« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 8 décembre 2013

Tabou or not tabou, là est l'exception.

Les affaires de familles sont parfois compliquées, c'est bien connu. Et la lecture de la décision du 4 décembre 2013 rendue par la Première chambre civile de la Cour de cassation porte précisément sur des liens familiaux quelque peu complexes. 

En 1969, Mme X. se marie avec Claude Y. et de leur union naît une petite fille en 1973. Le divorce est prononcé en 1977, après que Claude Y. ait été condamné, à deux reprises, pour violences conjugales. L'épouse trouve refuge chez son ex-beau-père, Raymond Y., qui prend également soin de l'enfant. En 1983, Mme X. se remarie avec son ex-beau père, sans qu'aucun enfant naisse de cette seconde union. Cette nouvelle expérience matrimoniale est nettement plus longue, et sans doute plus heureuse. Elle va durer vingt-deux ans, jusqu'au décès de Raymond Y., en 2005. Ce dernier avait cependant pris la précaution de faire une donation à sa petite fille et de désigner son épouse comme légataire universelle. Son fils demeurait cependant son héritier légitime. 

Nullité du mariage

C'est seulement au moment du règlement de la succession de son père, en 2006, que son fils, Claude Y., se préoccupe de saisir le juge pour demander l'annulation de ce mariage. Il s'appuie alors sur l'article 161 du Code civil qui interdit le mariage "entre tous les ascendants et les alliés dans la même ligne". Le TGI de Grasse en 2011, puis la Cour d'appel d'Aix en Provence lui donnent satisfaction et prononcent la nullité de l'union. La décision a des effets dévastateurs pour la requérante, car la nullité du mariage est rétroactive. Ce dernier est censé n'avoir jamais existé, et les droits successoraux de celle qui est désormais considérée comme une simple concubine sont purement et simplement anéantis.

Il n'existe aucune jurisprudence relative à une situation identique, de nature à justifier cette rigueur des juges du fond. Il peut certes arriver, parfois même chez des personnes célèbres, qu'une femme partage successivement la vie d'un homme, puis celle de son fils, mais cette pratique ne donne généralement pas lieu à union matrimoniale. Des situations relativement proches ont cependant permis aux juges du fond de procéder par analogie.

La première trouve son origine dans une décision de la Première chambre civile de la Cour de cassation, rendue le 6 janvier 2004. Elle porte sur la situation d'un enfant dont les deux parents ont la même filiation paternelle, c'est à dire que l'enfant est né des relations entre un demi-frère et une demi-soeur. Dans ce cas, le juge estime que lorsque la filiation de l'enfant est établie à l'égard de l'un de ses parents, il est interdit de l'établir pour l'autre. Cette prohibition d'ordre public s'applique également à la filiation adoptive, et le père ne peut donc adopter son propre enfant. Observons qu'il s'agit certes d'une jurisprudence relative à la filiation, mais que l'article 334 du code civil précise que cette interdiction d'établir la filiation s'applique lorsqu'il existe "à l'égard de l'enfant, un des cas d'empêchement au mariage prévus par les articles 161 et 162 du code civil". 

La seconde décision, plus récente, est celle rendue par la Cour d'appel de Rennes le 10 janvier 2012. Il s'agit cette fois d'une situation très proche, qui porte sur la célébration d'un mariage à Pondichéry, en violation de l'article 163 du code civil, prohibant toute union entre l'oncle et sa nièce ou son neveu, la tante et son neveu ou sa nièce. En l'espèce, l'oncle avait épousé sa nièce, et le couple invoquait le fait que ce type d'union est une "pratique traditionnelle" fréquente en Inde. Estimant que les pratiques traditionnelles indiennes ne doivent pas nécessairement devenir notre droit positif, la Cour d'appel, comme avant elle le TGI, a prononcé la nullité du mariage "absolue, d'ordre public et (...) indélébile". On ne peut que saluer une telle jurisprudence qui récuse tout "droit à la différence" et empêche ainsi l'intégration dans le droit de pratiques qui n'ont pas grand chose à voir avec la libération des femmes. N'est-il pas souhaitable, au contraire, que des femmes, souvent mariées contre leur consentement, puissent utiliser le droit français pour obtenir la dissolution et la nullité d'une telle union ? 


Jan Massys. Loth et ses filles. Circa 1565

La dispense du Président de la République, une procédure pas utilisée

Certes, mais l'application stricte de cette jurisprudence au cas de Mme X. est tout de même bien sévère. C'est pour cette raison que le juge va infléchir cette rigueur en définissant une exception à la règle générale de la nullité du mariage. 

Le juge y était incité par le contexte général de l'affaire, car Mme X. n'est pas totalement responsable de ce qui lui arrive. D'une part, nul ne s'est opposé à son second mariage. Ni son ancien mari, ni le maire qui a procédé à l'union matrimoniale n'ont attiré l'attention du couple sur l'article 161 du code civil. D'autre part, l'article 164 du code civil autorise le Président de la République à accorder une dispense aux couples concernés par les cas d'empêchement au mariage. Cette dispense n'est certes pas simple à obtenir. Elle relève du pouvoir discrétionnaire du Président, qui peut donc toujours la refuser, et elle doit être justifiée par des "causes graves". Rien ne dit que Mme X. et Raymond Y. l'auraient obtenue, mais force est de constater que personne ne les a incités à la demander. Au contraire, ils sont demeurés dans l'ignorance du procédure qui leur aurait permis de régulariser leur situation. Et une fois le mariage célébré, la dispense ne pouvait plus être demandée.

Le juge va en quelque sorte offrir à Mme X. la possibilité de rattraper cette erreur. Il reprend les conditions posées pour l'obtention de cette dispense, en les appliquant a posteriori, non plus avant, mais après le mariage, et même après la fin de cette union puisque le mari est décédé. Il s'interroge en conséquence sur les "causes graves" justifiant l'octroi d'une telle dispense, et les trouve dans l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

L'atteinte à la vie privée et familiale de Mme X.

Le juge observe que la nullité de son mariage constitue, de manière incontestable, une ingérence dans la vie privée de Mme X. Elle perd en effet tous ses droits à la succession de son époux, alors même qu'elle a formé avec lui un couple parfaitement stable. Sa situation matérielle devient précaire, dès lors qu'il est fort probable qu'elle devrait également quitter le domicile dans lequel elle a vécu, et subsister avec des moyens fort réduits. 

L'atteinte à la vie privée est donc liée à la particularité du dossier, et plus précisément au temps écoulé. Temps du mariage d'abord, qui a duré vingt-deux ans. Temps du recours de Claude Y, qui a attendu cette même vingtaine d'années pour se préoccuper du caractère fort choquant de cette situation matrimoniale, précisément le moment où il pouvait espérer exclure son ex-femme et belle-mère de l'héritage paternel. Pour ces raisons, et seulement ces raisons, la Cour de cassation décide donc de casser la décision de la Cour d'appel d'Aix en Provence. 

La juridiction suprême prend donc bien soin de préciser qu'il s'agit d'un cas d'espèce, et que la prohibition du mariage entre alliés n'est pas remise en cause. Certes, mais la Cour de cassation introduit tout de même un peu de souplesse dans l'interprétation de la règle. Ce n'est pas négligeable, si l'on considère que chaque situation familiale est unique, et qu'il convient d'introduire un peu d'équité dans son appréciation.

jeudi 5 décembre 2013

Le lobbying anglo-saxon contre la laïcité française

Le jour même de la décision de la Cour d'appel de Paris sur l'affaire Baby Loup, le 27 novembre 2013, avait lieu l'audience de la Cour européenne des droits de l'homme portant sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Les deux procédures ont en commun d'être initiées par des femmes portant le voile, et de remettre frontalement en cause le principe de laïcité au profit d'une idéologie communautariste largement répandue dans le monde anglo-saxon.

La presse américaine

La presse anglo-saxonne, et le N.Y. Times en particulier, titrent donc sur "la laïcité française en jugement" ("French Secularism on Trial"). L'auteur, anonyme, rappelle ces procédures en cours et déplore le soutien massif de la population française au principe de laïcité. Après cela, il ajoute tout uniment qu'"heureusement il y a quelques signes de sens commun dans le débat". Car il est bien connu que le législateur et les juges français n'ont pas le bon sens des juges américains. Ces derniers manient en effet l'erreur judiciaire et la peine de mort avec un "sens commun" qui éblouit la vieille Europe. 

Quoi qu'il en soit, l'auteur croit déceler ce retour du "bon sens" dans le refus d'accepter l'interdiction du voile dans les établissements d'enseignement supérieur. Sans doute ignore-t-il que le problème posé est d'abord celui de l'atteinte qu'impliquerait une telle législation à l'autonomie des universités ? Ce même certificat de "bon sens" est attribué à l'avis de l'Observatoire de la laïcité qui estimait, en octobre, que les entreprises de droit privé ne devaient pas être soumises à l'interdiction du port du voile. Sans doute l'auteur ignore-t-il aussi que le vote d'une loi par le parlement représente la volonté de la nation, alors que l'avis d'une commission consultative ne représente rien d'autre que... l'avis d'une commission consultative.

Sans modestie excessive, notre joyeux anonyme ajoute que le Président Hollande serait bien inspiré de suivre cet avis. On ne doute pas que le Président de la République fera le plus grand cas de son opinion.

A dire vrai, l'article prête à sourire et il mérite seulement de tomber dans un oubli aussi profond que l'anonymat sagement choisi par son auteur. Si ce n'est que l'audience devant la Cour européenne des droits de l'homme, portant sur la loi relative à la dissimulation du visage dans l'espace public, témoigne de la même offensive anglo-saxonne. Et cette offensive est cette fois de nature juridique.




L'anonymat de la requérante, dans la procédure et dans le vêtement

Observons d'emblée que la requérante, connue sous l'acronyme S.A.S., est tout aussi anonyme que l'auteur de l'article du N.Y. Times. Un requérant devant la Cour européenne peut en effet demander que son identité ne soit pas divulguée, mais il doit néanmoins s'en expliquer par écrit, conformément à l'article 47 § 3 du règlement. On peut évidemment s'interroger sur les motifs de ce choix par Mme S.A.S. Dès lors qu'elle revendique une liberté d'afficher sa religion sur l'espace public, pourquoi refuse-t-elle de l'afficher devant la Cour européenne ? C'est évidemment une question sans réponse. 

Cet anonymat laisse le gouvernement défendeur dans une certaine incertitude et la représentante du ministère des affaires étrangères, Madame Edwige Belliard, a laissé apparaître ses doutes. Certaines pièces indiquent en effet que S.A.S. est née en France, alors que d'autres affirment qu'elle est née au Pakistan. Au-delà de ce qui est sans doute considéré comme un détail, on ne peut s'empêcher de penser que le choix de cette procédure rejoint le problème de fond. Le port du voile intégral n'a-t-il pas pour effet de rendre celle qui le porte non identifiable, en quelque sorte interchangeable avec les autres femmes, et donc parfaitement anonyme ?

Des avocats britanniques

Mais S.A.S. n'est pas la première à se présenter anonymement devant la Cour pour contester la loi sur la dissimulation du visage dans l'espace public. Les médias, qui s'intéressent beaucoup à son cas, n'ont sans doute pas vu que l'affaire S.A.S. est en réalité la quatrième requête sur la loi française. Madame Belliard l'a fait observer devant la Cour, notant que les trois premières ont toutes été déclarées irrecevables (24588/11 ; 41892/11 et 38827/11). Mais elles ont pour particularité d'avoir été présentées par les mêmes conseil, un cabinet britannique dirigé par Maîtres Ramby de Mello et Tony Muman et installé à Birmingham. 

En soi, un tel choix n'est pas illégal, mais n'est il pas étrange que l'ensemble des recours déposés contre la loi française portant interdiction de la dissimulation du visage dans l'espace public soit ainsi contestée par un unique cabinet anglo-saxon ? Dans sa plaidoirie, Madame Belliard ajoutait d'ailleurs que les formules employées dans les quatre requêtes étaient singulièrement identiques, pour ne pas dire interchangeables. Là encore, la requérante disparait en quelque sorte derrière la cause qu'elle est censée défendre, comme elle disparaît derrière son vêtement. Elle devient un être abstrait, plus ou moins virtuel, dont on finit par se demander s'il existe en chair et en os, ou s'il n'est rien d'autre que le support d'une revendication.

L'argument de fond ou l'éloge du communautarisme

Sur le fond, ces avocats britanniques font du droit britannique, ce qui n'est guère surprenant. Certes, ils invoquent classiquement la violation de l'article 8 de la Convention, estimant qu'il y a atteinte au droit au respect de la vie privée de l'intéressée, dès lors qu'elle risque de se retrouver "prisonnière dans sa propre maison", renvoyée chez elle faute de pouvoir circuler dans l'espace public vêtue à sa convenance. A leurs yeux, le visage d'une personne est un élément de son intimité, comme l'ADN. Ce raisonnement, séduisant en apparence, est dépourvu de fondement juridique en droit français. Nul n'ignore, par exemple, que nul ne peut cacher son visage en cas de contrôle ou de vérification d'identité. Sous cet angle, l'interdiction du voile intégral est donc un élément de l'ordre et de la sécurité publique.

Les articles 9 et 10 protégeant la liberté d'expression religieuse sont également invoqués, mais, là encore, dans une analyse typiquement britannique de la religion. Maître de Mello, dans sa plaidoirie, considère ainsi que le port du voile intégral relève de "l'expression symbolique", qui autorise chacun à manifester son opinion par des moyens non verbaux. Hélas, cette analyse n'existe qu'en droit américain, et nul n'ignore que la conception française de la liberté d'expression ne connaît pas le "symbolic speech". Pour le droit français, la liberté d'expression religieuse s'exerce dans le cadre défini par les lois de laïcité.

Ultime moyen, Maître de Mello s'appuie sur l'article 14 de la Convention pour dénoncer l'abominable discrimination dont est victime la malheureuse S.A.S., dont on apprend d'ailleurs qu'elle a toujours accepté de retirer son voile dans certaines occasions, pour se plier aux contraintes de la vie en société. Pour son conseil, la discrimination réside dans le fait que la loi vise les seules femmes musulmanes. Peu importe que le port du voile intégral ne soit pas une prescription de l'Islam. Peu importe que le champ d'application de la loi autorise les femmes voilées à circuler librement dans l'espace public, dès lors que leur visage n'est pas dissimulé. Peu importe enfin que l'interdiction s'applique à celui qui marche dans la rue le visage recouvert d'une cagoule ou d'un casque de moto.

Ce qui est discriminatoire, pour la défense de S.A.S., est que la mesure soit imposée par la majorité à une minorité, formule étrange qui va à l'encontre du principe démocratique même. En réalité, il s'agit, on l'a compris, de promouvoir une conception communautariste de la société, celle-là même qui existe en Grande Bretagne et aux Etats Unis. La laïcité, qui repose sur le principe d'intégration, est alors l'ennemi à combattre, car "elle a occulté le multiculturalisme en demandant à des minorités de renoncer à leur propre culture au nom des valeurs partagées". Le problème est que le droit français ignore les notions de minorités et de multiculturalisme. Pour cette faute impardonnable, il doit être mis au ban de la société politiquement correcte anglo-saxonne, et Maître de Mello cite alors un autre article du N.Y. Times, journal décidément en verve, qui qualifie le système française de "talibanisme inversé". Rien que ça..

Ce court rappel des "arguments juridiques" invoqués à l'appui de la requête montre que l'objet de cette dernière est d'abord de développer un discours militant dans l'enceinte de la Cour européenne. Celle-ci va-t-elle ainsi accepter de se transformer en forum d'expression pour les lobbies ? C'est toute la question de la recevabilité de la requête.

Une requête irrecevable

Pour paraphraser l'article du N.Y. Times, on pourrait dire que les conditions de recevabilité d'une requête devant la Cour conservent heureusement un solide bon sens.  Celle déposée par S.A.S. est bien éloignée de l'usage normal du droit de recours individuel.

Le recours a en effet été déposé le jour même de l'entrée en vigueur de la loi du 11 octobre 2010. Cela signifie concrètement que la requérante a saisi ses avocats antérieurement. Cela signifie aussi qu'elle n'a pas été poursuivie sur le fondement du texte, et que son action repose sur sa seule crainte d'être obligée de retirer son voile intégral. Dans ces conditions, elle n'a évidemment pas épuisé les voies de recours internes, condition de la recevabilité des requêtes.

Pour être une "victime" au sens de la Convention, il faut que le requérant établisse que ses droits ont été effectivement lésés par la mesure en cause. Or, il n'est évidemment pas établi que S.A.S. ait fait l'objet d'une mesure quelconque sur le fondement de ce texte. Certes, il arrive à la Cour d'admettre la qualité de "victime potentielle" à des personnes simplement susceptibles d'être touchées par le texte, précisément lorsqu'elles sont obligées de changer de comportement sous peine de poursuite ou lorsqu'elles appartiennent à une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets du texte nouveau.

Certes, S.A.S. invoque le fait qu'elle doit désormais changer de comportement, mais le dossier mentionne qu'elle accepte de retirer son voile dans certaines circonstances. On veut nous montrer qu'elle n'est pas une fondamentaliste bornée, mais une femme moderne, intégrée dans la société et consciente de ses contraintes. Rien ne permet donc de connaître la réalité du comportement de la requérante, avant et après la loi. Dans ces conditions, il est bien difficile de se prononcer sur ce "changement de comportement" qui est la condition même de la reconnaissance de la qualité de "victime potentielle".

De même, S.A.S. n'appartient pas à une "catégorie de personnes" risquant de subir directement les effets du texte. En effet, on l'a dit, la loi s'applique à toute personne qui a le visage couvert, sauf exceptions légales. Et il semble bien difficile d'en déduire l'existence d'une "catégorie de personnes", sauf à considérer que le recours est ouvert à tous parce que la loi s'applique à tous. Cela reviendrait à introduire  l'actio popularis devant la Cour européenne des droits de l'homme, hypothèse tout de même peu probable, si l'on considère que tous les efforts de la Cour visent, depuis des années, à lutter contre l'encombrement en rendant de plus en plus difficile l'accès au prétoire.

Laïcité v. Communautarisme

On peut donc penser que la requête S.A.S. est irrecevable, comme les trois qui l'ont précédée. Sa seule fonction est finalement d'utiliser la Cour à des fins militantes. Et on voit désormais s'y déployer, comme dans la presse, une offensive contre la laïcité française, au nom du multiculturalisme prôné dans le monde anglo-saxon. Cette situation montre que la laïcité, principe d'égalité reposant sur le modèle républicain et l'intégration, n'est pas une chose acquise, le résultat d'une lutte terminée il y a plus de cent ans. La laïcité redevient un combat d'aujourd'hui, et le multiculturalisme est clairement son ennemi.

En l'occurrence, l'offensive judiciaire vise à faire consacrer le multiculturalisme comme une obligation imposée par la Convention européenne des droits de l'homme. Cette démarche évoque celle des Etats qui n'acceptent les conventions universelles relatives aux droits de l'homme que sous réserve de leur compatibilité avec la Charia. Comme on le sait, tous les partisans des droits de l'homme et nombre d'Etats parties condamnent cette attitude. Car le multiculturalisme, c'est aussi l'acceptation d'un développement séparé des différentes communautés. Et en Afrikaaner, le développement séparé se traduit par un seul mot : Apartheid.

dimanche 1 décembre 2013

Gel des avoirs irakiens, "Delisting", et droit au recours

L'arrêt Khalaf M. Al-Dulimi et Montana management c. Suisse, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 26 novembre 2013, traite de la double contrainte qui pèse sur les Etats, lorsqu'ils mettent en oeuvre un embargo décidé par l'ONU. Ils doivent certes appliquer les résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU, mais cette application doit intervenir dans le respect des règles posées par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

A la suite de l'invasion du Koweit en 1990, le Conseil de sécurité adopta deux résolutions, n° 661 du 6 août 1990, et n° 670 du 25 septembre 1990, demandant aux Etats membres et non membres des Nations Unies de mettre en place un embargo général contre l'Irak et sur les ressources koweitiennes susceptibles d'être confisquées par l'occupant. Sur ce fondement, les autorités suisses ont gelé les avoirs du requérant et de la société dont il était le dirigeant.

Observons que la Suisse n'est devenue membre de l'ONU qu'en 2002, soit douze années après les deux résolutions du Conseil de sécurité. Le pays avait cependant accepté les obligations imposées par ces textes, et le Conseil fédéral avait adopté, dès le 7 août 1990, une ordonnance mettant en oeuvre une première série de mesures. Par la suite, cette "ordonnance sur l'Irak" sera modifiée à plusieurs reprises et le nom du requérant figurera en 2003 dans la liste de ceux qui ont directement participé au soutien du régime de Saddam Hussein (resolution 1518 du Conseil de sécurité). Il est en effet désigné comme le responsable du financement des services secrets irakiens.

Le débat devant la Cour européenne porte à la fois sur gel des avoirs de M. Al-Dulimi et sur sa demande de radiation de la liste des hauts responsables de l'ancien régime irakien ("Delisting"). Dans les deux cas, le requérant invoque une violation du droit au procès équitable, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne. Le droit suisse n'a, en effet, pas mis en place de procédure permettant à l'intéressé de contester les mesures qui le frappent. Dès lors que les Nations Unies n'offrent pas davantage de possibilité de recours, l'intéressé se trouve donc dans l'incapacité de faire valoir son droit au recours.

La compétence de la Cour européenne

La question essentielle est celle de la recevabilité du recours devant la Cour européenne. S'appuyant sur la décision Behrami et Behrami c. France du 31 mai 2007, les autorités suisses considèrent que les mesures prises par les Etats membres de l'ONU en application des résolutions du Conseil de sécurité prises sur le fondement du Chapitre VII de la Charte, échappent à la compétence de la Cour européenne. Sur ce point, elles ont d'ailleurs reçu le soutien du gouvernement français, tiers intervenant à l'instance.

La Cour rappelle cependant que l'arrêt Behrami et Behrami est relatif aux dommages causés à deux enfants qui jouaient à proximité de bombes non explosées larguées lors des bombardements du Kosovo. Dans ce cas, les compétences en matière de sécurité sur ce territoire avaient été déléguées par le Conseil de sécurité de l'ONU à la KFOR et à la MINUK, institutions agissent au nom des Nations Unies. Les dommages causés par leurs négligences étaient donc directement imputables à l'ONU. 

En revanche, dans l'affaire Al-Dulimi, les résolutions du Conseil de sécurité s'adressent directement aux Etats, auxquels elles imposent des obligations de comportement. Ces derniers agissent donc en leur nom propre lorsqu'ils mettent en oeuvre la résolution sur leur territoire. La Cour européenne en déduit donc que l'"ordonnance Irak" et les textes qui ont suivi, ont été pris par l'Etat suisse dans le cadre de sa "juridiction" au sens de l'article 1er de la Convention européenne.

Keith Haring. Affiche pour le 700 è anniversaire de la Confédération Helvétique. 1991


Le critère de la "protection équivalente"

Sur le fond, le gouvernement suisse estime qu'il n'a pas mis en place de procédure permettant au requérant de contester le gel de ses avoirs et son inscription sur les listes des anciens responsables irakiens car il ne disposait d'aucune latitude dans l'interprétation des résolutions du Conseil de sécurité.

Cette analyse se heurte cependant à la jurisprudence de la Cour européenne. Dans un arrêt Al Jedda c. Royaume Uni du 7 juillet 2011, la Cour affirme l'existence d'une présomption, selon laquelle "le Conseil de sécurité n'entend pas imposer aux Etats membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l'homme". La résolution 1546 autorisant les autorités britanniques à prendre des mesures pour rétablir la paix et la stabilité en Irak ne leur permet pas pour autant l'incarcération arbitraire des personnes. En revanche, cette présomption peut quelquefois être renversée, et c'est précisément le cas dans l'arrêt Nada c. Suisse du 12 septembre 2012. La résolution 1390 de 2002, dans la mesure où elle demande expressément aux Etats d'interdire leur territoire aux personnes figurant sur la liste des Nations Unies, leur demande en même temps de porter directement atteinte aux droits de l'homme, et opère ainsi un renversement de cette présomption,

Ce renversement de la présomption est cependant exceptionnel. D'une façon générale, et c'est le cas dans l'affaire Al-Dulimi, le principe est que les Etats demeurent responsables de la manière dont ils appliquent les résolutions du Conseil de sécurité. Pour la Cour, une mesure prise en exécution d'une obligation internationale est justifiée, lorsque l'organisation internationale accorde aux droits des individus une protection équivalente à celle assurée par la Convention. Autrement dit, la résolution du Conseil de sécurité devrait prévoir des procédures destinées à assurer le respect du droit au recours, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. 

Tel n'est évidemment pas le cas en l'espèce, et le système mis en place, tant dans la résolution du Conseil de sécurité que dans sa mise en oeuvre par les autorités suisses, n'offrait pas une protection équivalente à celle du droit européen. Sur ce point, la Cour rejoint les conclusions du rapporteur spécial des Nations Unies qui déclarait, en septembre 2012, que le régime des sanctions décidées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ne garantit toujours pas suffisamment le respect des procédures.

Droit du temps de guerre et droit du temps de paix

La limitation du droit d'accès à un tribunal n'est pas contestée par les autorités suisses qui font observer que le refus des tribunaux d'examiner au fond les griefs du requérant était motivé par leur volonté d'assurer une mise en oeuvre efficace des obligations découlant des résolutions du Conseil de sécurité. La Cour en donne volontiers acte, mais elle affirme néanmoins que "le maintien des mesures litigieuses au fil du temps" doit être expliqué par les autorités suisses.

En d'autres termes, les temps ont changé. La procédure contre le requérant a commencé en 1990, même si, en 2013, ses avoirs sont gelés mais toujours pas confisqués. Pour la Cour, il est inconcevable de priver une personne du plus élémentaire des droits, celui d'accéder à un juge, pendant plus de vingt années. C'est cet écoulement du temps qui conduit la Cour a estimer que les procédures engagées contre M. Al-Dulimi ne sont plus proportionnées aux menaces pour la paix et la sécurité. Le droit d'exception du temps ne guerre ne peut pas durer indéfiniment et doit lui succéder le droit commun du temps de paix. Le requérant doit donc, enfin, pouvoir bénéficier du droit au recours, comme n'importe quel requérant.  Ce droit au recours n'implique en aucune façon satisfaction sur le fond, c'est à dire qu'il appartiendra à M. Al Dulimi de prouver devant les juridictions helvétiques qu'il est bien le propriétaire des avoirs, et non le gouvernement irakien.

jeudi 28 novembre 2013

Baby Loup : "la neutralité pour transcender le multiculturalisme"

L'arrêt rendu par la Cour d'appel de Paris le 27 novembre 2013, la quatrième décision de justice sur l'affaire Baby Loup,  n'a pas surpris les observateurs attentifs du droit des libertés publiques. Dès le 15 octobre 2013, la presse avait mentionné que le procureur général Faletti demandait à la Cour la confirmation du licenciement de la requérante. On se trouvait alors dans une situation pour le moins exceptionnelle, puisque le parquet général décidait d'aller directement à l'encontre de la position prise par la Chambre Sociale de la Cour de cassation au printemps 2013. Chacun sait en effet que la décision de la Cour de cassation a imposé un renvoi de l'affaire devant la Cour d'appel de Paris pour juger au fond. Et la présente décision de la Cour d'appel de Paris risque fort de susciter une nouveau recours en cassation, qui statuera cette fois en assemblée plénière.

La divergence entre le parquet général et la Cour de cassation illustre la complexité d'une affaire devenue emblématique du combat pour la laïcité. Un rappel de la situation n'est donc pas inutile.

La Cour d'appel de Paris, ou Baby Loup saison 4

En 2008, une employée d'une crèche associative de Chanteloup-les-Vignes avait réintégré son emploi, après cinq années passées en congé maternité et en congé parental. A la reprise de ses fonctions, elle portait le voile islamique durant son activité professionnelle, en violation du règlement intérieur de l'établissement. Après de multiples mises en garde, elle avait été licenciée pour faute lourde. Le Conseil de Prud'hommes de Mantes la Jolie le 13 décembre 2010, puis la Cour d'appel de Versailles le 27 octobre 2011 avaient alors également considéré que le principe de neutralité s'applique aux employés d'une crèche et confirmé la légalité du licenciement. A la surprise générale, la Cour de cassation, dans un arrêt du 19 mars 2013, avait au contraire estimé que le principe de neutralité ne s'appliquait pas à une association de droit privé et que le règlement intérieur de la crèche était donc discriminatoire. On se trouvait alors dans une situation absurde, dans laquelle une crèche gérée directement par une commune était soumise à la neutralité, alors qu'une autre crèche constituée sous forme associative ne l'était pas. Dans le premier cas, le port du voile était interdit au nom de la neutralité, dans le second il était autorisé au nom de la liberté religieuse.

Service public et neutralité

La Cour d'appel de Paris refuse de se placer dans cette perspective et préfère envisager les missions remplies par la crèche plutôt que sa nature juridique. On sent bien, à la lecture de l'arrêt, qu'elle n'est pas convaincue par le raisonnement de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui refuse la qualification de service public.

Pour la Cour, "de telles missions sont d'intérêt général, au point qu'elles sont fréquemment assurées par des services publics". Elle ajoute d'ailleurs que Baby Loup  est financée "par des subventions versées notamment par la région Ile de France, le département des Yvelines, la commune de Chanteloup les Vignes et la Caisse d'allocations familiales". Baby Loup peut alors être considérée comme ce que Jean Rivero appelait joliment un "faux nez" de l'administration. Elle entre dans la définition traditionnelle du service public comme activité d'intérêt général assurée ou assumée par une ou plusieurs personnes publiques. Dès lors, les agents qui participent à l'exécution du service public sont soumis à l'obligation de neutralité, quand bien même ils seraient titulaires d'un contrat de travail de droit privé.

La Cour d'appel de Paris ne reprend pas ce raisonnement, pourtant simple, sans doute parce que la Chambre sociale l'a déjà écarté, et que le risque est grand d'encourir une nouvelle défaite devant l'Assemblée Plénière.

Thierry Courtin. T'choupi à la crèche. 2012


Neutralité et prosélytisme

La Cour commence par observer que l'article 14 de la Convention relative au droits de l'enfant de 1989 impose aux Etats parties de protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion "à construire pour chaque enfant". La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement lorsqu'elle admet le licenciement d'une institutrice suisse qui avait refusé de retirer son foulard pour faire classe. Dans une décision Dahlab c. Suisse du 15 février 2001, elle affirme que l'atteinte portée au droit de la requérante de manifester librement sa religion est justifiée par la "nécessaire protection, dans une société démocratique, du droit des élèves de l'enseignement public à recevoir une formation dispensée dans un contexte de neutralité religieuse".

Cette nécessité s'accompagne d'une autre nécessité rappelée par la Cour d'appel, celle de "respecter la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en oeuvre une insertion sociale et professionnelle aux métiers de la petite enfance". Dès lors que les employés de la crèche interviennent dans un environnement multiconfessionnel, la neutralité est indispensable pour "transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles elle s'adresse". La formule est claire et montre bien que la neutralité est l'instrument du respect du principe de laïcité. Le respect des convictions de chacun impose l'interdiction de les afficher de manière ostensible. La neutralité est l'instrument essentiel de la protection contre le prosélytisme, à l'égard des enfants, mais aussi à l'égard de l'ensemble du personnel employé dans la crèche.

De cette situation, la Cour déduit, que dans le cas de Baby Loup, le principe de neutralité est un règle indispensable à la sérénité du fonctionnement de l'établissement, dans un contexte multiculturel. Et peu importe que la crèche soit  une structure de droit privé, car la Cour européenne des droits de l'homme admet qu'une "entreprise de conviction" puisse exiger de ses employés le respect de la neutralité.

Les entreprises de conviction

L'entreprise de conviction est définie comme une entreprise ordinaire dans sa structure, mais dans laquelle "une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressément prônée". Autrement dit, l'objet même de l'entreprise, même si ce n'est pas un objet exclusif, est aussi la défense et la promotion d'une doctrine ou d'une éthique. Et la laïcité, pour la Cour européenne, c'est une conviction comme une autre.

L'entreprise de conviction vise d'abord les convictions religieuses. Dans une réjouissante affaire Schüth c. Allemagne du 23 septembre 2010, la Cour européenne a ainsi admis qu'une paroisse catholique allemande constituait une telle "entreprise de conviction". Elle a cependant condamné le licenciement de l'organiste qui entretenait  une relation adultère, au motif que cette mesure reposait sur une atteinte à sa vie privée. Dans l'affaire Obst c. Allemagne du même jour, la Cour admet en revanche le licenciement par l'Eglise mormone d'un de ses cadres supérieurs tout aussi adultère, compte tenu du fait qu'il avait accepté de respecter une obligation de loyauté accrue, liée à l'importance de ses responsabilités au sein de l'Eglise. Même en partie financées par des fonds publics, ces institutions demeurent de droit privé.

La laïcité peut-elle constituer une "philosophie expressément prônée" dans l'entreprise ? La réponse de la Cour européenne à cette question est positive. Dans un arrêt Lautsi et a. c. Italie du 18 mars 2011, la Cour affirme que les partisans de la laÏcité sont en mesure de se prévaloir "de vues atteignant un degré de force, de sérieux, de cohérence et d'importance requis pour qu'il s'agisse de "conviction" au sens de l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme. L'entreprise de conviction peut donc être une entreprise de conviction laïque.

Baby Loup peut donc être considérée comme une entreprise de conviction et, dans ce cas, elle a parfaitement le droit d'adopter un règlement intérieur imposant le respect de la neutralité à ses salariés. Dès lors, la Cour d'appel de Paris n'a plus qu'à se poser la question de la proportionnalité de le mesure de licenciement par rapport à la faute commise par la requérante.

A ce propos, la Cour d'appel analyse en détail le comportement de l'intéressée, notamment après sa mise à pied, durant la période pendant laquelle ses fonctions ont été suspendues en attendant une décision définitive. Loin de chercher l'apaisement, elle a, au contraire, adopté un comportant militant, affirmant sa religion de manière ostensible.  On apprend ainsi qu'elle s'est maintenue sur son lieu de travail après sa mise à pied et a fait preuve d'agressivité à l'égard de la direction et de ses collègues. Enfin, elle a fait des pressions importantes et formulé des menaces à l'égard d'autres employés ou de parents d'enfants inscrits à la crèche rusant de témoigner en sa faveur. On est donc dans le domaine du prosélytisme religieux, évidemment incompatible avec la neutralité imposée par l'entreprise de conviction Baby Loup.

Il est très probable que la requérante va se pourvoir de nouveau en cassation, et que l'affaire Baby Loup donnera lieu à un arrêt rendu en Assemblée plénière. Il n'est pas exclu que cette dernière renverse la décision de la Chambre sociale, ne serait-ce que parce que le raisonnement de la Cour d'appel est susceptible d'emporter sa conviction. Ne serait-il pas raisonnable, cependant, de mettre fin à la controverse ? Il suffirait pour cela de voter la proposition de loi déposée par la sénatrice François Laborde en octobre 2011 visant à étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance. Votée par le Sénat en première lecture en janvier 2012, la proposition a été transmise en juillet 2012 à l'Assemblée nationale. Depuis cette date, plus personne n'en a entendu parler..

mercredi 27 novembre 2013

Le droit à l'oubli de Florence Rey

Le 20 novembre 2013, Abdelhakim Dekhar était arrêté dans un parking à Bois-Colombes. Il est aujourd'hui mis en examen, soupçonné d'être l'auteur des tirs qui ont gravement blessé un photographe de Libération. Dans cette affaire, la justice doit donc désormais suivre son cours, avec sérénité. 

Le problème est que l'affaire Dekhar renvoie à une affaire antérieure dont elle ravive le souvenir, et que les médias rappellent largement. Abdelhakim Dekhar avait été condamné en 1998 à quatre années pour association de malfaiteurs, dans le cadre de l'affaire "Florence Rey - Audry Maupin". En octobre 1994, ces deux jeunes gens, respectivement âgés de dix-neuf et vingt-deux ans, prenaient en otage un chauffeur de taxi et son passager, et entamaient une course poursuite qui se terminait Place de la Nation, après avoir fait cinq victimes. 

Si Audry Maupin a été tué par la police, Florence Rey est toujours vivante. Elle a été condamnée à vingt ans de prison en 1998, libérée en 2009 après avoir incarcérée durant quinze ans. Depuis 2009, personne n'a entendu parler d'elle, et son avocat fait savoir qu'elle mène une vie discrète, qu'elle travaille habituellement, même si elle est actuellement à Pôle Emploi. Par son intermédiaire, elle déclare qu'elle n'a plus aucun lien avec Dekhar, et elle le qualifie de "sinistre personnage".

Certes, il n'est pas question de remettre en cause les crimes commis par Florence Rey. Ils sont extrêmement graves, et sa condamnation était parfaitement proportionnée à ses actes. Il n'empêche qu'elle a, selon la formule consacrée, "payé sa dette", et qu'elle est aujourd'hui titulaire des mêmes droits que n'importe quel citoyen. Dans le cas présent, la question posée est donc de savoir si elle peut revendiquer un droit à l'oubli. 

Droit à l'oubli numérique et droit à l'oubli dans la presse

La consécration d'un droit à l'oubli numérique, auquel se réfère notamment le droit de l'Union européenne,  a permis, si l'on ose dire, de faire sortir de l'oubli le droit à l'oubli. Il confère aujourd'hui à l'individu le droit d'exiger la suppression définitive de données personnelles le concernant. Cette approche récente du droit à l'oubli numérique a eu pour effet de faire passer au second plan son application la plus ancienne, en matière de presse.

L'oubli imposé par la loi

La loi peut certes imposer le silence à la presse en matière de condamnations pénales. C'est précisément l'objet des lois d'amnistie, qui interviennent généralement dans le but d'imposer une réconciliation après un conflit, et l'on songe aux amnisties intervenues après la Commune ou la guerre d'Algérie. Dans ce cas, le rappel par la presse d'une condamnation amnistiée est toujours fautif (par exemple : Crim. 15 mars 1988). Les effets sont identiques en matière de réhabilitation, procédure qui permet à un condamné qui a purgé sa peine de bénéficier de l'effacement de sa condamnation, et donc du droit à l'oubli, s'il n'a pas fait l'objet d'une nouvelle condamnation pendant un certain délai (art. 133-12 c. pén.). Inutile de dire que, compte tenu de la gravité de ses crimes, Florence Rey n'a été ni amnistiée ni réhabilité.

L'oubli imposé par la jurisprudence

Se voit elle pour autant refuser tout droit à l'oubli ? Certainement pas car l'essentiel du droit à l'oubli a une origine jurisprudentielle. Plus précisément, il apparaît avec la très célèbre affaire Landru, en 1965, sous la plume très critique du Professeur Gérard Lyon-Caen. A l'époque, l'ancienne maîtresse du célèbre criminel demandait, devant le juge civil, réparation du préjudice que lui causait la sortie d'un film de Claude Chabrol, relatant une période de sa vie qu'elle aurait préféré enfouir dans le passé. Le juge a alors évoqué une "prescription du silence", pour finalement rejeter la demande au motif que la requérante avait elle même publié ses mémoires, et que le film reprenait des faits relatés dans des chroniques judiciaires parfaitement accessibles (TGI Seine, 14 octobre 1965. Mme S. c. Soc. Rome Paris Film, confirmé en appel : CA Paris 15 mars 1967).

Le terme de "prescription du silence " était l'objet même de la critique de Gérard Lyon-Caen, car elle laissait supposer une certaine automaticité. Or, le juge apprécie ce type d'affaire au cas par cas, en fonction des intérêts en cause, et de la réelle volonté de discrétion affirmée par l'intéressé. C'est sans pour cette raison que le TGI de Paris, dans une décision Madame M. c. Filipacchi et Cogedipresse du 20 avril 1983, va finalement consacrer la notion nouvelle : "Attendu que toute personne qui a été mêlée à des évènements publics peut, le temps passant, revendiquer le droit à l'oubli (...) ; Attendu que ce que droit à l'oubli qui s'impose à tous, y compris aux journalistes, doit également profiter à tous, y compris aux condamnés qui ont payé leur dette à la société et tentent de s'y réinsérer".

Le droit à l'oubli a donc intégré le droit positif il y a déjà plusieurs décennies, par la voie de la responsabilité civile. Rien n'interdit cependant à l'intéressé d'invoquer devant le juge pénal son droit à l'oubli, dès lors qu'il est constitutif d'une violation de la vie privée, voire d'une diffamation. Tel serait le cas, par exemple, si la presse, rappelant le passé de Florence Rey, révélait des informations permettant d'identifier le lieu où elle réside. C'est le sens de la décision du CSA du 10 janvier 2010, qui rappelle à France 2 que l'émission "Faites entrer l'accusé" doit s'abstenir de donner à l'antenne des informations relatives à la vie présente de la personne condamnée. Lorsque celle-ci s'exprime dans l'émission, elle doit également pouvoir obtenir le floutage de son image et la transformation de sa voix.


René Magritte. L'assassin menacé. 1927



Etendue du droit à l'oubli

Quelles seraient les chances de succès de Florence Rey, si elle saisissait le juge pour atteinte au droit à l'oubli ? Pour le moment, il faut bien le reconnaître, elles sont assez limitées, car la jurisprudence considère que la violation du droit à l'oubli n'est constituée que si la publication ne peut être justifiée par "aucune nécessité évidente de l'information immédiate ou de la culture historique des lecteurs" (TGI Paris 20 avril 1983, Mme M. c. Kern). Dans le cas de Florence Rey, il est clair que "la nécessité évidente de l'information" existait dans les jours qui ont suivi l'arrestation d'Abdelhakim Dekhar. La nécessité est cependant de moins en moins évidente au fur et à mesure que les jours passent. Quant à la "culture historique", elle n'entre pas en ligne de compte, dès lors que le nom de Florence Rey est prononcé uniquement en liaison avec un fait divers tristement actuel.

Le juge s'efforce donc de trouver un équilibre entre le droit légitime à l'information et le droit à l'oubli de celui ou celle dont le nom est de nouveau stigmatisé dans la presse. Il appartient donc aux journaux de se montrer responsables, et de ne pas chercher à faire de Florence Rey un objet de curiosité médiatique. Dans le cas contraire, celle-ci serait bientôt fondée à invoquer son droit à l'oubli et à obtenir réparation. Considéré sous cet angle, le droit à l'oubli est aussi un moyen de ne pas transformer la coupable en victime.

lundi 25 novembre 2013

Prescription en matière de nationalité : un régime incohérent

La décision Charly K., rendue par le Conseil constitutionnel sur QPC le 22 novembre 2013 suscite l'irritation de ceux qui font profession de défendre les droits des étrangers. Le Conseil refuse en effet de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de l'article 29-3 du code civil (c.civ.) qui énoncent que "toute personne a le droit d'agir pour faire décider qu'elle a ou qu'elle n'a point la qualité de Français. Le procureur de la République a le même droit à l'égard de toute personne. Il est défendeur nécessaire à toute action déclaratoire de nationalité. Il doit être mis en cause toutes les fois qu'une question de nationalité est posée à titre incident devant un tribunal habile à en connaître". Pour la requérante,  la difficulté de l'entreprise était évidente, car il ne s'agissait pas de contester le les dispositions de l'article 29-3 du code civil, mais bien davantage celles qu'il ne contient pas. Et précisément, il ne contient aucune règle gouvernant la prescription de l'action en négation de nationalité, ce qui la rend  imprescriptible. 

Les faits à l'origine de la QPC permettent de mieux comprendre les enjeux du débat juridique. La réquérante, de nationalité congolaise, a eu une fille née en 2001 et reconnue par un citoyen français. En vertu de l'article 18 du Code civil, elle est donc de nationalité française, puisqu'elle est née d'un père français. Un certificat de nationalité lui a été délivré, tout à fait normalement, en 2003. Hélas, en juillet 2007, cette reconnaissance de paternité a été annulée comme frauduleuse par le TGI de Lille. En mars 2011, le procureur de la République a fait assigner Mme Charly K. devant le TGI de Paris, en tant que représentante légale de sa fille, pour une action en négation de la nationalité française de cette dernière.

Ce qui est choquant dans l'affaire n'est pas l'action en négation de nationalité, dès lors que son acquisition reposait sur une fraude établie. C'est le délai à l'issue duquel elle intervient. Au moment où le procureur l'introduit, quatre années se sont écoulées après que le caractère frauduleux de la reconnaissance de paternité ait été sanctionné par le juge. L'enfant a déjà dix ans. Elle vit en France depuis sa naissance et se considère comme française. Imaginons un instant que le procureur ait attendu encore dix ans avant de contester la nationalité de cette jeune fille, à un moment où elle aurait peut être choisi de devenir inspecteur des impôts ou militaire de carrière... 

Il ne sert pourtant à rien de se lamenter sur la décision du Conseil constitutionnel. Ce dernier met tout simplement en oeuvre le droit positif, et démontre ainsi, en quelque sorte par l'absurde, la nécessité d'une réforme législative dans ce domaine.

Principe d'égalité : comparer ce qui est comparable

La requérante invoque trois moyens d'inconstitutionnalité à l'appui de sa QPC. Le premier, et sans doute le plus sérieux, est la violation du principe d'égalité devant la loi. Il est vrai que l'article 26-4 c. civ. oblige le ministère public à agir dans un délai de deux ans pour contester l'acquisition de la nationalité par le mariage, notamment en cas de mariage blanc. Autrement dit, la prescription est acquise deux années après que la fraude ait été constatée. Un principe comparable existe dans l'hypothèse de la déchéance de la nationalité prévue par l'article 25 c.civ., lorsque l'intéressé a commis une infraction particulièrement grave. Dans ce cas, la déchéance de la nationalité doit être prononcée dans un délai de dix ans après la perpétration des faits qui la justifient. Et notre requérante de faire observer qu'au regard de la prescription, sa fille est moins bien traitée qu'un terroriste.

Certes, mais le principe d'égalité devant la loi trouve sa limite dans la différence des situations juridiques. Dans une jurisprudence constante, le Conseil affirme que le principe d'égalité "ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes". Or, en l'espèce, l'action en négation de nationalité a seulement pour objet de faire reconnaître qu'une personne n'est pas titulaire de la nationalité. Elle est donc de nature différente de l'action en contestation de déclaration de nationalité qui met en cause l'acte ayant conféré la nationalité, par exemple un mariage de complaisance. Elle est tout aussi différente de la déchéance de nationalité qui vise à priver un individu de la nationalité qu'il avait acquise dans des conditions régulières.  

Dans sa décision, le Conseil constitutionnel se refuse donc à comparer ce qui n'est pas comparable, conformément au principe général d'égalité devant la loi.

Maarten Baas. Grandfather's Clock.

Droit à une procédure juste et équitable

Le second moyen réside dans la violation du droit à une procédure juste équitable fondée sur l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, plus exactement du principe de sécurité juridique qu'il suppose. L'argument repose sur la contrainte imposée aux intéressés, qui doivent conserver indéfiniment les éléments de preuve de leur nationalié. 

Il est vrai que l'article 30 du code civil prévoit que la charge de la preuve, en matière de nationalité, incombe à "celui dont la nationalité est en cause". Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC Omar S. du 30 mars 2012, formule à ce propos une réserve d'interprétation, notant que les dispositions permettant de contester une nationalité acquise par le mariage ont pour effet "d'imposer à une personne (...) d'être en mesure de prouver, sa vie durant, qu'à la date de la déclaration aux fins d'acquisition de la nationalité, la communauté de vie entre les époux (...) n'avait pas cessé". Elles offrent ainsi au ministère public un "avantage sans limite de temps", portant "une atteinte excessive aux droits de la défense".

L'argument serait puissant, si le droit positif n'offrait pas au requérant le moyen imparable de renverser la charge de la preuve. Le Conseil constitutionnel se borne en effet à rappeler que les articles 31 et suivants c.civ. permettent à toute personne de demander la délivrance d'un certificat de nationalité française. Celui-ci a pour effet de faire peser sur le procureur de la République la charge de la preuve dans l'action en négation de nationalité. Ce n'est donc pas au défendeur de conserver  les preuves de sa nationalité durant une période indéfinie, mais à l'action publique d'apporter les preuves contraires. Par voie de conséquence, le juge constitutionnel estime qu'il n'y a pas de violation du droit à une procédure juste et équitable, d'autant qu'il fait observer qu'un certificat de nationalité a été établi en 2003 concernant la fille de la requérante.

Droit au respect de la vie privée

Enfin, le dernier moyen réside dans une violation du droit au respect de la vie privée. Il repose sur l'idée que la nationalité d'une personne est une composante de son identité. Certes, dans un arrêt Génovese c. Malte du 11 octobre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme considère que la nationalité est un élément de "l'identité sociale" d'une personne et que le refus d'octroi de la nationalité peut ainsi porter atteinte à sa vie privée. Elle sanctionne ainsi le droit maltais qui permet le refus de la nationalité maltaise à un enfant né hors mariage d'une ressortissante britannique et d'un Maltais. 

Le seul problème est que cette jurisprudence est précisément... une jurisprudence de la Cour européenne. Le Conseil constitutionnel, nul ne l'ignore, n'est pas lié par la Convention européenne des droits de l'homme, et il n'a, quant à lui, jamais considéré que la nationalité faisait partie de l'identité d'une personne.  A ses yeux, la vie privée est l'espace de l'intimité de la personne et de sa vie familiale. Le lien à une communauté nationale n'appartient pas à cette sphère intime et il ignore complètement le concept, d'ailleurs très flou, d'identité sociale.

Vers une évolution législative ? 

L'examen du droit positif montre que la décision du Conseil constitutionnel n'a rien de surprenant et qu'elle était même parfaitement prévisible pour ceux qui connaissent sa jurisprudence. La rigueur du Conseil ne fait que refléter celle de la loi, et c'est évidemment la législation qui doit être précisée ou modifiée. En effet, la loi du 17 juin 2008 sur la prescription en matière civile est muette sur le cas précis de l'action en négation de nationalité. Ne serait-il pas opportun d'envisager sa modification pour préciser si une telle action initiée par le procureur de la République doit être soumise à la prescription de droit commun de cinq ans en matière civile, ou s'il convient d'adopter une autre durée de prescription ? 

La question doit être posée, notamment à la lumière du principe de l'intérêt supérieur de l'enfant qui doit être pris en compte pour toutes les décisions le concernant. Lorsque ce dernier est né en France et a vécu en France, lorsque le ministère public a omis d'engager une action en négation de nationalité dans le délai prévu par la loi, il serait sans doute possible d'envisager une sorte de prescription acquisitive. Une telle solution constituerait une sanction pour le ministère public qui n'a pas engagé l'action en négation dans le délai de la prescription, et sans doute une solution équitable pour des enfants qui ne sont pas responsables des fraudes de leurs parents.