« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 11 janvier 2015

Le droit au blasphème

Les attentatss terroristes qui ont frappé notre pays les 7 et 8 janvier 2015 témoignent d'un retour de la barbarie. Barbarie à l'égard de l'Etat et de ceux qui en sont les représentants, au premier rang desquels figurent les membres des forces de police. Barbarie antisémite à l'égard des malheureux clients d'un supermarché casher. Barbarie obscurantiste à l'égard des membres de l'équipe de Charlie Hebdo, journal dont la ligne éditoriale repose, depuis sa fondation, sur l'ironie et la dérision. Charlie Hebdo se moque aussi bien des puissances politiques ou financières que religieuses, dans un rejet libertaire de tous les pouvoirs établis.

Derrière la condamnation massive de ces assassinats apparaissent tout de même certaines nuances, il est vrai très minoritaires. On entend dire que les caricaturistes de Charlie se moquaient un peu trop de la religion, faisant preuve d'"irresponsabilité éditoriale". Les commentaires sur internet mentionnent quelquefois qu' "ils l'avaient bien cherché". On est évidemment tenté d'attribuer ces propos à la bêtise, mais on peut aussi y voir un retour du blasphème, blasphème justifiant, aux yeux de certains, des atteintes à la liberté d'expression. Certains n'hésitent pas à affirmer que Charlie Hebdo publiait "les plus ignobles blasphèmes" et que "le blasphème et le sacrilège n'apportent jamais la paix". Disons-le clairement, ce retour du blasphème témoigne d'un retour des intégrismes religieux, retour qui touche aujourd'hui l'ensemble de notre société.

Le blasphème, négation de la laïcité


Le blasphème, considéré comme une infraction pénale, a pour fonction d'apporter la protection judiciaire de l'Etat à une ou plusieurs religions. A cet égard, son incrimination constitue la négation de la séparation des églises et de l'Etat, la négation aussi du principe de laïcité. C'est la raison pour laquelle il relève aujourd'hui de l'analyse purement historique. Les dernières tentatives pour sanctionner pénalement le blasphème en France remontent à la Restauration, plus précisément sous le règne de Charles X.

Une infraction pénale, sous Charles X


Le projet de loi sur le sacrilège, en 1825, prévoyait la condamnation à mort par décapitation, après avoir eu la main coupée, de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. Après débats, ce châtiment fut finalement adouci en peine de mort, après amende honorable. La loi se heurtait cependant à l'opposition des doctrinaires qui y voyaient une atteinte intolérable à la séparation du temporel et du spirituel. Lanjuinais affirmait que la loi n'a pas à sanctionner les offenses à Dieu, dont lui seul est juge. Quant à Benjamin Constant, de religion protestante, il refusa de la voter au motif qu'elle établissait des incriminations différentes pour le vol d'un vase sacré vide et celui d'un ciboire contenant des hosties consacrées. Il affirmait que ce texte reposait sur une croyance qu'il ne partageait pas, et qu'il avait le droit de ne pas partager. La loi fut finalement votée mais jamais réellement appliquée et elle disparut avec la Révolution de 1830.

Le projet de loi, ironiquement qualifié "de justice et d'amour" de 1827 visait, quant à lui, à museler la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion. Concrètement, il s'agissait purement et simplement de soumettre toute publication à l'autorisation préalable du ministre de l'intérieur. Il fut voté, mais tellement modifié par la Chambre des pairs que le gouvernement Villèle décida finalement de retirer le texte.  Ce projet de 1827 constitue la dernière tentative du droit français pour sanctionner juridiquement le blasphème. 

 L'article 11 de la Déclaration de 1789


Depuis cette date, le droit français fait prévaloir l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi". En l'espèce, "la loi", c'est celle du 29 juillet 1881 relative à la liberté de presse. Elle pose en principe que chacun dispose de sa liberté d'expression dans les médias, sauf à devoir rendre compte d'éventuels abus réprimés a posteriori par le juge pénal.

Comment concilier ce principe avec, par exemple, la loi Gayssot ? C'est que, en l'occurrence, ce qui est sanctionné, c'est la négation d'un fait, le génocide des juifs d'Europe, attesté par l'histoire. Le blasphème n'est pas de même nature puisqu'il met en cause une croyance, un imaginaire, une espérance dont nul ne peut apporter la preuve. La notion de blasphème relève donc fondamentalement de la théologie et non du droit pénal ou administratif, sauf à en faire l'instrument d'une croyance particulière. Les adeptes de toutes les religions ne sont cependant pas sans moyens juridiques pour obtenir la condamnation de propos tenus dans la presse, ou de certains dessins, s'ils peuvent être qualifiés d'injure au sens de la loi de 1881. 

Depuis une vingtaine d'années, les associations catholiques attaquent systématiquement tous les articles de presse, films, ou livres qu'elles estiment injurieux. Leurs recours ont au moins permis de préciser la jurisprudence.

Personne n'est contraint de lire un livre, ou un journal


D'une manière générale, le juge accepte d'interdire ou de restreindre la diffusion de documents qui s'imposent à la vue de tout le monde et peuvent donc heurter la sensibilité de certains croyants. Tel est le cas, par exemple, de l'affiche du film Ave Maria dont le TGI de Paris a interdit la diffusion par un jugement du 23 octobre 1984. Représentant une jeune femme à la poitrine nue attachée à la croix, cette image a été jugée comme une "publicité tapageuse" diffusée "en des lieux de passage public forcé" et constituant "un acte d'intrusion dans le tréfonds intime des croyances". En revanche, l'affiche de Larry Flynt représentant un homme ayant la position d'un crucifié, les reins drapés du drapeau américain et reposant sur un corps féminin ne donne pas lieu à saisie, le même juge notant, dans une décision du 20 février 1997, que la croix n'est pas représentée, et que les autorités ecclésiastiques ne se sont pas jointes au recours. Observons que cette jurisprudence ne repose pas sur une analyse objective d'une image qui serait considérée blasphématoire par telle ou telle religion. Elle s'appuie sur une perspective subjective de l'atteinte à la sensibilité des personnes qui voient cette image, en quelque sorte malgré elles.

Lorsque le recours porte sur un film ou sur un livre, le juge se montre beaucoup moins sensible à ce type de recours. Il fait observer que si l'on ne veut pas être choqué par le film Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard, le mieux est encore de ne pas aller le voir (TGI Paris, ord. réf. 28 janvier 1985). Il en est de même des Versets Sataniques de Salman Rushdie, contestés à leur publication en 1989, et que le juge refuse de sanctionner, au motif que personne n'est contraint de lire ce livre. 

Dans son appréciation de l'injure, la jurisprudence se montre d'ailleurs extrêmement nuancée, faisant prévaloir autant que possible la liberté d'expression. On se souvient que Michel Houellebecq fut ainsi relaxé en 2001 pour avoir affirmé dans la revue Lire : " La religion la plus con, c'est quand même l'Islam". Aux yeux du tribunal, de tels propos visaient l'Islam et non les musulmans eux-mêmes. Il n'y avait donc pas injure, au sens juridique du terme.

Les propos qui "heurtent, choquent ou inquiètent"


Cette jurisprudence libérale trouve un écho dans celle de la Cour européenne des droits de l'homme qui l'a davantage suivie qu'inspirée. Dans son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, celle-ci reconnaît certes un "droit à la jouissance paisible de la liberté de religion", formule qui autorise les Etats membres à poursuivre les injures ou outrages, comme en droit français. La Cour ajoute cependant que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Bien plus, ils doivent aussi admettre le discours provocateur. La Cour admet en effet que l'article 10 de la Convention, celui-là même qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos ou les dessins qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le message considéré (Par exemple : CEDH, 25 juillet 2001, Perna c. Italie). Les dessins de Cabu ou de Wolinski sont donc protégés par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Doit-on pour autant en déduire que ceux qui estiment que Charlie allait trop loin ne sont que les derniers représentants d'une société disparue, celle de l'intolérance et de l'obscurantisme ? Certes non, car on perçoit, hélas, certaines évolutions pour le moins inquiétantes. 

Philippe Geluck. Le Chat.

Le retour du blasphème "modernisé"


La première réside dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme elle-même. Dans sa décision Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996, elle admet la survivance d'un délit de blasphème dans le droit britannique, susceptible de justifier le refus d'autoriser l'exploitation d'un film. Dans l'arrêt Murphy c. Irlande du 10 juillet 2003, elle précise que l'Irlande peut aussi conserver une loi sur le blasphème, à la condition d'en réserver l'usage aux seuls croyants de la religion chrétienne.

Le problème réside cependant dans les conséquences de cette absence d'engagement de la Cour. Comment ne pas considérer cette jurisprudence comme à la fois attentatoire à la liberté d'expression et discriminatoire ? Attentatoire à la liberté d'expression, puisque le blasphème peut être poursuivi dans certains Etats membres, notamment ceux dotés d'une religion officielle. Discriminatoire, car les lois concernées, notamment en Irlande, ne s'appliquent qu'à une partie de la population définie par son appartenance religieuse. La survivance juridique du blasphème est ainsi attachée à une vision communautaire de la société. En même temps, la jurisprudence de la Cour européenne n'est pas laïque. Elle repose davantage sur le pluralisme des conceptions étatiques des libertés que sur le principe de laïcité.

Au plan universel enfin, on voit apparaître un mouvement identique. Le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies a voté le 14 octobre 2008 une résolution "relative à la lutte contre la diffamation des religions" invitant les Etats à intégrer dans leur droit positif des dispositions destinées à lutter contre une telle diffamation. Le Conseil admettait que la nécessité de respecter les religions  peut conduire à restreindre la liberté d'expression, définition modernisée du blasphème. A ce propos, il convient d'observer que le texte vise essentiellement l'Islam et que cette résolution est le fruit de demandes formulées régulièrement par l'Organisation de la Conférence islamique. Heureusement, on doit préciser que la France ne l'a pas votée, estimant précisément qu'elle reflétait une conception communautariste de la société et risquait de susciter des atteintes à la liberté d'expression. 

On voit ainsi apparaître un retour du blasphème, au nom du droit au respect des différentes communautés religieuses. Au moment où la France donne, pour une fois, l'image d'une communauté rassemblée autour de valeurs communes qui sont celles de la République, il convient de se méfier de certains apprentis-sorciers. Derrière un discours en apparence libéral prônant le respect de la liberté religieuse, se cache la recherche d'une segmentation communautaire de la société. Derrière ce respect affiché des communautés religieuses se cache finalement le refus de tout discours déviant ou simplement ironique. L'équipe de Charlie l'avait bien compris, et elle prônait, par son insolence même, le droit au blasphème.


lundi 5 janvier 2015

La mort du bébé de Champlan ou l'inhumation inhumaine

La petite Maria Francesca, dont les parents sont d'origine rom, est décédée de la mort subite du nourrisson dans la nuit du 25 au 26 décembre 2014, à l'âge de trois mois. Ses parents vivent dans un bidonville situé sur le territoire de la commune de Champlan (Essonne) où leurs deux fils sont scolarisés. Ils souhaitent que leur enfant soit enterrée au cimetière communal. Diverses associations d'entraide acceptent de prendre en charge les frais liés à cette inhumation... Jusque là, l'histoire est  celle d'une famille endeuillée, histoire triste mais banale. 

Elle devient franchement indécente lorsque le maire de Champlan refuse cette inhumation au cimetière communal. Certes, il conteste aujourd'hui la réalité de ce refus. Il affirme que ses propos ont été déformés, que la décision a été prise par le premier adjoint, et qu'il ne pouvait s'y opposer parce qu'il était en vacances dans lieu où son téléphone ne pouvait accéder au réseau... Sans doute ignore-t-il que le premier adjoint agit par délégation du maire ? Quoi qu'il en soit, il appartiendra sans doute au Défenseur des droits, qui a annoncé vouloir se saisir de cette affaire, de vérifier l'exactitude matérielle des faits. 

Le droit funéraire


Quels que soient les résultats de l'enquête, l'affaire soulève la question du droit à la sépulture. Le maire peut-il s'opposer à l'inhumation au cimetière communal d'un enfant résidant dans la commune ? Certains journalistes, notamment de l'AFP, ont répondu positivement à cette question, réponse immédiatement reprise par un grand nombre de médias. Il est vrai que le droit funéraire est peu étudié et mal connu. Il est cependant formel : le maire de Champlan ne pouvait légalement s'opposer à l'inhumation de la petite Maria Francesca au cimetière communal.

Le droit funéraire demeure, pour l'essentiel, dominé par la loi du 15 novembre 1887, aujourd'hui codifiée dans le code général des collectivités territoriales (cgct). Plus récemment, la loi du 19 décembre 2008 est venue préciser le rôle des entreprises de pompes funèbres et les dispositions applicables en matière de crémation. Il ressort clairement de la loi que, dans le cas d'un enfant mineur, le règlement des funérailles et de la sépulture appartient aux titulaires de l'autorité parentale. Leur décision trouve néanmoins un certain nombre de limites posées par la police des funérailles et de la sépulture, police exercée par le maire et qu'il peut déléguer à l'un de ses adjoints (Par exemple : TA Marseille, 6 juillet é005, Association ADIMAD).

Les conditions posées


Cette police se traduit essentiellement par une autorisation administrative spéciale délivrée par le maire et communément appelée "permis d'inhumer". Dans le cas de la petite Maria Francesca, la disposition essentielle, celle dont l'application est contestée, est l'article 2223-3 cgct, qui trouve son origine dans un décret du 27 avril 1889. Il affirme que la sépulture dans le cimetière de la commune est "due" aux personnes décédées sur son territoire, aux personnes domiciliées sur son territoire, aux personnes qui y ont un caveau de famille, aux Français expatriés qui sont inscrits sur les listes électorale de la commune.

L'emploi du verbe "devoir" indique que le maire n'est pas dans une situation de pouvoir discrétionnaire mais de compétence liée. Autrement dit, si l'une de ces quatre conditions est remplie, il est tenu de délivrer le permis d'inhumer.

Observons qu'il est impossible d'invoquer une autre condition ne figurant pas dans cette liste. Ce n'est pas sans conséquence en l'espèce, dans la mesure où les médias ont, dans un premier temps, reproduit cette justification formulée par l'élu : " Nous avons peu de places disponibles. (...).  Les concessions sont accordées à un prix symbolique et l'entretien coûte cher alors priorité est donnée à ceux qui paient leurs impôts locaux. ». L'article 2223-3 ne prévoit aucune condition liée à l'inscription de la famille du défunt sur le rôle des impôts locaux. Peut-on sérieusement envisager qu'un enterrement puisse être subordonné à une condition de revenus ?
Enterrement de Mozart. Gravure anonyme du XIXè siècle.

Le "domicile", abri de la vie privée


Quant aux conditions posée par l'article 2223-3 cgct, il est facile de constater que les parents de Maria Francesca ne disposent pas d'un caveau de famille dans la commune, et ne sont pas des Français expatriés. Leur enfant n'est pas décédée sur le territoire de la commune mais à l'hôpital de la ville voisine, Corbeil-Essonnes, où elle avait été transportée en urgence et où son décès a été déclaré. Elle peut donc être inhumée au cimetière de cette ville situé à Wissous, et c'est sans doute ce qui va se produire. Mais précisément, ses parents ne le souhaitaient pas, considérant que la tombe de Maria Francesca serait trop éloignée du lieu où ils habitent. Tout le débat réside donc dans la dernière condition posée par l'article 2223-3 cgct : la "domiciliation" sur le territoire de la commune.

L'article 102 du code civil (c.civ.) situe le domicile au lieu où la personne physique a son principal établissement. Pour le maire de Champlan, les parents de l'enfant ne sont pas réellement "domiciliés" dans la commune, car ils sont installés de manière irrégulière dans un bidonville, au bout des pistes de l'aéroport d'Orly. Il est ainsi mentionné qu'ils n'ont pas été en mesure de produire un certificat de domicile. Cette absence serait à l'origine de la décision de l'élu, préférant que l'inhumation ait lieu dans la commune où s'est produit le décès. 

Cette analyse repose sur une lecture linéaire et étroite de l'article 102 c. civ., analyse qui semble ignorer la jurisprudence. Dans une décision du 26 avril 1990, la Cour de cassation affirme ainsi que le "principal établissement" peut être précisé par toutes sortes de critères et que les juges du fond ne doivent pas se fier aux seuls documents administratifs l'attestant. Le domicile n'est pas seulement le lieu de paiement de l'impôt ou de l'exercice des droits civils. C'est aussi le lieu d'habitation, l'abri de la vie privée et familiale. Dans un arrêt du 2 décembre 1983 ville de Lille c. Ackermann, le Conseil d'Etat insiste sur cet aspect et reconnaît que la caravane des gens du voyage est leur domicile, au sens du code civil. Dans le cas des parents de Maria Francesca, il est évident que le bidonville où ils demeurent constitue l'abri de leur vie privée, abri certes inconfortable mais où ils habitent avec leurs deux enfants scolarisés à l'école de la commune.

L'analyse juridique ne laisse donc aucun doute sur le droit des parents d'inhumer leur enfant dans le cimetière de leur commune, même si leurs conditions de logement sont parfaitement indignes. Le plus choquant est sans doute que le maire ait cru bon d'opposer des arguments juridiques, aussi mal fondés soient-ils, à la demande des parents. L'étude de la jurisprudence montre en effet l'absence totale de précédent, sans doute parce qu'aucun élu n'a jamais osé refuser l'inhumation dans le cimetière de la commune à une population déjà terriblement défavorisée. La décision devait-elle reposer sur l'analyse juridique ou, plus simplement, sur le seul principe d'humanité ? Poser la question, c'est y répondre.

Le maire de Champlan, après avoir mis en cause son adjoint, ses services municipaux, la presse, cherche maintenant à remonter la pente en déclarant qu'il ne demande qu'à accueillir la petite dépouille dans le cimetière de la commune... C'est peut-être par là qu'il aurait fallu commencer.

vendredi 2 janvier 2015

Non bis in idem : Le docteur Bonnemaison bientôt devant la Cour européenne des droits de l'homme ?

Dans un arrêt du 30 décembre 2014, le Conseil d'Etat confirme la légalité de la sanction disciplinaire infligée au Docteur Bonnemaison. Accusé d'avoir administré à sept patients en fin de vie hospitalisés à l'hôpital de Bayonne des médicaments ayant provoqué leur décès, il a été condamné par la chambre disciplinaire régionale à être radié du tableau de l'Ordre des médecins le 24 juin 2013. Cette condamnation a été confirmée en appel par la chambre disciplinaire nationale de l'Ordre, le 15 avril 2014. 

Le fondement juridique de la sanction réside dans l'article R 4127-38 du code de la santé publique (csp) qui énonce que "le médecin n'a pas le droit de provoquer délibérément la mort" Au contraire, il doit "accompagner le mourant jusqu'à ses derniers moment, assurer par des soins et mesures appropriées la qualité d'une vie qui prend fin". Ces dispositions font partie du code de déontologie médicale qui a valeur réglementaire.

Le contrôle de cassation


La décision du Conseil d'Etat n'a rien de surprenant. Intervenant dans le cadre de son contrôle de cassation, le juge s'assure que la décision n'est entachée d'aucun vice de forme ni de procédure. 

Sur le fond, le Conseil d'Etat s'assure que les instances ordinales ont convenablement apprécié l'exactitude des faits. Ils ne sont pas vraiment contestés, et le docteur Bonnemaison reconnaît lui-même avoir donné la mort à plusieurs patients par l'injection d'un produit proche du curare. La qualification des faits ne rencontre pas davantage de difficultés. Il apparaît clairement que la décision de mettre fin à la vie de ces personnes a été prise en violation avérée de la procédure mise en place par la loi Léonetti du 22 avril 2005. Le docteur Bonnemaison a délibérément donné la mort, alors que ce texte n'autorise que l'interruption d'un traitement lorsque ce dernier traduit une "obstination déraisonnable", même si cette interruption est de nature à accélérer la fin de vie. Il s'accompagne d'ailleurs d'une procédure destinée à tenir compte de la volonté du patient, si elle peut être exprimée, ou de celle de la famille et à garantir une décision collégiale de l'équipe médicale. Le docteur Bonnemaison n'a respecté aucune de ces prescriptions posées par la loi.

Reste enfin la proportionnalité de la sanction, et le Conseil d'Etat ne peut qu'observer que les faits étant particulièrement graves, l'Ordre des médecins a pu considérer qu'ils justifiaient une mesure de radiation définitive. 

L'arrêt Bonnemaison n'apporte donc rien de nouveau au contrôle du juge de cassation sur les sanctions disciplinaires prononcées par un ordre professionnel. Son intérêt est ailleurs. Il réside précisément dans le fait que le docteur Bonnemaison a été acquitté en juin 2014 par la Cour d'assises de Pau. Il est vrai que ses avocats ont parfaitement su le présenter comme un militant du droit de mourir dans la dignité, dans un contexte marqué par la remise en question de la loi Léonetti. Aujourd'hui, le parquet a général a fait appel et un second procès devrait bientôt intervenir, cette fois devant la Cour d'assises d'Angers. La procédure pénale est donc loin d'être achevée. 

 Jacques Offenbach. Les Contes d'Hoffmann. Le Docteur Miracle : José van Dam

Sanction des instances disciplinaires et acquittement par la Cour d'assises


Il n'en demeure pas moins qu'en l'état actuel du droit, le docteur Bonnemaison a été acquitté par le juge pénal pour les faits qui ont fondé sa condamnation disciplinaire. Une telle situation est assez rare. Dans beaucoup de cas, la sanction disciplinaire n'a pas tout à fait le même fondement juridique que la sanction pénale même si elles ne sont pas sans lien. C'est ainsi qu'un fonctionnaire qui a écrit un article dans un journal peut être condamné pour injure ou diffamation par le juge pénal, et pour manquement à ses obligations de réserve et de discrétion par les instances disciplinaires. Dans le cas du docteur Bonnemaison, il est accusé d'avoir provoqué le décès de sept personnes, comportement pour lequel il a été acquitté par la Cour d'assises et condamné par l'Ordre.

La règle "Non bis in idem"


L'affaire pose indirectement la question de l'éventuelle mise en oeuvre de la règle "Non bis in idem". Déjà connue du droit romain, elle énonce que nul ne peut être poursuivi ni condamné deux fois pour les mêmes faits. Cette règle figure dans l'article 368 du code de procédure pénale, le Protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l'homme (art. 4), l'article 15 § 7 du Pacte international sur les droits civils et politiques et enfin l'article 50 de la Charte européenne des droits fondamentaux. Sa valeur constitutionnelle est moins claire. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 février 2010, se réfère ainsi à "la règle Non bis in idem",  sans davantage de précision, et notamment sans la dissocier clairement du principe de nécessité de la peine, lui-même rattaché à l'article 8 de la Déclaration de 1789.

Le champ d'application de cette règle est, en revanche, parfaitement clair. Le droit positif la limite en effet au domaine pénal. Depuis l'arrêt du Tribunal des conflits Thépaz du 14 janvier 1935, il est ainsi acquis que le comportement d'un fonctionnaire, et donc d'un médecin hospitalier, peut constituer à la fois une faute pénale et une faute de service, et susciter des poursuites pénales et disciplinaires. Dans une décision du 8 juillet 2012, la Cour de cassation refuse de la même manière la transmission au Conseil d'une QPC portant sur les dispositions qui autorisent l'Autorité des marchés financiers (AMF) à engager des poursuites administratives susceptibles de se cumuler avec des poursuites pénales. La Cour considère en effet que le principe "Non bis in idem" ne s'applique pas, dès lors qu'il s'agit de deux procédures de nature différente. Cette interprétation a été confirmée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision rendue sur QPC du 17 janvier 2013. Il estime qu'un médecin peut être sanctionné à la fois par l'Ordre et par les instances disciplinaires de sécurité sociale. Ce cumul de procédures disciplinaires n'emporte aucune violation du principe "Non bis in idem", à la condition toutefois que seule la sanction la plus forte soit mise à exécution. Cette réserve est dictée par le bon sens, car on imagine mal un médecin condamné pour les mêmes faits à une interdiction temporaire et à une interdiction permanente d'exercer sa profession.

Dans l'arrêt Bonnemaison, le Conseil d'Etat applique ainsi une jurisprudence aussi ancienne que constante. Dans une rédaction très didactique, il explique que "cette décision sur le volet disciplinaire des poursuites est distincte de l’instance pénale, toujours en cours". Il en résulte que le fait qu'aucune infraction pénale n'ait été commise, selon la décision de la Cour d'assises de Bayonne, n'implique pas nécessairement l'absence de faute déontologique. Dès lors que les procédures sont clairement dissociées, rien n'oblige le juge disciplinaire à surseoir à statuer jusqu'à l'issue de l'instance pénale. 
 

Vers une évolution ?


Cette position des juges français fait pourtant l'objet de contestations récentes, que les avocats du docteur Bonnemaison pourraient peut-être exploiter. La Cour européenne des droits de l'homme tout d'abord, dans un arrêt Grande Stevens c. Italie du 4 mars 2014, a considéré que le droit italien viole l'article 4 du Protocole n° 7 de la Convention européenne en prévoyant qu'un délit d'initié peut être poursuivi à la fois par l'autorité indépendante chargée du contrôle des marchés boursiers et par le juge pénal. La société requérante ayant déjà été condamnée par l'autorité indépendante, la Cour demande que les poursuites pénale engagées à son encontre "soient clôturées dans les plus brefs délais". La décision laisse évidemment prévoir une prochaine condamnation de la France, dont le système juridique prévoit de nombreux cas où une autorité indépendante peut prononcer une sanction pour des faits poursuivis également devant le juge pénal. 
 
Dans une situation comparable à celle sanctionnée par la Cour européenne, les personnes condamnées pour les délits d'initiés intervenus au sein de l'entreprise EADS viennent d'obtenir, le 17 décembre 2014, le renvoi au Conseil constitutionnel d'une QPC portant sur le non respect de la règle "Non bis in idem". En l'espèce, les intéressés ont été mis hors de cause par l'Autorité des marchés financiers et contestent les poursuites dont ils font l'objet devant le tribunal correctionnel.

Certes, la contestation de la règle "Non bis in idem" concerne essentiellement, du moins pour le moment, les procédures diligentées par les organes disciplinaires de certaines autorités indépendantes. Le problème est cependant de même nature dans le cas des poursuites disciplinaires visant les fonctionnaires. S'il semble difficilement contestable qu'un même comportement puisse entraîner à la fois des poursuites pénales et des poursuites disciplinaires, leur articulation se heurte à des difficultés. L'indépendance peut-elle réellement être totale entre les deux procédures ? Une instance pénale en cours ne risque-t-elle pas d'être influencée par une sanction disciplinaire déjà prononcée ? Conviendrait-il d'établir un sursis à statuer obligatoire en matière disciplinaire, jusqu'à l'issue de la procédure pénale ? Il ne fait guère de doute que le cas du docteur Bonnemaison pourrait permettre à la Cour européenne des droits de l'homme de se saisir de cette question et de définir le socle d'une procédure respectueuse du droit au procès équitable.



mardi 30 décembre 2014

Les seins des Fémen : "Par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées".

Le 17 décembre 2014, le tribunal correctionnel de Paris a condamné une jeune femme pour exhibition sexuelle. En décembre 2013, alors qu'elle appartenait alors au groupe Femen, elle avait pénétré seins nus dans l'église de la Madeleine. Posant les bras en croix devant l'autel, un foie de boeuf dans chaque main, elle entendait évoquer "le foetus avorté du Christ" et dénoncer la position anti-avortement de l'Eglise catholique. On en conviendra, les actions symboliques des Femen ne sont pas toujours faciles à décrypter. Quoi qu'il en soit, le curé de la Madeleine a porté plainte et obtenu la condamnation de la prévenue à un mois de prison de sursis pour exhibition sexuelle, auquel il faut ajouter 2000 € de dommages-intérêts et 1500 € pour les frais de justice. 

La question qui se pose est évidemment celle du fondement juridique de la condamnation. Aux termes de l'article 222-32 du code pénal (c. pén.), "l'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 d'amende". Observons que ce délit d'exhibition sexuelle a succédé à l'ancien "outrage public à la pudeur", dont on trouve l'origine dans le décret législatif du 19 juillet 1791 et dont la définition avait été jugée trop floue. Dès lors qu'il était bien difficile de donner un contenu juridique à la notion de pudeur, il apparaissait encore plus délicat de préciser quel comportement était susceptible de lui faire outrage.

Les éléments constitutifs du délit d'exhibition sexuelle


Le droit actuel est-il pour autant dépourvu d'incertitude ?L'article 222-32 c. pén. ne donne aucune définition de l'exhibition sexuelle et c'est  la jurisprudence qui a précisé les éléments constitutifs de ce délit. Il est constitué lorsque deux conditions cumulatives sont réunies : il doit s'agir d'un acte de naturelle sexuelle, et cet acte doit être exhibé, c'est à dire avoir été accompli aux yeux du public.

Les "actes de nature sexuelle"


La jurisprudence distingue trois catégories d'"actes de nature sexuelle" : l'exhibition de rapports sexuels, les gestes obscènes et enfin l'exhibition des parties sexuelles du corps. En l'espèce, la condamnée n'a pas mis en scène de rapport sexuel et ne s'est pas livrée à des gestes obscènes. En revanche le juge estime qu'elle a exhibé une "partie sexuelle" de son corps. Aux yeux des Femen, le simple fait de considérer les seins comme une "partie sexuelle" du corps est discriminatoire dès lors que l'exhibition du torse d'un homme n'est pas considérée comme une exhibition sexuelle.


Tartuffe. Molière. Denise Gence et Robert Hirsch. Comédie Française. 1973

 

Une "partie sexuelle" du corps ?


La jurisprudence sur la question de savoir si les seins constituent une "partie sexuelle" du corps est à la fois ancienne et rare. Dans un arrêt du 22 décembre 1965, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré qu'une jeune femme jouant au ping pong sur une plage les seins nus commet "une exhibition provocante de nature à offenser la pudeur publique et à blesser le sentiment moral de ceux qui ont pu en être les témoins". Cette décision, datant de l'époque de l'infraction d'outrage public à la pudeur, paraît aujourd'hui très datée, notamment dans la mesure où elle ne tient aucun compte du lieu où s'accomplissent les faits reprochés, en l'espèce sur un plage. Nul n'ignore qu'aujourd'hui le port du monokini est largement toléré sur les plages, rendant très improbable un contentieux similaire.

Avant cet arrêt cependant, la Cour de cassation avait confirmé, dans une décision du 9 mai 1962, la condamnation d'un homme ayant aidé une jeune femme à se déshabiller pour exhiber ses seins en bordure d'une autoroute. De son côté, le tribunal correctionnel de Grasse, le 29 mai 1965, avait condamné sur le même fondement une femme se promenant nue dans les rues d'une station balnéaire. Dans ces deux hypothèses, l'infraction était constituée alors que l'exhibition avait eu lieu dans des lieux publics autres que la plage. La décision du 17 décembre 2014 montre que cette jurisprudence n'est pas obsolète.

Doit-on souhaiter sa disparition ? L'argument essentiel contre celle-ci est un argument a contrario, développé à l'audience par l'avocat du curé de la Madeleine. Si l'on considère que l'exhibition sexuelle n'est pas applicable aux seins, sera-t-il encore possible de de considérer le fait de les toucher comme une agression sexuelle (art. 222-27 c. pén.) ? L'argument n'est pas sans intérêt, et il est vrai que l'on peut voir une certaine contradiction à considérer les seins comme une "partie sexuelle" lorsqu'ils sont agressés par un tiers et comme un élément du corps humain dépourvu de tout connotation sexuelle lorsqu'ils sont exhibés. L'action des Femen devient alors peu lisible, puisqu'elles exhibent leurs seins dans un but volontairement provocateur, alors que, dans le même temps, elles nient le caractère transgressif d'une telle démarche. Certes, mais il n'en demeure pas moins qu'entre l'exhibition sexuelle et l'agression sexuelle, il existe une différence fondamentale : dans le premier cas, la femme choisit de montrer ses seins, dans le second elle subit un attouchement auquel elle n'a pas consenti.

La publicité de l'exhibition


A dire vrai, ce débat n'a pas beaucoup de sens, car l'essentiel réside sans doute dans le second critère de l'exhibition sexuelle : le fait qu'il se déroule aux yeux du public.

Souvenons-nous qu'en l'espèce, la Femen avait soigneusement prévenu la presse de son action, et que l'exhibition s'est produite sous les yeux d'une chorale qui répétait dans l'église. Conformément à la jurisprudence traditionnelle en ce domaine, il n'est pas nécessaire de prouver que les membres de cette chorale ont été choqués par le spectacle. Il suffit qu'ils en aient été les témoins involontaires. Le caractère délictueux réside dans le fait que la nudité est imposée à la vue d'autrui. Peu importe le mobile, volonté de choquer ou pulsion purement personnelle.

De la même manière, l'article 222-32 précise que l'exhibition sexuelle doit s'être produite dans un lieu accessible aux regards du public. Sur ce point, la jurisprudence se montre d'ailleurs très compréhensive dès lors que l'exhibition s'est produite devant des témoins involontaires. Dans un arrêt du 31 mars 1999, la chambre criminelle a ainsi considéré qu'un cabinet d'avocat était "accessible aux regards du public", dans l'hypothèse d'un exhibitionniste exerçant son coupable penchant dans le bureau de son avocat, sous les yeux d'une collaboratrice. Dans le cas de notre Femen, il est évident que l'église de la Madeleine est un lieu ouvert au public, fréquenté non seulement par la chorale qui y tient ses répétitions, mais aussi par des fidèles et des touristes.

Pétition ou QPC ?



En l'état actuel du droit, il ne fait guère de doute que le délit d'exhibition sexuelle est constitué et que le tribunal correctionnel n'a pas commis d'erreur de droit en condamnant la Femen. Ces dernières dénoncent son caractère discriminatoire dans une pétition.. Une telle initiative ne risque pas d'apporter la moindre réponse au problème juridique posé. Une QPC, en revanche, pourrait être déposée à l'occasion d'un appel et permettre une clarification juridique. Certes, il est probable que le juge constitutionnel refuserait de se placer sur le fondement du caractère discriminatoire de l'infraction. Toujours perspicace, il considérerait sans doute que le torse d'une femme n'est pas tout à fait identique à celui d'un homme.
En revanche, il serait possible d'invoquer l'absence de clarté et de lisibilité de la loi. En matière de harcèlement sexuel, la loi du 6 août 2012 a ainsi été votée après la déclaration d'inconstitutionnalité des dispositions anciennes par la décision du Conseil constitutionnel datée du 4 mai 2012. A l'époque, le Conseil s'est précisément fondé sur l'absence de clarté et de lisibilité de la loi qui définissait le harcèlement sexuel comme "le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle". Cette définition tautologique est apparue au juge trop incertaine, faisant notamment disparaître le caractère nécessairement répétitif du harcèlement. L'article 222-32 c.pén., celui-là même qui punit l'exhibition sexuelle, ne donne, quant à lui, aucune définition de cette incrimination. Cette lacune peut-elle être analysée comme un manquement à la clarté et à la lisibilité de la loi ? La question mérite sans doute d'être posée.

samedi 27 décembre 2014

L'accès des services de renseignement aux données de connexion : Big Brother à la française ?

Nul n'ignore que les textes réglementaires les plus sensibles sont publiés au Journal officiel le week end du 15 août ou le jour de Noël, au moment où les citoyens ont d'autres préoccupations, vacances ou réveillon. Un nouvel exemple de cette pratique est donné par le décret du 24 décembre 2014 relatif à l'accès administratif aux données de connexion, texte publié au Journal officiel du 26 décembre et qui entrera en vigueur le 1er janvier 2015.

Ce décret a pour objet l'application de l'article 20 de la loi de programmation militaire  (LPM) du 18 décembre 2013, article qui précise le cadre juridique de la procédure d'accès des services de renseignement aux données de connexion circulant sur internet. Au moment du vote de la LPM, ces dispositions avaient suscité une inquiétude, sans pour autant parvenir à une véritable mobilisation. Alors que chacun étale sa vie privée sur Facebook avec un narcissisme non dissimulé, les atteintes qui lui sont portées au nom de la lutte contre le terrorisme sont de plus en plus considérées comme acceptables. Par ailleurs, le simple fait d'offrir un cadre juridique à une pratique qui, auparavant, demeurait ignorée du droit positif a été perçu comme un progrès. La CNIL évalue ainsi à 30 000 le nombre de demandes annuelles de communication de données formulées par les services de renseignement, demandes qui, jusqu'à aujourd'hui étaient dépourvues de réel fondement juridique.

Le décret définit donc un cadre juridique à cette communication, cadre juridique qui a donné lieu à un avis consultatif rendu par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) le 4 décembre 2014 et publié en même temps que le décret. Ce cadre juridique demeure cependant extrêmement souple, avec un champ d'application imprécis et une procédure d'accès dépourvue de réel contrôle.

Les données de connexion


Le décret du 24 décembre 2014 crée un chapitre nouveau intitulé "Accès administratif aux données de connexion" dans la partie réglementaire dans le code de la sécurité intérieure (art.R 246-1 et s. csi). Ces "données de connexion" sont celles, "à l'exclusion de toute autre", qui permettent l'identification d'une ou plusieurs personnes, données énumérées dans les articles R 10-13 et R 10-14 du code des postes et télécommunications électroniques.

La précision est d'importance, et veut affirmer que le décret n'entend pas autoriser les services à effectuer des perquisitions en ligne. Il n'en demeure pas moins que ces derniers peuvent s'appuyer sur les termes de loi, non dépourvus d’ambiguïté (art. L 246-1 csi). Ils affirment en effet que les données de connexion sont communicables, parmi d'autres "documents" et "informations" accessibles sur le même fondement. Qui peut empêcher les service d'invoquer la loi pour obtenir n'importe quel document ou n'importe quelle information conservée sur internet ? Le décret n'offre sur ce point qu'une garantie parfaitement illusoire, garantie qui cède devant la norme supérieure.

OSS 117. Rio ne répond plus. Michel Hazanavicius. 2010. Jean Dujardin

Un régime juridique proche de celui des écoutes téléphoniques


Sur le plan de la procédure de communication, le décret est largement inspiré de la loi du 10 juillet 1991  relative aux écoutes téléphoniques, loi votée à une époque où internet relevait peu ou prou de la science fiction. Aujourd'hui, le droit positif opère une fusion entre cette procédure ancienne et la procédure nouvelle d'accès aux données de connexion.

Un "groupement interministériel de contrôle" (GIC), service du Premier ministre, est désormais chargé à la fois des interceptions de sécurité et de l'accès administratif aux données de connexion. Les demandes d'accès lui sont adressées par l'intermédiaire d'une "personnalité qualifiée" désignée dans chaque ministère, Défense, Intérieur et Economie. Le GIC les transmet ensuite aux opérateurs concernés. Le secret est donc protégé, puisque ces derniers ignorent quelle autorité leur demande ces informations et pour quel motif. In fine, c'est l'opérateur et lui seul qui procède à la "sollicitation du réseau", formule employée par l'article L 246-3 csi. Il s'agit de protéger les individus contre les risques d'une aspiration en masse des données d'identification.

Une absence de contrôle


Le contrôle de l'ensemble de la procédure est pour le moins modeste. Il réside dans l'intervention de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Aux termes de l'article R 246-8 csi, celle-ci "dispose d'un accès permanent aux traitements automatisés" mis en oeuvre dans le cadre de ces réquisitions, c'est à dire un traitement recensant les demandes d'accès et un autre les données communiquées, toutes informations conservées pendant une durée maximum de trois ans. Les autorités compétentes sont, quant à elles, tenues de fournir à la Commission "tous éclaircissements" qu'elle sollicite sur les demandes d'accès. En revanche, aucun texte n'attribue de pouvoir de sanction à la CNCIS, ni même d'ailleurs une quelconque compétence pour transmettre un dossier au parquet. Les bons sentiments ne font pas les contrôles efficaces, d'autant que le Président de la CNCIS a démissionné en juin 2014 pour protester contre l'absence de moyens affectés à cette fonction de contrôle.

De toute évidence, ce décret s'analyse comme une forme de leurre juridique. Sa fonction n'est pas de renforcer les droits des citoyens mais bien davantage de donner un fondement juridique à l'action des services de renseignement tout en leur laissant une large marge d'autonomie.
Reste à se poser la question de l'avenir de ce décret. Un recours pour excès de pouvoir pourrait-il servir de vecteur à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ? Peut-être, puisque précisément le Conseil constitutionnel ne s'est pas prononcé sur la LPM. Sur le fond cependant, on peut s'interroger sur les chances de succès d'une telle démarche. Le droit français, comme d'ailleurs la plupart des systèmes juridiques, se satisfait d'un encadrement symbolique de l'activité des services de renseignement, encadrement symbolique qui suscite un contrôle tout aussi symbolique.

mercredi 24 décembre 2014

L'accouchement à domicile, ou dans une étable, n'est pas un droit

L'accouchement à domicile, ou dans une étable, n'est pas un droit. Il ne saurait donc, en tant que tel, être garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. C'est ce qu'affirme la Cour européenne des droits de l'homme dans un arrêt du 11 décembre 2014, Dubska et Krejzova c. République tchèque.

Les deux requérantes revendiquent le droit d'accoucher chez elles, avec l'aide d'une sage-femme. Le droit tchèque n'interdit pas formellement l'accouchement à domicile, ce qui est d'ailleurs impossible dans la mesure où une naissance peut toujours intervenir avant terme et de manière quelque peu inopinée, au domicile de la mère où ailleurs. En revanche, il contraint les professionnels de santé à procéder à des accouchements en milieu hospitalier, sauf en cas d'urgence. L'accouchement à domicile à la demande de la parturiente est donc illicite et les compagnies d'assurance refusent  d'assurer les sage-femmes qui voudraient développer une telle pratique. 

Observons que le droit français n'est pas très éloigné du droit tchèque. Certes, contrairement à lui, il n'impose pas formellement aux professionnels de santé de pratiquer l'accouchement en milieu hospitalier, mais il exige, depuis la loi Lang du 4 mars 2002, qu'ils soient assurés. Le problème est que la prime d'assurance est de l'ordre de 20 000 € à 25 000 € par an, montant sans rapport avec le revenu moyen d'une sage-femme libérale.

Dans son rapport de 2011, la Cour des comptes révèle qu'une enquête du Conseil national de l'Ordre des sages-femmes a recensé soixante-douze sages-femmes reconnaissant pratiquer des accouchements à domicile. Seules quatre d'entre elles étaient assurées au moment de l'enquête. La Cour des comptes en déduit que l'Etat doit imposer le respect de cette obligation d'assurance, ce qui a été fait. L'Ordre a donc rappelé que le défaut d'assurance peut conduire à des poursuites disciplinaires et pénales. La conséquence de cette situation est que si l'accouchement à domicile n'est pas interdit de jure, il est interdit de facto dès lors qu'il est désormais impossible de trouver une sage-femme assurée pour le pratiquer.

Rogier van der Weyden. Panneau du Triptyque Bladelin. Circa 1450


L'arrêt Dubska et Krejzova présente donc un intérêt tout particulier pour le droit français. La question est en effet posée en terme de droit. Peut-on revendiquer un droit d'accoucher chez soi ?

Le droit de choisir les conditions de son accouchement ? 


Aux yeux de la Cour, la question posée n'est pas celle du droit d'accoucher à domicile, mais celle du droit de choisir les conditions dans lesquelles on souhaite donner la vie. Il n'est pas contestable que l'accouchement s'analyse comme un élément de la vie privée de la mère, dans ce qu'elle peut avoir de plus intime. Par voie de conséquence, il n'est pas davantage contestable que le fait d'empêcher l'accouchement à domicile constitue une ingérence dans la vie privée.

Ce raisonnement n'a rien de nouveau. Il figurait déjà dans l'arrêt Ternovsky c. Hongrie du 14 décembre 2010. A l'époque, la Cour avait condamné la Hongrie, dont le droit était rempli de contradictions. D'un côté, il consacrait un "droit du patient à l'autodétermination dans le contexte des traitements médicaux", dont on pouvait déduire un droit de la femme de choisir les conditions de son accouchement. De l'autre, il prévoyait des sanctions à l'encontre des professionnels de santé pratiquant de tels actes médicaux.

De cette jurisprudence Ternovsky, certains avaient déduit, peut-être un peu rapidement, que la Cour consacrait désormais une liberté d'accoucher à domicile. Il n'en est rien cependant, et c'est ce que vient préciser la décision Dubska et Krejzova. La Cour rappelle en effet que l'ingérence de l'Etat dans le droit au respect de la vie privée, et donc dans les conditions dans lesquelles se passe un accouchement, peut être parfaitement conforme à l'article 8 de la Convention si plusieurs conditions sont réunies.

Une ingérence prévue par la loi


L'ingérence doit d'abord être "prévue par la loi", et c'est précisément cette condition qui faisait défaut dans le cas hongrois. Comme elle le fait toujours, la Cour adopte une définition compréhensive de "la loi". A ses yeux, une ingérence "prévue par la loi" est seulement une ingérence conforme au droit positif ("in accordance to the law"). En l'espèce, le droit tchèque est clair. S'il ne prohibe pas formellement l'accouchement à domicile, il impose aux professionnels de santé une plate-forme médicale qui ne peut exister qu'en milieu hospitalier. Les parturientes ne peuvent donc réclamer un accouchement à la maison, et elles ne peuvent davantage ignorer cette règle.

La sécurité de la mère et de l'enfant à naître


L'ingérence doit poursuivre un "but légitime", ce qui, à dire vrai, n'est guère contesté. La Cour ne peut que prendre acte que les autorités tchèques poursuivent un intérêt de santé publique, en procurant aux parturientes une plate-forme médicale indispensable en cas de complications. Il s'agit en effet de garantir la sécurité de la mère et du nouveau-né.

Enfin, dernière condition posée par l'article 8, l'ingérence doit être "nécessaire". Sur ce point, la Cour fait observer qu'il n'existe pas réellement de consensus européen dans ce domaine. Certains Etats, comme l'Allemagne et les Pays-Bas, autorisent l'accouchement à la maison, qu'ils considèrent comme plus naturel et sans danger pour les grossesses sans risques. D'autres, et ce sont les plus nombreux, parmi lesquels la république tchèque et la France, estiment que le risque zéro n'existe pas dans ce domaine. Ils imposent donc l'accouchement en milieu hospitalier. La Cour se déclare sensible à cet argument, et rappelle qu'il appartient aux Etats de définir leur pratique en ce domaine. Elle note d'ailleurs que l'ingérence dans la vie privée des femmes est minime par rapport à l'intérêt de santé publique mis en avant par l'Etat.

Le boeuf et l'âne, comme service de réanimation ?


L'arrêt du 11 décembre 2014 affirme ainsi qu'il n'existe pas de droit d'accoucher à domicile. Il s'agit seulement d'une tolérance que chaque Etat peut choisir de mettre en oeuvre, ou non, sous sa propre responsabilité.

Reste à envisager le cas de l'accouchement dans une étable, sujet d'actualité un 24 décembre. Pourrait-on considérer, mutatis mutandis, que le souffle chaud du boeuf et de l'âne peuvent être assimilés à un service de réanimation ? Peut-être. En tout cas, une chose est certaine. Marie n'avait pas demandé à accoucher dans une étable. Souvenons-nous que toutes les auberges de Bethléem étaient pleines en raison d'un recensement qui avait attiré une grande quantité de population dans cette ville. En quelque sorte, l'accouchement de Marie est un accouchement d'urgence qui, comme tout accouchement d'urgence, peut se dérouler n'importe où, avec l'assistance de quelque matrone dont l'Evangile n'a pas conservé la trace. Heureusement, tout s'est bien passé. Joyeux Noël.