques existent dans la loi. C'est ainsi que la loi du 1er juillet 1972, premier grand texte destiné à lutter contre le diffusion de propos racistes modifie la loi du 19 juillet 1881. Son article 24 permet désormais de sanctionner "la provocation à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance (...) à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée". De manière plus générale, un rapport parlementaire de 2013 a comptabilisé 59 articles faisant référence au mot "race" et à ses dérivés dans des dispositions législatives figurant dans 9 codes différents et 13 lois non codifiées. Il est probable que ce mouvement va encore s'amplifier, Christiane Taubira ayant annoncé, en janvier 2015, sa volonté de modifier les textes pour généraliser la circonstance aggravante de racisme.

Qu'on le veuille ou non, le dispositif juridique mis en place pour lutter contre le racisme s'appuie sur le mot "race". Qu'il soit génétiquement erroné n'y change rien, du moins pour le moment.

 
Niki de Saint Phalle. Pink Nana et Black Man. 1999

Les tentatives de modification de la Constitution


De nombreuses propositions de suppression du mot "race" de notre Constitution ou de notre législation ont déjà été formulées, sans succès. Un amendement en ce sens a été déposé, dès 2002, par Victorin Lurel en ce sens lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle relatif à l'organisation décentralisée de la République. Cet amendement fut rejeté, sans doute parce qu'il n'avait qu'un lointain rapport avec la révision en cours. En novembre 2004, une proposition de loi constitutionnelle également signée de Victorin Lurel reprend la même idée. Elle n'a pas davantage de succès, puisqu'elle n'a jamais été débattue

En 2008, la révision initiée par Nicolas Sarkozy et dont l'objet était pourtant de "moderniser" la Constitution ne traite pas de cette question. Le rapport préparatoire du Comité Balladur ne la mentionne même pas. De nouveau, deux amendements en ce sens, dont l'un défendu par Jean-Jacques Urvoas, sont repoussés par la majorité de l'époque. Elle explique alors que le mot "race" permet de fonder l'ensemble de la législation anti-raciste.

En 2012, François Hollande, candidat à la présidence de la République, s'était engagé à réviser la Constitution dans ce sens. On sait cependant que les conditions de majorité imposées par l'article 89 de la Constitution ont rendu pratiquement impossible toute révision de la Constitution. 

Les tentatives de modification législatives


La suppression du mot "race" de la Constitution étant exclue, au moins pour le moment, ses partisans se sont orientés vers une autre stratégie. L'idée est alors de modifier la loi avant la Constitution, idée quelque peu audacieuse car la conformité de la loi à la norme suprême risque alors de ne plus être assurée.

Quoi qu'il en soit, la démarche n'a pas davantage eu de succès. Le 16 mai 2013, une proposition de loi visant à supprimer toute référence à la race dans notre législation, initiée par différents membres du Front de Gauche, a été votée en première lecture. Depuis mai 2013, la proposition n'a jamais été débattue au Sénat et elle ne semble pas devoir être inscrite prochainement à l'ordre du jour.

L'analyse de ces différentes propositions révèle un parlement pour le moins partagé entre deux attitudes contradictoires. D'un côté, une volonté d'affirmer haut et fort son refus de la notion de "race", dans la mesure où elle est susceptible de conduire à des discriminations. De l'autre côté, une répugnance à remettre en cause un système juridique de lutte contre le racisme qui a le mérite de fonctionner. 

Cet antagonisme repose sans doute sur une méprise. Certes, le mot race ne renvoie pas à une réalité génétique et est donc dépourvu de fondement scientifique. Mais une démonstration scientifique ne suffit pas pour supprimer le racisme qui est une réalité humaine et sociale, dépourvu de contenu rationnel. Bref, si les races n'existent pas, le racisme existe.