« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 31 juillet 2014

Dissolution des ligues armées : le Conseil d'Etat donne le mode d'emploi

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 30 juillet 2014, Association "Envie de rêver" n'a rien à voir avec l'activité onirique. Il présente au contraire un intérêt pratique, au moment précis où la presse annonce que le gouvernement réfléchirait à une éventuelle dissolution de la Ligue de défense juive, accusée d'avoir multiplié les provocations, parfois violente lors des manifestations de solidarité avec les victimes des frappes israéliennes sur Gaza. En d'autres termes, le Conseil d'Etat donne au gouvernement des éléments précieux sur les conditions de légalité d'une mesure de dissolution.

Rappelons qu'une telle mesure ne peut intervenir que sur un fondement juridique unique, la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et aux milices privées, aujourd'hui codifiée dans l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure (csi). Le Conseil d'Etat précise cependant qu'elle s'applique de manière différenciée selon la nature du groupement et les motifs invoqués.

Les groupements concernés


On se souvient qu'après le décès du jeune Clément Méric lors d'une rixe avec des militants de la droite extrême, un décret du 12 juillet 2013 prononçait la dissolution de trois mouvements impliqués dans l'agression. Deux sont des groupements de fait, "Troisième voie" et "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR). Le troisième, "Envie de rêver" est une association qui abrite le local occupé par les deux précédents. D'une manière générale, les trois mouvements sont proches les uns des autres, et le Premier ministre estime impossible de les considérer de manière différenciée.

C'est pourtant ce que va faire le Conseil d'Etat, confirmant la dissolution des deux groupements de fait mais annulant celle de l'association.

Une protection particulière des associations


La nature juridique du groupement n'est pas sans importance dans la procédure du dissolution. En effet, les associations régulièrement constituées bénéficient d'une protection particulière, car elles expriment l'exercice d'une liberté publique. Les groupements de fait, quant à eux, ne peuvent invoquer une protection identique.

Le Conseil d'Etat rappelle que la liberté d'association est un principe fondamental reconnu par les lois de la République depuis la célèbre décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 et qu'elle a, en conséquence, une valeur constitutionnelle. Il appartient donc au gouvernement, lorsqu'il envisage la dissolution d'une association, d'"opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré."

Une association ne peut donc être dissoute que si cette mesure est indispensable à l'ordre public. Le gouvernement doit  mettre en lumière la gravité des troubles à l'ordre public directement causés par l'association. En l'espèce, "Envie de rêver", affirme le gouvernement, avait "pour seule activité réelle de permettre la tenue de réunions" des deux autres groupements dissous. Aux yeux de l'Exécutif, cette absence d'activité autonome montre que "Envie de rêver" se confond avec ces groupements dont elle est l'instrument logistique.

Certes, l'association "Envie de rêver" offrait un soutien à "Troisième voie" et aux "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR), mais le Conseil d'Etat considère que cette finalité logistique ne fait pas perdre son autonomie à l'association, dont l'activité doit être appréciée indépendamment de celle des deux autres groupements. Pour le juge, le fait de fournir un local à ces derniers ne constitue pas, en soi, une atteinte à l'ordre public et il n'est pas établi que l'association ait directement participé à d'autres activités. La dissolution d'"Envie de rêver emporte donc une atteinte disproportionnée à la liberté d'association. A cette condition de fond s'ajoutent d'autres conditions, de procédure cette fois. La dissolution d'une association ne saurait en effet intervenir sans respect de la procédure contradictoire, et sans motivation de la décision.

En ce qui concerne la Ligue de défense juive, le groupement ne donne, sur son site, aucune information relative à son statut juridique. Il semble qu'il ait existé sous forme d'association jusqu'en 2003, date à laquelle ses dirigeants ont décidé son auto-dissolution. Elle n'existe donc plus que comme un groupement de fait.



Manifestation des Camelots du Roi. 1930

Les motifs de la dissolution


Dans l'arrêt du 30 juillet 2014, le Conseil d'Etat observe que "Troisième voie" et les JNR sont des groupements de fait qui n'ont jamais été constitués en association. Ils ne sont donc pas protégés au titre de la liberté d'association, ce qui ne signifie pas qu'ils puissent être dissous sans motif. En l'espèce, le juge considère qu'ils ne sont pas dissociables, dès lors qu'ils regroupent les mêmes personnes et participent aux mêmes évènements.

L'article L 212 csi dresse une liste exhaustive des motifs susceptibles de justifier une dissolution. Certains semblent aujourd'hui bien dépassés. Tel est le cas de la dissolution fondée sur le fait qu'un groupement a pour objet de "faire échec à aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine", dès lors que cette dernière n'a heureusement pas disparu. Il en est de même des groupements rassemblant des individus condamnés pour "collaboration avec l'ennemi", tout simplement parce que leurs membres de sont trop jeunes pour avoir connu la seconde guerre mondiale.

Restent deux motifs, tous deux invoqués par le gouvernement. Le premier autorise la dissolution d'un groupement ayant provoqué à la haine ou à la discrimination raciale. Le Conseil d'Etat observe cependant qu'aucun élément versé au dossier ne révèle des écrits, des déclarations ou des actions collectives de cette nature.

L'absence de ce motif n'entraine cependant pas l'illégalité de la décision de dissolution. Un second motifs est en effet invoqué qui, à lui seul, suffit à la justifier. En effet, le caractère de "groupe de combat ou de milice privée" ne fait, quant à lui, guère de doute. Les deux groupements remplissaient des fonctions de service d'ordre dans différentes manifestations de la droite extrême, service d'ordre parfois pour le moins musclé. Le Conseil d'Etat fait observer que les JNR constituaient une organisation hiérarchisée, rassemblée autour de son chef, avec comme devise : « Croire, combattre, obéir ». Ils aimaient mener des action de force et se réunir en uniforme sur la voie publique, pour y défiler en "cortèges d'aspect martial". Sans qu'il soit besoin de chercher d'autres motifs, les JNR et "Troisième Voie" sont donc considérées comme des milices privées.

Le Conseil d'Etat incite ainsi le gouvernement à s'appuyer davantage sur des données objectives, les armes détenues, l'entrainement militaire, le recours à la violence, plutôt que sur des éléments plus subjectifs liés aux opinions ou aux programmes développés par ces groupements. Nul doute que ces éléments sont précieux pour apprécier le cas de la Ligue de défense juive. Il ne fait guère de doute qu'elle ait participé à des actions violentes de nature à troubler l'ordre public. Par bien des aspects, elle ressemble beaucoup aux JNR. Il appartient désormais au gouvernement de réunir les preuves de cette violence armée, avant, éventuellement, de prononcer la dissolution.



lundi 28 juillet 2014

Autorités administratives indépendantes : une joyeuse anarchie

Le sénateur Patrice Gélard a déposé, le 11 juin 2014, un nouveau rapport relatif aux autorités administratives indépendantes (AAI), rapport demandé par la Commission des lois. Son objet est de dresser le bilan d'application des recommandations formulées dans un rapport antérieur, publié en 2006. A l'époque, l'auteur appelait à la définition d'un cadre juridique précis pour une notion au succès incontestable mais si imprécise qu'elle servait à qualifier des institutions extrêmement diverses. Huit ans plus tard, le nouveau rapport du sénateur Gélard fait état d'une situation qui ne s'est guère améliorée.

L'inflation du nombre d'AAI


Sur un plan purement quantitatif tout d'abord, l'inflation du nombre d'autorités administratives indépendantes a continué. En 2006, le premier rapport recensait trente-neuf de ces institutions, le rythme de création étant d'une AAI par an. Il dénonçait alors un "processus de développement erratique" et suggérait un effort de rationalisation.

Sur ce plan, rien n'a changé. Certes, la création du Défenseur des droits, issu de la révision constitutionnelle de 2008 et organisé par la loi organique du 29 mars 2011, s'est traduite par la fusion de cinq autorités indépendantes au sein de l'institution nouvelle (le Médiateur de la République, la Commission nationale de déontologie de la sécurité, le Défenseur des enfants, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté). En dépit de cette apparente rationalisation, le nombre des AAI n'a cessé de croître. De 2006 à 2014, onze nouvelles institutions ont été créées comme l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL) ou encore l'AERES, Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, devenue Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur avec la loi du 22 juillet 2013. Quant à la Commission nationale d'aménagement cinématographique, elle est née d'une scission de la Commission nationale d'aménagement commercial (CNAC) par la loi du 18 juin 2014.

Le résultat est que le rythme de création des AAI demeure de l'ordre d'une institution par an, c'est à dire absolument identique à ce qu'il était en 2006. Le rapport Gélard évoque un "développement anarchique" de cette catégorie juridique. Cette inflation serait sans conséquence si le droit positif développait une vision d'ensemble de la notion d'autorité administrative indépendante.

L'absence de cadre juridique


La révision de 2008 a intégré le Défenseur des droits dans l'article 71-1 de la Constitution, article unique d'un nouveau titre XI bis. Immédiatement, certains se sont réjouis de cette "constitutionalisation" de la notion d'autorité administrative indépendante. Mais il n'en est rien, et cette notion n'est même pas mentionnée dans l'article 71-1. Dans sa décision du 29 mars 2011, le Conseil constitutionnel rappelle que la qualification d'"autorité constitutionnelle indépendante" donnée au Défenseur des droits par la loi organique se borne à désigner une autorité administrative dont l'indépendance trouve son fondement dans la Constitution. Sur le plan de son organisation juridique, le Défenseur des droits n'est donc pas un pouvoir public constitutionnel, mais entre dans la catégorie juridique des autorités administratives indépendantes.

Sans doute, si ce n'est que cette catégorie ne donne lieu à aucune définition juridique. Le premier rapport Gélard de 2006 appelait de ses voeux le vote d'une loi définissant les conditions de création et d'organisation de ces institutions. Celui de 2014 ne peut que déplorer l'absence d'une telle initiative et donne des exemples des incohérences actuelles, tant dans la création que dans l'organisation des AAI.

Pour ce qui est de leur création, il observe ainsi que le Médiateur du livre, créé par la loi du 17 mars 2014, est qualifié d'autorité administrative indépendante dans l'amendement sénatorial qui propose sa création. En revanche, sa composition et son fonctionnement demeurent identiques à ceux de l'ancien médiateur de l'édition publique, qui avait été créé par une simple circulaire du 9 décembre 1999 et auquel il succède. Il en est de même du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) qualifié d'AAI par la loi du 18 décembre 2013 et qui succède à une commission consultative à laquelle il ressemble étrangement.

Ces exemples montrent que l'organisation des AAI ne répond à aucune règle particulière. Certaines ont un réel statut d'indépendance et sont dotées d'un pouvoir de décision, voire d'une pouvoir de sanction. D'autres ressemblent étrangement à une commission consultative ordinaire. Le rapport Gélard de 2006 s'étonnait déjà qu'aucun texte de loi soit intervenu pour définir notamment les différents éléments garantissant l'indépendance de ces institutions. Aujourd'hui, le rapport de 2014 affirme qu'un tel texte devient une véritable urgence. 
En effet, des "règles transversales" sont intervenues, c'est à dire des dispositions législatives ou réglementaires, qui ont vocation à s'appliquer à l'ensemble des AAI. Tel est le cas, par exemple, de la loi du 11 octobre 2013 sur la transparence de la vie publique qui prévoit une incompatibilité entre le mandat parlementaire et la fonction de membre des ces autorités, sauf désignation es qualité prévue par la loi. Le même texte impose d'ailleurs aux membres des AAI de souscrire une déclaration de situation patrimoniale. 

L'accroissement du nombre de ces règles transversales conduit à une situation juridique pour le moins étrange. En effet, ces règles s'appliquent aux autorités administratives indépendantes, sans que cette dernière notion soit éclaircie et constitue une catégorie juridique réellement identifiable. 
Joan Miro. Constellations. Circa 1940

Absence de contrôle démocratique


Ces incertitudes contribuent à l'opacité d'un système qui pourtant était présenté comme l'incarnation d'une nouvelle forme de transparence administrative. Le rapport Gélard insiste sur ce point, montrant que le contrôle démocratique de ces AAI est extrêmement modeste. Il prend aujourd'hui la forme de rapports souvent annuels, mais pas toujours, remis au Premier ministre ou à un ministre. Qui en sont les lecteurs ? Certainement pas les citoyens, bien peu informés de l'activité des AAI. 

On observe surtout que le parlement n'est pas nécessairement destinataire de ces rapports, et qu'il n'exerce aucun contrôle réel de l'activité de ces AAI. En 2006, le sénateur Gélard proposait déjà de donner aux commissions parlementaires compétentes une mission générale d'évaluation de leur fonctionnement. Cette recommandation n'a pas été suivie et le rapport de 2014 ne peut que prendre acte de cet échec. S'il est vrai que le Parlement procède parfois à l'audition des responsables de ces autorités, ces auditions n'ont rien de systématique ni de régulier. Reste évidemment l'arme du contrôle budgétaire, mais une approche purement financière des institutions ne permet guère de connaître leur fonctionnement réel ni de prendre conscience de la nécessité d'éventuelles réformes. 

Des institutions en lévitation


Le rapport Gélard met ainsi le doigt sur une certaine forme de laisser-aller juridique. La notion d'autorité administrative indépendante porte en elle une certaine forme de séduction, liée à son caractère hybride. D'un côté, elle est est extérieure à l'administration car elle n'est pas intégrée dans la structure hiérarchique des services. De l'autre, elle participe à l'action administrative en assumant des missions rattachées à l'Exécutif. Institutions en quelque sorte en lévitation, les AAI d'aujourd'hui sont les premières victimes de cette ambiguité et elles sont construites sur un socle juridique peu solide. La crédibilité de leur action et leur pérennité passe désormais par la définition d'un statut juridique clair. S'il n'est certainement pas inutile que la Commission demande au sénateur Gélard un rapport tous les huit ans, il serait peut être temps que le législateur intervienne de manière plus efficace, pourquoi pas par une proposition de loi ?

vendredi 25 juillet 2014

La torture en Pologne, "c'est à dire nulle part".

Le 24 juillet 2014, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu deux arrêts Al Nashiri et Abu Zubaydah condamnant très sévèrement la Pologne pour avoir abrité sur son territoire des "sites noirs" de la CIA permettant de détenir sans aucun fondement juridique et de torturer des personnes considérées comme terroristes par les autorités américaines.

La Cour va même plus loin en estimant que les autorités polonaises sont complices de ces programmes qui concernent ceux que les juristes américains appellent pudiquement les "High Value Detainees" (HVD). En effet, la Pologne a non seulement donné son consentement à de telles pratiques mais elle les a également facilitées ("acquiescence and connivence"). En d'autres termes, la Pologne s'est comportée non pas comme un allié passif mais comme un allié actif des Etats Unis. Le seul problème est que ce pays est partie à la Convention européenne des droits de l'homme, dont elle doit respecter les dispositions, notamment celles qui interdisent les tortures et les traitement inhumains ou dégradants (art. 3).

Les deux requérants, qui obtiennent chacun une réparation équitable de 100 000 €, sont actuellement détenus à Guantanamo. Abou Zybaydah est un apatride d'origine palestinienne né en Arabie Saoudite. Il est soupçonné d'être membre d'Al Qaida et d'avoir participé à plusieurs attentats terroristes, dont ceux du 11 Septembre 2001. Al Nashiri est un Saoudien d'origine yéménité soupçonné quant à lui d'avoir participé aux attentats dirigés contre l'USS Cole en 2000 et le pétrolier français MV Limbourg en 2002. Aucun d'entre eux n'a jamais été mis en examen ni fait l'objet d'une procédure judiciaire, et tous deux ont été transférés vers un site secret situé en Pologne en décembre 2002, site sur lequel ils sont restés jusqu'en septembre 2003, et où ils ont subi interrogatoires et tortures.

La question de la preuve


La première question à laquelle était confrontée la Cour européenne des droits de l'homme est celle de la preuve des tortures dont les deux requérants affirment avoir été victimes sur le territoire polonais.

Dans un premier temps, la Cour s'assure de l'existence de "sites noirs" en Pologne et utilise tous les instruments à sa disposition : enquêtes internationales diligentées par l'ONU, le Conseil de l'Europe, mais aussi par des ONG comme  Human Rights Watch ou Amnesty International. A cela s'ajoute le rapport du Comité international de la Croix Rouge sur les traitement des "High Value Detainees", rapport fondé sur les interrogatoires de quatorze détenus, dont les deux requérants. Enfin, la Cour a entendu différents experts et s'appuie sur des documents élaborés par la CIA elle même, déclassifiés depuis 2009.

Il lui faut ensuite considérer la situation personnelle des deux requérants. Conformément à sa jurisprudence constante, la Cour utilise le système anglo-saxon selon lequel les faits doivent être établis "au-delà du doute raisonnable". Certes, la Cour ne saurait se substituer aux autorités des Etats parties à la Convention européenne qui sont seuls compétentes pour mettre en oeuvre les enquêtes indispensables. Il lui appartient en revanche, aux termes de l'article 19 de la Convention, de s'assurer  que ces Etats ont fait le nécessaire pour que les personnes qui sont sur leur territoire bénéficient des droits garantis par la Convention européenne, en l'espèce évidemment le droit de ne pas être torturé ni soumis à des traitements inhumains ou dégradants.

La Cour va donc contrôler, en quelque sorte, la manière dont l'Etat concerné coopère avec elle, par exemple lui transmet les documents pertinents pour l'appréciation des faits et des explications claires de nature à expliquer son attitude (par exemple : CEDH, GC, 18 septembre 2009 Varnava et a. c. Turquie, CEDH, 18 décembre 2012, Asiakhanova et a. c. Russie). En l'espèce, la Cour observe qu'elle ne dispose pas du témoignage direct des requérants, tous deux détenus à Guantanamo.

Marche funèbre pour l'Etat de droit en Pologne
Chopin. Sonate op. 35, n° 2, second mouvement
Arturo Benedetti Michelangelli


Manque de coopération et obstruction


Surtout, elle dénonce avec force le "manque de coopération" dont la Pologne a fait preuve sur ces questions. Dès 2006, le Secrétaire général du Conseil de l'Europe avait, sur le fondement de l'article 52 de la Convention, initié une enquête sur les "sites noirs", les Etats étant tenus de donner "toutes les explications requises sur la manière dont leur droit interne assure l'application effective de toutes les dispositions de la Convention". A l'époque, la Pologne avait opposé un "démenti formel" aux allégations selon lesquelles elle abriterait de tels sites sur son territoire. Par la suite, elle avait fait preuve d'un manque de coopération manifeste lorsque différentes enquêtes internationales s'étaient penchées sur cette question, en particulier celles menées par le sénateur suisse Dick Marty, intervenant à la demande de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Quant à l'enquête pénale engagée en 2008 par les juges polonais, elle n'a abouti à aucun résultat tangible.

La Cour prend donc note d'une attitude polonaise inacceptable pour un pays membre du Conseil de l'Europe, attitude qui se traduit par des refus de coopération réitérés non seulement avec la Cour mais aussi avec les autres institutions du Conseil de l'Europe. La Pologne a donc violé l'article 38 de la Convention européenne qui impose aux Etats de procurer à la Cour "toutes facilités nécessaires" pour l'établissement des faits.

Violation de l'article 3


De ce refus de coopération, et des éléments de preuve réunis par ailleurs, la Cour déduit que les allégations des requérants sont "suffisamment convaincantes". Elle condamne la Pologne pour violation de l'article 3 de la Convention.

Cette violation est d'abord d'ordre procédural, puisque l'enquête pénale diligentée en Pologne n'a été ni "prompte", ni "approfondie", ni "effective", trois conditions figurant déjà dans l'arrêt El Masri c. Ex- République yougoslave de Macédoine du 13 décembre 2012.

La violation de l'article 3 est également matérielle, et la Cour analyse les traitements dont les requérants ont été victimes en Pologne pour les qualifier de tortures. S'il est vrai que ces faits sont de la responsabilité de la CIA et que les autorités polonaises n'y ont pas directement participé, elles sont néanmoins coupables de n'avoir rien fait pour les empêcher. C'est donc "l'acquiescence et la connivence" qui entrainent la violation de l'article 3 par les autorités polonaises.

A cette violation de l'article 5 s'ajoutent d'autres atteintes aux droits garantis par la Convention, droit à la sûreté (art. 5), droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8), droit à un juste procès puisque la Pologne ne pouvait ignorer que les requérants étaient détenus sans aucune intervention judiciaire (art. 6). Dans le cas particulier de M. Al Nashiri, le Protocole n° 6 à la Convention est également violé, car les autorités polonaises ont permis à la CIA de déférer le requérant à une Commission militaire et l'a exposé à un risque sérieux d'être condamné à mort.

"La Pologne, c'est à dire nulle part"


Ces deux arrêts rendus par la Cour européenne se caractérisent par leur grande sévérité. Il est vrai que cette connivence avec la CIA conduit les autorités polonaises à des pratiques bien éloignées des standards européens en matière de droits de l'homme et que la Cour européenne a voulu rappeler l'existence de tels standards. Il n'en demeure pas moins que les auteurs principaux de ces atteintes aux droits de l'homme demeurent les Etats Unis, inaccessibles pour la Cour européenne des droits de l'homme. Car ce sont eux, finalement, qui ont décidé de pratiquer la torture hors du territoire américain, en Pologne, "c'est à dire nulle part", pour reprendre la formule du Père Ubu.

mercredi 23 juillet 2014

Conseils de prud'hommes : excès de langage et impartialité

La Chambre sociale de la Cour de cassation, dans une décision du 12 juin 2014, a cassé un jugement rendu par le conseil des prud'hommes de Strasbourg en février 2013 pour manquement au principe  d'impartialité.

Le requérant a bénéficié d'un détachement dans le cadre d'un accord tripartite de février 1995 entre son employeur, le syndicat URI (Union régionale interprofessionnelles) CFDT Alsace et lui-même. Quatre mois plus tard, un second accord tripartite était signé entre l'URI, le syndicat CFDT métaux du Haut Rhin et le salarié, le désignant comme permanent à mi-temps pour exercer les fonctions de responsable de la section juridique de la CFDT.  Par la suite, en 2007, l'entreprise a dénoncé la procédure de détachement et a conclu avec le salarié un nouveau contrat de travail à temps partiel.

Le contentieux ne porte pas sur les relations entre le salarié et l'entreprise privée, mais sur celles qu'il entretient avec le syndicat URI-CFDT. Se plaignant d'une dégradation de ses conditions de travail, et notamment de la suppression de la "cellule de formation syndicale" qu'il était chargé d'animer, il demande la résiliation de son contrat de travail et un certain nombre de mesures d'indemnisation financières. 

Des excès de langage


Le conseil des prud'hommes de Strasbourg lui donne satisfaction, mais la motivation de la décision laisse apparaître des formulations peu compatibles avec le ton généralement réservé des décisions de justice. Le requérant est présenté comme "un militant qui se retrouve sur la sellette, alors qu'il n'avait jamais démérité", ajoutant que "l'estocade finale de l'URI a eu lieu en 2009, lorsque cette dernière a supprimé la cellule de formation syndicale, avec comme dans une arène, la mise à mort irrémédiablement de M. X..., qui n'était plus que l'ombre de lui-même". Le salarié est ensuite comparé à "David contre Goliath", au "pot de terre contre le pot de fer", alors que le syndicat est présenté comme un "rouleau compresseur".

Cette forme de lyrisme jurisprudentiel pourrait faire sourire, s'il ne témoignait d'une certaine animosité à l'égard du syndicat défendeur. La Chambre sociale considère donc que "ces termes sont incompatibles avec l'exigence d'impartialité" et elle casse en conséquence la décision. Certes, cette jurisprudence n'est pas nouvelle, et Eric Rocheblave, sur son blog, cite quelques précédents dans lesquels différentes juridictions ont également utilisé un vocabulaire fleuri. On songe ainsi à la décision de la Chambre sociale du 21 octobre 2008 qui sanctionne un arrêt de la Cour d'appel d'Angers qui considérait "qu’en formant appel, sans motifs sérieux, d’une décision qui ne pouvait qu’être confirmée, Dominique X…, (...) conteste l’incontestable, accumule les contrevérités", alors qu'il "exerçait déjà, avant son licenciement, une activité de sous-traitant organisateur de méchoui". 

S'il est vrai que ces excès de langage ne sont pas propres aux Conseils de prud'hommes, ils montrent tout de même que ces juridictions ne sont guère conformes au principe d'impartialité, tel qu'il est désormais défini par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. La violation de l'impartialité peut ainsi résulter de deux types de manquements bien distincts, d'une part ceux laissant apparaître la subjectivité du juge, d'autre part ceux résultant de l'organisation même de la juridiction.


Maximilien Luce. La bataille syndicaliste. Couverture du journal. 1911

L'impartialité subjective


La décision du 12 juin 2014 sanctionne un manquement à l'impartialité subjective. Il est apprécié en pénétrant dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). La Cour européenne se montre très rigoureuse à cet égard et ne constate la violation du principe d'impartialité que lorsque la preuve est flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes. En l'espèce, l'animosité à l'égard du syndicat employant le requérant est évidente et apparaît clairement dans la motivation de la décision. 

L'impartialité objective


Il est vrai que la décision de juin 2014 porte exclusivement sur l'impartialité subjective, en l'espèce suffisante pour casser le jugement du Conseil de prud'homme. Ces excès de langage révèlent pourtant autre chose, et cette fois c'est l'organisation même de ces juridictions qui est en cause. Pour la Cour européenne, un tribunal, quel qu'il soit, doit apparaître impartial, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour européenne a développé une jurisprudence qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du 8 avril 2009. Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale, alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil. Dans ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation  judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. 

Dans le cas particulier des conseils de prud'hommes, l'impartialité objective est loin d'être satisfaisante. Dans son rapport publié en janvier 2014, et qui a pour objet de faire un véritable audit du système judiciaire français, le Groupe d'Etats contre la corruption (GRECO), rattaché au Conseil de l'Europe, se montre particulièrement sévère à l'égard de ces juridictions composées paritairement de représentants élus du milieu des employeurs et  du milieu des salariés. Pour le GRECO, ces juges sont plus souvent préoccupés de défendre les intérêts catégoriels de leurs électeurs que de rendre la justice. Ils se caractérisent aussi par un manque de professionnalisme, lié à l'absence de formation et au manque de temps pour en acquérir une. Cette situation laisse la porte ouverte à des conflits d'intérêts et à un défaut d'impartialité. Le GRECO cite ainsi le cas d'un avocat plaidant une affaire, devant sa secrétaire récemment élue juge au Conseil de Prud'hommes.

Comme les tribunaux de commerce, les conseils de prud'hommes se présentent comme des émanations de la société civile. Leur composition est censée trouver un équilibre entre les intérêts des employeurs et ceux des salariés. Ils ne sont donc pas composés de "magistrats" au sens de l'article 64 de la Constitution, d'autant que les juges exercent leurs fonctions à temps partiel et pour une durée déterminée. Ce principe a d'ailleurs été confirmé par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 28 décembre 2006. Le caractère dérogatoire de ces juridictions est-il toujours un avantage pour le requérant ? On peut en douter désormais, dès lors que le droit positif est de plus en plus complexe et que les tensions dans les relations sociales se retrouvent dans ces juridictions. Peut-être faut-il désormais songer sérieusement à une réforme des conseils de prud'hommes pour susciter une évolution salutaire et allant dans le sens d'une professionnalisation de nature à renforcer leur crédibilité ?



dimanche 20 juillet 2014

L'interdiction de la manifestation de soutien aux victimes palestiniennes : ordre public ou ordre moral ?

L'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 19 juillet 2014 confirme la décision du préfet de police de Paris interdisant de manifester en soutien des victimes civiles palestiniennes de l'intervention israélienne à Gaza. Plusieurs groupements, parmi lesquels le Nouveau parti anticapitaliste, le parti des Indigènes de la République et l'Union française juive pour la paix avaient en effet saisi le juge d'une demande de référé-liberté (art. 521-2 cja). Ils demandaient la suspension de cette décision considérée comme une atteinte à une liberté fondamentale, la liberté de manifester.

Une liberté fondamentale


Le juge ne peut pas refuser de considérer la liberté de manifester comme une liberté fondamentale, au sens de l'article 521-1 cja. Pour le Conseil constitutionnel, la liberté de manifester se rattache au "droit d'expression collective des idées et des opinions" (décision du 18 janvier 1995). Pour la Cour européenne, elle est plutôt liée à la "liberté de réunion pacifique" garantie par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. La liberté de manifester est donc rattachée, tantôt à la liberté d'expression, tantôt à la liberté de réunion, deux libertés aussi "fondamentales" l'une que l'autre.

Le régime juridique des manifestations relève du décret-loi du 23 octobre 1935. Il prévoit une déclaration auprès du préfet de police par les organisateurs entre trois et quinze jours avant la date prévue. Elle doit mentionner l'objet, le lieu et l'itinéraire de la manifestation. Ce régime de déclaration préalable a pour objet de permettre l'exercice de la liberté de manifester et de garantir qu'elle s'exercera dans le respect de l'ordre public. En effet, les informations données au préfet de police permettent l'ouverture d'une négociation très concrète sur la date, et le lieu du rassemblement, l'itinéraire du cortège etc.. Nul n'a oublié par exemple que des divergences avaient opposé les responsables de la Manif' pour tous au préfet de police de Paris. Les premiers voulaient manifester aux Champs Elysées, le second estimait qu'il était impossible de maintenir l'ordre public sur cette avenue très commerçante et remplie de touristes. A l'époque, la négociation avait permis de maintenir la manifestation, en interdisant seulement l'accès aux Champs Elysées.

En l'espèce, les groupements requérants affirment qu'aucune négociation n'a été engagée. Le préfet de police ne le nie d'ailleurs pas, reconnaissant qu'il "s'est résolu à interdire" la manifestation, après qu'un premier rassemblement, le 13 juillet, ait suscité des violences, notamment autour de lieux de cultes. C'était il y a cinq jours, et la préfecture affirmait alors que ces heurts étaient dus à de petits groupes de jeunes gens "facilement contenus". Autrement dit, il avait alors été parfaitement possible de rétablir l'ordre public.

Manifestation du Rassemblement populaire. juillet 1935.


Une nouvelle atteinte à la jurisprudence Benjamin


La question posée au juge est donc celle de la proportionnalité de la mesure d'interdiction. L'ordonnance se réfère expressément à la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, celle-là même qui était en cause dans l'affaire Dieudonné. Rappelons qu'elle prévoit un contrôle maximum sur les mesures administratives portant atteinte à une liberté publique. L'interdiction générale et absolue d'exercer une liberté ne peut être prononcée que s'il n'existe aucun autre moyen de garantir l'ordre public. 

Est-ce le cas en l'espèce ? C'est ce qu'affirme le juge, se référant au "climat actuel de vive tension entre les partisans des deux causes". Il reprend purement et simplement l'argument du préfet de police estimant que le précédent des incidents suffit à justifier l'interdiction générale et absolue. La situation est donc identique à celle qui existait dans la décision Dieudonné : l'interdiction est justifiée par l'existence de troubles hypothétiques.

Si le juge avait réellement appliqué la jurisprudence Benjamin, il aurait dû s'interroger sur l'adéquation entre les moyens et les résultats, et poser la question suivante : la préfecture de police parvient-elle à prouver qu'elle n'a pas d'autres moyens d'assurer l'ordre public que d'interdire une manifestation ? N'est-elle pas en mesure de lutter contre ces "petits groupes de jeunes gens facilement continus" auxquels elle faisait allusion au soir du 13 juillet ? 

Du contrôle maximum au contrôle minimum


A dire vrai, le juge refuse de poser la question. Après l'affaire Dieudonné, c'est donc la seconde remise en cause de la jurisprudence Benjamin. On passe insensiblement du contrôle maximum au contrôle minimum. Dans ce type de contrôle qui n'existe plus guère que dans le cadre de décisions relevant du pouvoir discrétionnaire le plus absolu, le juge s'assure seulement que la décision administrative n'est pas manifestement disproportionnée par rapport aux buts poursuivis. En l'espèce, le juge des référés, se borne à énoncer que "le préfet de police n'a pas portée une atteinte grave et manifestement illégale" à la liberté de manifester. L'emploi de l'adverbe "manifestement" sonne comme un acte manqué. Nous sommes dans un contrôle qui se proclame maximum et qui se révèle minimum. 

Le juge s'interdit de pénétrer profondément dans les motifs de la décision administrative laissant finalement au préfet de police toute latitude pour interdire l'exercice des libertés. Dans ces conditions, peut-on être certain qu'il s'agit effectivement de protéger l'ordre public ? A moins qu'il ne s'agisse de protéger un certain ordre moral ?

Quoi qu'il en soi, si l'on considère que toute l'histoire du contrôle des actes de l'administration est d'abord l'histoire de l'approfondissement du contrôle des motifs, on mesure la régression que représente ce retour à un contrôle minimum. 

Le juge administratif, ou le pompier pyromane


Reste à s'interroger sur les conséquences de la décision. Dans les villes où les manifestations ont été autorisées, elles se sont passées dans le calme, comme à Lille, à Bordeaux ou à Marseille. En revanche, la décision du tribunal administratif a finalement conduit à des violences entre manifestants bravant l'interdiction et forces de police ayant mission de la faire respecter. On se souvient que, tout récemment, dans son intervention du 14 juillet 2014, le Président de la République a affirmé sa volonté de ne pas importer le conflit israélien-palestinien sur notre territoire. Un vrai succès.


mardi 15 juillet 2014

Le mariage, une liberté fondamentale

Dans une ordonnance de référé du 9 juillet 2014, le Conseil d'Etat ordonne la délivrance d'un visa d'entrée en France à un ressortissant sénégalais, M. A., afin de lui permettre de venir se marier dans notre pays, avec un Français. A l'appui de sa décision, le juge invoque "la liberté de se marier, laquelle est une liberté fondamentale".

Par cette décision, le juge tire les conséquences juridiques de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. En l'espèce, les deux membres du couples habitent Casablanca, au Maroc, l'un est français et l'autre sénégalais. Dès lors que le mariage est interdit aux homosexuels à la fois au Maroc et au Sénégal, ils ne peuvent donc être unis qu'en France, patrie de l'un des conjoints. L'article 171-9 du code civil prévoit d'ailleurs cette situation : lorsque deux personnes du même sexe, dont l'un au moins a la nationalité française, ont leur domicile ou leur résidence dans un pays qui ne reconnaît pas le mariage entre personnes de même sexe, le mariage est célébré en France, dans la commune de naissance ou de dernière résidence de l'un des époux, ou encore dans celle où l'un de ses parents a son domicile.

Condition d'urgence


M. A.  s'est pourtant vu opposer un refus de visa par le consul de France à Casablanca, refus notifié le 16 juin 2014. Sa demande de référé demandant d'ordonner la délivrance d'un visa a ensuite été rejetée par le tribunal administratif de Nantes le 24 juin. Le Conseil d'Etat, quant à lui, a été saisi le 26 juin, et il statue le 9 juillet, soit trois jours avant la date du mariage, prévu le 12 juillet. La brièveté de ce délai permet au Conseil de considérer que la condition d'urgence imposée par l'article L 521-1 du code de la justice administrative (cja) est remplie. 

Il ne suffit cependant pas que l'urgence soit évidente pour que le requérant obtienne satisfaction. Encore faut-il que le refus opposé par les autorités consulaires porte une atteinte "grave et manifestement illégale" à "la sauvegarde d'une liberté fondamentale". (art. L 521-1 cja).

La liberté du mariage


Les commentateurs de cette décision, à commencer par le Conseil d'Etat lui-même, ont salué cette décision comme la reconnaissance de la liberté du mariage comme liberté fondamentale.

Observons que la formulation employée par l'article L 5é1-1 cja n'est pas extrêmement précise. Comment définit-on une liberté "fondamentale" ? Le droit reconnaît-il des libertés "fondamentales" et d'autres qui sont moins "fondamentales" ? Doit-on en déduire l'existence d'une hiérarchie entre les libertés ?

A dire vrai, le législateur ne semble pas s'être posé ces questions, et l'adjectif "fondamental" s'applique à l'ensemble des libertés reconnues par le droit positif, qu'elles aient un fondement juridique constitutionnel, conventionnel ou législatif. Autrement dit, il s'agit des libertés publiques au sens où l'entendait Georges Morange, terme aujourd'hui très démodé mais qui avait le mérite d'avoir un contenu juridique clair.

Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat reconnaît comme fondamentale la liberté du mariage. L'audace de cette jurisprudence reste modeste. Rappelons en effet que, dès sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel a présenté la liberté du mariage comme "l'une des composantes de la liberté individuelle". Dix ans plus tard, dans sa décision du 20 novembre 2003, il précise que la liberté du mariage se rattache également à la "liberté personnelle", découlant des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, formule reprise exactement dans les mêmes termes par la décision du 17 mai 2013 relative à la loi sur le mariage pour tous. De même, la liberté du mariage figure dans l'article 12 de la Convention européenne des droits de l'homme. Certes, il mentionne que "l'homme et la femme" ont le droit de se marier, mais la Cour européenne laisse aux Etats toute latitude pour ouvrir le mariage aux couples homosexuels (CEDH, 24 juin 2010, Schalk et Kopf c. Autriche).

Dans son ordonnance du 9 juillet, le Conseil d'Etat se situe ainsi dans la droite ligne des jurisprudences de la Cour européenne et du Conseil constitutionnel.

Le contrôle du juge


Cette affirmation de la liberté du mariage s'accompagne cependant de certaines précautions, et le Conseil d'Etat n'entend pas considérer cette liberté comme absolue. C'est ainsi qu'il se penche sur les motifs invoqués par les autorités consulaires pour refuser le visa de M. A. Il est vrai qu'ils semblent plutôt disparates et peu convaincants.
Garry Trudeau. Doonesbury

Est d'abord invoqué le fait que M. A. ait fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire... en 2007. L'argument semble étrange, ne serait-ce que parce qu'une personne dans cette situation peut parfaitement revenir sur le territoire français, dans des conditions régulières cette fois. Les autres motifs sont encore plus fantaisistes et les autorités consulaires n'hésitent pas à invoquer la différence d'âge entre les deux époux à l'appui du refus de visa, différence réelle puisqu'elle est de trente-cinq ans, mais que l'administration ne saurait prendre en considération pour refuser un visa. Enfin, le Conseil d'Etat fait observer que M. A. est en possession de son billet de retour pour le Maroc, voyage prévu quelques jours après le mariage, et qu'il est donc bien peu probable qu'il reste en France, d'autant que les deux époux résident ensemble depuis quatre ans à Casablanca.

Si les motifs du refus de visa sont en l'espèce relativement peu fondés, le juge les contrôle néanmoins. Dans d'autres hypothèses, il n'est donc pas impossible que le refus de visa puisse être justifié, par exemple si le ressortissant étranger a fait l'objet d'une expulsion et s'est vu interdire définitivement de revenir sur le territoire. Dans ce cas, il appartiendra au juge de rechercher l'équilibre entre la liberté du mariage d'un côté et les nécessités de la sécurité publique de l'autre.

Pour le moment, le juge des référés rend une décision qui tire les conséquences juridiques de la loi du 13 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Le principe général est que l'ordre public d'un Etat tiers qui refuse l'union homosexuelle ne doit pas entraver le droit au mariage des ressortissants français. Une nouvelle fois, il s'agit donc d'assurer l'égalité devant le mariage, et d'appliquer avec sérénité une loi qui fait déjà partie de notre système juridique.