« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 26 août 2015

L'expulsion des islamistes étrangers

L'attentat contre le Thalys suscite un débat nouveau sur l'expulsion éventuelle des étrangers résidant en France et fichés par les services de renseignement en raison de leur lien avec l'islam radical. Marine Le Pen demande leur expulsion, sans davantage de précision. François Fillon demande l'expulsion, mais seulement de ceux qui sont incarcérés pour des faits de terrorisme. Quant à Jean-Christophe Cambadélis, il affirme qu'une telle mesure entrainerait l'expulsion de quatre millions de personnes. D'autres enfin assurent qu'elle constituerait une terrible atteinte aux libertés, totalement illégale en l'état actuel du droit. 

Justement, parlons un peu du droit positif qui semble bien oublié dans le débat. Avant toutes choses, il convient de préciser que l'expulsion est une décision administrative qui permet l'éloignement d'un étranger pour des motifs d'ordre public. 

L'expulsion


Par cet objet même, elle se distingue donc d'autres mesures d'éloignement. La reconduite à la frontière et l'obligation de quitter le territoire visent ainsi les étrangers qui ont pénétré ou sont restés sur le territoire de manière irrégulière. Ces mesures sont prises par l'autorité administrative comme l'expulsion, mais elles s'en distinguent à deux égards. D'une part, l'étranger n'est pas reconduit pour des motifs liés à l'atteinte à l'ordre public qu'il peut représenter mais tout simplement parce qu'il n'est pas autorisé à demeurer sur le territoire. D'autre part, l'étranger reconduit peut toujours revenir en France, dans des conditions régulières cette fois, alors que la personne expulsée n'est pas autorisée à revenir sur le territoire.

L'extradition et le mandat d'arrêt européen concernent ceux qui sont demandés par un autre Etat pour des motifs d'ordre pénal. Dans ce cas, la différence est très évidente, car il s'agit de procédures faisant intervenir l'autorité judiciaire alors que l'expulsion est une décision purement administrative.

Des garanties procédurales


Cela ne signifie pas que l'expulsion soit un mesure purement arbitraire, car elle est entourée d'importantes garanties procédurales.

La première d'entre elles, que semble ignorer Jean-Christophe Cambadélis alors qu'elle constitue un principe général de notre droit, est la règle de l'examen particulier du dossier. Applicable à l'éloignement des étrangers, elle figure dans l'article 4 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme qui interdit "les expulsions collectives d'étrangers". Dans son arrêt du 5 février 2002 Conka c. Belgique, la Cour a précisé qu'il est possible d'expulser plusieurs étrangers en même temps, à la condition que chaque cas ait fait l'objet d'un examen particulier. Le Conseil d'Etat s'assure, de la même manière, que l'arrêté d'expulsion a donné lieu à un "examen objectif de la situation particulière" de chacun des expulsés.

La seconde garantie essentielle réside dans le respect des droits de la défense qui donne lieu à une organisation spécifique en matière d'expulsion. Ils s'exercent en effet devant une commission d'expulsion (Comex) composé de deux magistrats de l'ordre judiciaire et d'un conseiller de tribunal administratif. L'étranger est assisté d'un conseil et il dispose de quinze jours pour préparer sa défense. La Comex rend un avis qui est transmis au préfet ou au ministre de l'intérieur qui peut alors décider l'expulsion, par une décision motivée. Elle est susceptible de recours devant le juge administratif qui exerce un contrôle très approfondi sur les motifs de la décision d'expulsion.

Adam et Eve expulsés du Paradis terrestre. Michel-Ange. Plafond de la Chapelle Sixtine.


La notion d'ordre public


L'article 521-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda) énonce que l'expulsion peut être prononcée si la présence sur le territoire français d'un étranger constitue une "menace grave pour l'ordre public". Dans le cas des ressortissants de l'Union européenne, la Cour de justice estime même , depuis un arrêt Bouchereau de 1977, que la menace pour l'ordre public doit affecter "un intérêt fondamental de la société", condition plus rigoureuse que le droit commun.

Certes, le plus souvent, l'étranger qui menace l'ordre public est celui qui, précisément, a été condamné par le juge pénal. Le Conseil d'Etat apprécie cette menace à l'aune de la gravité du dossier pénal de l'intéressé. C'est ainsi que, dans un arrêt du 12 février 2014, M. A., il affirme que la présence de sept condamnations sur le casier judiciaire d'un étranger ne suffit pas à fonder son expulsion, dès lors qu'il s'agit de petits délits d'atteintes aux biens. En revanche, la Cour administrative d'appel de Nancy le 23 juin 2014, considère comme justifiée l'expulsion fondée sur une condamnation pour une gravec atteinte aux personnes.


Le fichage "S"



En l'espèce, la question posée est celle d'une expulsion reposant non pas sur une condamnation pénale mais sur le fait que l'intéressé soit fiché par les services de renseignement comme menaçant la "Sûreté du territoire" (fiche "S").

La réponse se trouve fort simplement dans la jurisprudence du Conseil d'Etat. Dans un arrêt du 4 octobre 2004, ministre de l'intérieur c. Bouziane, celui-ci a été saisi d'une décision d'expulsion prononcée par le ministre de l'intérieur et visant l'imam de Vénissieux. Or, cette décision reposait sur des notes des services de renseignement mentionnant que le religieux appartenait à la mouvance salafiste et déclarait que la religion musulmane permettait de battre sa femme. En l'espèce, le Conseil d'Etat mentionne ces notes comme un élément de nature à fonder la décision d'expulsion. Observons que, dans cette affaire, il n'est pas question de terrorisme : l'imam est expulsé parce qu'il tient des propos discriminatoires qui ne sont pas conformes à l'ordre public français.
 

Contrairement à ce qui a été affirmé ici ou là, le droit positif n'interdit pas d'expulser un étranger sur le fondement d'informations communiquées au ministre par les services de renseignement. Il n'est donc pas utile de modifier la loi pour procéder à de tels éloignements. Le contrôle très approfondi du juge administratif sur les motifs de l'expulsion permet en outre d'assurer le respect de l'Etat de droit. Il n'en demeure pas moins que le débat actuel témoigne surtout de la grande ignorance du droit de l'éloignement des étrangers par les politiques. En tout cas, s'ils veulent s'informer, ils sont tous les bienvenus sur Liberté Libertés Chéries.


jeudi 20 août 2015

Le journalisme d'investigation et la vie privée

Michel Houellebecq fait actuellement l'objet d'une importante opération médiatique visant à le présenter comme un "tyran", ou comme l'auteur d'"intimidations inacceptables" à l'égard de la presse. Qu'a-t-il fait pour susciter une telle campagne ? Il a tout simplement refusé de répondre aux questions d'Anne Chemin, journaliste au Monde, et a incité son entourage a faire de même. La série d'articles publiée dans Le Monde depuis le 17 août 2015 peut donc être considérée comme une biographie non autorisée. 

De l'autre côté de la Manche, le prince William et son épouse publient une lettre ouverte aux journalistes britanniques dénonçant le harcèlement dont leurs enfants font l'objet par les photographes de presse et les journaux qui achètent ces clichés. 

Quel rapport entre Michel Houellebecq et le prince William ? Aucun, si ce n'est que tous deux se plaignent d'ingérences dans leur vie privée. Quel rapport entre Le Monde et les tabloïds britanniques ? Aucun si ce n'est que tous utilisent le journalisme d'investigation à des fins d'enquête dans la vie privée des personnes. 

Les journalistes et l'espace privé


Tout cela n'aurait guère d'intérêt si, dans un mouvement rigoureusement opposé, le journalisme d'investigation ne se désintéressait de ce qui devrait être son centre d'intérêt essentiel, c'est-à-dire les affaires publiques. Le journalisme d'investigation trouve en effet son origine dans la dénonciation de certains comportements attentatoires à l'Etat de droit. L'image du journaliste d'investigation, de Tintin Reporter aux Hommes du Président, est donc celle d'un enquêteur minutieux et opiniâtre qui se donne pour mission de lutter contre la corruption. D'une certaine manière, le journaliste d'investigation est celui qui n'accepte pas le monde tel qu'il est, mais s'efforce d'exposer certaines situations choquantes pour obtenir des réformes. 

Cette réorientation de l'investigation vers l'espace privé s'appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Depuis un arrêt Tammer c. Estonie du 6 février 2001, elle apprécie l'atteinte à la vie privée invoquée par le requérant au regard de la contribution apportée par l'article ou la photo au "débat d'intérêt général". Dans un premier temps, la Cour exigeait que la publication revête un "extrême intérêt pour le public" (CEDH, 26 février 2002 Krone Verlag GmbH & Co KG c. Autriche). Elle se montrait donc très réticente à considérer qu'un reportage sur la vie privée d'une personne puisse participer à un "débat d'intérêt général". 

Par la suite, la Cour a adopté une jurisprudence beaucoup plus impressionniste, donnant l'impression qu'elle fait prévaloir la liberté de l'information sur la vie privée. Dans la décision von Hannover II, de février 2012 elle considère ainsi que les photos de la famille princière de Monaco aux sports d'hiver, en compagnie d'un prince âgé et très affaibli, constituent une "contribution à un débat d'intérêt général", dès lors que les lecteurs se posaient des questions sur l'état de santé du prince. Enfin dans l'arrêt Von Hannover III du 19 septembre 2013, elle  estime qu'il "n'est pas déraisonnable" de considérer que l'article sur la location de leurs villas de vacances par des personnes célèbres participe à un débat d'intérêt général.

Aux yeux de la Cour européenne, il suffit donc désormais d'invoquer l'intérêt général pour pouvoir étaler dans les journaux des informations sur l'état de santé d'une personne ou sur son lieu de vacances, quand bien même elle n'a pas de fonction officielle. La vie privée disparaît, éclipsée par le droit d'être informé.

Le droit français n'a heureusement pas encore adopté ce point de vue. La liberté de l'information et la vie privée ont la même valeur juridique et aucune ne l'emporte sur l'autre. Dans le cas de Michel Houellebecq, personne ne conteste, pas même lui, que Le Monde a parfaitement le droit de publier une bibliographie non autorisée. Mais il ne fait aucun doute que l'écrivain est absolument libre de ne pas répondre aux questions. L'un évoque le droit à l'information, l'autre la vie privée. Aucune des deux libertés ne doit l'emporter sur l'autre.

Il n'en demeure pas moins que la presse n'hésite pas à contester le refus opposé par l'écrivain, refus présenté comme une atteinte intolérable à la liberté de l'information. En d'autres termes, on n'aurait pas le droit de ne pas répondre aux journalistes... De toute évidence, il s'agit de promouvoir la conception développée par la Cour européenne des droits de l'homme, elle-même directement inspirée du droit américain dominé en ce domaine par le Premier Amendement qui fait de la liberté d'expression un droit quasi-absolu. 

Quoi qu'il en soit, la presse investit allègrement l'espace de la vie privée, au point que le journalisme d'investigation tourné vers les affaires publiques occupe aujourd'hui un espace modeste, incluant tout de même Le Canard Enchaîné et Médiapart.



Trompettes de la renommée. Georges Brassens.Bobino. 1976

Les lanceurs d'alerte et la vie publique


La grande presse abandonnerait-elle la lutte contre la corruption aux lanceurs d'alerte ? On peut le penser, dès lors que la notion même de "lanceur d'alerte" est apparue sensiblement au moment où la presse revendique de plus en plus le droit d'enquêter sur la vie privée des personnes. 

Les noms d'Edward Snowden et de Julian Assange sont les premiers auxquels on songe, et il faut reconnaître qu'ils ne sont journalistes ni l'un ni l'autre. Derrières ces personnalités très médiatisées, d'autres lanceurs d'alerte, plus discrets, jouent un rôle de dénonciation, qu'il s'agisse de l'employé d'une entreprise qui révèle le non-respect de consignes de sécurité dans un site de production, ou du fonctionnaire témoin de phénomènes de corruption. Dans tous les cas, le lanceur d'alerte se définit par le fait qu'il n'est pas un délateur mais un citoyen qui agit dans l'intérêt général. Il remplit ainsi un rôle qui devrait précisément être celui de la presse d'investigation. 

Or, il remplit ce rôle avec une protection juridique quasi inexistante. Contrairement à la presse, il ne bénéficie pas du secret de sources, et pas davantage de la protection de la loi de 1881. Le salarié qui dénonce les pratiques de son entreprise est seulement protégé par la loi du 6 décembre 2013 qui affirme qu'il ne peut faire l'objet d'une sanction ou d'un refus d'avancement pour avoir apporté un tel témoignage. Quant au fonctionnaire qui dénonce la corruption dans son administration, il bénéficie de l'article 6 du statut, issu de la loi du 6 août 2012 qui est sensiblement identique. Il ne s'applique cependant qu'aux fonctionnaires statutaires, et l'agent contractuel de droit public lanceur d'alerte peut s'attendre à être licencié pour manquement à l'obligation de discrétion.

Le monde est mal fait. Pendant que la presse, juridiquement très bien protégée, déploie ses talents d'investigation pour mieux faire connaître la vie privée des personnes publiques, la corruption est dénoncée par des citoyens seulement armés de leur courage. Dans tous les cas, il n'est guère possible de se féliciter d'une évolution qui contribue à une lente disparition de la notion de vie privée.


lundi 17 août 2015

La loi sur l'adaptation de la procédure pénale, ou la législation en catimini

Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 13 août 2015, a censuré vingt-sept des trente-neuf articles que comportait la loi portant adaptation de la procédure pénale au droit européen. Immédiatement, certains journaux ont glosé sur le "cinglant désaveu infligé à Christiane Taubira", formule que l'on s'attendait à trouver dans Le Figaro mais qui figure dans Le Monde. Pour dépasser cette approche polémique, il convient d'étudier le texte d'origine.


Le projet de loi initial


Le projet de loi initial comportait huit articles relatifs à la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires au sein de l'Union européenne. De manière très concrète, il s'agissait de transposer trois décisions-cadres portant sur les mesures de probation et les peines de substitution (décision-cadre du 27 novembre 2008), les alternatives à la détention provisoire (décision-cadre du 23 octobre 2009), ainsi que sur les procédures destinées à éviter les poursuites parallèles dans différents Etats de l'Union européenne (décision-cadre du 30 novembre 2009). 

Un débat parlementaire court-circuité


Ce projet de huit articles a été déposé devant le Sénat en avril 2014 et le gouvernement a décidé, en septembre 2014 d'utiliser la procédure accélérée, ce qui signifie que le texte fait l'objet d'une seule lecture, successivement devant le Sénat, puis devant l'Assemblée nationale. Le problème est qu'après l'adoption par le Sénat, le gouvernement a ajouté, par la voie d'amendements, un grand nombre d'articles à ce texte. C'est donc une loi de trente-neuf articles qui a été votée par l'Assemblée nationale, le Sénat se voyant écarté du débat par la procédure accélérée. On comprend que la Chambre haute ait pu être irritée par une telle pratique et que le recours devant le Conseil soit le fait de soixante sénateurs.

Les dispositions concernées


Sans qu'il soit nécessaire d'énumérer les vingt-sept articles ainsi ajoutés, on doit constater qu'il ne s'agit pas de dispositions anodines ou techniques.

Certaines d'entre elles visaient à simplifier les procédures. C'est ainsi qu'il était prévu que les juges puissent  désormais prononcer une mesure de contrainte pénale, condamner à des travaux d'intérêt général ou à un stage obligatoire en l'absence du prévenu. Les seules contraintes pesant sur lui n'étaient plus qu'un accord préalable écrit et la présence à l'audience de son avocat. Autrement dit, le prononcé de telles peines devenait une sorte de formalité, le prévenu étant dispensé de se présenter devant le juge. 

D'autres avaient pour finalité de lutter contre la surpopulation carcérale. Il est vrai que cet objectif est le "fil rouge" d'un certain nombre de réformes récentes. La loi du 27 mars 2012, loi votée à la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, avait déjà introduit une nouvelle rédaction de l'article 721 du code de procédure pénale (art. 721 cpp). Dans l'état actuel du droit positif, un "crédit de réduction de peine" est octroyé à chaque condamné, "automatiquement calculé en fonction de la durée de la condamnation prononcée". Il se détermine de la façon suivante : trois mois pour la première année d'emprisonnement, deux mois pour les années suivantes, et sept jours par mois pour la partie de peine inférieure à une année. Autrement dit, une personne condamnée à trois ans et demi de prison bénéficiera automatiquement de trois mois de réduction de peine la première année,  quatre mois pour les deux années suivantes, et quarante-deux jours pour les six mois restants. A cela s'ajoutent les réductions de peine lorsque le détenu se conduit bien, travaille en détention, passe des diplômes ou s'efforce d'indemniser sa ou ses victimes.

Les dispositions déclarées inconstitutionnelles par le Conseil constitutionnel reposaient sur une logique identique. Elles prévoyaient la possibilité de convertir des peines d’emprisonnement de six mois maximum en sursis avec mise à l’épreuve ou en contrainte pénale, ou de permettre au juge d’application des peines de tenir compte de l’occupation des prisons pour accorder des réductions de peine. Cette dernière possibilité entrainait évidemment une rupture d'égalité entre les détenus, certains bénéficiant de cette procédure parce qu'ils étaient emprisonnés dans un établissement surpeuplé, d'autres ne pouvant en bénéficier parce que le taux d'occupation de l'établissement était normal.

Parmi les dispositions concernées, il convient enfin de citer le cas très particulier  de celle qui imposait au parquet de transmettre aux administrations les infractions graves commises à l'encontre des mineurs. Il s'agissait d'apporter une réponse aux questions posées après l'affaire de Villefontaine, dans laquelle un professeur déjà condamné pour recel d'images pédopornographiques avait été mis en examen pour une série de viols commis sur des enfants. Si la transmission de ce type d'informations du service public judiciaire à celui de l'éducation est une nécessité, il n'en demeure pas moins qu'une telle disposition méritait une analyse juridique un peu plus fine. En effet,  la question du moment de cette transmission est importante, dès lors qu'elle ne peut intervenir avant la condamnation sans violer la présomption d'innocence. Un débat est donc indispensable sur ce point.

L'absence de lien avec le projet initial


Sans s'interroger au fond, le Conseil constitutionnel considère que ces dispositions ajoutées en catimini "n'ont pas de lien, même indirect, avec le projet de loi initial". Elles ont donc été adoptés selon une procédure contraire à la Constitution. Cette sanction pour vice procédure lui permet de ne pas se prononcer sur les éventuels manquements au principe d'égalité ou à la présomption d'innocence.
 
On ne peut guère contester la réalité du constat opéré par le Conseil. Aucune des dispositions censurées ne peut en effet être analysée comme la mise en oeuvre du droit de l'Union européenne avec lequel elles n'ont rien à voir. L'article 45 de la Constitution, issu de la révision de 2008, affirme qu'un amendement déposé en première lecture n'est recevable qu'il s'il "présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis". En l'espèce, l'amendement a été déposé en première lecture, qui est aussi une dernière lecture puisque le texte a été voté selon une procédure accélérée.

Cet article 45 a déjà appliqué par le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 16 juillet 2009, il avait ainsi estimé que le changement de dénomination de l'Ecole nationale supérieure de sécurité sociale ne devait pas figurer dans une loi portant réforme de l'hôpital. Tout récemment, sans sa décision du 5 août 2013 sur la loi Macron, le Conseil a estimé que l'enfouissement des déchets radioactifs comme la publicité des boissons alcoolisées n'avaient pas grand-chose à voir avec un texte sur la croissance économique.

Tour de France. 1957


La voiture-balai législative


Contrairement à ce qu'affirmait Jean-Pierre Sueur,  vice-président PS de la commission des lois du Sénat, la décision du 13 août n'affirme pas "une position stricte" et ne constitue pas une rupture "avec certaines de ses jurisprudences antérieures". Elle se borne à appliquer un raisonnement solidement ancré dans sa jurisprudence.

La seule différence réside dans le nombre particulièrement important de dispositions déclarées inconstitutionnelles. Mais le Conseil constitutionnel n'y est pour rien. Le seul responsable de cette situation est le gouvernement qui a utilisé ce texte comme une sorte "voiture-balai" législative. Au lieu de profiter de la période estivale pour légiférer en catimini, le gouvernement va désormais devoir déposer un projet de loi s'il veut que ces dispositions soient votées. A moins qu'il préfère les oublier...

jeudi 13 août 2015

Le porc à la cantine

L'ordonnance rendue le 13 août 2015 par le juge des référés du tribunal administratif de Dijon  trouve son origine dans un recours de la Ligue de défense judiciaire des musulmans représentée par son fondateur, maître Karim Achoui, dont on rappellera qu'il a été radié du tableau de l'Ordre des avocats de Paris en 2011. Le recours portait sur la décision du maire de Châlons-sur-Saône de ne plus proposer, à compter de la rentrée 2015, de menus de substitution dans les cantines scolaires de la commune, lorsqu'un plat de porc y était servi.  

La Ligue de défense judiciaire des musulmans a fait un recours gracieux, c'est-à-dire adressé au maire lui-même, demandant le retrait de cette décision. N'ayant pas obtenu satisfaction, elle a ensuite saisi le juge des référés du tribunal administratif lui demandant de suspendre en urgence la décision du maire. Là encore, elle n'a pas obtenu satisfaction. 

L'absence d'urgence


L'importance de la décision du juge des référés ne doit certes par être surévaluée. Celui-ci ne fait que constater l'absence d'urgence. Aux termes de l'art. L 521-1 du code de la justice administrative, la suspension d'une décision en référé ne peut être prononcée que si deux conditions cumulatives sont réunies, d'une parte que "l'urgence le justifie", d'autre part que les requérantes invoquent un moyen "propre à créer (...) un doute sérieux" sur la légalité du texte.  
  
La condition d'urgence est remplie lorsque l'exécution de l'acte porte atteinte, "de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre", formule employée dans un jurisprudence abondante. Dans les circonstances de l'affaire, le juge ne peut que constater l'absence d'urgence. En effet, les parents d'élèves ont été prévenus en mars 2015 d'une mesure qui prendra effet à la rentrée, le premier repas contenant du porc étant prévu le 15 octobre. L'accès des enfants au service de restauration scolaire n'est donc pas "immédiatement" compromis. 

Dès lors que la condition d'urgence n'est pas remplie, le juge des référés n'a pas à se prononcer sur l'existence éventuelle d'un "doute sérieux" sur la légalité. Cette appréciation est donc renvoyée au juge du fond. On peut cependant déjà s'interroger sur les chances de succès au fond du recours de la Ligue de défense judiciaire des musulmans. 



Les Trois petits cochons. Walt Disney. 1933


 La neutralité à la cantine


Les collectivités locales ont la charge du service de restauration scolaire, qu'elles peuvent assurer elles-mêmes ou déléguer à une entreprise privée. C'est ce second choix qui a été fait par la commune de Châlons-sur-Saône. Qu'il soit géré directement ou non, le service public de restauration scolaire est intrinsèquement lié au service public de l'enseignement, et est donc soumis au même principe de neutralité, principe rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986.

Du point de vue du service public, le principe de neutralité interdit qu'il soit assuré de manière différente en fonction des convictions politiques ou religieuses des personnes. Du point de vue des usagers, il signifie que les parents d'élèves ne peuvent invoquer leurs convictions religieuses pour demander un traitement particulier de leurs enfants. Dans un arrêt Mme Renault du 25 octobre 2002, le Conseil d'Etat rappelle ainsi qu'une commune n'est pas tenue de mettre en place des menus de substitution pour tenir compte des interdits alimentaires liés à certaines religions. Dans une circulaire du 16 août 2011, le ministre de l'intérieur affirme que les convictions religieuses des usagers ne peuvent remettre en cause le fonctionnement normal des services publics de restauration collective. 

Cette règle ne concerne pas seulement les interdits alimentaires liés à la religion. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 20 mars 2013 Association végétarienne de France c. ministre de l'agriculture, l'oppose à des parents d'élèves refusant la consommations par leurs enfants de protéines animales. Dans cette décision, le Conseil d'Etat ne manque pas de rappeler le caractère facultatif de la fréquentation des services de restauration scolaire. Autrement dit, en termes moins diplomatiques, les parents qui ne sont pas satisfaits des menus proposés à leurs enfants peuvent toujours mitonner à la maison des petits plats conformes à leurs convictions religieuses ou philosophiques, ou diététiques...

C'est exactement le raisonnement suivi par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 7 décembre 2010, Jacobski c. Pologne, elle sanctionne le refus des services pénitentiaires polonais de procurer à un détenu bouddhiste un menu végétarien conforme à ses convictions religieuses. Aux yeux de la Cour, il y a violation de l'article 9 de la Convention qui garantit la liberté religieuse. Mais la Cour mentionne expressément que cette violation n'est constituée que dans la mesure où le malheureux détenu n'a pas la possibilité de sortir pour aller manger ailleurs. Tel n'est pas le cas des enfants des écoles qui peuvent manger chez eux.

Les chances de succès  du recours au fond sont donc bien minces, d'autant qu'il n'est pas davantage possible d'invoquer le principe de non-discrimination. En effet l'accès à la cantine n'est pas refusé aux enfants.

Si la jurisprudence est parfaitement claire, il n'en demeure pas moins que les élus locaux sont confrontés à un droit "mou", issu de circulaires, et qu'ils ne peuvent s'appuyer sur un texte législatif spécifique. C'est sans doute la raison pour laquelle les pratiques sont aujourd'hui relativement divergentes. Certaines communes proposent des menus de substitution, d'autres pas. Le choix dépend certes des convictions du Conseil municipal, mais aussi de son aptitude à résister aux pressions, de ses moyens et du mode de gestion du service de restauration scolaire. Le principe d'égalité serait sans doute mieux respecté si la règle était clairement affirmée dans la loi. Car si la religion doit demeurer à la porte de l'école, elle ne doit pas davantage se manifester à la cantine, sauf le jour où l'on sert une religieuse au chocolat en dessert.



lundi 10 août 2015

Tarnac ou l'introuvable définition du terrorisme

En novembre 2008, neuf militants se réclamant de la mouvance anarchiste sont arrêtés dans une ferme de Tarnac. On leur reproche d'avoir saboté cinq lignes TGV avec des crochets métalliques. On ne déplora aucune victime, mais des dégâts matériels sur le trains et surtout une complète désorganisation du trafic. Pour ces faits, les intéressés sont mis en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Après plus de six années d'instruction, le juge d'instruction a pris, le 8 août 2015, une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de l'ensemble des accusés, quatre pour des délits mineurs, et quatre pour association de malfaiteurs, cette fois sans lien avec une entreprise terroriste. Le parquet a décidé de faire appel, estimant, quant à lui, que la qualification de terrorisme doit être maintenue. 

Il n'est pas question de se prononcer sur un dossier complexe dont les éléments demeurent couverts par le secret de l'instruction. Seuls quelques éléments affleurent dans une presse généralement militante. Pour les journaux de droite, les membres du groupe de Tarnac sont des terroristes dangereux, mais pas trop (n'oublions pas qu'un brin d'anarchisme dans les familles bourgeoises est souvent bien porté). Pour les journaux de gauche, ce sont des jeunes gens innocents qui ne font que s'amuser la nuit le long des voies ferrées. 
  
Parmi les éléments portés à la connaissance du public, on se souvient que les avocats des prévenus avaient habilement contesté les éléments de preuve apportés par des balises de géolocalisation placées sous leur véhicule. Elles avaient révélé un premier arrêt à côté de la voie du TGV, puis un second près d'une rivière dans le lit de laquelle on retrouva ensuite plusieurs objets susceptibles d'être utilisés pour saboter une caténaire. A l'époque, la police utilisait ces balises sans aucun fondement juridique, cette technique n'ayant été autorisée en matière judiciaire qu'avec la loi du 28 mars 2014. La preuve était évidemment fragilisée par l'illégalité de la manière dont elle a été recueillie. 

Aujourd'hui, après six années de procédure, l'affaire du "groupe de Tarnac" permet surtout de mettre en évidence la difficulté que rencontre le droit pour définir la notion même de terrorisme. 

L'absence de définition universelle


Observons d'emblée qu'il n'existe aucune définition universelle du terrorisme, pour deux raisons essentielles. 

La première est qu'il n'existe aucun consensus sur ce point. Certains le définissent par son mobile politique, d'autres le rattachent à la criminalité organisée. Certains envisagent un terrorisme d'Etat. D'autres considèrent que cette notion ne peut s'appliquer qu'à des groupes non étatiques, dès lors que le terrorisme d'Etat s'analyse en droit comme une violation du droit humanitaire. C'est ainsi qu'une convention générale de lutte contre le terrorisme, dans le cadre de l'ONU, achoppe sur une définition consensuelle des actes en cause.

La seconde raison de cette absence de définition universelle réside sans doute dans le fait qu'elle n'est pas apparue indispensable. En droit international comme en droit interne, le terrorisme est envisagé à travers deux approches. La plus ancienne est l'approche pénale: le terrorisme, c'est d'abord la lutte contre le terrorisme et sa répression. On souhaite avant tout punir les auteurs d'attentats et une liste d'infractions est plus utile qu'une définition abstraite. La plus récente est l'approche par la prévention du terrorisme. Il s'agit alors de connaître les groupes, les modes d'action et de recrutement, les sources de financement. Dans ce cas, le renseignement est l'instrument considéré comme le plus utile. En témoigne la Résolution 1373 du Conseil de sécurité (28 septembre 2001) qui comporte un programme général, préventif et répressif, de lutte contre le terrorisme, toujours sans le définir précisément. En témoignent également le développement des lois donnant aux services des pouvoirs d'investigation accrus et les efforts pour mettre en place une coopération internationale dans ce domaine. Là encore, une définition élaborée du terrorisme n'est pas nécessaire. Il suffit de s'entendre sur le type de données auxquelles on veut accéder et que l'on est prêt à partager. 


Hergé. Tintin au pays des soviets. 1930

La définition du droit interne


Sur le plan interne, l'effort de définition est un peu plus visible. Il ne s'agit pas d'une définition abstraite mais, là encore, d'une approche pénale. Elle figure dans l'article 421-1 du code pénal, selon lequel : " Constituent des actes de terrorisme, lorsqu'elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur, les infractions suivantes (...)". Suit une liste comportant, d'une manière générale, les atteintes à la vie et aux biens, les infractions informatiques, les infractions en matière de groupes de combats et de mouvements dissous, celles en matière d'armes, le blanchiment, les délits d'initiés. Les auteurs de ces infractions, lorsqu'elles sont liées à une activité terroriste, encourent des peines plus lourdes. Cette définition remonte à la loi du 9 septembre 1986 et les textes ultérieurs se sont bornés à modifier la liste des infractions visées, en particulier pour lutter contre les réseaux de financement du terrorisme. 

On doit donc déduire que le terrorisme est défini par deux éléments cumulatifs. D'une part, l'existence d'une finalité de "trouble grave de l'ordre par l'intimidation ou la terreur". Observons que ce trouble grave est l'objectif poursuivi et qu'il n'est donc pas nécessaire que les auteurs aient atteint leur but. Un attentat raté demeure un acte de terrorisme, dès lors qu'il avait pour objet de troubler gravement l'ordre public. D'autre part, la qualification de terrorisme n'est acquise que si une infraction figurant dans la liste de l'article 421-1 c. pén. en est le support. Ces infractions ne sont pas nécessairement d'une extrême gravité et il suffit, pour qu'elles soient qualifiées de terroristes, qu'elles aient été commises en lien avec un acte terroriste. Dans un arrêt du 4 juin 2014, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi admis la qualification de terrorisme pour un recel d'armes qui avaient été utilisées ensuite par des tiers pour attaquer une gendarmerie en Corse. L'aide logistique au terrorisme relève donc de l'article 421-1 c. pén. 

L'association de malfaiteurs liée à une entreprise terroriste


La loi du 22 juillet 1996 a introduit dans le code pénal un article 421-2-1 : "Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents". Ses auteurs sont passibles de dix années de prison et 225 000 € d'amende.

On comprend que cette infraction vise à casser les réseaux terroristes au moment où ils sont constitués, mais avant qu'ils ne frappent. Le texte exige cependant que la réalité de la menace soit démontrée par l'existence d'un ou plusieurs faits matériels montrant que le passage à l'acte ne relève pas du fantasme mais d'un plan concerté dont la mise en oeuvre est en cours. L'appréciation est toujours délicate, car les juges antiterroristes doivent attendre d'avoir suffisamment de preuves matérielles, mais pas attendre trop longtemps pour être en mesure d'empêcher l'attentat.

Là encore, et l'affaire de Tarnac le démontre, la qualification de terrorisme dépend largement des faits et des preuves matérielles apportées par l'enquête.

Le terrorisme ne se définit pas par la violence de l'action ni par le nombre de victimes. Pour ce qui est du groupe de Tarnac, il est clair que le code pénal autorise à considérer comme terroriste une atteinte aux biens, en l'espèce le réseau ferré et les TGV, "ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur".  La condition de finalité liée à l'intimidation ou la terreur est-elle remplie ? Et si l'objectif n'est pas, en l'occurrence, le trouble à l'ordre public par l'intimidation, quel peut-il être ? Quel avantage personnel peut-il être tiré d'un semblable attentat ?

C'est sur ce point que les opinions divergent. Les juges estiment qu'une telle finalité était absente. Le procureur, quant à lui, pense le contraire. Son argument essentiel pourrait être a contrario : si la désorganisation d'un réseau ne repose pas, par hypothèse, sur une volonté d'intimidation ou de terreur, sera-t-il toujours possible de poursuivre le cyberterrorisme ? Son objet n'est-il pas de désorganiser gravement un réseau, sans qu'il y ait atteinte aux personnes ? Le débat est loin d'êre clos. En tout cas, on peut observer qu'il se déroule à propos des activités du "groupe de Tarnac", mouvement qui se réclame de l'anarchisme. Aurait-il eu la même audience, et la même couverture médiatique, si des militants de l'Islam fondamentaliste avaient fait sauter des caténaires et avaient été poursuivis sur les mêmes fondements ? La question dérange, mais elle doit néanmoins être posée.





vendredi 7 août 2015

L'inventaire de la loi Macron par le Conseil constitutionnel

La loi Macron"sur la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques" vise à "libérer la croissance"et à "renforcer les capacités de créer, d'innover et de produire des Français". A partir de ce principe directeur aux contours extrêmement flous, un inventaire de dispositions variées vise aussi bien le commerce de détail que les avocats aux conseils, l'Autorité de sûreté nucléaire que l'Autorité de la concurrence, le travail du dimanche que les opérations financières d'importance majeure, la réforme du permis de conduire que celle des Prud'hommes. Chaque article, ou presque, est le résultat d'un compromis entre la volonté du gouvernement et les pressions des différents lobbies, certain parvenant à faire entendre leur voix, d'autres pas.

La décision rendue le 5 août 2015 par le Conseil constitutionnel est le reflet, en quelque sorte négatif,  du texte contrôlé. Certains journalistes, employant un vocabulaire dont l'élégance n'appartient qu'à eux, n'hésitent pas à affirmer que le Conseil constitutionnel a "retoqué" la loi Macron. Il n'en est rien. D'une part, les parlementaires ont seulement contesté une vingtaine d'articles et non pas l'ensemble du texte. Beaucoup de dispositions ont effet perdu tout intérêt, telle l'ouverture des magasins le dimanche, présentée comme une réforme d'envergure, et se traduisant finalement par un passage de cinq à douze dimanches ouvrés par an. In fine, seules quelques dispositions sont déclarées non conformes à la Constitution, et nous mentionnerons celles d'entre elles qui présentent un intérêt véritable, soit par leur importance, soit par les motifs de leur inconstitutionnalité.

Le lien entre l'amendement et le texte


Le Conseil constitutionnel sanctionne dix-sept articles adoptés selon une procédure irrégulière. Parmi ceux-ci, l'amendement déposé par Gérard Longuet ("Les Républicains") et accepté par le gouvernement, ajouté au texte la veille de son adoption définitive par l'article 49 al. 3 de la Constitution. Il portait sur le projet Cigeo (Centre industriel de stockage géologique), destiné à stocker les déchets radioactifs les plus dangereux à cinq cents mètres sous terres dans des couches d'argile, à Bure (Meuse).

L'article 45 de la Constitution, issu de la révision de 2008, affirme qu'un amendement déposé en première lecture n'est recevable qu'il s'il "présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis". En l'espèce, l'amendement a été déposé en première lecture, qui est aussi une dernière lecture puisque le texte a été voté selon une procédure d'urgence. Il n'a pas donné lieu à débat, le texte ayant préalablement fait l'objet d'une adoption selon la procédure de l'article 49 al 3 qui prévoit l'adoption sans vote, sauf si une motion de censure est votée.

Cet article 45 a déjà appliqué par le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 16 juillet 2009, il avait ainsi estimé que le changement de dénomination de l'Ecole nationale supérieure de sécurité sociale ne devait pas figurer dans une loi portant réforme de l'hôpital. Dans sa décision du 5 août 2013, le Conseil estime logiquement que l'enfouissement des déchets radioactifs n'a pas grand-chose à voir avec un texte sur la croissance économique. Sans doute est-il également sensible au fait que cet amendement porte sur un sujet extrêmement sensible dans l'opinion et que priver le parlement du droit d'en débattre est tout de même un peu excessif. A moins que le gouvernement n'ait laissé Gérard Longuet déposer son amendement en attendant sereinement la censure du Conseil constitutionnel... 

L'article visant à assouplir la loi Evin sur la publicité des boissons alcoolisées fait l'objet d'un traitement identique. Le Conseil a sans doute considéré que la consommation d'alcool ne renforçait pas la "capacité de créer, d'innover et de produire des Français".


Inventaire. Jacques Prévert. Les Frères Jacques

Les indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse


L'une des déclarations d'inconstitutionnalité les plus remarquées est celle concernant la justice prud'homale, et plus précisément le plafonnement des indemnités en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le projet de loi voulait introduire un élément de variabilité de ces indemnités selon l'ancienneté du salarié et les effectifs de l'entreprise. 

Le Conseil apprécie ces deux éléments au regard du principe d'égalité devant la loi et fait observer qu'il s'évalue à l'aune du préjudice subi par le salarié. Il estime que le critère tiré de l'ancienneté du salarié garantit le principe d'égalité, dès lors que tous les salariés ayant la même ancienneté sont dans une situation identique. En revanche, le critère tiré des effectifs de l'entreprise place les salariés dans une situation inégalitaire : celui qui est licencié dans une petite entreprise serait ainsi moins indemnisé que celui qui doit quitter une entreprise de plus de trois cents salariés. Le Conseil estime donc que ce second élément porte une atteinte excessive au principe d'égalité.

La solution est conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Celui-ci a toujours considéré que le principe d'égalité devait être apprécié "sur des critères objectifs et rationnels", principe rappelé dans la décision du 12 août 2004. La situation des salariés entre évidemment dans cette catégorie.

Il est évident, en effet, que le projet de loi envisageait le principe d'égalité à l'aune des entreprises concernées. Il se fondait sur la jurisprudence ancienne du 12 juillet 1979, toujours en vigueur, selon laquelle le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que des situations différentes fassent l'objet de traitements différents. Dès lors, l'idée était de privilégier les petites entreprises en limitant les indemnités de licenciement qu'elles devaient verser aux salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse.  Dans sa décision du 5 août 2015, le Conseil constitutionnel est donc contraint de rappeler au législateur que le principe d'égalité ne concerne pas seulement les entreprises mais aussi les salariés licenciés. 

La procédure d'injonction structurelle


Sont enfin déclarées non conformes à la Constitution les dispositions créant une procédure d'"injonction structurelle" dans le commerce de  détail. ll s'agit de donner aux autorités la possibilité de lutter contre les positions dominantes de certaines enseignes, en particulier dans le domaine alimentaire, le bricolage ou l'ameublement. L'idée n'est pas nouvelle et figure déjà dans la loi Lurel du 20 novembre 2012 applicable dans les collectivités d'outre-mer.

De manière très concrète, la loi proposait de conférer à l'Autorité de la concurrence une compétence tout à fait exorbitante du droit commun. Elle pouvait prononcer une obligation de cession de magasins à l'encontre des distributeurs disposant déjà de 50 % de parts de marché dans une zone de chalandise donnée. Une décision administrative, car il s'agit bien d'une décision administrative même si l'Autorité de la concurrence est considérée comme indépendante, pouvait donc prononcer une privation de propriété.

D'une manière générale, le Conseil constitutionnel admet que le législateur apporte des restrictions au droit de propriété, pouvant aller jusqu'à l'expropriation, si elles sont "justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi", formule figurant dans la décision rendue sur QPC le 12 novembre 2010. Dans le cas de l'injonction structurelle, le Conseil reconnaît l'existence d'un motif d'intérêt général, dès lors qu'il s'agit de préserver l'intérêt des consommateurs, qui constitue un élément de l'ordre public économique. En revanche, la condition de proportionnalité fait défaut. Le Conseil constitutionnel note en effet que la cession peut être imposée alors que l'entreprise est certes en position dominante, mais qu'elle n'a pas commis d'abus de position dominante. En outre, la loi ne définit pas clairement les secteurs concernés, ce qui fait peser une menace sur l'ensemble du secteur de la distribution. Pour toutes ces raisons, le Conseil estime que la mesure est disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi. 

Grande loi et petite décision du Conseil


Certains diront, et ils auront sans doute raison, que ces trois exemples montrent que la loi Macron n'a pas réellement été vidée de son contenu par la décision du Conseil constitutionnel. La loi sera publiée amputée de ces dispositions et elle sera normalement appliquée. Le gouvernement a d'ailleurs déjà annoncé que les articles déclarés inconstitutionnels seront de nouveau proposés au législateur, dans des conditions régulières cette fois. En bref, la "grande loi" Macron a suscité une "petite décision" du Conseil, ce qui peut sembler un juste retour des choses, dès lors que des dispositions législatives sans aucun intérêt provoquent parfois de "grandes décisions" du Conseil constitutionnel.

Tout cela est vrai, mais ces trois exemples révèlent aussi une loi mal conçue et mal rédigée. Dix-sept articles sont annulés parce que leur contenu n'a pas de lien avec l'objet du texte. L'inconstitutionnalité de l'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse comme celle de l'injonction structurelle étaient parfaitement prévisibles. Malgré les rapports parlementaires, les études d'impacts, les avis du Conseil d'Etat, tout se passe comme si le risque juridique, en l'occurrence constitutionnel, n'était pas pris en considération par ceux qui écrivent la loi.