« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 13 décembre 2014

Circulaire Taubira : le refus du péché originel juridique

Dans un arrêt du 12 décembre 2014, le Conseil d'Etat a rejeté le recours déposé par l'Association des juristes pour l'enfance et différentes autres associations catholiques contre la circulaire Taubira du 25 janvier 2013. Rappelons que cette circulaire autorise la délivrance de certificats de nationalité française aux enfants nés à l'étranger de parents français, y compris « lorsqu’il apparaît, avec suffisamment de vraisemblance qu’il a été fait recours à une convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui ».

A l'époque de sa publication, ce texte avait suscité un regain d'agitation, d'ailleurs modeste, des milieux hostiles au mariage entre personnes du même sexe. Ils y voyaient une consécration indirecte de la gestion pour autrui (GPA), et l'annonce que cette GPA allait être autorisée pour les couples homosexuels. Mais rien de tout cela ne figurait dans la circulaire, situation qui rendait quelque peu délicate la recherche de moyens sérieux à l'appui du recours.

La recevabilité du recours 


La jurisprudence  Duvignères du 18 décembre 2002 distingue les circulaires non impératives des circulaires impératives : "Considérant que l'interprétation que par voie, notamment, de circulaires ou d'instructions l'autorité administrative donne des lois et règlements qu'elle a pour mission de mettre en oeuvre n'est pas susceptible d'être déférée au juge de l'excès de pouvoir lorsque, étant dénuée de caractère impératif, elle ne saurait, quel qu'en soit le bien-fondé, faire grief ; qu'en revanche, les dispositions impératives à caractère général d'une circulaire ou d'une instruction doivent être regardées comme faisant grief". Seules les circulaires impératives sont donc susceptibles de recours devant le Conseil d'Etat. 

La circulaire Taubira entre dans cette seconde catégorie, dès lors qu'elle produit des effets de droit à l'égard des enfants concernés et de leur famille. Le contrôle du juge consiste alors à regarder si la circulaire crée une ou plusieurs règles nouvelles, c'est à dire qui ne figurent dans aucune loi ou aucun règlement. Dans ce cas, la circulaire peut être annulée pour incompétence, dès lors que le ministre s'est attribué un pouvoir réglementaire dont il ne dispose pas.

En l'espèce pourtant, Christiane Taubira n'a pas violé la loi. Sa circulaire n'a pas pour conséquence de reconnaître un quelconque droit à la GPA, droit qui d'ailleurs ne pourrait être consacré par la voie d'une circulaire. Elle se borne à prendre en compte une situation de fait, dans le respect du droit positif, et plus particulièrement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

La GPA comme péché originel juridique


Le Conseil d'Etat prend la précaution de rappeler que la GPA ne figure pas dans l'ordre juridique français. Dans le chapitre II du Code civil consacré au "respect du corps humain" figure un article 16-7 qui énonce que  « Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d'autrui est nulle ». L'article 16-9 c. civ. ajoute que ces dispositions présentent un caractère d'ordre public. La circulaire Taubira ne modifie en rien cette situation. Elle se borne à envisager le cas des enfants effectivement nés d'une GPA et dont il convient d'établir la nationalité.

Pour les requérants, ces articles imposent la nullité de tous les actes qui trouvent leur origine dans une GPA. Ils donnent ainsi une interprétation particulièrement étroite de l'adage ""Fraus omnia corrumpit", estimant finalement que tous les actes de la vie civile d'un enfant issu de GPA sont entachés de nullité en raison de l'origine frauduleuse de la convention qui a permis sa naissance. L'enfant est donc poursuivi par une sorte de péché originel juridique qui touche aussi bien sa nationalité que son état civil et qui devrait donc le poursuivre durant toute sa vie d'adulte.

Cette interprétation s'appuie sur une jurisprudence récente de la Cour de cassation. Dans deux décisions du 13 septembre 2013, la première Chambre civile a  refusé la transcription sur les registres de l'état civil français de l'acte de naissance d'enfants nés d'une GPA à Mumbay (Inde). Observons que les décisions de la Cour visent précisément l'état-civil alors que la circulaire Taubira concerne la délivrance de certificats de nationalité. Pour les requérants, le raisonnement par analogie s'impose cependant, puisque le fait d'être né à la suite d'une GPA entache de nullité tous les actes de la vie civile de l'enfant.


Agar et l'Ange. Ecole italienne. XVIIè siècle.

Les droits de l'enfant


Quoi qu'il en soit, le raisonnement par analogie développé par l'Association des Juristes pour l'enfance s'effondre de lui-même, dès lors que la jurisprudence de la Cour de cassation a été directement mise en cause par celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans deux importantes décisions Mennesson c. France et Labassee c. France rendues le 26 juin 2014, celle-ci affirme que l'intérêt supérieur des enfants nés aux Etats Unis d'une gestation pour autrui (GPA) est d'avoir un état civil français, élément de leur identité au sein de la société de notre pays.

Le Conseil d'Etat, dans son arrêt du 12 décembre 2014, ne s'appuie pas directement sur "l'intérêt supérieur de l'enfant", et l'on observe que la Convention relative aux droits de l'enfant de 1989 ne figure pas dans les visas. Le Conseil d'Etat préfère considérer l'enfant, non pas comme objet de droit mais comme sujet de droit. Il énonce très clairement que " la seule circonstance que la naissance d’un enfant à l’étranger ait pour origine un contrat qui est entaché de nullité au regard de l’ordre public français ne peut, sans porter une atteinte disproportionnée à ce qu’implique, en termes de nationalité, le droit de l’enfant au respect de sa vie privée, (...), conduire à priver cet enfant de la nationalité française à laquelle il a droit". L'enfant est une personne, rappelle le Conseil d'Etat, et, dès sa naissance, il est titulaire de droits. L'article 18 du code civil énonce qu'"est français l'enfant dont l'un des parents au moins est français". Dès lors que sa filiation avec un Français est établie, sa nationalité française est un droit, quelles que soient les circonstances de sa naissance, circonstances dont il n'est en aucun cas responsable.

Le refus d'une nouvelle forme de bâtardise juridique


Ce recours était peut-être le "recours de trop", porteur d'un effet boomerang. En rappelant que l'enfant est titulaire de droits, le Conseil d'Etat oppose une fin de non-recevoir à ceux qui voudraient créer des distinctions entre les enfants selon les conditions de leur naissance. Heureusement, car les arguments développés devant le juge rappellent ceux développés durant des siècles à l'encontre des enfants considérés comme illégitimes. En 1639, une ordonnance de Louis XIII ordonnait que tous les enfants nés hors mariage soient frappés d'indignité. Plus de trois siècles après, ce sont les enfants nés par GPA qui étaient menacés d'une nouvelle forme d'indignité ou de bâtardise juridique. Belle conception de la charité chrétienne.


mardi 9 décembre 2014

La Cour européenne face aux parlementaires corrompus

Membre du parti travailliste britannique, Geoffrey Hoon est élu à la Chambre des Communes en 1992, puis réélu à trois reprises. De 1997 à 2009, il exerce des fonctions ministérielles, et devient finalement Secrétaire d'Etat à la défense. Lorsqu'il quitte ses fonctions en 2009, il devient l'un des douze conseillers spéciaux auprès du Secrétaire général de l'OTAN.

Cette magnifique carrière est interrompue par une conversation avec une personne qui prétend représenter une agence de communication américaine. G. Hoon profite de cette opportunité pour faire quelques offres de service, affirmer qu'il est prêt à monnayer son expertise parlementaire pour promouvoir certains intérêts économiques, en particulier en matière de défense et d'armement. Hélas, son interlocutrice se révèle être une journaliste et ses propos sont largement diffusés sur Channel Four et dans le Sunday Times.

A la suite du scandale, G. Hoon fait l'objet d'une enquête du Parliamentary Commissionner for Standards saisi par des membres du parlement. Dans son rapport de 2010, celui-ci conclut que le requérant a violé le Code de conduite des parlementaires. Ce texte, approuvé par la Chambre des Communes en 2009, définit un certain nombre de règles en matière de déclaration du patrimoine et de comportement à l'égard des lobbies. A la suite de ce rapport, le Standard and Privileges Committee  propose de condamner le requérant à présenter ses excuses à la Chambre des Communes et à une interdiction de pénétrer dans l'enceinte parlementaire pendant cinq années. Ces propositions sont approuvées par une résolution de la Chambre des Communes de décembre 2010.

C'est précisément cette sanction que G. Hoon a contestée devant la Cour européenne. Dans son arrêt Hoon c. Royaume-Uni du 4 décembre 2014, celle-ci rejette son recours.

Le droit au juste procès


Le premier intérêt de la décision de la Cour est de porter sur une procédure disciplinaire spécifiquement parlementaire. La sanction prononcée à l'encontre de G. Hoon n'est pas susceptible de recours devant les juges, et G. Hoon y voit une atteinte au droit au juste procès garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Aux termes de ces dispositions, le droit au juge est garanti lorsque le contentieux porte "soit (sur) des contestations sur les droits et obligations de caractère civil", soit sur le "bien-fondé de toute accusation en matière pénale". Il est évident que la procédure parlementaire diligentée contre le requérant n'a rien à voir avec une procédure pénale puisqu'elle est uniquement parlementaire. Porte-t-elle pour autant sur des "droits et obligations de caractère civil" ? Pour la Cour européenne, la réponse est négative. Depuis son arrêt Christian Estrosi c. France du 30 juin 1995, elle estime que le droit de participer aux élections et de conserver son siège est un droit politique et non pas civil. La procédure parlementaire diligentée à l'encontre de G. Hoon n'est donc pas soumise aux dispositions de l'article 6 § 1. Le requérant ne peut donc invoquer le non respect du droit au juge.

 
Charles Froment. Singe au pot de confiture. 1882


 Le droit à la réputation


Le moyen essentiel développé par le requérant réside dans la violation de l'article 8 de la Convention. Il considère que la diffusion de sa conversation avec la soi-disant représentante d'une entreprise américaine constitue une atteinte à sa vie privée. Il y évoquait, en effet, son avenir professionnel et personnel avec une liberté qui ne peut exister que dans une conversation que l'on considère comme privée. La diffusion dans les médias de cet entretien constitue, à ses yeux, une atteinte à sa réputation.

L'argument n'est pas sans fondement. La réputation d'une personne constitue en effet un élément de sa vie privée, au sens de l'article 8 (CEDH 15 novembre 2007, Pfeifer c. Autriche). Dans une décision Axel Springer c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour a ainsi considéré que la publication d'un article consacré à la détention et à la consommation de drogue par un acteur particulièrement célèbre pour ses rôles de policier constitue à l'évidence une ingérence dans son droit au respect de sa réputation. Mais ce droit à la réputation peut céder devant les nécessités du "débat d'ordre général". Dans le cas de l'affaire Springer, les informations relatives à une procédure pénale en cours, surtout visant un acteur bien connu, sont considérées comme relevant de ce "débat d'ordre général".


Il en est de même dans le cas de Geoffrey Hoon. La Cour opère un contrôle de proportionnalité entre le droit à la réputation du requérant et le "légitime intérêt du public" qui a le droit d'être informé des procédures en cours au sein du parlement. Elle fait observer que l'affaire avait déjà été médiatisée avant la saisine du Standard and Privileges Committee. Pour protéger sa réputation, le requérant disposait donc de voies de recours devant les tribunaux contre Channel Four et le Sunday Times. Quant à la sanction finale prononcée par la Chambre des communes, elle a été précédée d'un débat prenant durant lequel le requérant a pu présenter sa défense. Certes, la décision Hoon est une décision d'espèce. Il n'en demeure pas moins qu'en consacrant la primauté du "débat d'ordre général", la Cour affirme que la lutte contre la corruption ne peut se développer que dans un processus transparent.

Une comparaison accablante


A sa manière, la Cour donne une caution à un système britannique construit sur une collaboration informelle entre la presse d'investigation et le contrôle du parlement sur l'activité de ses membres. La première instruit en quelque sorte les dossier au profit du second. Certes, il s'agit d'un système imparfait et l'affaire Hoon n'empêchera certainement pas les lobbies de continuer leur activité auprès des parlementaires britanniques. Il a cependant le mérite d'exister et donner du parlement britannique une image positive.

La comparaison avec le système français a sur ce point quelque chose d'accablant. Si la presse d'investigation existe, le parlement ne fait pas sa propre police. Il confie cette dernière à deux institutions. La première est le pouvoir judiciaire, que le Parlement empêche de remplir sa mission. En effet, un juge ne peut entendre ou poursuivre un député ou un sénateur que si l'assemblée concernée accepte préalablement de lever l'immunité de l'intéressé. Et on constate que cette immunité est bien rarement levée. La seconde est l'institution du déontologue. Il ne dispose d'aucun moyen d'investigation. S'il a connaissance d'un conflit d'intérêt, il peut seulement "faire au député les préconisations nécessaires". Au pire, le Bureau constatera le manquement aux règles de déontologie et demandera au député de "prendre toutes les dispositions pour faire cesser le manquement". De quoi dissuader toutes les formes de corruption.

vendredi 5 décembre 2014

La crèche de Noël menacée d'expulsion

Saisi par la Fédération de Vendée de la libre pensée, le tribunal administratif de Nantes a rendu le 14 novembre 2014 un jugement annulant pour illégalité le refus implicite opposé par le président du Conseil général, Bruno Retailleau, de retirer sa décision d'installer une crèche de Noël dans les locaux de l'hôtel du département. La demande initiale de l'association remonte à 2012 et l'élu a fait la sourde oreille durant deux ans. Il se voit aujourd'hui contraint de démonter la crèche déjà installée pour Noël 2014. 

L'affaire pourrait sembler un peu futile. Les crèches ne font-elles pas partie de la tradition de Noël, au même titre que le Père Noël et son traineau tiré par des rennes au nez rouge ? On peut également se demander si les militants de la laïcité n'auraient pas d'autres batailles plus urgentes à gagner.

Liberté de conscience et neutralité


Quoi qu'il en soit, l'association requérante obtient satisfaction, le tribunal s'appuyant sur la loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905, et plus précisément sur son article 28. Celui-ci interdit "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Nul doute que l'hôtel du département est un bâtiment public, qu'il n'est pas affecté au culte, qu'il ne saurait être considéré comme un monument funéraire. Le tribunal fait par ailleurs observer que le Président du Conseil général n'établit pas que le hall de l'immeuble ait été transformé en salle d'exposition ou en musée. 

Des précédents jurisprudentiels peuvent être invoqués à l'appui de ce raisonnement, qui constitue en fait une application extrêmement simple, pour ne pas dire simpliste, de l'article 28. Dans un jugement du 30 novembre 2011, le tribunal administratif d'Amiens avait déjà rendu un jugement identique à propos de l'installation d'une crèche non pas dans un bâtiment public, mais sur la place d'un village. Aux yeux du juge, une telle installation méconnaît à la fois "la liberté de conscience assurée à tous les citoyens par la République et la neutralité du service public à l'égard des cultes". Le jugement du tribunal administratif de Nantes reprend une formulation absolument identique.

La décision de 2011 ne semble pas avoir été frappée d'appel, et il sera intéressant de connaître les suites de l'affaire de 2014 si le président du conseil général de Vendée décide de faire appel, comme il l'a annoncé.

Lorenzo Costa. Nativité. Circa 1490

Un emblème religieux ?


Car l'analyse du tribunal administratif ne présente qu'une apparence de simplicité. Elle repose toute entière sur la qualification d'une crèche de Noël comme "emblème religieux" au sens de la loi de 1905. En l'espèce, cette qualification est affirmée, mais il ne fait aucun doute qu'elle pourrait être discutée. Bon nombre de symboles ont aujourd'hui perdu leur caractère religieux pour pénétrer  dans le domaine purement culturel. 

La Cour administrative d'appel (CAA) de Nantes a été saisie de cette délicate question, précisément à propos du logo du département de la Vendée. Représentant deux coeurs entrelacés surmontés d'une couronne portant une croix, ce logo a été implanté sur certains bâtiments publics, et notamment les collèges du département. Personne ne conteste que ce logo, inspiré du blason vendéen, trouve son origine dans l'affirmation d'une double dévotion à la monarchie et au Sacré-Coeur. Dans sa décision du 11 mars 1999, la CAA considère cependant qu'"en admettant même que chacun de ses éléments puisse être dissocié et représenter un motif religieux", il n'a pas été réalisé "dans un but de manifestation religieuse, ni n'a eu pour objet de promouvoir une religion".

Cette formulation se montre nettement plus précise que la décision du tribunal administratif portant sur la crèche. Il n'est pas contestable que cette dernière représente la nativité, qui doit être considéré un "motif religieux". Mais l'installation de la crèche dans le hall de l'Hôtel du département n'a pas été réalisé ""dans un but de manifestation religieuse". Elle n'a pas eu davantage pour objet de "promouvoir une religion". Noël est une fête religieuse pour plusieurs religions, et c'est aussi  une fête partagée par l'ensemble d'une société, au nom d'une culture commune.

Contrairement à ce qu'affirme le Président de l'association requérante, mais ce n'est pas en matière de laïcité que l'on va lui reprocher de prêcher pour sa paroisse, le jugement du tribunal administratif peut être contesté. 

Un "symbole passif"


L'appel trouverait certainement un appui supplémentaire dans l'arrêt Lautsi c. Italie, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 18 mars 2011. Des parents contestaient alors la présence de crucifix dans les écoles publiques italiennes. La Cour admet certes que le crucifix est un symbole religieux, mais elle fait observer que les Etats conservent une large d'appréciation dans le domaine des traditions qu'ils jugent important de perpétuer. En l'espèce, les autorités italiennes affirment que le crucifix symbolise un système de valeurs communes, et la Cour prend acte du fait que cette présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement, les enfants n'étant pas contraints à une pratique religieuse et pouvant arborer les signes d'autres religions. Elle en déduit donc que le crucifix posé sur un mur est "un symbole essentiellement passif " dont l'influence sur les élèves est pour le moins réduite. Elle en déduit donc que la liberté de conscience n'a fait l'objet d'aucune atteinte. Par analogie, on pourrait ainsi considérer que la crèche de Noël est un "symbole passif", dès lors que sa présence ne s'accompagne d'aucune forme d'endoctrinement et que son influence religieuse sur les passants est certainement très réduite. 

Sur ce point, on doit souhaiter un appel qui permettrait de développer une jurisprudence un peu plus subtile fondée sur les arrêts de la CAA Nantes et de la Cour européenne. Car la décision rendue par le tribunal administratif de Nantes a pour conséquence de donner du principe de laïcité une image étroite et intolérante, exactement le contraire de ce qu'il est. 


mardi 2 décembre 2014

Le contrôle de la nécessité de la garde à vue

La Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu, le 18 novembre 2014 un arrêt portant sur le contrôle de la "nécessité" de la garde à vue, contrôle qu'elle définit comme extrêmement réduit. L'affaire à l'origine de cette décision est d'une grande banalité. La prévenue a été arrêtée en état d'ébriété lors d'un contrôle routier le 25 mai 2013, infraction pour laquelle elle était en situation de récidive. Convoquée cinq jours plus tard, le 30 mai, par la gendarmerie, elle est placée en garde à vue à 7 h 45. Après son audition, elle est déférée à 9 h au procureur de la République qui décide son renvoi en comparution immédiate devant le tribunal correctionnel.

L'interdiction de toute rigueur non nécessaire


Avant toute défense au fond, un peu délicate car elle est en état de récidive, la prévenue demande la nullité de la garde à vue dont elle a fait l'objet. Elle obtient satisfaction d'abord devant le juge du fond puis devant la Cour d'appel qui prononcent cette nullité, entraînant évidemment l'abandon des poursuites.

La Cour d'appel s'appuie essentiellement sur les dispositions de l'article 62-2 du code de procédure pénale (cpp). Il énonce que la garde à vue peut être décidée "lorsqu'elle constitue l'unique moyen de permettre l'exécution des investigations impliquant la présence ou la participation de la personne, ou de garantir la présentation de la personne devant le procureur de la République afin que ce magistrat puisse apprécier la suite à donner à l'enquête". Selon la Cour d'appel, l'enquête était achevée dès le 25 mai 2013, dès lors que l'imprégnation alcoolique de la prévenue était avérée. La comparution immédiatement aurait donc pu être envisagée le jour même. Si on souhaitait la repousser de quelques jours, la mesure de garde à vue n'était, en tout état de cause, pas nécessaire, dès lors que l'intéressée s'était présentée volontairement à la gendarmerie cinq jours après les faits.

Cette analyse s'appuie sur le principe d'interdiction de toute rigueur non nécessaire, principe qui trouve son fondement dans l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et dont le Conseil constitutionnel a affirmé la valeur constitutionnelle dans sa décision du 11 août 1993. En matière de garde à vue, ce principe figure dans l'article 63 cpp qui subordonne le placement en garde à vue aux "nécessités de l'enquête". La 1ère Chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 25 novembre 2009, a ainsi décidé que le placement en garde à vue d'un étranger en situation irrégulière n'est pas nécessaire, dès lors que l'intéressé a reconnu cette irrégularité et que le rôle de la police se borne à le placer sous le contrôle des autorités administratives en vue d'une reconduite à la frontière. Aucune enquête de nature à justifier une garde à vue n'est dans ce cas nécessaire. Observons cependant qu'il s'agit là d'une décision de la 1ère Chambre civile, compétente en matière de contentieux de la reconduite à la frontière.

Dans son arrêt du 18 novembre 2014, la Chambre criminelle se montre nettement moins libérale, ou plus soucieuse de laisser les autorités de police une certaine latitude dans l'organisation concrète de la comparution immédiate.

La prévention routière. Fernand Raynaud

Maintenir une personne à la disposition de la justice


Revenant à la lettre de l'article 62-2 cpp, elle affirme que la garde à vue peut être décidée dans le seul but de "garantir la présentation de la personne" devant le procureur.  Ce sont donc les seules nécessités du défèrement qui justifient alors la garde à vue. Rappelons en effet que, selon l'article 803-2 cpp toute personne ayant fait l'objet d'un défèrement à l'issue de sa garde à vue comparaît le jour même devant le procureur ou, en cas d'ouverture d'une instruction, devant le juge d'instruction. En cas de nécessité et par dérogation, la personne peut être déférée le jour suivant et retenue dans des locaux spécialement aménagée pour une durée inférieure ou égale à vingt heures (art. 803-3 cpp). En cas de non respect de ces délais, l'intéressé est immédiatement remis en liberté.

La rétention se distingue évidemment de la garde à vue. La première a lieu dans les locaux du tribunal, alors que la seconde peut intervenir dans ceux des forces de police ou de gendarmerie. 

Dans sa décision du 17 décembre 2010, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la conformité à la Constitution de la procédure de rétention prévue par l'article 803-3 cpp. Il affirme ainsi que le principe de présomption d'innocence garanti par l'article 9 de la Déclaration de 1789 "ne fait pas obstacle à ce que l'autorité judiciaire soumette à des mesures restrictives ou privatives de liberté, avant toute déclaration de culpabilité, une personne à l'encontre de laquelle existent des indices suffisants quant à sa participation à la commission d'un délit ou d'un crime". Le Conseil précise cependant que cette privation de liberté ne peut intervenir que pour certains motifs limitativement énumérés, parmi lesquels les nécessités de la manifestation de la vérité, mais aussi "le maintien de la personne à la disposition de la justice".

On observe que le Conseil se garde bien de mentionner expressément la procédure de rétention dans son considérant de principe, qui peut tout aussi bien s'appliquer à la garde à vue. En l'espèce,  la Cour d'appel avait retenu que la garde à vue de la requérante ne reposait pas sur les nécessités de l'enquête, les faits étant avérés. Mais elle a omis de se prononcer sur la nécessité de tenir la personne à la disposition de la justice. Et c'est précisément le motif de la censure prononcé par la Chambre criminelle de la Cour de cassation.

Le poids des contraintes matérielles


Derrière les motifs juridiques apparaissent évidemment des contraintes matérielles. Le défèrement immédiat n'est pas toujours possible pour des questions d'horaire ou d'éloignement entre la brigade de gendarmerie et le tribunal, ou encore pour des motifs liés au nombre de personnes déférées. Pour le Conseil constitutionnel, la mesure de rétention ne peut intervenir qu'"en cas de nécessité", mais cette condition est remplie lorsque survient l'une ou l'autre de ces contraintes matérielles. Sur ce point, la Cour de cassation, dans sa décision du 18 novembre 2014, ne fait qu'appliquer la jurisprudence constitutionnelle au cas de la garde à vue, élargissement qui était inscrit "en creux" dans la décision du Conseil de décembre 2010.

La Cour adopte ainsi une vision réaliste de la procédure, à la recherche d'un équilibre entre les droits de la défense et les nécessités du fonctionnement du service public de la justice. A une époque où les forces de police et de gendarmerie sont de plus en plus regroupées dans certaines zones, au détriment du maillage du territoire, il n'est pas toujours possible d'emmener immédiatement un prévenu au tribunal pour un défèrement ou une rétention. En même temps, les comparutions immédiates sont toujours plus nombreuses, au point qu'elles apparaissent désormais comme le droit commun du procès pénal. Pour toutes ces raisons, la jurisprudence de la Cour de cassation apparaît, elle aussi, relever de la simple nécessité.

samedi 29 novembre 2014

Trafic de drogue : bien mal acquis ne profite jamais

La lutte contre le trafic de stupéfiants a suscité une législation permettant au juge de prononcer la confiscation d'un bien, lorsqu'il a été acquis avec l'argent de la drogue. Dans sa décision Aboufadda c. France du 27 novembre 2014, la Cour européenne des droits de l'homme déclare une telle mesure conforme à la Convention européenne des droits de l'homme.

Confisquer les profits tirés de l'infraction


Les requérants, ressortissants marocains résidant à Mulhouse ont acquis pour 246 120 euros une maison à Bitschwiller-les-Thann en 2005. Elle était financée pour 96 000 € par un apport personnel, le reste par un emprunt sur vingt ans dont environ 20 000 € furent d'ailleurs remboursés par anticipation dès 2005.

Durant cette même année, la gendarmerie mit à jour un important trafic de cannabis organisé par le fils des requérants. Toute la famille fut condamnée en juillet 2008 par le tribunal correctionnel de Mulhouse, le fils à sept ans d'emprisonnement pour trafic de stupéfiants, ses parents à trois ans dont deux avec sursis pour, "étant en relation habituelle" avec l'auteur du trafic n'avoir pu être "en mesure de justifier des ressources correspondant à leur train de vie", infraction prévue à l'article 321-6 du code pénal (c.pén.). Avec un revenu de 1300 € par mois, ils possédaient en effet plusieurs comptes en banque en France et au Maroc, la maison sur laquelle ils avaient effectué d'importants travaux, et neuf véhicules immatriculés à leur nom. Le tribunal prononça donc à leur encontre une peine complémentaire de saisie et confiscation des sommes déposées sur leur compte en banque et de la maison acquise en 2005. Ces peines furent ensuite confirmées en appel puis par la Chambre criminelle de la Cour de cassation en novembre 2009.

La peine complémentaire de confiscation prononcée à l'encontre de la famille Aboufadda trouve son origine dans une succession de textes législatifs et réglementaires. Le premier d'entre eux est la loi du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale, modifiée ensuite avec la loi "Loppsi II" du 14 mars 2011, puis la loi du 27 mars 2012 relative à l'exécution des peines et enfin la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance. Tous ces textes reposent sur un principe unique qui est que, pour être dissuasive, une sanction doit pouvoir s'accompagner de la privation pour les délinquants des profits qu'ils ont pu tirer de l'infraction. Ce principe avait d'ailleurs été formulé dès 2004, dans le rapport Warsmann sur la lutte contre le trafic de stupéfiants.

Le Corniaud. Gérard Oury. 1965

L'atteinte au droit de propriété


L'atteinte au droit de propriété est le premier moyen développé par les requérants, privés de leur maison. Le recours devant le Conseil constitutionnel fondé sur l'atteinte à l'article 17 de la Déclaration de 1789 n'avait aucune chance d'aboutir. La Cour de cassation a en effet refusé le renvoi au Conseil d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur les dispositions relatives à ces "saisies spéciales". Dans sa décision du  5 février 2013, elle a considéré que la question n'était ni nouvelle ni sérieuse, rappelant notamment que la confiscation était prononcée par un juge et susceptible de recours.

Devant la Cour européenne, les requérants invoquent la violation de l'article 1er du Protocole n°1 à la Convention européenne des droits de l'homme, disposition qui consacre le droit de toute personne "au respect de ses biens". Cette même disposition ajoute aussitôt que cette garantie ne porte pas atteinte au "droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes". Comme elle l'avait déjà fait à propos de procédures comparables prévues par le droit lituanien, la Cour affirme que la confiscation dont se plaignent les requérants entre dans le champ de cette disposition (CEDH, 10 avril 2012 Silickiene c. Lituanie).

La Cour contrôle donc la proportionnalité de la mesure prise en appréciant à la fois la nécessité de garantir l'intérêt général en luttant contre le trafic de stupéfiants et celle de protéger le droit de propriété. Le droit français repose, dans ce cas, sur une présomption. Les intéressés sont présumés bénéficier en connaissance de cause de ressources tirées du trafic de drogue. Il leur appartient donc d'apporter la preuve contraire, en démontrant que leurs biens ont une origine licite. C'est précisément cette preuve que n'ont pu apporter les époux Abouffada. Sur ce point, la Cour ne fait que reprendre sa jurisprudence Arcuri c. Italie du 5 juillet 2001 qui avait déjà affirmé, à propos de ces mêmes dispositions de l'article 1 du Protocole n°1, que la Convention ne fait pas obstacle à la mise en oeuvre d'une présomption dans ce domaine.

Cette présomption est, aux yeux de la Cour, un élément de la "large marge d'appréciation des Etats" qui révèle une "volonté légitime de sanctionner sévèrement des faits graves dont les requérants s'étaient rendus coupables". Elle en conclut logiquement que la sanction n'est pas disproportionnée par rapport aux nécessités de la lutte contre ces trafics.

Le droit de mener une vie familiale normale


L'atteinte au droit de mener une vie familiale normale (article 8 de la Convention) est traitée par la Cour de la même manière. Il n'est pas contesté que la confiscation de leur maison a contraint les époux Abouffada à déménager ce qui constitue, de toute évidence, une ingérence dans leur vie privée. Mais la Cour rappelle qu'une telle ingérence peut parfaitement être licite si elle est prévue par la loi et si elle poursuit l'un des buts légitimes formulés dans l'article 8  lui-même. En l'espèce, la loi française qui prévoit la confiscation des biens acquis avec l'argent de la drogue a pour objet "la défense de l'ordre et la prévention des infractions pénales", motif qui autorise l'ingérence dans la vie privée.

Reste à s'assurer que l'ingérence dans la vie privée est proportionnée au but légitime poursuivi. La question méritait d'être sérieusement posée car, comme l'affirme clairement l'arrêt Connors c. Royaume-Uni du 27 mai 2004, la marge d'appréciation des Etats est moins importante en matière de vie privée qu'en matière de propriété. En l'espèce, la Cour observe néanmoins que les requérants ont été autorisés à rester dans leur maison plus d'un an après la confiscation, alors même que la procédure pénale était terminée, le temps de trouver un autre logement. Sur le fond, elle note que "les autorités ont pu légitimement prononcer des sanctions sévères s'agissant d'un trafic de grande ampleur au niveau local".

Bien mal acquis...


Tous les arguments des requérants se heurtent ainsi au même raisonnement : le droit de l'Etat peut parfaitement porter une atteinte grave au droit de propriété et au respect de la vie privée lorsqu'il s'agit de lutter efficacement contre les trafics de stupéfiants. 
 
D'une manière plus générale, la Cour prend acte du développement d'un droit de la grande criminalité qui devient de plus en plus autonome par rapport au droit commun. La garde à vue peut ainsi être allongée, les moyens de police technique et scientifique accrus, et les biens mal acquis confisqués. L'intensité du contrôle de la Cour montre cependant que ce droit dérogatoire n'est pas pour autant un droit d'exception. Les droits de la défense doivent être garantis, et les mesures prises doivent être proportionnées au but poursuivi de lutte contre cette grande criminalité. La famille Abouffada a été traitée de façon régulière sur la base du droit en vigueur, et le fait même qu'elle ait pu saisir la Cour européenne des droits de l'homme montre qu'elle a pu exercer tous les recours possibles. Il ne lui reste plus qu'à méditer sur le bien-fondé de l'ancien dicton : bien mal acquis ne profite jamais.




mercredi 26 novembre 2014

Exportation des oeuvres d'art et droit de propriété

La décision rendue par le Conseil constitutionnel sur QPC le 14 novembre 2014 déclare non conformes à la constitution les dispositions de l'article 2 de 1a loi du 23 juin 1941 relative à l'exportation des biens d'un intérêt historique ou artistique. Observons que l'affaire à l'origine de cette QPC remonte à 1982. Il y a donc exactement trente-deux ans, Alain L. s'est vu appliquer à  une procédure dite "de rétention" concernant un ensemble de meubles lui appartenant qu'il voulait déménager de sa résidence française vers sa résidence au Royaume-Uni. Les autorités françaises redoutaient, quant à elles, que ce déménagement cache une volonté de vendre le mobilier sur le marché britannique.

De la "rétention" à l'offre d'achat


La loi de Vichy du 23 juin 1941 connaît ainsi une sorte de survie artificielle, car elle s'applique au contentieux qu'elle a fait naître il y a trente-deux ans. 

Elle offre à l'Etat plusieurs procédures pour empêcher l'exportation de tout objet présentant un intérêt historique ou artistique. La première est la préemption lorsque l'exportation a pour finalité une aliénation du bien, la seconde est le classement d'office qui interdit toute exportation, la troisième est l'opposition à l'exportation.  

Dans ce dernier cas, l'Etat peut soit refuser l'autorisation d'exporter, soit cumuler ce refus avec un droit de "rétention" qui lui permet de se porter acquéreur du bien au prix fixé par le propriétaire dans sa demande d'autorisation d'exportation. Celui-ci perd donc toute possibilité de négocier ce prix. En 1941, cette procédure avait essentiellement pour objet de sanctionner les exportateurs d'oeuvres d'art qui tentaient de se soustraire au paiement des taxes alors exigibles en minorant la valeur des oeuvres. Dans une jurisprudence constante, encore réaffirmée dans un arrêt Heugel du 3 avril 1987, le Conseil d'Etat considérait donc que "la circonstance que ce prix aurait été très inférieur à la valeur réelle de l'objet n'entache pas d'illégalité la décision prise".

Aujourd'hui, cet aspect punitif de la rétention n'existe plus, d'autant que la taxe à l'exportation des oeuvres d'art a disparu depuis 1958. C'est la raison pour laquelle la loi du 31 décembre 1992 modifie le dispositif en vigueur. Après classement de l'objet comme "trésor national" qui vaut refus d'autorisation d'exportation, l'Etat peut présenter une offre d'achat "qui tient compte des prix pratiqués sur le marché international" (art. L 121-1 code du patrimoine). En cas de désaccord sur le prix, l'administration fait procéder à une expertise impartiale et contradictoire. Si l'accord est finalement réalisé, le paiement intervient dans un délai de six mois à peine de résolution de la vente. Cette procédure, actuellement en vigueur, se distingue de celle issue de la loi de 1941, dans la mesure où la cession de l'oeuvre d'art repose sur l'accord des parties. 

Si la décision rendue le 14 novembre 2014 n'a qu'un intérêt pratique limité, puisqu'elle ne peut s'appliquer qu'aux contentieux antérieurs à 1992, elle présente néanmoins un intérêt au regard du contrôle effectué par le Conseil constitutionnel sur les atteintes apportées par le législateur au droit de propriété. Le requérant en effet invoquait l'absence de "juste et préalable indemnité" lorsque l'administration exerce ce droit de rétention. Le Conseil déclare certes la disposition inconstitutionnelle, mais il préfère s'appuyer sur l'absence de "nécessité publique légalement constatée", notion plus englobante et plus souple dans sa mise en oeuvre.

La "juste et préalable indemnité"


Le requérant n'a jamais donné son accord à la procédure de rétention. Il a refusé de signer le mémoire d'acquisition et n'a pas pris possession du produit de la vente, toujours consigné auprès de la Caisse des dépôts et consignations. Ce refus est d'ailleurs à l'origine de la lenteur exceptionnelle de la procédure. 

A ses yeux, l'atteinte au droit de propriété réside dans l'absence de "juste et préalable indemnité". Il estime que l'acquisition par l'Etat, même au prix évalué par le propriétaire lui-même dans sa demande d'autorisation d'exportation, ne permet pas d'indemniser l'ensemble du préjudice subi. A la valeur vénale du bien devrait donc s'ajouter l'indemnisation du préjudice causé par l'absence d'exportation et la perte d'une chance de vendre le mobilier en question à l'étranger, ainsi, pourquoi pas, que l'indemnisation du préjudice moral causé par ce qui est considéré comme une confiscation.

Le Conseil constitutionnel refuse de se placer directement sur ce terrain. Il est toujours délicat d'interpréter le mutisme d'une décision de justice mais, en l'espèce, on peut sans doute avancer deux explications à ce choix. 

D'une part, le Conseil refuse sans doute de pénétrer dans le débat sur l'indemnisation des propriétaires des oeuvres d'art concernées. La loi de 1992 maintient l'essentiel du système en autorisant l'Etat à classer un bien "trésor national" avant de l'acquérir à un prix conforme aux prix du marché international. En acceptant d'indemniser l'intégralité du préjudice subi par le propriétaire, le Conseil aurait ouvert la voie à une autre QPC, portant cette fois sur la loi de 1992. Peut-on sérieusement envisager d'accroître l'indemnisation d'un propriétaire dont le bien a déjà été payé au prix du marché ? Le propriétaire de "La fuite en Egypte" de Nicolas Poussin, tableau classé "Trésor National" en 2004 et finalement acquis par le musée de Louvre en 2007 pour la somme de dix-sept millions d'euros a-t-il vraiment subi un préjudice moral ? De toute évidence, le Conseil a préféré ne pas entrer dans ce débat.

Nicolas Poussin. La fuite en Egypte.


D'autre part, il est très probable que le Conseil constitutionnel a hésité à appliquer aux biens meubles une jurisprudence sur la privation de la propriété qu'il applique essentiellement aux biens immobiliers. L'absence de "juste et préalable indemnité" est surtout invoquée en matière de nationalisation et d'expropriation. Il est vrai que le Conseil a soumis aux exigences de l'article 17 de la Constitution, dès sa décision du 16 janvier 1982, la privation de la propriété strictement financière de l'entreprise. Encore faut-il observer qu'en l'espèce, les droits sociaux étaient un élément mobilier parmi d'autres biens immobiliers nationalisés. Ils n'en étaient, en quelque sorte, pas détachables.

La nécessité publique légalement constatée


Pour toutes ces raisons, le Conseil constitutionnel préfère se référer à la notion de "nécessité publique légalement contestée". Il commence par observer que l'acquisition d'un bien par l'Etat ne peut intervenir que lorsque son propriétaire a préalablement manifesté son intention de l'aliéner. Ce principe a d'ailleurs été formulé tout récemment dans la décision du 9 octobre 2014 rendue sur QPC, à propos du droit de préemption des SAFER. Dans la décision du 14 novembre 2014, il apparaît clairement que le requérant n'a jamais formulé une telle intention, bien au contraire. Et la loi de 1941 permet effectivement le transfert de propriété à l'Etat, sans l'accord du propriétaire.

Le Conseil s'assure ensuite que la privation de propriété est motivée par des considérations d'intérêt général. Dans sa décision rendue sur QPC du 2 décembre 2011, Wathik M., il estime ainsi que la vente des biens saisis par les Douanes répond à une telle nécessité, dès lors que leur aliénation est le seul moyen d'empêcher leur détérioration. Dans le cas de la "rétention" des oeuvres d'art, la finalité d'intérêt général n'est pas absente, puisqu'il s'agit de maintenir sur le territoire des objets présentant un intérêt exceptionnel. Mais ce maintien sur le territoire peut être assuré par la seule interdiction d'exportation, et le Conseil fait observer que les critères de la nécessité publique du transfert de propriété à l'Etat ne sont pas définis par le législateur de 1941. C'est en raison de cette incertitude qu'il sanctionne ces dispositions pour violation de l'article 17 de la Constitution. 

La loi de 1992 n'encourt pas la même sanction. D'une part, l'acquisition du bien par l'Etat est réalisée par une procédure qui impose l'accord du propriétaire. D'autre part, la loi précise clairement que l'acquisition du bien repose sur "l'intérêt des collections publiques". On doit cependant s'interroger sur l'efficacité du dispositif. L'interdiction d'exportation demeure certainement un instrument efficace pour empêcher un véritable pillage du patrimoine. En revanche, l'achat des oeuvres par l'Etat n'est que fort peu utilisé en raison de son coût.

Achetées au prix du marché international, ces oeuvres sont très difficiles à acquérir avec des capitaux publics. Pour enrichir leurs collections, les musées font donc de plus en plus appel aux fonds privés, parfois même à des campagnes de dons. On se souvient que le tableau "Les trois grâces" de Lucas Cranach a ainsi été classé "Trésor national" en 2009 puis acquis pour quatre millions d'euros en 2010 par le Louvre, avec l'aide de sept mille deux cent donateurs. Entre les "financements participatifs" et l'appel aux fondations, l'intervention des capitaux privés dans l'art peut aussi se développer dans un but d'intérêt général. Une idée qui fait son chemin dans un secteur désormais dominé par une spéculation à l'échelle mondiale.