« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 10 septembre 2015

Le rapport Combrexelles ou l'éloge de la contractualisation

Le rapport "La négociation collective, le travail et l'emploi", remis au Premier ministre par Jean-Denis Combrexelle le 9 septembre 2015 était attendu avec impatience et on annonce un projet de loi destiné à en tirer les enseignements dès la fin 2015 ou le début 2016. 

Ce document suscite déjà l'intérêt des milieux patronaux qui veulent y voir la généralisation de contractualisation des relations de travail et la déconstruction du code du travail. Depuis bien des années, celui-ci ressemble fort au dictionnaires des idées reçues. N'est-il pas constamment accusé de compter trois mille pages qui le rendent illisibles ? Peu importe que l'essentiel du pavé soit consacré au commentaire de chaque article et à la jurisprudence liée à sa mise en oeuvre, il suffit de mentionner les trois mille pages pour construire l'image d'un droit procédurier, bureaucratique, dont seuls quelques spécialistes ont la maîtrise. 

Du côté des syndicats, la réception est moins favorable. Ils voient dans la rapport Combrexelle une remise en cause de la loi au profit d'un droit contractuel par définition inégalitaire, puisqu'il fait intervenir des chefs d'entreprise d'un côté et des salariés de l'autre. Ils dénoncent donc à la fois un bouleversement de la hiérarchie des normes et une atteinte au principe d'égalité devant la loi. La CGT dénonce ainsi la "possibilité de déroger à la loi dans l'entreprise". 

Ces réactions étaient attendues, dans un domaine sensible qui touche directement aux libertés publiques.

Le droit à la détermination collective des conditions de travail


L'article 8 du Préambule de 1946 énonce que "tout travailleur a le droit de participer, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective de  ses conditions de travail (...)". Dans sa décision QPC du 9 décembre 2011, le Conseil constitutionnel a appliqué directement cette disposition en censurant le code du travail de Nouvelle Calédonie qui refusait aux agents contractuels des administrations publiques de ce territoire le droit à la détermination collective des conditions de travail. 

Depuis sa décision du 5 juillet 1977, le Conseil affirme que la mise en oeuvre de ce principe appartient au législateur. Le droit à la détermination collective des conditions de travail s'exerce donc dans le cadre des lois qui le réglementent, et le législateur peut donc, par exemple, refuser l'exercice de ce droit aux personnes incarcérées qui travaillent pour une entreprise dans un établissement pénitentiaire (décision QPC du 14 juin 2013). 

Cette liberté du législateur est également affirmée par la Cour européenne des droits de l'homme qui estime, depuis un arrêt du 6 février 1976 Syndicat suédois des conducteurs de locomotive c. Suède, que la liberté syndicale garantie par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme n'implique pas nécessairement le droit à la conclusion d'accords collectifs de travail. La négociation collective n'est donc pas obligatoire, et la Cour a ainsi admis, dans sa décision de 2002 Wilson, National Union of Journalists c. Royaume-Uni,  la conformité à la Convention du système britannique qui autorise les employeurs à offrir aux salariés des hausses individuelles de salaire s'ils acceptent de mettre fin à une négociation collective.

De ces éléments on doit déduire que le législateur peut modifier, sans beaucoup de contraintes, le droit de la négociation collective. Les modifications apportées par le rapport Combrexelle sont relativement modestes et cherchent l'équilibre entre les différentes tendances qui se sont exprimées. Elles sont néanmoins porteuses de véritables bouleversements à moyen terme.

Les conflits gelés


Observons que le rapport pose lui-même ses propres limites. Il s'interdit de toucher aux questions les plus sensibles, comme le contrat de travail, le SMIC ou les 35 heures qui demeurent le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Le droit du travail a aussi ses conflits gelés, ces domaines auxquels personne ne touche, pas même le rapport Combrexelle, dans la crainte de provoquer une explosion. 
De la même manière, la réforme globale du Code du travail est repoussée... à une date ultérieure. Le rapport précise qu'il ne s'agit pas de le supprimer, mais de le reconstruire, à travers trois piliers essentiels. Le principe concernerait les principes fondamentaux du droit du travail, le second les champs ouverts à la négociation. Quant au troisième, il énoncerait les dispositions supplétives s'appliquant en l'absence de convention. Tout cela demeure cependant au conditionnel. 

La classe ouvrière va au paradis. Elio Pietri. 1972


Le champ d'application : les accords ACTES


La réforme couvre néanmoins un champ assez large, illustré par les "Accords sur les conditions de travail, l'emploi et les salaires". Ces trois domaines sont donc ouverts à la contractualisation, ce qui ne signifie pas nécessairement l'absence d'intervention du législateur. L'objet du projet de loi sera ainsi de définir ce qui relève du domaine de la loi et ce qui relève de la négociation collective. Il n'y a donc pas de bouleversement de la hiérarchie des normes, mais plutôt l'idée de réserver à la loi la détermination des seuls principes généraux. Dans l'espace libre ainsi libéré, le rapport prévoit des contrats-gigogne.

Les accords de branche 


Une branche professionnelle se définit comme un regroupement d'entreprises d'un même secteur d'activité et relevant d'une convention collective unique. Le rapport Combrexelle évoque la création d'accords de branche organisant  à ce niveau un "ordre public conventionnel". La notion semble un peu surprenante si l'on considère que l'ordre public n'est généralement pas défini par des conventions mais par un acte relevant de la puissance publique. 

Quoi qu'il en soit, ces accords de branche, du moins tels qu'ils sont présentés dans le rapport, ressemblent assez à des conventions collectives et ne bouleversent guère le droit du travail. Si ce n'est que le rapport prévoit une réduction considérable du nombre de branches, le but étant de passer de sept cent à cent à l'échéance 2020. On peut concevoir qu'une telle réduction soit utile pour éviter un émiettement qui contribue à la complexité du droit du travail. En revanche, certains redoutent qu'elle ait pour effet d'accroître la puissance des grandes entreprises au sein de la branche considérée. 

Les contrats d'entreprise


Il n'est pas interdit aux accords d'entreprise d'offrir aux salariés des conditions plus favorables que l'accord de branche. Intervient alors un second niveau de contractualisation, contrat de proximité cette fois. Plus souple, l'accord d'entreprise peut permettre de réagir rapidement face aux aléas économiques et de tenir compte de la spécificité de l'entreprise. Ces contrats doivent constituer le droit commun applicable aux salariés de l'entreprise. En leur absence, c'est le contrat de branche qui s'appliquerait. Et en l'absence de contrat de branche, ce sont les dispositions de la loi qui viendraient combler l'absence de droit. 

Vers une réforme des syndicats


Le problème qui se pose est évidemment celui de la représentativité des syndicats signant ces contrats. Le rapport Combrexelle prévoit que l'accord d'entreprise doit être signé par les organisations représentant au moins 50 % des salariés. Certes, mais il n'empêche que seuls 8 % des salariés sont syndiqués. Et il faut bien reconnaître que, pour une large partie de la population, les syndicats demeurent ancrés dans une dialectique archaïque et ne sont guère en mesure de peser efficacement sur les structures sociales. Devra-t-on envisager un système d'adhésion obligatoire à un syndicat ? Ce n'est pas impossible, mais cela suppose une modification des structures syndicales elles-mêmes, sorte d'évolution corporatiste à l'allemande qui impose  sans doute la création de nouvelles organisations. Il est peu probable que les syndicats actuels acceptent cette évolution de gaîté de coeur.

En apparence relativement modeste, le rapport Combrexelle énonce donc des principes susceptibles, à moyen terme, de dynamiter les structures traditionnelles des négociations de travail. Il est évidemment peu probable qu'il soit intégralement mis en oeuvre, et on peut penser qu'il va susciter des réactions houleuses. Même si on attend avec un peu d'inquiétude de voir ce qui restera du rapport dans le futur projet de loi, il a au moins le mérite de poser quelques bonne questions.

Sur le droit à la négociation collective : Chapitre 13 Section 2 du manuel de Libertés publiques

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire