« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 18 septembre 2015

Bisphénol A, liberté d'entreprendre et mondialisation

Dans une décision du 17 septembre 2015, le Conseil constitutionnel se prononce sur la conformité à la Constitution de la loi du 24 décembre 2012 suspendant la fabrication, la mise sur le marché, l'exportation et l'importation de tout plastique alimentaire contenant du bisphénol A. Il donne une satisfaction partielle à l'association requérante, Plastics Europe, qui regroupe un certain nombre de professionnels du secteur. 

Celle-ci avait commencé par introduire devant le Conseil d'Etat un recours dirigé contre la note de la Direction générale de la concurrence organisant l'application de la loi de 2012. Une fois devant le Conseil d'Etat, elle pose une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) invoquant une atteinte excessive à la liberté d'entreprendre. Le 17 juin 2015, le Conseil a décidé de renvoyer la question au Conseil constitutionnel.

Sur le fond, ce dernier se livre à une distinction qui peut sembler quelque peu byzantine. Il estime en effet que la suspension de l'importation et de la mise sur le marché ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre. En revanche, la fabrication et l'exportation "apporte à la liberté d'entreprendre des restrictions qui ne sont pas en lien avec l'objectif poursuivi". Doit-on en déduire que le Conseil interdit aux industriels d'empoisonner les consommateurs français, mais les autorise à empoisonner les étrangers ? Pas tout-à-fait. Cette distinction subtile trouve en réalité son origine dans approche de la liberté d'entreprendre dans sa dimension en quelque sorte mondialisée. 

Une liberté organisée par la loi


Depuis sa décision du 16 janvier 2001, le Conseil constitutionnel affirme que la liberté d'entreprendre trouve son fondement dans l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il affirme en même temps que le législateur peut lui apporter des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général. Par voie de conséquence, le Conseil exerce un contrôle de proportionnalité, dans lequel il apprécie la conciliation opérée par le législateur entre la liberté d'entreprendre et les motifs d'intérêt général invoqués pour justifier les limitations apportées à son exercice. 

 Blanche Neige et les sept nains. Walt Disney. 1937

Liberté d'entreprendre et santé publique


En l'espèce, les limitations apportées à la liberté d'entreprendre sont justifiées par des exigences constitutionnelles. Dans une jurisprudence constante, le Conseil qualifie en effet la protection de la santé publique d'"exigence constitutionnelle", fondée sur le Préambule de la Constitution de 1946 (al. 11). 

D'une manière générale cependant, le Conseil n'exerce qu'un contrôle relativement modeste sur les restrictions à la liberté d'entreprendre destinées à protéger la santé publique. Dans sa décision QPC du 16 mai 2012 rendue à propos de la loi autorisant le prélèvement de cellules souches sur l'embryon, le Conseil affirme ainsi qu'il "ne dispose pas d'un pouvoir général (...) de remettre en cause, au regard de l'état des connaissances et des techniques, les dispositions prises par le législateur". Cette formule est ensuite reprise par la décision QPC du 20 mars 2015 pour justifier la vaccination obligatoire imposée par le législateur au nom des impératifs de santé publique. Elle figure également dans la présente décision, le Conseil refusant d'entrer dans le débat qui existe, notamment au plan européen, sur les dangers du bisphénol A.

L'exercice du contrôle de proportionnalité


Si le contrôle est modeste, il n'est pas pour autant inexistant. Il est vrai que, d'une manière générale, le Conseil constitutionnel a tendance a estimer qu'une restriction à la liberté d'entreprendre reposant sur un objectif de santé publique n'est "pas manifestement disproportionnée" au but poursuivi. Il en a décidé ainsi, par exemple, dans toutes ses décisions portant l'interdiction de la publicité ou le contrôle des prix du tabac. Il statue de la même manière à propos des interdictions de l'importation et de la mise sur le marché de produits contenant du bisphénol A, estimant donc que ces mesures ne portaient "pas une atteinte manifestement disproportionnée à l'objectif de protection de la santé". Il s'agit ainsi de mettre à l'abri les consommateurs. 

Liberté d'entreprendre et distorsion de concurrence


En revanche, la suspension de la fabrication et de l'exportation de ces produits se heurte à un autre problème. Le Conseil fait observer qu'une telle mesure n'empêcherait pas leur vente dans les autres pays où le bisphénol A. demeure autorisé. Les entreprises locales, voire celle des Etats tiers, continueraient donc, en toute légalité, à mettre sur ces marchés des plastiques contenant du bisphénol A. Seuls les produits français se verraient ainsi interdire l'accès à ces marchés. Dans ces conditions, la disposition législative interdisant la fabrication et l'exportation de ces produits est manifestement disproportionnée par rapport à l'objectif constitutionnel de santé publique, tout simplement parce que cet objectif a disparu. Il est en effet impossible d'invoquer la santé des populations alors que les consommateurs locaux peuvent déjà acheter librement des produits contenant du bisphénol A. 

Cette décision illustre parfaitement les difficultés liées à l'appréciation de la liberté d'entreprendre, qui comporte également la liberté d'activité professionnelle. En interdisant la fabrication et l'exportation de produits à base de bisphénol A, le législateur a, en réalité, provoqué une distorsion de concurrence, pénalisant les entreprises françaises du secteur. Sur ce plan, le Conseil constitutionnel semble donner de la liberté d'entreprendre une définition mondialisée, prenant acte du fait qu'elle ne saurait s'exercer sur le seul territoire. 

Reste que cette jurisprudence risque de susciter de nouveaux recours. Nul n'ignore, par exemple, que le droit de certains Etats autorise parfaitement le versement aux décideurs de commissions destinées à favoriser la passation de tel ou tel contrat. Le fait que les industriels français ne puissent pas opérer de tels versements sans violer le droit interne ou des conventions OCDE que les grands Etats exportateurs n'ont pas ratifiées constitue-t-il une distorsion de concurrence susceptible de constituer une atteinte à la liberté d'entreprendre ? La question est théoriquement posée, en attendant qu'elle le soit pratiquement par des QPC.

Sur la liberté d'entreprendre : Chapitre 13, section 1 § 2 du manuel de libertés publiques.

mardi 15 septembre 2015

Mesure de sûreté ou sanction pénale, la définition de la Cour européenne des droits de l'homme

L'arrêt Berland c. France du 3 septembre 2015 offre à la Cour européenne des droits de l'homme l'occasion de se prononcer sur l'application de la loi du 25 février 2008 qui prévoit l'internement dans un établissement psychiatrique d'une personne qui a fait l'objet d'une déclaration d'irresponsabilité pénale.

Le requérant, âgé de vingt ans au moment des faits, n'a pas supporté la rupture décidée par son amie qui lui reprochait d'avoir proféré des menaces  et de s'être livré à des actes de violences à son égard. En septembre 2007, il s'est rendu sur son lieu de travail, l'a tuée de plusieurs coups de couteaux et a blessé deux autres personnes. Il a donc été mis en examen pour assassinat de son ex-compagne et pour violences volontaires à l'égard des deux autres victimes. En même temps, il a fait l'objet d'une décision préfectorale d'hospitalisation sans son consentement dans un centre hospitalier spécialisé.

Deux collèges d'experts psychiatriques ont ensuite estimé qu'il était atteint, au moment des faits, d'un trouble psychique ayant aboli son discernement (art. 122-1 du code pénal). En février 2009, la Chambre de l'instruction déclara en conséquence l'irresponsabilité du requérant et décida son hospitalisation d'office conformément à l'article 706-135 du code de procédure pénale (cpp), issu de la loi du 25 février 2008. 

Le déroulement des évènements présente un intérêt tout particulier, car la loi du 25 février 2008, qui prévoit précisément cette rétention de sûreté, est intervenue après les faits. M. Berland estime donc que la mesure de rétention prononcée à son encontre porte atteinte au principe de non-rétroactivité de la loi pénale garanti par l'article 7 de la Convention européenne des droits de l'homme

Le requérant doit donc démontrer que la mesure d'hospitalisation d'office constitue une sanction pénale. A l'appui de cette affirmation, il développe des arguments tirés du contenu de la loi de 2008, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de celle de la Cour européenne des droits de l'homme.

La réforme de 2008


Dans le régime antérieur à la loi du 25 février 2008, la personne reconnue comme irresponsable au moment des faits ne pouvait être poursuivie devant aucune juridiction et elle ne faisait donc l'objet d'aucune décision pénale. Depuis la loi de 2008, l'intéressé est renvoyé devant une juridiction pour un procès public au terme duquel il est déclaré qu'il existe contre lui des charges suffisantes permettant de conclure qu'il a commis les faits. La Chambre de l'instruction est alors tenue par la loi d'ordonner l'hospitalisation d'office. La procédure est donc différente de l'ancien système dans lequel le préfet exerçait une simple faculté, assisté évidemment par des experts médicaux.

Observons que cette compétence préfectorale n'a pas disparu, puisqu'elle s'exerce pour la période antérieure à la décision de justice et qu'elle peut s'exerce à l'égard de toute personne dont on va considérer qu'elle constitue un danger pour elle-même ou pour autrui, quand bien même elle n'aurait commis aucune infraction punissable.

Lanskoy. Etude pour le Journal d'un fou. Collage


La décision du Conseil constitutionnel sur la loi de 2008


Le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la conformité à la Constitution de la loi de 2008. Encore faut-il noter qu'il n'était saisi que d'un autre type de décision de rétention, celle qui est éventuellement prononcée par une Cour d'assises et qui est destinée à s'appliquer à l'issue de la peine d'emprisonnement.  Il s'agit alors d'assurer la prise en charge médicale et psychologique, dans un centre fermé, de condamnés  présentant "une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive".

Le Conseil constitutionnel a refusé de qualifier une telle mesure de peine pénale ou de sanction. En revanche, s'appuyant sur la gravité de la mesure et la durée indéterminée de l'enfermement, il a estimé qu'une telle décision ne saurait s'appliquer rétroactivement à des personnes déjà condamnées au moment de l'intervention de la loi de 2008.

La jurisprudence de la Cour européenne


La Cour européenne, quant à elle, rappelle que, selon sa jurisprudence Welch c. Royaume-Uni du 9 février 1995, elle n'est pas liée par la qualification donnée par le droit interne des Etats. Il lui appartient donc d'apprécier si une mesure constitue ou non une "peine" au sens de l'article 7 de la Convention. 

Là encore, la jurisprudence de la Cour semble offrir un angle d'attaque au requérant. Dans un arrêt M. c. Allemagne rendu en 2009, elle considère qu'une rétention de sûreté ordonnée après une condamnation pour tentative de meurtre et vol qualifié constitue une peine au sens de l'article 7. Le principe de non-rétroactivité lui est donc applicable.

Les différentes mesures de sûreté


Les trois moyens développés par le requérant peuvent sembler très forts, sauf si on les regarde de plus près. On s'aperçoit alors qu'ils ne s'appliquent que très imparfaitement au problème juridique posé par l'arrêt Berland. La loi de 2008 ne qualifie pas la rétention de sanction pénale et, au contraire, laisse subsister une large compétence préfectorale en matière d'internement d'office. Le Conseil constitutionnel comme la Cour européenne se prononcent, quant à eux, sur la rétention mise en oeuvre à l'issue de la peine et décidée par le juge au moment de son prononcé. Au demeurant, la Cour européenne sanctionne surtout le fait que la rétention allemande est effectuée au sein des locaux pénitentiaires, situation qui met en cause son caractère thérapeutique. Elle précise d'ailleurs cette position dans un arrêt O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011 que cette rétention ne se distingue pas suffisamment de la peine pénale pour justifier un traitement différent.

Il n'est donc pas surprenant que l'arrêt Berland aboutisse à un résultat inverse. La Cour estime en effet que le principe de non rétroactivité n'est pas applicable à la rétention décidée après la déclaration d'irresponsabilité pénale. Elle fait observer que le droit français prend soin de mentionner que la décision de la Chambre de l'instruction se borne à "déclarer l'existence de charges suffisantes d'avoir commis les fait reprochés". La procédure est avant tout destinée à montrer aux victimes qu'elles sont reconnues comme telles. La décision de la Chambre n'emporte aucune appréciation sur la commission des faits et ne prononce aucune peine. En cela, elle est entièrement différente de la rétention de sûreté à l'issue de la peine, qui accompagne une peine pénale prononcée par une Cour d'assises.

La décision de la Cour est d'autant moins surprenante que, dans une décision Claes c. Belgique du 10 janvier 2013, elle avait déjà affirmé, à propos du droit belge cette fois, que les internements des personnes atteintes de troubles mentaux après déclaration d'irresponsabilité pénale ne constituaient pas des détentions "après condamnation" au sens de l'article 5 § 1 de la Convention.

La Cour européenne parvient ainsi à opérer une sorte de classification entre les mesures de sûreté. Certaines ne sont, en quelque sorte, pas détachables de la peine pénale. D'autres au contraire doivent en être détachées. Elle montre ainsi qu'elle n'a pas d'hostilité de principe à l'internement "automatique" des personnes déclarées irresponsables pénalement. Encore faut-il qu'il soit décidé, et éventuellement prolongé, à partir d'une procédure respectueuse des droits de la défense et de rapports d'expertise particulièrement motivés. 

Sur la rétention de sûreté : chapitre IV, section 2, C, du manuel de Libertés publiques

jeudi 10 septembre 2015

Le rapport Combrexelles ou l'éloge de la contractualisation

Le rapport "La négociation collective, le travail et l'emploi", remis au Premier ministre par Jean-Denis Combrexelle le 9 septembre 2015 était attendu avec impatience et on annonce un projet de loi destiné à en tirer les enseignements dès la fin 2015 ou le début 2016. 

Ce document suscite déjà l'intérêt des milieux patronaux qui veulent y voir la généralisation de contractualisation des relations de travail et la déconstruction du code du travail. Depuis bien des années, celui-ci ressemble fort au dictionnaires des idées reçues. N'est-il pas constamment accusé de compter trois mille pages qui le rendent illisibles ? Peu importe que l'essentiel du pavé soit consacré au commentaire de chaque article et à la jurisprudence liée à sa mise en oeuvre, il suffit de mentionner les trois mille pages pour construire l'image d'un droit procédurier, bureaucratique, dont seuls quelques spécialistes ont la maîtrise. 

Du côté des syndicats, la réception est moins favorable. Ils voient dans la rapport Combrexelle une remise en cause de la loi au profit d'un droit contractuel par définition inégalitaire, puisqu'il fait intervenir des chefs d'entreprise d'un côté et des salariés de l'autre. Ils dénoncent donc à la fois un bouleversement de la hiérarchie des normes et une atteinte au principe d'égalité devant la loi. La CGT dénonce ainsi la "possibilité de déroger à la loi dans l'entreprise". 

Ces réactions étaient attendues, dans un domaine sensible qui touche directement aux libertés publiques.

Le droit à la détermination collective des conditions de travail


L'article 8 du Préambule de 1946 énonce que "tout travailleur a le droit de participer, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective de  ses conditions de travail (...)". Dans sa décision QPC du 9 décembre 2011, le Conseil constitutionnel a appliqué directement cette disposition en censurant le code du travail de Nouvelle Calédonie qui refusait aux agents contractuels des administrations publiques de ce territoire le droit à la détermination collective des conditions de travail. 

Depuis sa décision du 5 juillet 1977, le Conseil affirme que la mise en oeuvre de ce principe appartient au législateur. Le droit à la détermination collective des conditions de travail s'exerce donc dans le cadre des lois qui le réglementent, et le législateur peut donc, par exemple, refuser l'exercice de ce droit aux personnes incarcérées qui travaillent pour une entreprise dans un établissement pénitentiaire (décision QPC du 14 juin 2013). 

Cette liberté du législateur est également affirmée par la Cour européenne des droits de l'homme qui estime, depuis un arrêt du 6 février 1976 Syndicat suédois des conducteurs de locomotive c. Suède, que la liberté syndicale garantie par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme n'implique pas nécessairement le droit à la conclusion d'accords collectifs de travail. La négociation collective n'est donc pas obligatoire, et la Cour a ainsi admis, dans sa décision de 2002 Wilson, National Union of Journalists c. Royaume-Uni,  la conformité à la Convention du système britannique qui autorise les employeurs à offrir aux salariés des hausses individuelles de salaire s'ils acceptent de mettre fin à une négociation collective.

De ces éléments on doit déduire que le législateur peut modifier, sans beaucoup de contraintes, le droit de la négociation collective. Les modifications apportées par le rapport Combrexelle sont relativement modestes et cherchent l'équilibre entre les différentes tendances qui se sont exprimées. Elles sont néanmoins porteuses de véritables bouleversements à moyen terme.

Les conflits gelés


Observons que le rapport pose lui-même ses propres limites. Il s'interdit de toucher aux questions les plus sensibles, comme le contrat de travail, le SMIC ou les 35 heures qui demeurent le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Le droit du travail a aussi ses conflits gelés, ces domaines auxquels personne ne touche, pas même le rapport Combrexelle, dans la crainte de provoquer une explosion. 
De la même manière, la réforme globale du Code du travail est repoussée... à une date ultérieure. Le rapport précise qu'il ne s'agit pas de le supprimer, mais de le reconstruire, à travers trois piliers essentiels. Le principe concernerait les principes fondamentaux du droit du travail, le second les champs ouverts à la négociation. Quant au troisième, il énoncerait les dispositions supplétives s'appliquant en l'absence de convention. Tout cela demeure cependant au conditionnel. 

La classe ouvrière va au paradis. Elio Pietri. 1972


Le champ d'application : les accords ACTES


La réforme couvre néanmoins un champ assez large, illustré par les "Accords sur les conditions de travail, l'emploi et les salaires". Ces trois domaines sont donc ouverts à la contractualisation, ce qui ne signifie pas nécessairement l'absence d'intervention du législateur. L'objet du projet de loi sera ainsi de définir ce qui relève du domaine de la loi et ce qui relève de la négociation collective. Il n'y a donc pas de bouleversement de la hiérarchie des normes, mais plutôt l'idée de réserver à la loi la détermination des seuls principes généraux. Dans l'espace libre ainsi libéré, le rapport prévoit des contrats-gigogne.

Les accords de branche 


Une branche professionnelle se définit comme un regroupement d'entreprises d'un même secteur d'activité et relevant d'une convention collective unique. Le rapport Combrexelle évoque la création d'accords de branche organisant  à ce niveau un "ordre public conventionnel". La notion semble un peu surprenante si l'on considère que l'ordre public n'est généralement pas défini par des conventions mais par un acte relevant de la puissance publique. 

Quoi qu'il en soit, ces accords de branche, du moins tels qu'ils sont présentés dans le rapport, ressemblent assez à des conventions collectives et ne bouleversent guère le droit du travail. Si ce n'est que le rapport prévoit une réduction considérable du nombre de branches, le but étant de passer de sept cent à cent à l'échéance 2020. On peut concevoir qu'une telle réduction soit utile pour éviter un émiettement qui contribue à la complexité du droit du travail. En revanche, certains redoutent qu'elle ait pour effet d'accroître la puissance des grandes entreprises au sein de la branche considérée. 

Les contrats d'entreprise


Il n'est pas interdit aux accords d'entreprise d'offrir aux salariés des conditions plus favorables que l'accord de branche. Intervient alors un second niveau de contractualisation, contrat de proximité cette fois. Plus souple, l'accord d'entreprise peut permettre de réagir rapidement face aux aléas économiques et de tenir compte de la spécificité de l'entreprise. Ces contrats doivent constituer le droit commun applicable aux salariés de l'entreprise. En leur absence, c'est le contrat de branche qui s'appliquerait. Et en l'absence de contrat de branche, ce sont les dispositions de la loi qui viendraient combler l'absence de droit. 

Vers une réforme des syndicats


Le problème qui se pose est évidemment celui de la représentativité des syndicats signant ces contrats. Le rapport Combrexelle prévoit que l'accord d'entreprise doit être signé par les organisations représentant au moins 50 % des salariés. Certes, mais il n'empêche que seuls 8 % des salariés sont syndiqués. Et il faut bien reconnaître que, pour une large partie de la population, les syndicats demeurent ancrés dans une dialectique archaïque et ne sont guère en mesure de peser efficacement sur les structures sociales. Devra-t-on envisager un système d'adhésion obligatoire à un syndicat ? Ce n'est pas impossible, mais cela suppose une modification des structures syndicales elles-mêmes, sorte d'évolution corporatiste à l'allemande qui impose  sans doute la création de nouvelles organisations. Il est peu probable que les syndicats actuels acceptent cette évolution de gaîté de coeur.

En apparence relativement modeste, le rapport Combrexelle énonce donc des principes susceptibles, à moyen terme, de dynamiter les structures traditionnelles des négociations de travail. Il est évidemment peu probable qu'il soit intégralement mis en oeuvre, et on peut penser qu'il va susciter des réactions houleuses. Même si on attend avec un peu d'inquiétude de voir ce qui restera du rapport dans le futur projet de loi, il a au moins le mérite de poser quelques bonne questions.

Sur le droit à la négociation collective : Chapitre 13 Section 2 du manuel de Libertés publiques

mardi 8 septembre 2015

Le recours contre un décret non publié ou comment concilier secret défense et contradictoire

Le 1er juillet 2015, l'Obs publiait un article faisant des "révélations sur un vaste plan de la DGSE pour intercepter les communications internationales", et plus particulièrement celles qui transitent par des fibres optiques, via des cables sous-marins. Le journal mentionnait l'existence d'un décret de 2008,  non publié car classé "Très secret Défense" et autorisant des interceptions sur les câbles à l'endroit où ils arrivent sur le territoire français. 

Trois associations La Quadrature du Net, French Data Network, et la Fédération des fournisseurs d'accès à internet associatifs ont annoncé le 3 septembre avoir déposé devant le Conseil d'Etat un recours contestant la légalité de ce décret et demandant au juge des référés la suspension de son exécution. 

Absence d'illégalité de principe


Contrairement à ce que l'on pourrait penser, un décret non publié n'est pas, en soi, illégal. Certes, on a raison de se méfier des textes secrets. Depuis l'affaire Dreyfus, chacun sait qu'une condamnation ou une sanction reposant sur une pièce secrète n'a pas grand-chose à voir avec le droit à un juste procès. En l'espèce, la situation est bien différente, car le texte contesté est un règlement, c'est-à-dire une mesure d'ordre général et non pas une décision individuelle. Il ne fait donc pas directement grief à une personne. La situation serait différente si une personne sa plaignait d'une interception de sécurité décidée sur le fondement du décret classifié, à la condition que cette écoute ait produit des effets de droit, par exemple des poursuites judiciaires. Encore faudrait-il, et c'est bien le problème, que l'intéressé connaisse l'existence du décret pour pouvoir contester la mesure prise sur son fondement.

Secret défense v. Publication


Un texte couvert par le secret de la défense ne peut être publié sans emporter une violation de ce secret. Dans le cas présent, les requérants font état d'un article de L'Obs mentionnant un texte de 2008. Ils n'en connaissent pas la date et ne l'ont pas vu. C'est d'ailleurs fort heureux pour eux car, dans le cas contraire, ils pourraient être poursuivis sur le fondement de l'article 413-11 du code pénal qui interdit de détenir et/ou de porter à la connaissance du public des informations couvertes par le secret de la défense nationale. Les contrevenants risquent une peine de cinq années de prison et 75000 € d'amende.

Les requérants sont donc confrontés à une question bien délicate, celle de l'existence même du décret. Ils la déduisent du fait que le gouvernement n'ait pas démenti son existence après l'article de l'Obs.  Ce raisonnement est  dépourvu de fondement juridique, tout simplement parce que le secret défense s'étend à son existence même. Autrement dit, affirmer qu'une pièce couverte par le secret n'existe pas, c'est déjà violer le secret. Dans cette hypothèse, seul le silence des agents concernés est conforme à l'obligation de respect du secret défense qui leur est imposée par la loi.

Il est vrai que l'article 26 de la loi du 6 janvier 1978 sur l'informatique et des libertés prévoit qu'un décret en Conseil d'Etat, publié celui-là, doit formellement dispenser de publication l'acte réglementaire qui crée un fichier couvert par le secret de la défense nationale ou de la sécurité publique. En l'espèce, cependant, il ne s'agit pas de la création d'un fichier, mais d'un décret autorisant des interceptions. La loi du 6 janvier 1978 n'est donc pas applicable en l'espèce.

Observons que les requérants n'ont pas cru bon de demander préalablement communication du décret sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 relative à l'accès aux documents administratifs. Ils ont considéré, et c'est une évidence, qu'un décret couvert par le secret défense entre dans les exceptions au droit d'accès aux documents administratifs définies par son article 6. Certes, l'article 6 autorise les autorités à ne pas communiquer, mais il ne leur interdit pas de communiquer. On doit donc en déduire que cette absence de demande de communication, avec saisine éventuelle de la CADA, a empêché de développer un contentieux à partir d'une décision solide et datée, en l'espèce le refus de communication.

En l'état actuel du droit, il suffit donc que le ministre compétent affirme tranquillement que le décret évoqué par L'Obs n'existe que dans l'imagination des journalistes pour rendre le recours irrecevable.

Secret défense v. Procédure contradictoire


Il faut évidemment se demander si le juge administratif peut faire quelque chose... Quels sont ses pouvoirs, lorsqu'il est confronté à un recours dirigé contre un texte classifié ? Peut-il se faire communiquer le décret litigieux ?

Il se trouve dans une position étrange. S'il exige de l'administration la communication du décret, et s'il l'obtient, le principe du contradictoire l'oblige à communiquer le document au requérant, ce qui emporte une violation du secret défense. S'il refuse cette communication au requérant, il ne viole plus le secret de défense, mais il porte une atteinte grave au principe du contradictoire.

Cette situation juridique un peu compliquée a permis de justifier une opposabilité totale du secret défense au juge, solution pour le moins brutale. La justification habituellement donnée, et que cette opposabilité protège les juges, puisque leur communiquer un document secret-défense revient à les rendre coupables d'une compromission de ce même secret. L'argument ne manque pas d'humour, surtout si l'on considère que d'autres Etats, notamment le Royaume-Uni, considèrent tout simplement qu'un juge peut être habilité secret-défense, dès lors qu'il a intérêt à connaître de telles informations, dans l'exercice de ses fonctions.

Quoi qu'il en soit, ce partage du secret n'est pas admis par le droit positif. Le Conseil d'Etat, il faut bien le reconnaître, ne s'en plaint guère. N'a-t-il pas, durant bien des années, rendu des décisions contentieuses sur le fondement d'avis consultatifs donnés par lui-même et non publiés ?

En matière de secret défense, il a cependant utilisé quelques expédients lui permettant d'exercer un contrôle, très modeste, sur l'usage de ce secret par les autorités. Avec l'arrêt Coulon du 11 mars 1955 il a été confronté à une sanction disciplinaire prise sur le fondement de pièces classifiées. Si l'administration refuse au juge la communication de ces éléments couverts par le secret, il peut lui demander de justifier sa décision de classement. Si ces justifications ne parviennent pas à le convaincre, il peut alors déclarer l'acte illégal. Certes, mais cela ne concerne que les décisions individuelles, et la jurisprudence Coulon n'est donc pas applicable au cas d'un décret non publié.

La loi du 8 juillet 1998 a mis en place une procédure qui permet à n'importe quel juge, judiciaire ou administratif, de demander au ministre compétent la  déclassification du document. Celui-ci saisit alors la Commission consultative du secret défense (CCSDN) qui rend un avis, que le ministre suit, ou pas. In fine, la communication au juge d'une pièce classifiée relève donc du pouvoir discrétionnaire du ministre. 

Les bijoux de la Castafiore. Hergé. 1963
La Cour européenne, quant à elle, n'a jamais considéré que le refus d'accès à une pièce classifiée portait atteinte au droit à juste procès. Dans un arrêt Doorson c. Pays-Bas de 1996, elle reconnaît au contraire qu'"il peut être nécessaire de dissimuler certaines preuves à défense, de façon à préserver les droits fondamentaux d'un individu ou à sauvegarder un intérêt public important". Il ne fait guère de doute que la défense nationale constitue un "intérêt public important", et la Cour se borne alors à exiger que les mesures restreignant les droits de la défense soient "absolument nécessaires" (CEDH, 23 avril 1997 Van Meschelen c. Pays-Bas). 

Il faut bien le reconnaître, le droit positif n'ouvre guère de brèche permettant au juge d'obtenir la communication d'un décret non publié. 

Le précédent du fichier Cristina


Dans la présente affaire, les requérants invoquent l'arrêt du Conseil d'Etat rendu le 17 avril 2010 à propos du fichier Cristina, fichier restructurant les anciens traitements initiés par les Renseignements Généraux (RG) et la Direction de la surveillance du territoire (DST). Il est vrai que, dans une décision avant-dire droit, le Conseil d'Etat a demandé communication du décret portant création de Cristina. Il a ensuite dérogé au principe du contradictoire en refusant la communication du décret aux parties et a finalement décidé que le classement de ce décret était parfaitement fondé.

Quoi qu'il en soit, cette jurisprudence ne constitue pas un moyen très solide. En effet, son fondement juridique réside dans l'article 26 de la loi du 6 janvier 1978, et un décret en Conseil d'Etat avait été publié, autorisant le pouvoir réglementaire à ne pas publier le décret de création du fichier. Le Conseil d'Etat sera-t-il tenté de généraliser cette jurisprudence initiée à propos d'une loi spéciale ? Rien n'est moins certain.

La décision du Conseil constitutionnel du 23 juillet 2015


Le dernier moyen invoqué par les associations requérantes réside dans la décision rendue par le Conseil constitutionnel sur la loi renseignement, le 23 juillet 2015. Elle déclare inconstitutionnelles les dispositions organisant la surveillance des communications émises ou reçues à l'étranger, surveillance qui était autorisée au nom des "intérêts fondamentaux de la Nation". Pour le Conseil, le législateur n'a pas défini les conditions d'exploitation, de conservation et de destruction des données ainsi collectées, mais s'est borné à renvoyer ces questions à un décret en Conseil d'Etat.

La disposition n'est pas censurée parce qu'il s'agit d'une surveillance internationale, mais tout simplement parce que le législateur a ignoré l'étendue de sa compétence.  Dans sa décision du 13 mars 2003, le Conseil constitutionnel affirme ainsi qu'il appartient au législateur, et à lui seul, d'assurer la conciliation entre les nécessités de l'ordre public et le respect de la vie privée. Certes, on pourrait considérer que le décret non publié de 2008 a été pris par une autorité incompétente. Mais on pourrait tout aussi bien estimer que la loi renseignement du 24 juillet 2015 a précisément pour objet de donner un fondement législatif - fondement rétroactif - à l'action de ces services.

Le recours déposé contre le décret non publié évoqué par L'Obs n'a donc que peu de chances de prospérer. On ne s'attardera d'ailleurs pas sur la demande de référé, car on ne voit pas très bien comment le juge pourrait estimer qu'il est urgent d'annuler un texte de 2008.

La démarche contentieuse vise probablement davantage à attirer l'attention sur le pouvoir exorbitant dont disposent les services de renseignement qu'à obtenir l'annulation du décret. N'est-il pas irréaliste de plaider l'illégalité d'un texte au seul motif qu'il n'est pas publié ? Cela revient, en effet, à rejeter en bloc la notion de secret défense. Une vision gentiment idéaliste et pétrie de bons sentiments, mais sans doute pas la manière la plus efficace d'améliorer le droit du secret défense qui mériterait effectivement une réforme sérieuse.


Sur le secret de la défense nationale : Chapitre 9 section 2 du manuel de libertés publiques


jeudi 3 septembre 2015

Migrants, demandeurs d'asile, réfugiés, quelques précisions terminologiques et juridiques

Les phénomènes migratoires auxquels l'Union européenne est actuellement confrontée suscitent des réactions diverses. Certains Etats, comme la Hongrie, construisent des murs ou bloquent les gares dans le but de fermer leurs frontières. D'autres, comme la France et l'Allemagne, se déclarent en faveur d'une politique commune visant à répartir équitablement les migrants dans l'Union européenne. Les opinions, quant à elles, sont partagées entre la peur, la compassion ou l'indifférence. Ces divergences révèlent l'ampleur de la crise, mais aussi les limites d'une approche juridique du phénomène. 

Le droit existe pourtant, même si le cadre juridique défini en matière de migrations apparaît incapable de résister à l'ampleur du phénomène. Même la terminologie employée semble inadaptée à cette crise. C'est ainsi que la presse préfère désormais parler de "migrants" ou de "migrations", et ne se réfère plus aux "demandeurs d'asile" ou aux "réfugiés". Or, les termes de "migrants" ou de "migrations" sont dépourvus de contenu juridique. Ils désignent seulement des déplacements volontaires de populations ou d'individus d'un pays à un autre, sans précision sur leurs motifs, qu'ils soient politiques ou économiques. 

Dans la crise actuelle, ces mouvements de population ont des origines très diverses. Certains fuient des zones de guerre et plus particulièrement les régions contrôlées par Daesch ou d'autres groupes terroristes, d'autres espèrent simplement trouver une vie meilleure. Le problème est que le système juridique les traite de manière différente au regard de leur entrée sur le territoire.

Ecartons les ressortissants de l'Union européenne qui bénéficient du droit à la libre circulation dans l'espace européen.

Les migrations économiques


L'ordonnance du 2 novembre 1945 définit les conditions d'entrée sur le territoire, imposant à l'étranger de produire un visa mais aussi des éléments sur ses conditions d'accueil et ses moyens d'existence. Dans la crise actuelle, cette procédure ne s'applique pas, et les étrangers entrent directement sur le territoire de l'Union européenne, puis sur le territoire français, sans aucun document.

Les autorités ont alors le choix entre deux décisions. Elles peuvent prononcer une reconduite à la frontière ou une obligation de quitter le territoire, deux mesures bien difficiles à mettre en oeuvre lorsqu'un Etat est confronté à une migration de masse. Elles peuvent aussi choisir de régulariser ces étrangers, ou du moins certains d'entre eux. Cette régularisation a pour effet de transformer une situation de fait en situation de droit, et d'accorder ainsi le droit au séjour sur le territoire.

Le Conseil d'Etat rappelle régulièrement, par exemple dans un arrêt Emmanuel X. du 26 octobre 1990 qu'il n'existe pas de droit à la régularisation. Elle est au contraire présentée comme une "mesure gracieuse" ou une "mesure de bienveillance". La circulaire Valls du 28 novembre 2012 autorise ainsi la délivrance d'un titre de séjour aux étrangers qui répondent à l'un des critères suivants : une vie privée et familiale ancrée en France, une activité professionnelle qui s'y exerce, ou encore l'ancienneté de la résidence dans notre pays. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt M.B.A. du 4 février 2015 précise que cette circulaire n'est pas invocable devant un juge, protégeant ainsi le pouvoir purement discrétionnaire de l'administration.

Cette circulaire ne vise qu'à donner aux préfets des éléments d'appréciation de la situation individuelle des étrangers concernés. Rien n'interdit aux autorités françaises de se fonder sur d'autres éléments, d'autant que la procédure de régularisation implique un examen particulier de chaque dossier et qu'elle peut être écartée si l'on considère que la présence de l'étranger sur le territoire emporterait une menace pour l'ordre public.

Géricault. Le radeau de La Méduse. 1819


Un droit d'asile ou des droits d'asile


La situation est plus complexe lorsque le migrant invoque les persécutions dont il est victime dans son pays d'origine. Dans ce cas, il demande la reconnaissance de la qualité de réfugié qui s'obtient par la reconnaissance du droit d'asile.

On distingue traditionnellement trois types de droit d'asile.

  • L'asile constitutionnel trouve son fondement dans le Préambule de 1946 qui peut être accordé à "tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté". 
  • L'asile conventionnel, quant à lui, repose sur la Convention de Genève du 28 juillet 1951 à laquelle la France est partie. Son article 1er al. 2 énonce que le terme "réfugié" "s'applique à toute personne (...) qui (...) craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politique, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut (...) se réclamer de la protection de ce pays". Sur le fondement direct de la Convention de Genève, le droit français accorde ainsi le statut de réfugié à toute personne menacée de persécutions. Un bon  nombre des migrants qui s'enfuient de Syrie peuvent certainement prétendre à cette protection.
  • La "protection subsidiaire" enfin, prévue par la loi du 10 décembre 2003, permet d'accorder l'asile aux personnes qui sont menacées de persécutions, sans toutefois entrer dans le cadre défini par la Convention de Genève. Tel est le cas, par exemple, de la personne qui risque la peine de mort, des traitements inhumains et dégradants, voire qui risque d'être victime de la violence générée par un conflit armé. Là encore, ce fondement peut être utilisé pour toutes les personnes qui s'enfuient des zones contrôlées par Daesch.
Ces trois fondements distincts permettent donc l'octroi de la qualité de réfugié. Des problèmes importants subsistent cependant. Un migrant entré en France pour des motifs économiques peut ainsi être tenté de demander la qualité de réfugié dans le but de bénéficier du droit au maintien sur le territoire dont est titulaire tout demandeur d'asile, jusqu'à ce que les autorités compétentes aient statué. Cette situation contribue à l'engorgement de ces dernières, l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). La loi du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile se borne à renforcer l'exercice des droits de la défense lors de ces procédures, mais n'apporte aucun élément de nature à résoudre ce problème d'engorgement.

Le rôle unificateur de l'Union européenne


Ces difficultés sont accrues par l'existence d'un droit de l'Union européenne qui, disons-le franchement, ne fonctionne pas. Contrairement à ce qui a été quelquefois affirmé, il existe bien une politique européenne de l'asile. Elle est le fruit de la création de l'espace Schengen. En effet, à partir du moment où le principe de suppression des contrôles aux frontières intérieures était acquis, il fallait éviter qu'un demandeur d'asile débouté dans un Etat membre ne fasse une nouvelle demande dans un autre.

Cette politique commune a été amorcée dans la Convention de Dublin de 1990, précisée par le règlement "Dublin II" du 18 février 2003 et complétée par le règlement "Dublin III" du 26 juin 2013. L'ensemble du dispositif repose sur un principe apparemment simple : un Etat, et un seul, est chargé d'instruire la demande d'asile formulée par un étranger. Le dispositif est complété par un fichier Eurodac qui établit une base de données conservant les empreintes digitales des demandeurs. Si un étranger formule une seconde demande dans un autre Etat de l'Union, il fait l'objet d'un transfert rapide vers celui où il avait formulé sa demande initiale.

La Cour de justice de l'Union européenne dans un arrêt Cimade c. France du 26 octobre 2012 rappelle que ce transfert "automatique" ne dispense pas les autorités de l'examen particulier du dossier. De manière plus précise, dans un second arrêt Cimade c. France du 13 novembre 2013, elle impose aux autorités de contrôler la conformité de ce renvoi à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui prohibe les traitement inhumains ou dégradants.

Le système est très cohérent, sur le papier. Le problème est qu'il ne fonctionne pas, en particulier dans une crise caractérisée par des migrations de masse. L'absence de contrôle aux frontières extérieures de l'Union conduit à faire peser sur certains Etats comme l'Italie ou la Grèce la charge de la gestion de ces demandeurs qui arrivent en masse sur leurs plages, quand ils ne meurent pas en mer. Et certains Etats membres comme la Hongrie, la Slovaquie ou les Etats baltes ne songent qu'à fermer leurs frontières. Quant à la proposition de définir des quotas permettant de répartir la charge de ces migrants, elle oublie sans doute qu'ils veulent surtout rejoindre certains Etats comme le Royaume-Uni ou l'Allemagne. Qui peut croire qu'il sera possible de les contraindre à demeurer dans un Etat qui n'est pas celui qu'ils voulaient rejoindre ? Derrière ces immenses difficultés apparaît une autre réalité, celle de l'absence totale de solidarité européenne. Comme si l'Union européenne n'était plus qu'un espace sur lequel s'affrontent les égoïsmes nationaux. 

Sur l'entrée des étrangers sur le territoire : Chapitre 5 section 2 du manuel de Libertés publiques


mardi 1 septembre 2015

La signature de la Charte de la laïcité, ou comment affaiblir la loi de la République

La lettre envoyée aux parents d'élèves par Najat Valaut-Belkacem, ministre de l'Education nationale, à l'occasion de la rentrée 2015 pourrait être analysée comme un simple exercice de langue de bois. On y retrouve les "valeurs républicaines" ainsi que les "valeurs fondatrices de notre destin collectif", sans oublier cette "valeur fondamentale qu'est la laïcité". Rien de bien nouveau derrière cette accumulation de valeurs en tous genres. Si ce n'est que la laïcité n'est pas seulement une valeur, c'est aussi et surtout la loi de la République. 

Or voilà que cette même lettre informe les parents qu'ils seront "invités à signer la Charte de la laïcité à l'Ecole". La loi de la République deviendrait-elle contractuelle ? La question mérite d'être posée.

Un rappel du droit existant


Observons d'emblée que la Charte de la laïcité est dépourvue de valeur juridique. Il s'agit d'un texte rédigé par l'Observatoire de la laïcité, commission créée par un décret du 27 mars 2007, dont la mission est d'"assister le Gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité dans les services publics". A cette fin, il peut mener "des études permettant d'éclairer les pouvoirs publics" et même faire des propositions pour assurer une meilleure information des agents et des usagers. 

Deux mois après le décret de 2007, Nicolas Sarkozy était élu Président de la République... Mais il préférait le curé à l'instituteur, ce qui explique que les membres de l'Observatoire aient été nommés par un arrêté du Premier ministre du 5 avril 2013. C'est à ce moment qu'il lui a été demandé de rédiger une Charte de la laïcité, dont le contenu se borne à reprendre le droit positif, en particulier les dispositions de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des églises et de l'Etat et les règles relatives au principe de neutralité dans les services publics. 

Cette Charte a été rendue publique par Vincent Peillon, ministre de l'Education nationale de l'époque, le 9 septembre 2013, lors d'une cérémonie organisée dans un lycée de La Ferté-sous-Jouarre. Selon le ministre, la Charte a pour objet de "rappeler les règles qui nous permettent de vivre ensemble dans l'espace scolaire" et de permettre à chacun de s'approprier le principe de laïcité. Il s'agit donc d'un "rappel" du droit positif, d'une information et d'un support pédagogique.

Cette interprétation est confirmée par le seul texte juridique mentionnant la Charte de la laïcité. C'est une circulaire du 6 septembre 2013 du ministre de l'Education imposant l'affichage de la Charte dans tous les établissements scolaires publics, primaires et secondaires. Ce même texte demande en même temps à tous les établissements, y compris cette fois les établissements privés sous contrat, de s'assurer de la mise en oeuvre de l'article L 111-1-11 du code de l'éducation. Il impose que la devise de la République, le drapeau tricolore et le drapeau européen soient apposés sur la façade et que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 soit affichée de manière visible dans les locaux. De toute évidence, la circulaire du 6 septembre 2013 vise seulement à l'affichage d'un texte qui constitue que le "rappel" du droit existant.

Pancho. La Charte de la laïcité à l'école. 2013.


Donner un levier aux groupes religieux


Aujourd'hui, Najat Valaut-Belkacem "invite" les parents à signer un texte qui se borne à énoncer le droit positif. Il est clair que certains refuseront de signer. Sur ce plan, la lettre constitue un élément essentiel sur lequel s'appuieront des actions militantes visant à autoriser les manifestations de la religion dans les établissements d'enseignement. Nul doute que certains groupes religieux inciteront leurs membres à ne pas signer, d'autant que cette attitude de refus ne présente aucun danger. La lettre envoyée par la ministre ne prévoit aucune sanction en cas de refus de signature. Elle ne le peut d'ailleurs pas, car la lettre elle-même n'est pas un acte juridique, et ne peut donc imposer aucune sanction, ni pénale, ni disciplinaire.

La mesure ainsi annoncée a donc comme premier effet d'offrir un levier au prosélytisme religieux, d'où qu'il vienne. Mais il y a plus grave, car cette initiative vient aussi fragiliser le principe de laïcité, qui n'avait vraiment pas besoin de ce mauvais coup.

Remettre en débat le principe de laïcité


La Charte a pour fonction de rappeler le droit positif. En "invitant" les parents à la signer, c'est donc le droit positif qui est présenté comme ayant, en quelque sorte, une nature contractuelle. Car les destinataires de cette lettre comprendront qu'ils peuvent consentir au respect du principe de laïcité, ou ne pas y consentir. La laïcité devient une simple "valeur" à laquelle on peut adhérer, ou pas. En affirmant vouloir consolider le principe de laïcité, on l'affaiblit. 

A la loi républicaine, on préfère le "droit mou", l'affichage, au sens propre dans le cas présent, de "valeurs" en quelque sorte détachées de leur fondement législatif. On préfère communiquer plutôt qu'appliquer. On affaiblit par ricochet la loi républicaine dans son ensemble. Car ceux qui ne signeront pas estimeront que la loi ne leur est pas applicable. Et ils rêveront d'un système juridique à la carte, dans lequel on ne se soumet qu'aux lois auxquelles chacun a individuellement consenti. A ce moment, ce ne serait plus la loi républicaine qui serait menacée mais la République elle-même.


Sur la laïcité dans l'enseignement public : Chapitre 11 section 1 du manuel de libertés publiques