« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 22 décembre 2013

Les lectures de LLC : La Convention sur les droits des travailleurs migrants, ou l'assassinat par enthousiasme

Martin Ruhs, Professeur associé d'économie politique à Oxford, publie, dans le International New York Times du 20 décembre, un article à l'intitulé provocateur : "Les migrants n'ont pas besoin de davantage de droits". L'auteur serait-il un xénophobe patenté ? Son but serait-il de refuser aux immigrés les droits les plus élémentaires ? Certainement pas. 

L'effectivité de la norme

En fait, l'article de Martin Ruhs est une réflexion sur les conventions internationales universelles relatives aux droits de l'homme. Elles proclament des droits toujours plus étendus, des prérogatives toujours plus larges, et elles donnent ainsi le sentiment d'un progrès constant dans la garantie des droits de l'homme. Dans une démarche déclaratoire, voire incantatoire, on va ainsi rédiger des conventions au contenu très ambitieux... si ambitieux que les Etats préféreront ne pas être liés par des systèmes qu'ils jugent trop contraignants. Les droits sont proclamés, affirmés solennellement, mais ils demeurent dans l'ordre rhétorique, et leur mise en oeuvre est tout simplement inexistant. Sur ce point, l'étude de Martin Ruhs  adopte une démarche positiviste, observant non pas seulement le contenu de la norme, mais aussi et surtout son effectivité.

L'échec de la Convention sur les travailleurs migrants


A l'appui de la démonstration, Martin Ruhs choisit l'exemple de la Convention des Nations Unies sur la protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille. Adoptée le 18 décembre 1990 par l'Assemblée générale des Nations Unies, elle est entrée en vigueur en mars 2003, après avoir atteint le seuil des vingt ratifications nécessaires. Le problème est que dix ans après, elle est ratifiée par moins d'une cinquantaine d'Etats sur les cent quatre vingt treize que compte l'ONU. Et ceux qui ont ratifié sont précisément les pays d'origine des migrants  alors que les pays d'immigration, les plus développés, n'ont même pas signé la Convention. Aucun pays de l'Union européenne n'y est partie et la question de sa signature n'est pas d'actualité.

Pour Martin Ruhs la Convention sur la protection des droits des travailleurs migrants se révèle un échec, et un échec cuisant. Il est vrai qu'elle n'a pas pu empêcher le traitement inhumain infligé aux ouvriers népalais qui construisent au Qatar les sites de la coupe du monde de football, pas plus qu'elle n'a empêché les émeutes des immigrés indiens à Singapour. 

Les causes de cet échec doivent  être recherchées dans la convention elle-même, trop ambitieuse, trop éloignée des préoccupations des Etats qui accueillent les travailleurs migrants. Prenons quelques exemples. Le Canada refuse la ratification, parce qu'il considère que la Convention n'est pas compatible avec sa politique à l'égard des travailleurs peu qualifiés. La Grande Bretagne, quant à elle, considère que l'obligation imposée aux Etats d'assurer aux travailleurs migrants le même régime de sécurité sociale qu'aux nationaux (art. 27) est tout simplement trop coûteuse. A travers ces exemples, Martin Ruhs constate l'existence d'une constante dans les comportements des Etats : Dans les pays de forte immigration, les droits des migrants ne sont pas identiques à ceux des nationaux, surtout au plan social. A l'inverse, les droits des migrants sont très protégés dans les pays de faible immigration.

Fernand Léger. Les travailleurs. 1948

Et la France ?

 
Et la France ? La réponse à une question écrite posée par le sénateur Richard Yung au ministre des affaires étrangères, le 29 décembre 2011, permet de cerner les motifs du refus français de ratification.

En premier lieu, l'absence de distinction entre les personnes en situation régulière et celles en situation irrégulière constitue une mise en cause radicale de l'ensemble du droit français des étrangers. En second lieu, la décision de ne pas signer la convention est une décision collégiale de l'ensemble des pays de l'Union européenne. La politique d'asile et d'immigration relève de la compétence partagée, et le statut des travailleurs migrants établi dans la Convention ne fait pas l'objet d'un consensus au sein des pays de l'Union. 

La simple lecture de la convention révèle enfin, sans que ce motif figure dans la réponse ministérielle de fin 2011, une autre contradiction. L'article 12 de la convention affirme que les travailleurs migrants ont "la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de leur choix, ainsi que la liberté de manifester leur religion ou leur conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé, par le culte et l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement". Ces dispositions constituent évidemment la négation du principe de laïcité, tel que nous le définissons dans notre pays.

Observons néanmoins que la France ne témoigne pas d'un refus total de consécration par des conventions internationales des droits des travailleurs migrants. Elle est même l'un des rares Etats à avoir ratifié convention relative au statut juridique du travail migrant de 1977, initiée par le Conseil de l'Europe et en vigueur depuis 1983. D'ambition plus modeste, elle n'est pourtant ratifiée que par onze pays, ce qui montre bien les réticences des Etats d'immigration dans ce domaine.

Pour Martin Ruhs, la convention de 1990 sur les travailleurs migrants est l'exemple type d'une convention qui a échoué par excès d'ambition, et par refus de prendre en considération les positions des pays qui accueillent les flux migratoires. Si les rédacteurs avaient accepté de tempérer un peu leurs positions sur les droits sociaux, le consensus aurait peut être été atteint sur le statut juridique et le droit du travail. A cause de cette position intransigeante, les droits des travailleurs sont ainsi victimes d'une sorte d'assassinat par enthousiasme. Aujourd'hui, c'est malheureusement l'ensemble de la convention qui demeure lettre morte, y compris ses dispositions qui consacrent les droits les plus élémentaires.

Pour lutter contre cette tendance, Martin Ruhs propose une démarche plus modeste, à partir du "noyau dur" des droits considérés. Il privilégie une évolution par petits pas, en commençant par consacrer les droits élémentaires, avant, dans un second temps, d'élargir et d'approfondir leur garantie. Il est peu probable cependant que cette modestie rencontre l'adhésion de deux catégories de promoteurs des droits de l'homme. Les intégristes d'un côté, qui préfèrent la proclamation à la réalité juridique ; les cyniques de l'autre, qui utilisent les droits de l'homme comme un simple objet rhétorique.





jeudi 19 décembre 2013

Cour européenne, secret défense et droits de la défense

Dans un arrêt Nikolova et Vandova c. Bulgarie du 17 décembre 2013, la Cour européenne s'est penchée sur les conséquences sur les droits de la défense de la présence, dans un dossier contentieux, de pièces couvertes par le secret de la défense nationale. 

La première requérante, Stella Yordanova Nikolova était capitaine dans la police nationale bulgare et elle a été licenciée en 2001 pour faits de corruption passive et entrave à la justice. Une procédure pénale engagée à peu près en même temps n'a pas abouti en raison des lenteurs de la justice bulgare, le renvoi devant le juge n'ayant pas été effectué dans les délais prescrits. La seconde requérante, Yordanka Chankova Vandova, est avocate au barreau de Sofia et défend la première. Toutes deux contestent une procédure que la présence de documents classifiés fait sortir du droit commun. L'ensemble de la procédure disciplinaire diligentée contre Stella Nikolova s'est ainsi déroulée à huis-clos, y compris le recours contre la sanction. De son côté, l'avocate n'a pas pu consulter l'ensemble du dossier de sa cliente, ne disposant pas des habilitations nécessaires. 

L'ex-capitaine de la police bulgare s'appuie essentiellement sur la violation de son droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Son avocate invoque, quant à elle, l'article 8 de cette même convention, estimant que l'enquête liée à une demande d'habilitation porte atteinte à son droit au respect de la vie privée. On va y revenir.

Le droit au procès équitable s'applique au contentieux des sanctions


Stella Nikolova peut parfaitement invoquer le droit au procès équitable qui ne s'applique pas seulement au domaine pénal, mais aussi aux litiges opposant l'Etat à ses fonctionnaires. Pour la Cour, l'article 6 § 1 doit être respecté dès que l'objet du contentieux porte sur une contestation "réelle et sérieuse" relative à des "droits de caractère civil". 

En l'espèce, le recours de Stella Nikolova a pour objet de protéger son droit de ne pas faire l'objet d'un licenciement abusif. Il est vrai que l'arrêt Vilho Eskelinen c. Finlande du 19 avril 2007  autorise exceptionnellement les autorités publiques à priver un fonctionnaire de son droit d'accès à un tribunal, lorsque cette interdiction est motivée par de l'Etat. Cette exception concerne les emplois que le droit français considère comme étant à la discrétion du gouvernement et exigeant une loyauté particulière des agents. Encore faut-il que cette exception soit prévue par le droit interne de l'Etat, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. La sanction qui frappe la requérante peut en effet être contestée devant une cour administrative suprême.

La publicité des débats


La requérante conteste précisément le fait que l'ensemble de la procédure se soit déroulé à huis-clos. Les arrêts rendus n'ont pas été rendus publics, ils ne sont pas accessibles au greffe de la cour, et la requérante elle même n'a pu en avoir communication. Le secret qui entoure cette procédure se heurte au principe de publicité des débats que la Cour rattache directement à l'article 6 § 1 (CEDH 24 juin 1993 Schuler-Zgraggen c. Suisse). Dans une décision du 26 septembre 1995, Diennet c. France, elle rappelle que cette publicité "protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public". Elle constitue aussi l'un des moyens de contribuer à préserver la confiance dans les cours et tribunaux.

Bien qu'affirmé avec force par la Cour, le principe de publicité des débats est loin d'être absolu. Il est possible d'y déroger pour des motifs tirés par exemple des nécessités de la protection des mineurs ou de la vie privée des personnes, voire lorsque les affaires traitées sont particulièrement techniques. Il en est ainsi du contentieux de la sécurité sociale, dont la Cour estime qu'il n'exige pas vraiment le contrôle du public (10 avril 2012, Lorenzetti c. Italie).

En l'espèce, le huis clos a été décidé pour protéger le secret de la défense nationale. En Bulgarie, ce dernier fait l'objet d'une définition large, puisqu'il regroupe à la fois les "secrets d'Etat" et les documents internes des administrations régaliennes. La Cour refuse d'entrer dans le débat sur la nature confidentielle ou non des pièces considérées comme confidentielles. Elle sanctionne en revanche l'automatisme de la décision des juges de la cour administrative qui ont déclaré le huis-clos en invoquant la présence de documents classifiés dans le dossier. Ils n'ont pas examiné in concreto si ces pièces étaient effectivement indispensables à la procédure, et n'ont pas cherché à trouver une autre solution, comme par exemple celle qui aurait consisté à ne tenir à huis-clos que certaines audiences, lorsque des pièces classifiées étaient évoquées. Sur ce point, la Cour déclare le droit interne bulgare non conforme à l'article 6 § 1, puisque le juge compétent n'est même pas tenu de donner les raisons détaillées et spécifiques de nature à justifier l'exclusion du public.

On ne peut s'empêcher d'imaginer l'impact d'une telle décision en droit français. Dans notre pays, le secret de la défense nationale demeure opposable au juge. Celui-ci peut seulement demander la déclassification des documents dont il a besoin pour instruire ou juger l'affaire. La décision relève du pouvoir discrétionnaire du ministre compétent, même s'il peut solliciter l'avis d'une autorité prétendue indépendante, la Commission consultative du secret de la défense nationale. La conséquence de cette situation est que le juge est contraint de prendre des décisions sans avoir eu communication des pièces classifiées. L'égalité des armes est donc également mise à mal puisque les deux parties au procès n'ont pas accès au même dossier.



L'habilitation de l'avocat et la violation de la vie privée


La seconde requérante, avocate de la première, a refusé de solliciter de l'administration bulgare une habilitation lui permettant d'accéder aux pièces classifiées. Sur ce point, le droit bulgare est assez proche du droit français. Comme lui, il subordonne la communication de ce type de document à une double condition. D'une part, il est nécessaire d'obtenir une habilitation qui est une procédure administrative permettant d'obtenir l'autorisation d'accéder à des pièces classifiées, autorisation acquise après une enquête plus ou moins approfondie selon le degré de classification. D'autre part, on ne peut obtenir communication de ces documents que si on a "intérêt à en connaître", c'est à dire s'ils sont indispensables à une mission d'intérêt général.

En l'espèce, Yordanka Vandova a refusé de se prêter à l'enquête préalable à l'octroi de l'habilitation. Elle y voit une ingérence dans sa vie privée, dans la mesure où cette enquête se traduit par une questionnaire détaillé sollicitant la divulgation d'informations personnelles la concernant elle, mais aussi ses proches. Pour elle, le fait de la contraindre à choisir entre la divulgation de données personnelles et la défense de sa cliente constitue une ingérence disproportionnée dans sa vie privée.

La Cour refuse de se prononcer sur le fond, estimant la requête tardive. Il n'empêche que la question ne manque pas d'intérêt. On s'aperçoit ainsi que les avocats bulgares peuvent, relativement facilement, obtenir une habilitation leur permettant de défendre leurs clients. Là encore, la situation est plus délicate en droit français. Le Conseil constitutionnel, dans une décision Ordre des avocats du barreau de Bastia rendue le 17 février 2012, a déclarée inconstitutionnelle une disposition du code de procédure pénale qui obligeait les personnes poursuivies à choisir leur défenseur dans une liste d'avocats ayant fait l'objet d'une habilitation. Pour le Conseil constitutionnel, cette procédure porte atteinte au libre choix du défenseur. La décision est juste, mais il n'en demeure pas moins que le droit français n'a pas encore défini avec précision la situation juridique de l'avocat confronté au secret de la défense nationale.

Cette lacune ne fait que refléter une incertitude plus générale sur les secrets protégés par la loi, et le secret de la défense nationale en particulier. Pour le moment, la décision de déclassifier pour permettre l'accès de l'avocat ou celui du juge repose sur un ministre. Cela signifie qu'un membre de l'exécutif peut bloquer le fonctionnement de la justice, situation qui porte une atteinte directe au principe de séparation des pouvoirs.







dimanche 15 décembre 2013

Article 13 de la loi de programmation militaire : un débat nécessaire

Depuis quelques jours, les réseaux sociaux relayés par la presse, révèlent une inquiétude à l'égard de l'article 13 de la loi de programmation militaire (LPM), adoptée en seconde lecture par le Sénat le 10 décembre 2013. Ce texte a pour objet de définir le cadre juridique des procédures d'accès des services de renseignement aux données personnelles circulant sur internet. Les uns qualifient le dispositif de "dictature numérique", les autres de "Big Brother à la française".

On peut certes regretter que cette préoccupation soit très tardive, car le projet de loi a été déposé devant le Sénat le 2 août 2013. C'est sans doute la raison pour laquelle l'analyse juridique fait largement défaut. Or, c'est précisément cette étude juridique qui rend évident la nécessité d'un débat largement ouvert sur les données personnelles qui doivent, ou ne doivent pas, être communicables aux services de renseignement.

Que dit l'article 13  ?


Ce désormais célèbre article 13 introduit dans le code de la défense un nouveau chapitre VI intitulé "Accès administratif aux données de connexion". Dans ce chapitre VI, un nouvel article L 246-1 autorise les ministères de la défense, de l'intérieur et de l'économie et des finances à accéder aux "informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques", c'est à dire aux identifiants de connexion, à la localisation des équipements utilisés, ou encore à la liste des numéros appelés et appelant, la date et la durée des communications. De manière très concrète, l'article 13 vise l'utilisation des données personnelles par les services de renseignement, utilisation qui fait l'objet de multiples fantasmes mais d'un encadrement juridique minimaliste.

Ces dispositions doivent figurer dans le code de la défense et il convient de rappeler que la "stratégie de sécurité nationale" comme la "politique de défense" (art. L 111-1 code de la défense cd) incombent au "pouvoir exécutif, dans l'exercice de ses attributions constitutionnelles". Nul n'ignore évidemment que les services de renseignement sont rattachés au ministère de l'intérieur (DCRI) ou de l'intérieur (DGSE pour la sécurité extérieure et DRM et DPSD pour la sécurité militaire).

En revanche, beaucoup de Français ignorent l'importance du rôle du ministère de l'économie dans ce domaine. C'est lui qui est plus spécialement chargé de la défense économique, c'est à dire de la sécurité des infrastructures et des secteurs d'activité d'importance vitale (celles dont le dysfonctionnement provoquerait un arrêt de l'économie du pays), de la protection du patrimoine scientifique et technique des entreprises, de la sécurité des systèmes d'information des organismes publics. C'est ainsi que les agents des douanes participent ainsi à la lutte contre le financement du terrorisme.  C'est ainsi que le ministère de l'économie aide les entreprises à se protéger de certaines menaces, protection fort utile si l'on considère que certains pays comme les Etats Unis n'hésitent pas à utiliser leurs formidables instruments d'espionnage électronique pour permettre à leurs entreprises de gagner des marchés.


Conversation secrète. Francis Ford Coppola. 1974. Gene Hackman

 La loi du 10 juillet 1991

 
Cette intégration du ministère de l'économie dans le dispositif législatif surprend d'autant moins que l'Article 13 reprend, sur ce point comme sur d'autres, les dispositions qui figuraient déjà dans la loi du 10 juillet 1991. Ce texte est intervenu à une époque où l'absence de législation sur les écoutes téléphoniques avait provoqué la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme. Dès 1978, dans son célèbre arrêt Klass et autres c. Allemagne, elle a estimé qu'une écoute constitue une ingérence dans la vie privée au sens de l'article 8 de la Convention. Cette ingérence n'est cependant pas nécessairement illicite si deux conditions sont réunies. D'une part, une loi doit les autoriser et organiser les conditions de leur mise en oeuvre. D’autre part, cette loi doit se révéler nécessaire pour sauvegarder la sécurité nationale, assurer la défense de l’ordre public, et la prévention des infractions pénales. Pour ne pas disposer d'un tel instrument législatif, la France a été condamnée par la Cour dans les arrêts Kruslin et Huvig de 1990 qui portaient, rappelons-le, sur des écoutes judiciaires. 

L'intervention du législateur français était donc nécessaire et la loi de 1991 pose un principe d'interdiction des écoutes, assorti de deux exceptions définies par la loi. Le principe d'interdiction est garanti par l'art. 226-1 du code pénal qui les punit d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende. La première exception réside dans les écoutes judiciaires et l'on sait que ces dernières ne peuvent être pratiquées qu'avec l'autorisation du juge d'instruction, ou du juge des libertés et de la détention au stade de l'enquête préliminaire.


Les interceptions de sécurité


Restent évidemment les plus délicates, les écoutes administratives ou plus exactement les "interceptions de sécurité", qui sont définies par la loi de 1991, dans son article 3, comme celles qui ont pour objet de "rechercher des renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous (...)".  Le champ d'application de ces écoutes est donc à la fois très vaste et très imprécis. A l'époque, il ne s'appliquait qu'aux écoutes téléphoniques. Il a ensuite été étendu à l'ensemble des communications électroniques par la loi du 23 janvier 2006, mais la finalité des interceptions était alors limitée à la lutte contre le terrorisme. L'article 13 de la présente LPM reprend aujourd'hui ce dispositif, mais en étendant la liste des demandeurs d'interceptions à l'ensemble des services chargés du renseignement. Sur la plan strictement juridique, l'article 13 de la LPM se présente donc comme une sorte de "copier-coller" de dispositions initiées à l'époque du téléphone et désormais étendues à l'ensemble des données circulant sur internet. 

La saisine du Conseil constitutionnel


C'est la raison pour laquelle la saisine du Conseil constitutionnel n'est pas nécessairement une solution. Certains semblent en effet considérer que ce grand protecteur des droits de l'individu et des données personnelles déclarera immédiatement l'article 13 inconstitutionnel. C'est pourtant loin d'être certain, si l'on considère sa jurisprudence. 

Dans une décision du 28 décembre 2000, il affirme ainsi que les dépenses liées interceptions de sécurité en matière téléphonique ne sauraient être imputées aux opérateurs. Et il précise que ces derniers ne font alors qu'apporter leur concours à des "interceptions justifiées par les nécessités de la sécurité publique, dans l'intérêt général de la population". Autant dire que le principe même des écoutes administratives n'est pas considéré, en soi, comme portant atteinte à des normes constitutionnelles. Exerçant son contrôle de proportionnalité, la CNIL pourrait-elle considérer que l'ingérence dans la vie privée est excessive,  lorsqu'elle concerne les données circulant sur internet ? Peut-être, mais le résultat du recours demeure néanmoins aléatoire.

Force est donc de constater que ces interceptions ne sont pas nécessairement inconstitutionnelles. Mais cette constatation n'a pas pour effet de clore le débat juridique.

Incertitude du champ d'application


Au regard de son champ d'application, l'article 13 de la LPM se caractérise par une grande incertitude, liée à sa définition téléologique. Il reprend sur ce point, la formulation de la loi de 1991, les écoutes téléphoniques sont licites lorsqu'elles ont pour finalité de rechercher des "renseignements intéressant la sécurité nationale". Le Conseil constitutionnel ne contribue pas à préciser les choses lorsqu'il invoque la "nécessité publique" ou "l'intérêt général de la population". Autant dire que cette définition téléologique est aussi tautologique : sont finalement communicables les données dont les services de renseignement déclarent avoir besoin, dans le cadre de leur mission.

Certes, l'efficacité de ces services doit être assurée, et ils doivent bénéficier de certaines prérogatives pour assurer leurs missions. Le renseignement demeure un élément indispensable à l'exercice par l'Etat de ses activités de souveraineté. On constate d'ailleurs, non sans intérêt, que la critique la plus virulente de l'article 13 est probablement celle développée par l'Association des sites internet communautaires (ASIC), qui a publié plusieurs communiqués alarmistes sur le sujet. Or l'ASIC compte parmi ses membres toutes les entreprises américaines du secteur, de Facebook à Google, en passant par Skype et DailyMotion. Avouons qu'il est assez étonnant de les voir s'offusquer de la loi française qu'elles dénoncent comme attentatoire à la vie privée alors qu'elles n'hésitent à transmettre leurs données en masse à la NSA. En clair, il convient de collaborer avec les services américains, et de dénoncer les services français.

Pour assurer la légitimité de l'action des services français, il convient sans doute de réfléchir sur les procédures d'accès ces données personnelles. La procédure actuelle, issue de la loi de 1991 reprise purement et simplement par l'article 13 de la LPM, est bien loin d'être satisfaisante. Elle repose sur deux principes. D'abord la centralisation des interceptions qui sont autorisées par une "personnalité qualifiée" placée près du Premier ministre et désignée par la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Le système permet sans doute d'éviter des interceptions intempestives décidées par des agents subalternes, mais il ne constitue pas, en soi, la garantie qu'un équilibre entre l'intérêt de l'Etat et celui de la vie privée des personnes sera effectivement recherché.

La CNCIS, autorité plus administrative qu'indépendante


Ensuite, et c'est sans doute le défaut essentiel de la procédure, la CNCIS qui désigne la "personnalité qualifiée" et qui a pour mission de contrôler les interceptions de sécurité est une autorité administrative indépendante, nettement plus administrative qu'indépendante.

Elle est composée de trois membres, un député, un sénateur, et son président, généralement un conseiller d'Etat. Ce dernier est choisi par le Président de la République sur une liste de quatre noms établie conjointement par le vice président du Conseil d'Etat et le premier président de la Cour de cassation. Quant aux deux parlementaires, chacun d'entre eux est désigné par le Président de leur assemblée et leur mandat n'est pas renouvelable. Le statut d'indépendance des membres n'est donc ni meilleur ni pire que celui des membres d'autres autorités indépendantes.

En revanche, la procédure devant la CNCIS est marquée par une certaine opacité. De sa propre initiative, ou à la demande d'une personne qui craint d'être l'objet d'une écoute, elle peut donner au Premier ministre une "recommandation", demandant l'interruption d'une écoute. Celui-ci n'est évidemment pas tenu de la suivre, et le demandeur est seulement avisé que les vérifications nécessaires ont été effectuées, sans qu'il puisse jamais savoir s'il a été ou non l’objet d’une interception. Si l'on se place du côté de l'intéressé, on imagine sa frustration face à une procédure qui ressemble étrangement au "droit d'accès indirect" qui s'exerce devant la CNIL pour les données personnelles conservées à des fins de sécurité publique. Le demandeur est avisé que des vérifications ont été faites, et il ne saura jamais s'il était fiché et ignorera toujours le contenu des informations conservées sur son compte.

Rouvrir le débat ?


L'article 13 de la LPM se borne finalement à reprendre à son compte un dispositif ancien et imparfait, et aucun débat n'a réellement eu lieu sur le sujet. La CNIL, dans un communiqué du 26 novembre 2013, "déplore" ainsi de ne pas avoir été saisie des dispositions de l'article 13. Observons cependant que cette saisine n'avait rien d'obligatoire, puisqu'en l'espèce il ne s'agit pas de créer des traitements automatisés de données personnelles, mais d'accéder à des données personnelles circulant sur internet. Le gouvernement aurait cependant pu solliciter cet avis,  de nature à éclairer le débat parlementaire, voire à le susciter. 

Le renseignement est désormais au coeur de la stratégie de défense et de sécurité. Dans ce domaine, la présente LPM présente des aspects positifs, notamment par l'approfondissement des moyens de contrôle du parlement dans ce domaine, avec le renforcement des prérogatives de la délégation parlementaire au renseignement (DPR). Il est, dès lors, un peu surprenant, que le socle juridique de l'accès aux données personnelles n'ait pas été discuté, et que le parlement se soit borné à reprendre un dispositif ancien et pour le moins obsolète. De leur côté, les services de renseignement ont tout à gagner d'un débat démocratique dans ce domaine, puisque c'est leur légitimité même qui se trouvera renforcée. Reste à trouver le moyen de reprendre le débat parlementaire. Le Président de la République ne pourrait-il pas s'appuyer sur l'article 10 de la Constitution et demander une nouvelle délibération sur l'article 13 ?

jeudi 12 décembre 2013

La réquisition de logements vacants, solution juridique ou posture politique ?

Il y a un an, le 8 décembre 2012, le ministre du logement Cécile Duflot annonçait sur Canal + la réquisition de logements vacants au profit des plus mal logés, "dans les jours qui viennent", avant de convenir que l'opération pourrait prendre un peu plus de temps que prévu.

Un an plus tard, Marie Piquemal, dans Libération constate qu'aucun logement n'a été réquisitionné depuis ces déclarations fracassantes. La journaliste s'est soigneusement renseignée au ministère, qui lui a répondu qu'une "petite dizaine" de procédures sont en cours en Ile de France, une autre dizaine en Midi-Pyrénées, et une trentaine en région PACA. Les chiffres sont dérisoires, et rien ne dit d'ailleurs que ces procédures arriveront à leur terme. Le discours officiel a donc changé. On affirme désormais que la réquisition n'est qu'une menace, destinée à inciter les propriétaires de logements vacants à vendre leur bien ou à le mettre sur le marché locatif.

Derrière ces discours contradictoires se cachent en réalité des difficultés juridiques.

Deux fondements juridiques


La procédure de réquisition est en apparence fort simple. Il s'agit, pour l'autorité publique, de prendre possession d'un bâtiment vide pour en disposer en lieu et place du propriétaire, et plus particulièrement pour le mettre à disposition de familles mal logées. Le problème est que cette procédure repose sur une dualité de fondements juridiques.

D'un côté, le pouvoir général de police du mari, sur le fondement de l'article 2212-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT). Il permet au maire de prononcer la réquisition de logements vacants pour reloger des familles sans-abri. Ce pouvoir de réquisition ne s'exerce cependant "qu'en cas d'urgence et à titre exceptionnel, lorsque le défaut de logement de la famille dont il s'agit est de nature à apporter un trouble grave à l'ordre public", principe posé par l'arrêt Commune de Pugnac c. Banque La Hénin rendu par le Conseil d'Etat le 18 octobre 1989.

De l'autre côté, l'ordonnance du 11 octobre 1945, codifiée dans l'article L 641-1 du code de la construction et de l'habitation (cch)a été adoptée à une époque où il fallait reloger les personnes dont les logements avaient été détruits. Elle permet au représentant de l'Etat de réquisitionner tout local à usage d'habitation vacant  depuis plus de six mois, appartenant à une personne privée, individu ou entreprise. Par la suite, le dispositif a été étendu par la loi du 29 juillet 1998 à tous les locaux à usage commercial et professionnel détenus par les investisseurs institutionnels (banques, compagnies d'assurances etc..) vides depuis plus de dix-huit mois, puis par la loi du 18 janvier 2013 à "toute personne morale" titulaire d'un "droit réel" sur un bien (art. L 642-1 cch). Là encore, le Conseil d'Etat a précisé, dans une décision Lucas du 11 juillet 1980, que ce droit de réquisition est subordonné à la constatation d'"une crise grave du logement" dans la commune concernée, caractérisée par "d'importants déséquilibres entre l'offre et la demande de logement, au détriment de certaines catégories sociales".

Le dispositif juridique permettant la réquisition existe donc, et existe même en double exemplaire. Alors pourquoi ne fonctionne-t-il pas ?


Bernard Delaunay. Le déménagement. Collection particulière

La contrainte financière


La première raison est sans doute d'ordre matériel et financier. Cécile Duflot a choisi de se fonder sur les dispositions du code de la construction, et plus précisément sur la loi de 1998 qui permet la réquisition des bâtiments vides appartenant aux investisseurs institutionnels. Or, ces bâtiments ne sont pas toujours en état d'accueillir des familles, loin de là.

Les autorités publiques se trouvent alors devant un choix difficile. Soit elles réalisent elles mêmes la remise en état, ce qui coûte évidemment très cher, pour un retour très maigre sur investissement, puisque les familles concernées ne sont pas en mesures de payer un loyer substantiel. Soit elles laissent se développer le mécanisme établi par la loi Duflot du 18 janvier 2013 qui permet au propriétaire de gagner du temps. Il peut choisir de remettre son bien sur le marché locatif, ce qui n'est d'ailleurs pas négatif. Il peut aussi présenter un échéancier de travaux pour la remise en état du bien, et ces travaux peuvent être longs. Autrement dit, la réquisition n'est jamais immédiate sur le fondement des articles L 641-1 et L 642-1 cch. Dans tous les cas, si les locaux sont finalement réquisitionnés, il conviendra d'indemniser le propriétaire lésé, contrainte là encore très onéreuse pour les finances de l'Etat.

La contrainte juridique


Derrière les contraintes financières apparaîssent aussi des contraintes juridiques. Le Conseil constitutionnel, dans une jurisprudence constante, affirme la valeur constitutionnelle du droit de propriété. Dans une décision QPC du 30 septembre 2011, il a ainsi rappelé le droit du propriétaire de s'adresser au juge pour obtenir l'expulsion des occupants sans titre de son bien immobilier. Le droit de propriété implique donc non seulement le droit de jouir de son bien, mais aussi celui d'exclure les tiers de la jouissance de celle-ci. La conséquence en est que les propriétaires ne peuvent être privés du libre exercice de leur droit de propriété sans que soient mises en oeuvre des procédures très protectrices, et donc très longues. La réquisition rapide de logement relève du discours politique, de la posture, mais tout le monde sait, y compris le ministre, que ce n'est pas une réalité juridique, et pas davantage une urgence financière.



mardi 10 décembre 2013

Faut-il protéger les "Whistleblowers" ?

Le  "lanceur d'alerte" souvent désigné par le nom américain "Whistleblower" est une personne qui décide de signaler à sa hiérarchie ou de mettre à la disposition du public, des informations dont il a connaissance et qui mettent en lumière des actions illégales ou dangereuses. Le lanceur d'alerte n'est pas un délateur, mais bien davantage un informateur qui agit, ou tout au moins croit agir, dans l'intérêt général. Par hypothèse, le lanceur d'alerte est donc de bonne foi et agit de manière désintéressée, même si ce désintéressement n'exclut évidemment pas les manipulations.

On songe d'abord à Edward Snowden, ancien employé de la NSA, qui a fait connaître au monde entier les écoutes des agences américaines de renseignement, ou à Julian Assange, créateur de Wikileaks. En réalité, ces deux exemples cachent beaucoup d'autres situations, comme celle d'Erin Brokovic qui a dévoilé une affaire de pollution de la nappe phréatique d'une ville californienne, ou encore plus modestement, celle du modeste employé qui va observer que les consignes de sécurité ne sont pas respectées dans son entreprise. Chacun à son niveau prend des risques, celui d'être poursuivi pour espionnage, pour violation des secrets protégés par la loi, pour manquement à l'obligation de discrétion, ou encore pour dénigrement d'une entreprise. Chacun se retrouve ainsi dans la position du "premier qui dit la vérité", dont Guy Béart nous rappelle qu'"il doit être exécuté".

Aux Etats-Unis, une approche globale

Les Etats-Unis ont engagé une réflexion globale sur les "Whistleblowers", même s'ils n'ont pas accepté pour autant, et les affaires Assange et Snowden le montrent bien, de leur accorder une protection absolue. Ils acceptent néanmoins de les considérer comme une catégorie juridique spécifique bénéficiant d'un droit tout aussi spécifique. Le "Whistleblower Protection Act" de 1989, amendé en 2012 adopte ainsi une vision globale du "Whistleblower" comme objet d'une protection juridique. En revanche, cette dernière demeure limitée au personnel des agences fédérales, à l'exception de ceux qui travaillent dans le domaine du renseignement. Edward Snowden, on le sait, n'est évidemment pas concerné par ce texte. Il ne l'est pas davantage par les nombreux programmes qui garantissent aux Whistleblowers certaines garanties dans le domaine du droit du travail et de la santé. Le Royaume Uni a adopté une démarche à peu près identique avec le "Public Interest Disclosure Act".

Le droit français ignore cette démarche globale et il n'existe aucune protection juridique des lanceurs d'alerte en tant que tels. On voit seulement apparaître des dispositions éparses, applicables à des situations très différentes.

Les relations de travail 

Le texte le plus récent dans ce domaine est la loi du 6 décembre 2013 relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière. Son article 35 énonce qu'"aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, d'intéressement (..), de formation, de reclassement, d'affectation,  (...) de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir relaté ou témoigné, de bonne fois, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions". Pour sanctionner de telles pratiques, la loi prévoit de renverser la charge de la preuve. En cas de contentieux, le chef d'entreprise devra démontrer que la mesure prise à l'encontre du salarié n'est pas motivée par les dénonciations effectuées par ce dernier.

Les fonctionnaires sont également visés par l'article 6 du statut de 1983, issu de la loi du 6 août 2012.  Il y est précisé qu'aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire par qu'il a formulé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice, ou encore apporté son témoignage dans des affaires touchant au harcèlement sexuel ou moral, ou encore à des pratiques discriminatoires.

Observons que le champ d'application est beaucoup plus étroit dans la fonction publique que dans la secteur privé. D'une part, la protection ne concerne que les fonctionnaires et non pas l'ensemble des agents, alors que la loi de 2013 vise l'ensemble des salariés, permanents ou intérimaires, voire sous-traitants. D'autre part, seul est protégé l'agent qui dénonce des mauvais traitements infligés à d'autres agents, discrimination ou harcèlement. La garantie ne concerne pas l'ensemble des infractions dont ils pourraient avoir connaissance dans le cadre de leurs fonctions. Enfin, l'efficacité de la protection est moins évidente, dans la mesure où le renversement de la charge de la preuve n'est pas prévu au profit des agents publics. Pour le moment, les lanceurs de la fonction publique ne font donc l'objet que d'une protection minimaliste.



Le projet de loi renforçant le secret des sources des journalistes

Le projet de loi actuellement débattu sur le secret des sources des journalistes concerne aussi les lanceurs d'alerte. L'atteinte au secret des sources est en effet définie comme "le fait de chercher à découvrir ses sources au moyen d'investigations portant sur sa personne ou sur toute personne qui, en raison de ses relations habituelles avec un journaliste, peut détenir des renseignements permettant d'identifier ces sources". Cette définition vise ainsi non seulement les informations détenues par un journaliste, mais aussi celui ou celle qui les lui transmet, et donc l'éventuel lanceur d'alerte.

La protection n'est pas absolue cependant. Elle cède devant la nécessité d'empêcher ou de réprimer la commission d 'un crime ou d'un délit constituant une atteinte grave à la personne ou aux intérêts fondamentaux de la Nation, à la condition toutefois que les mesures envisagées soient "strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi". Il n'en demeure pas moins que le lanceur d'alerte n'est protégé qu'indirectement, en quelque sorte par ricochet, l'objet essentiel de la garantie juridique étant le journaliste.

Ces textes sont les seuls qui puissent être invoqués par des lanceurs d'alerte. D'autres n'ont pas abouti comme la proposition déposée en octobre 2012 devant le sénat et visant à créer une Haute Autorité d'expertise scientifique et d'alerte en matière de santé et d'environnement. L'Académie de médecine s'y est opposée et le parlement n'a pas persévéré dans sa démarche.

Le droit positif dans le domaine des lanceurs d'alerte est donc globablement inexistant, à l'exception de quelques domaines ponctuels peu utilisables.

Pour le moment, la  réflexion juridique sur les lanceurs d'alerte n'a pas encore été sérieusement engagée dans notre pays. Doit on leur reconnaître un statut juridique particulier, dès lors qu'ils contribuent à la lutte contre la corruption ? Sont-ils des héros de la transparence ? Doit-on les protéger par une impunité totale ? Dans l'état actuel des choses, il n'est sans doute pas possible de répondre à toutes ces questions, mais il serait tout de même nécessaire de les poser.



dimanche 8 décembre 2013

Tabou or not tabou, là est l'exception.

Les affaires de familles sont parfois compliquées, c'est bien connu. Et la lecture de la décision du 4 décembre 2013 rendue par la Première chambre civile de la Cour de cassation porte précisément sur des liens familiaux quelque peu complexes. 

En 1969, Mme X. se marie avec Claude Y. et de leur union naît une petite fille en 1973. Le divorce est prononcé en 1977, après que Claude Y. ait été condamné, à deux reprises, pour violences conjugales. L'épouse trouve refuge chez son ex-beau-père, Raymond Y., qui prend également soin de l'enfant. En 1983, Mme X. se remarie avec son ex-beau père, sans qu'aucun enfant naisse de cette seconde union. Cette nouvelle expérience matrimoniale est nettement plus longue, et sans doute plus heureuse. Elle va durer vingt-deux ans, jusqu'au décès de Raymond Y., en 2005. Ce dernier avait cependant pris la précaution de faire une donation à sa petite fille et de désigner son épouse comme légataire universelle. Son fils demeurait cependant son héritier légitime. 

Nullité du mariage

C'est seulement au moment du règlement de la succession de son père, en 2006, que son fils, Claude Y., se préoccupe de saisir le juge pour demander l'annulation de ce mariage. Il s'appuie alors sur l'article 161 du Code civil qui interdit le mariage "entre tous les ascendants et les alliés dans la même ligne". Le TGI de Grasse en 2011, puis la Cour d'appel d'Aix en Provence lui donnent satisfaction et prononcent la nullité de l'union. La décision a des effets dévastateurs pour la requérante, car la nullité du mariage est rétroactive. Ce dernier est censé n'avoir jamais existé, et les droits successoraux de celle qui est désormais considérée comme une simple concubine sont purement et simplement anéantis.

Il n'existe aucune jurisprudence relative à une situation identique, de nature à justifier cette rigueur des juges du fond. Il peut certes arriver, parfois même chez des personnes célèbres, qu'une femme partage successivement la vie d'un homme, puis celle de son fils, mais cette pratique ne donne généralement pas lieu à union matrimoniale. Des situations relativement proches ont cependant permis aux juges du fond de procéder par analogie.

La première trouve son origine dans une décision de la Première chambre civile de la Cour de cassation, rendue le 6 janvier 2004. Elle porte sur la situation d'un enfant dont les deux parents ont la même filiation paternelle, c'est à dire que l'enfant est né des relations entre un demi-frère et une demi-soeur. Dans ce cas, le juge estime que lorsque la filiation de l'enfant est établie à l'égard de l'un de ses parents, il est interdit de l'établir pour l'autre. Cette prohibition d'ordre public s'applique également à la filiation adoptive, et le père ne peut donc adopter son propre enfant. Observons qu'il s'agit certes d'une jurisprudence relative à la filiation, mais que l'article 334 du code civil précise que cette interdiction d'établir la filiation s'applique lorsqu'il existe "à l'égard de l'enfant, un des cas d'empêchement au mariage prévus par les articles 161 et 162 du code civil". 

La seconde décision, plus récente, est celle rendue par la Cour d'appel de Rennes le 10 janvier 2012. Il s'agit cette fois d'une situation très proche, qui porte sur la célébration d'un mariage à Pondichéry, en violation de l'article 163 du code civil, prohibant toute union entre l'oncle et sa nièce ou son neveu, la tante et son neveu ou sa nièce. En l'espèce, l'oncle avait épousé sa nièce, et le couple invoquait le fait que ce type d'union est une "pratique traditionnelle" fréquente en Inde. Estimant que les pratiques traditionnelles indiennes ne doivent pas nécessairement devenir notre droit positif, la Cour d'appel, comme avant elle le TGI, a prononcé la nullité du mariage "absolue, d'ordre public et (...) indélébile". On ne peut que saluer une telle jurisprudence qui récuse tout "droit à la différence" et empêche ainsi l'intégration dans le droit de pratiques qui n'ont pas grand chose à voir avec la libération des femmes. N'est-il pas souhaitable, au contraire, que des femmes, souvent mariées contre leur consentement, puissent utiliser le droit français pour obtenir la dissolution et la nullité d'une telle union ? 


Jan Massys. Loth et ses filles. Circa 1565

La dispense du Président de la République, une procédure pas utilisée

Certes, mais l'application stricte de cette jurisprudence au cas de Mme X. est tout de même bien sévère. C'est pour cette raison que le juge va infléchir cette rigueur en définissant une exception à la règle générale de la nullité du mariage. 

Le juge y était incité par le contexte général de l'affaire, car Mme X. n'est pas totalement responsable de ce qui lui arrive. D'une part, nul ne s'est opposé à son second mariage. Ni son ancien mari, ni le maire qui a procédé à l'union matrimoniale n'ont attiré l'attention du couple sur l'article 161 du code civil. D'autre part, l'article 164 du code civil autorise le Président de la République à accorder une dispense aux couples concernés par les cas d'empêchement au mariage. Cette dispense n'est certes pas simple à obtenir. Elle relève du pouvoir discrétionnaire du Président, qui peut donc toujours la refuser, et elle doit être justifiée par des "causes graves". Rien ne dit que Mme X. et Raymond Y. l'auraient obtenue, mais force est de constater que personne ne les a incités à la demander. Au contraire, ils sont demeurés dans l'ignorance du procédure qui leur aurait permis de régulariser leur situation. Et une fois le mariage célébré, la dispense ne pouvait plus être demandée.

Le juge va en quelque sorte offrir à Mme X. la possibilité de rattraper cette erreur. Il reprend les conditions posées pour l'obtention de cette dispense, en les appliquant a posteriori, non plus avant, mais après le mariage, et même après la fin de cette union puisque le mari est décédé. Il s'interroge en conséquence sur les "causes graves" justifiant l'octroi d'une telle dispense, et les trouve dans l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

L'atteinte à la vie privée et familiale de Mme X.

Le juge observe que la nullité de son mariage constitue, de manière incontestable, une ingérence dans la vie privée de Mme X. Elle perd en effet tous ses droits à la succession de son époux, alors même qu'elle a formé avec lui un couple parfaitement stable. Sa situation matérielle devient précaire, dès lors qu'il est fort probable qu'elle devrait également quitter le domicile dans lequel elle a vécu, et subsister avec des moyens fort réduits. 

L'atteinte à la vie privée est donc liée à la particularité du dossier, et plus précisément au temps écoulé. Temps du mariage d'abord, qui a duré vingt-deux ans. Temps du recours de Claude Y, qui a attendu cette même vingtaine d'années pour se préoccuper du caractère fort choquant de cette situation matrimoniale, précisément le moment où il pouvait espérer exclure son ex-femme et belle-mère de l'héritage paternel. Pour ces raisons, et seulement ces raisons, la Cour de cassation décide donc de casser la décision de la Cour d'appel d'Aix en Provence. 

La juridiction suprême prend donc bien soin de préciser qu'il s'agit d'un cas d'espèce, et que la prohibition du mariage entre alliés n'est pas remise en cause. Certes, mais la Cour de cassation introduit tout de même un peu de souplesse dans l'interprétation de la règle. Ce n'est pas négligeable, si l'on considère que chaque situation familiale est unique, et qu'il convient d'introduire un peu d'équité dans son appréciation.