Le
catalogue raisonné d'un artiste peintre est l'inventaire le plus
exhaustif que possible de ses oeuvres publié et donc mis à la
disposition de tous les amateurs d'art. L'auteur de ce catalogue, le
plus souvent un expert ou en chercheur spécialisé dans l'histoire de
l'art, ajoute généralement une étude de la vie de l'artiste, de sa
formation, de la genèse et de l'évolution de son oeuvre. Pour un
collectionneur, l'inscription d'une toile dont il est propriétaire dans
le catalogue raisonné de l'artiste est une garantie d'authenticité qui
en accroît la valeur.
La
justice n'est pas souvent appelée à se prononcer sur ces catalogues
raisonnés, notamment au regard de la liberté d'expression de leur
auteur. C'est pourquoi la décision rendue par la Première chambre civile
de la Cour de cassation il y a déjà quelques mois,
le 22 janvier 2014, revêt un intérêt particulier.
Des procédures
Le requérant est propriétaire de "Maison blanche",
une toile qu'il attribue à Jean Metzinger, peintre né en 1883 et mort à
Paris en 1956, surtout connu pour ses toiles cubistes. La conviction du
propriétaire s'appuie évidemment sur la signature qui figure sur le
tableau, et sur le fait qu'il avait été acheté par son grand'père connu
dans le monde des collectionneurs d'art. Il ne dispose cependant d'aucun
certificat d'authenticité.
Apprenant
qu'un expert, Mme A., prépare le catalogue raisonné de l'oeuvre de
Metzinger, il sollicite un certificat d'authenticité et l'inscription
de "Maison blanche" dans le catalogue. L'expert lui oppose un
refus, estimant que le tableau n'est pas authentique. Elle se fonde sur
certaines considérations techniques et historiques, mais aussi sur le
fait que, à ses yeux, le tableau n'a pas la qualité d'un Metzinger.
Refusant
de s'avouer vaincu par cet échec, le propriétaire porte l'affaire en
justice. Une expertise judiciaire, menée par un autre expert aux
compétences plus généralistes conclut cette fois à l'authenticité du
tableau, comme d'ailleurs une autre expertise diligentée par le
propriétaire. Sur cette base, les juges du fond enjoignent l'auteur
d'inscrire la peinture au catalogue, et la condamnent à verser 21 000 €
de dommages intérêts au propriétaire. En appel, les juges ajoutent 30
000 € à cette réparation dans l'hypothèse où l'expert refuserait
toujours l'inscription au catalogue et la délivrance du certificat
d'authenticité.
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Art Keller. Quoi qu'il en soit. Collection particulière |
Enjeux financiers
La
lecture de la décision de la Cour de cassation, puisque Mme A. s'est
finalement pourvue en cassation, montre bien les enjeux financiers qui
sont à l'origine de l'affaire. Le propriétaire du tableau souhaite
vendre la toile et il est clair que son attribution officielle à
Metzinger a un effet considérable sur son prix. De leur côté, les autres
experts, ceux qui ont été sollicités par la voie judiciaire ou par le
propriétaire (car il y en a eu plusieurs) accusent l'auteur du catalogue
raisonné d'en exclure les tableaux considérés comme mineurs dans
l'oeuvre de Metzinger, dans le but de conserver sa cote au plus haut.
L'un d'entre eux reproche même à Mme A. de lui avoir fait manquer une
commission qu'il aurait dû percevoir, si le propriétaire avait pu vendre
son tableau.
Disons-le
franchement, l'amour de l'art n'a pas grand'chose à voir dans
l'affaire. Il n'est pas rare que des tentatives soient faites pour
obtenir l'inscription d'une oeuvre à l'authenticité douteuse dans un
catalogue raisonné. L'opération ressemble à certaine forme de
blanchiment, puisque l'inscription conférera à l'oeuvre une sorte de
brevet d'authenticité, permettant sa mise sur le marché à un prix
conforme à la cote de l'artiste. Tout récemment, dans une décision du 19
février 2014, la Cour d'appel a ainsi débouté le propriétaire de deux
bronzes qui avaient été fabriqués à partir de sculptures en plâtre de
Giacometti. Estimant qu'il s'agissait de contrefaçons, le juge a refusé
la demande d'inscription dans le fichier de la fondation recensant les
oeuvres de l'artiste.
La liberté d'expression
Certes, mais l'inscription sur le fichier d'une Fondation n'est pas l'inscription dans un catalogue raisonné
qui a un auteur. Précisément, la cour de cassation affirme que cet
auteur bénéficie d'une liberté d'expression identique à n'importe quel
autre auteur.
L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 fait de la liberté d'expression "l'un des droits les plus précieux de l'homme". Quant à la Cour européenne, elle considère dans l'arrêt Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976 que cette liberté est "l'un
des fondements esentiels de la société démocratique, l'une des
conditions primordiales de son progèrs et de l'épanouissement de chacun". Enfin, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 11 octobre 1984, la voit comme "une
liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son existence est
l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et
libertés de la souveraineté nationale".
Derrières
ces consécrations solennelles apparaît cependant une réalité plus
mesurée. Car la liberté d'expression est loin d'être absolue et le droit
positif admet qu'elle puisse faire l'objet de restrictions, à la
conditions que ces restrictions soient définies par la loi. La Cour de
cassation le rappelle d'ailleurs dans l'un des premiers attendus de sa
décision : "Attendu que la liberté d'expression est un droit dont l'exercice ne revêt un
caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi".
Or aucun texte n'impose à l'auteur d'un catalogue raisonné d'y faire
figurer une oeuvre, quand bien même, comme c'est le cas en l'espèce,
l'authenticité de celle-ci aurait été consacrée par la voie judiciaire.
La
Cour de cassation rend ainsi une décision très équilibrée. D'un côté,
elle reconnaît l'authenticité de l'oeuvre, reconnaissance qui devrait
permettre au propriétaire du tableau d'espérer le vendre au prix d'un
Metzinger. De l'autre côté, elle consacre le catalogue raisonné comme
l'oeuvre personnelle de son auteur. Ce dernier est donc libre, en son
âme et conscience, de refuser l'inscription d'un tableau. Tel est le cas
en l'espèce, puisqu'il n'a pas été démontré qu'elle ait agi dans un but
intéressé. En revanche, elle a commis une faute en refusant de
considérer le tableau comme authentique et, sur ce point, elle doit
indemniser le propriétaire pour le dommage qu'il a subi du fait de la
non inscription de son tableau dans le catalogue.
La
décision est équitable, mais il n'en demeure pas moins que les auteurs
de catalogue raisonné réfléchiront sans doute longuement avant de
refuser l'inscription d'un tableau. Ne risque-t-on pas de voir entrer
quelques magnifiques faux dans les catalogues, uniquement par leurs
auteurs préféreront écarter le risque juridique ? L'avenir le dira.