« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 5 juillet 2013

Deux levées de l'immunité parlementaire : des paroles et des actes

Ces derniers jours ont vu l'instruction de deux demandes de levée d'immunité parlementaire. La première, adressée au Sénat et concernant Serge Dassault, n'a pas prospéré. La seconde, formulée devant le parlement européen, a conduit à la levée de l'immunité parlementaire de Marine Le Pen. Deux résultats opposés, qui conduisent à s'interroger sur les principes gouvernant cette procédure. 

Définition

L''immunité parlementaire est la conséquence du principe de séparation des pouvoirs. Il s'agit de mettre le pouvoir législatif à l'abri de poursuites judiciaires qui seraient introduites dans un but d'intimidation, qu'elle vienne du pouvoir politique ou des lobbies privés. Pour assurer l'indépendance du parlement, la Constitution assure donc, dans son article 26, celle des parlementaires.

L'immunité parlementaire ne se confond pas pas avec l'impunité, ne serait-ce que parce qu'elle elle limitée à la durée du mandat. Elle offre au parlementaire une double garantie, d'une part une irresponsabilité pour les actions directement liées à ses fonctions, d'autre part, une inviolabilité pour les activités détachables des fonctions. Dans ce second cas, le parlementaire peut être poursuivi, mais toute mesure coercitive est subordonnée à une levée préalable de l'immunité parlementaire.

Pour les parlementaires européens, les principes garantissant l'immunité sont identiques et formulés dans les articles 8 et 9 du protocole n° 7 sur les privilèges et immunités de l'UE. Le règlement du parlement européen EP 006, dont la rédaction actuelle remonte à juin 2012, précise, dans son article 5, que par son régime d'immunité, "le Parlement vise avant tout à conserver son intégrité en tant qu'assemblée législative démocratique et à assurer l'indépendance des députés dans l'accomplissement de leurs tâches".

Procédures

Devant le parlement européen, la demande de levée de l'immunité est adressée au président, puis examinée par la commission à laquelle appartient le parlementaire concerné. Une procédure contradictoire est organisée, et on sait que Marine Le Pen a refusé de venir plaider sa cause devant la commission. Cette dernière établit ensuite un rapport et fait une proposition de décision qui donne ensuite lieu à un vote en séance plénière. 

Sur ce point, la procédure européenne est plus démocratique que la procédure en vigueur devant le parlement français. Aux termes de l'article 9 bis de l'ordonnance du 17 novembre 1958, dans sa rédaction issue de la loi du 29 janvier 1996,  la levée de l'immunité est décidée par le bureau de l'Assemblée concernée, sans aucune vote plénier. 

La demande de levée est formulée par un juge d'instruction, afin de pouvoir prendre à l'égard d'un parlementaire, une mesure restrictive de liberté, par exemple une garde à vue. Elle est d'abord transmise au procureur général près la cour d'appel compétente, qui donne un avis, puis au Garde des Sceaux, qui la transmet au président de l'assemblée concernée. Le bureau de l'assemblée va ensuite désigner en son sein une délégation des immunités, représentative des groupes parlementaires. Après audition de l'intéressé, la délégation établit un rapport, et bureau se prononce sur la levée de l'immunité. 

Le bureau du Sénat est constitué à la représentation proportionnelle des différents groupes parlementaires, et l'écart entre la gauche et la droite est deux sièges (quatorze à gauche et douze à droite). Dans le cas de M. Dassault, la presse mentionne que dix-sept membres du bureau du Sénat sur vingt six auraient participé au scrutin. Sans doute certains sénateurs de gauche ont ils refusé de se prononcer, peut-être ébranlés par l'avis négatif rendu par le procureur. Au delà de ce cas particulier, on voit que cette procédure est le fruit d'un vote émanant d'un petit groupe de sénateurs, qui se déterminent sans doute davantage en fonction de préoccupations politiques que dans l'intérêt de la justice.

Serge Dassault est donc, au moins provisoirement, à l'abri. Marine Le Pen, en revanche, peut désormais faire l'objet d'une audition, d'une garde à vue ou d'une mise en examen. Le premier bénéficie d'un vote bien peu transparent du bureau du Sénat. La seconde fait l'objet d'un vote très médiatisé du parlement européen, et l'opinion est ainsi conduite à considérer que les charges qui pèsent contre elles sont à la fois graves et avérées. 

Les poursuites justifiant les deux demandes de levée d'immunité parlementaire suscitent pourtant des interrogations relatives au fond des requêtes.


 Un exemple d'immunité parlementaire. 
Débat du 18 avril 2013. Assemblée Nationale


Des actes et des paroles

Dans le cas de Serge Dassault, il s'agit de plusieurs enquêtes judiciaires portant sur des manipulations électorales, mais aussi sur une tentative d'homicide. Sur le fond, le refus de levée de l'immunité reposerait sur le fait que le juge envisageait une mesure de garde à vue, sans pour autant montrer l'existence d'indices graves et concordants d'une implication du sénateur. Autrement dit, il peut être entendu comme témoin, sans que son immunité soit levée.

Il n'empêche que les faits visés par l'enquête sont particulièrement graves, et certains relèvent même de la Cour d'assises. Les différentes instructions mettent en cause d'autres personnes que le sénateur Dassault, et le refus de lever son immunité risque, à l'évidence, d'entraver une enquête en cours.

Dans le cas de Marine Le Pen, l'origine de la procédure réside dans une plainte du MRAP, qui lui reproche les termes d'un discours prononcé le 16 janvier 2011 devant les militants du Front National, qu'il convient de citer avec exactitude :

 "Il y a quinze ans on a eu le voile, il y avait de plus en plus de voiles. Puis il y a eu la burqa, il y a eu de plus en plus de burqas. Et puis il y a eu des prières sur la voie publique (...) maintenant il y a dix ou quinze endroits où de manière régulière un certain nombre de personnes viennent pour accaparer les territoires (…). Je suis désolée, mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s'il s'agit de parler d'occupation, on pourrait en parler, pour le coup, parce que ça c'est une occupation du territoire (…). Certes y'a pas de blindés, y'a pas de soldats, mais c'est une occupation tout de même et elle pèse sur les habitants."

Il n'y a qu'une seule personne mise en cause, non pas pour des actes mais pour des paroles, non pas pour un crime mais pour un éventuel délit. La levée de l'immunité parlementaire de Marine Le Pen est ainsi demandée "dans le cadre d'une éventuelle action judiciaire relative à une infraction présumée d'incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence contre une catégorie de personnes en raison de leur appartenance religieuse". 
 
Il ne fait aucun doute que les propos de Marine Le Pen font amalgame aussi choquant qu'erroné entre l'occupation du territoire par une armée étrangère et la présence d'immigrés sur l'espace public, et c'est précisément cet amalgame qui est à l'origine de la plainte du MRAP. De telles idées doivent  certainement être combattues sur le plan politique, mais constituent elles pour autant une incitation à la haine au sens de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 ? Cela reste à démontrer, et cette qualification reposera finalement sur la libre appréciation du juge. En tout cas, la levée de son immunité parlementaire permet à Marine le Pen de se présenter comme la victime d'un délit d'opinion, une excellente opération sur le plan électoral.

mardi 2 juillet 2013

Garde à vue et rétention en mer

Le 27 juin 2013, la Cour européenne a rendu un arrêt Vassis et autres c. France qui précise l'articulation entre la rétention en mer de personnes arrêtées après l'arraisonnement de leur navire et la garde à vue à laquelle elles peuvent être soumises. En l'espèce, la durée de la garde à vue est jugée excessive, alors même qu'elle ne dépasse pas la durée légale. La Cour prend en effet en considération la longueur d'une traversée maritime, durant laquelle les autorités ont eu le temps de nourrir leur dossier pénal.

Les requérants sont des ressortissants grecs, sierra léonais et guinéens, repérés en janvier 2008 lors de leur passage à Roissy vers l'Afrique de l'Ouest par l'Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS), service rattaché à la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l'intérieur. Informé qu'ils avaient loué un navire immatriculé au Panama, le Junior,  pour se livrer à un trafic de stupéfiants, l'OCRTIS demande le concours de la Marine nationale pour procéder à l'interception du navire et à l'arrestation de son équipage. Le porte-hélicoptères Tonnerre remplit cette double mission le 7 février 2008 et réussit à récupérer plus de trois tonnes de cocaïne que l'équipage avait jeté par dessus le bord, au moment de l'arraisonnement. 

Après l'opération, l'équipage du Junior est placé sous le contrôle de douze fusiliers-marins, et le navire dérouté vers Brest sous escorte de bâtiments de la marine nationale. Arrivés le 25 février à 9 h 45, les membres de l'équipage ont été placés en garde à vue à 10 h 50, avec prolongation le lendemain par le procureur de la République, puis le surlendemain par le juge des libertés et de la détention (JLD). Le 29 février enfin, le procureur se dessaisit du dossier au profit de la juridiction interrégionale spécialisée du TGI de Rennes, et la garde à vue s'achève par des mises en examen. En février 2012, les trois principaux accusés sont condamnés par la Cour d'assises spéciale de Rennes à des peines allant de dix à seize ans de réclusion criminelle, les autres membres de l'équipage étant acquittés. 

 Le trésor de Rackham Le Rouge. 1944
Le recours

Le recours devant la Cour européenne ne repose pas sur les peines prononcées mais sur la garde à vue. Les requérants font observer qu'ils n'ont été déférés à un juge d'instruction que plus de vingt jours après leur arrestation, soit dix huit de traversée vers Brest auxquels s'ajoutent un peu plus de deux jours de garde à vue. A leurs yeux, cette durée est excessive et conforme à l'article 5 § 3 de la Convention européenne qui prévoit qu'une personne arrêtée doit être "aussitôt" traduite devant un juge.

Observons d'emblée que, depuis la loi Perben II du 9 mars 2004, la garde à vue peut durer jusqu'à 96 heures en matière de trafic de stupéfiants. Le fait que la garde à vue des requérants ait été prolongée à deux reprises n'est donc pas illicite. De même, le fait que les requérants ait été déférés à une Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) est sans influence sur la question posée. Les JIRS ne sont pas un ordre de juridiction spécifique, mais des juridictions "ordinaires" auxquelles des moyens un peu plus importants sont attribués pour juger des affaires complexes de la criminalité organisée, particulièrement celles nécessitant une coopération internationale. Tel est le cas de l'arrestation des membres de l'équipage du Junion, puisqu'il y a eu coopération avec les Etats Unis qui avaient repéré les suspects mais aussi avec le Panama, l'Etat du pavillon, qui a autorisé l'arraisonnement du navire et le transfert de compétence au profit des autorités françaises.

Une traversée aussi brève que possible

Dans sa décision, la Cour européenne se montre à la fois modérée et ferme. Modérée tout d'abord, parce qu'elle tient compte des "circonstances tout à fait exceptionnelles". Les requérants ayant été arrêtés à 4000 kms de la France, il était indispensable de les ramener sur le territoire pour les juger. Sur ce point, la Cour observe que rien n'indique que le voyage ait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu du choix d'un acheminement par la voie maritime, et du fait que le Junior est un navire ancien, conçu à l'origine pour faire du cabotage sur les côtes norvégiennes.

Sur ce point, la Cour applique les jurisprudences Rigopoulos c. Espagne et Medvedyev et autres c. France, dans lesquelles elle a estimé que des délais d'acheminement respectivement de seize et treize jours ne sont pas incompatibles avec l'obligation de célérité mentionnée à l'article 5 § 3 de la Convention.  Celui-ci impose seulement à l'Etat de faire en sorte que l'intéressé soit déféré devant le juge dans un délai aussi bref que possible. Une telle solution laisse ainsi une grande latitude aux Etats pour ramener les intéressés par la voie maritime, avec leur navire. La Cour s'interdit ainsi d'apprécier le moyen de transport employé, entre la voie maritime ou aérienne, voire le choix de remettre les personnes aux autorités d'un Etat plus proche du site de l'arraisonnement.
 

La comparution devant un juge

La fermeté de la Cour apparaît cependant dans l'appréciation de la garde à vue. Elle sanctionne le fait que les requérants n'ont finalement comparu devant un juge que quarante huit heures après leur mise en garde à vue. Elle motive cette fermeté par l'absence de coïncidence temporelle entre le début de la garde à vue et la privation de liberté, cette dernière étant intervenue dix huit jours plus tôt. Dans ce cas particulier, les autorités judiciaires ont eu le temps de préparer le dossier et d'organiser la comparution rapide devant un juge d'instruction, en vue d'une mise en examen. La période de plus de quarante huit de garde à vue était donc inutile, d'autant que toutes les preuves de l'infraction étaient déjà réunies et la Cour donne le détail de tous les éléments découverts lors de l'arraisonnement et de la fouille du navire.

En se plaçant sur le fondement de la durée excessive de la garde à vue, la Cour évite soigneusement le débat sur le rôle du procureur. La question a déjà été tranchée par le célèbre arrêt Moulin du 23 novembre 2010, qui estime que le parquet n'est pas une autorité judiciaire, au sens de la Convention. Cette jurisprudence ne fait cependant pas obstacle à ce que le procureur décide la mise en garde à vue d'une personne, à la condition que celle-ci comparaisse ensuite très rapidement devant un juge du siège. Dans l'affaire Rigopoulos, toute la procédure était, dès l'origine, placée sous le contrôle d'un magistrat du siège, et dans l'affaire Medvedyev la présentation au juge d'instruction a suivi de seulement quelques heures la mise en garde à vue. Ce n'est évidemment pas le cas dans l'affaire Vassis, puisque plus de deux jours s'écoulent entre l'arrivée à Brest et la mise en examen par le juge d'instruction rennais.

La Cour européenne se montre ainsi particulièrement attentive au déroulement de la garde à vue, dans le cas précis de personnes ramenées sur le territoire français après leur arrestation, à l'issue d'un voyage relativement long. Dans ce cas, affirme t elle, les preuves ont été réunies lors de l'arrestation, et il n'y a pas de raison majeure à la prolongation de la garde à vue. Les autorités françaises devront donc, dans l'avenir, veiller à accélérer cette procédure.

En revanche, et c'est sans doute l'essentiel de la décision, en matière de lutte contre la grande criminalité et le trafic de stupéfiants, la coopération internationale ne doit pas être entravée par une jurisprudence trop rigoureuse qui empêcherait de procéder à l'arraisonnement de navires soupçonnés de participer à ce type d'activité. Ce qui est vrai pour le trafic de stupéfiants l'est tout autant pour la piraterie. Sur ce point, la jurisprudence Vassis est une bonne nouvelle pour les militaires français qui participent à l'opération Atalante de lutte contre la piraterie.

dimanche 30 juin 2013

Le mariage pour tous aux Etats Unis : la Cour Suprême avance à petits pas

Les deux décisions rendues par la Cour Suprême américaine le 26 juin 2013 et portant sur le mariage pour tous illustrent parfaitement la complexité du système juridique américaine. D'une part, le partage des compétences révèle, dans beaucoup de domaines, une certaine faiblesse de l'Etat fédéral par rapport aux Etats fédérés. D'autre part, la puissance judiciaire, et notamment celle de la Cour Suprême s'exerce largement face à un Congrès trop souvent affaibli par les clivages politiques.

Dans le système juridique américain, le droit du mariage relève, pour l'essentiel, de la compétence des Etats fédérés. Treize d'entre eux ont déjà adopté une législation autorisant le mariage pour tous (Massachussetts, Maine, Connecticut, Iowa, Vermont, New Hampshire, New York, Washington, Rhode Island, Delaware, Minnesota, Maryland, Californie) auxquels il faut ajouter le District of Columbia. Cette liste illustre parfaitement la "géopolitique" du mariage pour tous, adopté par l'ensemble des Etats de la Nouvelle Angleterre, alors que les Etats sudistes et la "Bible Belt" y demeurent largement opposés. L'évolution apparaît néanmoins relativement rapide dans ce domaine, et on observe que le mariage pour tous a été autorisé dans six Etats nouveaux, entre janvier et juin 2013.

Le droit américain fait donc coexister cinquante systèmes juridiques différents auquel s'ajoute un droit fédéral aux compétences finalement relativement réduites. Le débat sur le mariage pour tous, comme d'ailleurs beaucoup de débats aux Etats Unis, se développe ainsi à partir d'une bataille judiciaire entre le droit fédéral et le droit des Etats fédérés, bataille arbitrée finalement par la Cour Suprême fédérale. Cette dernière vient précisément de rendre deux décisions favorables au mariage pour tous. Dans les deux cas cependant, elle se prononce de manière indirecte, le débat juridique portant sur des problèmes connexes.
 
Le DOMA et le principe de non discrimination

La première décision, du 26 juin 2013, United Stated v. Windsor et alii déclare inconstitutionnel le Defense of Marriage Act (DOMA) de 1996. Ce texte fédéral définissait le mariage comme l'union légale d'un homme et d'une femme, et faisait donc obstacle à la reconnaissance, par le droit fédéral, des unions homosexuelles autorisées par les Etats fédérés. Il empêchait ainsi les conjoints de bénéficier des droits garantis par les lois fédérales, notamment en matière sociale ou fiscale. Tel était le cas d'Edith Windsor qui, à la mort de sa compagne qu'elle avait épousée au Canada, a été contrainte de payer un impôt très lourd pour la transmission d'un bien immobilier, impôt dont elle n'aurait pas été redevable si son mariage avait été reconnu par les autorités fédérales américaines.

La Cour Suprême, dans sa décision de juin 2013, ne consacre pas le mariage pour tous comme un "Constitutional Right" qui s'imposerait aux Etats fédérés et conférerait ainsi automatiquement aux couples homosexuels tous les droits des conjoints unis par le mariage. Elle se borne à déclarer que l'absence de reconnaissance des droits des personnes mariées dans le système fédéral est discriminatoire. En effet, le maintien du DOMA entrainerait la mise en place d'un mariage à deux vitesses, les couples homosexuels et leurs enfants ne bénéficiant pas des mêmes droits, au niveau fédéral, que les familles hétérosexuelles. L'évolution est importante, car la Cour Suprême tire ainsi toutes les conséquences juridiques du mariage pour tous. En revanche, cette décision n'interdit évidemment pas aux Etats fédérés qui le refusent de persévérer dans leur position.


Louis Touchagues. Les deux amies. 1893


La "Prop 8" californienne

La seconde décision Hollingsworth v. Perry est une décision d'irrecevabilité. Elle concerne le mariage pour tous qui a été brièvement autorisé en Californie en 2008, avant qu'un référendum initié par les opposants (la "Proposition 8") conduise à l'inscription dans la constitution de l'Etat d'une définition du mariage comme l'union d'un homme et d'une femme. A l'époque, cette "Prop 8" fut adoptée avec 52,2 % des suffrages.

Deux femmes, Kristin Perry et Sandra Stier, qui s'étaient mariées en 2008 mais dont la licence de mariage avait été annulée après le référendum, ont alors engagé une bataille judiciaire. En 2010, la "Proposition 8" a été jugée inconstitutionnelle par la Cour fédérale de San Francisco au motif qu'elle était discriminatoire et le combat a continué devant les juges de l'Etat fédéré.

La Cour Suprême fédérale a cependant été saisie, et s'est prononcée non pas sur la constitutionnalité du mariage pour tous, mais plus modestement sur la recevabilité du recours des opposants au mariage pour tous. Ont-ils intérêt pour agir devant la Cour Suprême fédérale, dans la seule mesure où ils sont à l'origine de la proposition de referendum ? La Cour Suprême répond par la négative, estimant que leur intérêt est trop général, la jurisprudence ne reconnaissant l'intérêt pour agir des personnes privées que lorsqu'elles peuvent se prévaloir d'un préjudice à la fois concret et particulier. Tel n'est évidemment pas le cas en l'espèce, puisque les opposants au mariage pour tous ne subissent aucun préjudice lié à l'existence de ce mariage.

En rejetant l'intérêt pour agir des opposants, la Cour renvoie l'affaire sur le fond devant la Cour Suprême de l'Etat de Californie. La Cour d'appel du 9è district de Californie a d'ailleurs rendu, dès le 28 juin, une décision énonçant que la suspension des mariages entre personnes de même texte est désormais levée avec effet immédiat, en attendant la décision au fond. Et de fait, l'union de Kristin Perry et Sandra Stier a été immédiatement célébrée à San Francisco.

Dans la décision DOMA, la Cour se prononce sur les droits fédéraux attachés au mariage. Dans l'affaire de la "Proposition 8", elle affirme l'irrecevabilité du recours des opposants. Dans les deux cas, elle utilise une démarche indirecte pour promouvoir le mariage pour tous et garantir l'absence de discrimination.

La décision de neuf personnes

Ces deux décisions montrent, à l'évidence, que le fédéralisme américain n'établit pas un système juridique aussi exemplaire que certains semblent le penser. La puissance du pouvoir fédéral est considérablement limitée par l'autonomie des Etats fédérés, et Washington est incapable de leur imposer, du moins dans le domaine du mariage, une loi libérale dont ils ne veulent pas. La Cour Suprême s'efforce alors de corriger ce déséquilibre introduit par la Constitution au profit des Etats fédérés. Elle opère par petites touches indirectes, dès lors qu'il lui est impossible d'aborder le sujet de manière frontale. Et force est de constater que c'est le droit des Etats fédérés qui finalement va susciter l'évolution du droit fédéral, et non pas l'inverse.

L'évolution du droit américain, sur un sujet très sensible, est ainsi le résultat d'un débat entre neuf personnes. En l'espèce, les deux décisions rendues par la Cour Suprême le 26 juin 2013 ont été acquises par cinq voix contre quatre, même si leur répartition n'est pas tout à fait identique dans les deux cas. Cette situation n'est pas rare dans un pays de Common Law dominé par la puissance du pouvoir judiciaire, si différent du système français dominé par le droit écrit.

Cette solution est-elle plus satisfaisante que le système juridique français qui repose sur un parlement élu, compétent pour définir les principes fondamentaux des libertés publiques et du droit de la famille ? Ceux qui estiment que le débat sur le mariage pour tous n'a pas été démocratique devraient peut être se poser cette question.

jeudi 27 juin 2013

Le mariage pour tous, et l'obstacle de la hiérarchie des normes

Rue 89 attire l'attention sur l'obstacle opposé par certaines conventions bilatérales à la mise en oeuvre de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Dans sa rédaction issue de ce texte, l'article 202 alinea 2 du code civil énonce que "deux personnes de même sexe peuvent contracter mariage lorsque, pour au moins l'une d'elles, soit sa loi personnelle, soit la loi de l'Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le permet". Le législateur français a adopté cette disposition pour permettre aux étrangers partageant la vie d'un Français ou d'une Française de se marier, alors même que le droit de leur pays d'origine n'autorise pas le mariage pour tous. Rien de plus logique, puisqu'il s'agit d'assurer le respect du principe non discrimination devant le mariage. 

Les étrangers et la liberté du mariage

Rappelons que le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 13 août 1993, consacre la "liberté du mariage" comme ayant valeur constitutionnelle, car elle est "une des composantes de la liberté individuelle". Dix ans plus tard, le 20 novembre 2003, le Conseil a également rattaché la liberté du mariage à la "liberté personnelle", et donc aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans les deux cas, le mariage a été consacré comme liberté, précisément dans le but d'apprécier la constitutionnalité de dispositions législatives soumettant l'octroi de la carte de résident au conjoint étranger à une condition de délai après l'union matrimoniale, un an en 1993 et deux ans en 2003. Dans les deux cas, le juge constitutionnel a estimé que ces délais ne portaient pas une atteinte excessive à la liberté du mariage.

La liberté du mariage existe donc aussi bien pour les nationaux que pour les étrangers, et c'est bien ce qu'affirme l'article 202 alinéa 2 du code civil. 

Les conventions bilatérales sur l'application du droit personnel

Tout serait parfait, si la France, bien avant que le mariage pour tous soit à l'ordre du jour n'avait signé et ratifié une série de conventions bilatérales avec la Pologne, le Maroc, la Tunisie, le Laos, le Cambodge, le Vietnam, l'Algérie, Madagascar et les Etats de l'ex-Yougoslavie. Lorsqu'un ressortissant de ces Etats veut contracter mariage avec un Français, c'est le droit du mariage de son pays d'origine qui s'applique. D'une manière générale, ces conventions sont relativement anciennes (par exemple, 1967 avec la Pologne et 1981 avec le Maroc) et conclues avec des Etats jadis colonisés par la France ou donnant lieu à une coopération juridique approfondie.

Aujourd'hui, ces conventions viennent porter atteinte à la liberté du mariage et introduire des discriminations. En effet, les couples homosexuels dont l'un des membres est originaire de l'un ou l'autre de ces onze pays se voit refuser l'accès au mariage, dès lors que l'union entre deux personnes de même texte est interdite dans leur pays d'origine. Le témoignage de Lise, sur Rue 89, qui a "fait l'erreur de tomber amoureuse d'une Polonaise" est particulièrement éclairant. Elle montre que la convention franco-polonaise n'a pas pour effet d'entrainer l'absence de reconnaissance du mariage en Pologne, ce qui ne serait pas très grave, mais qu'elle interdit bel et bien la célébration du mariage. 
La vie d'Aldèle. Abdellatif Kechiche. 2013. Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos
La hiérarchie des normes

Pourquoi cette rigueur ? Tout simplement parce que la hiérarchie des normes impose la supériorité du traité sur la loi. Dès lors que le traité impose l'application du droit polonais, la loi Taubira se trouve écartée. La règle est implacable et il est impossible de surmonter l'obstacle par la voie législative. On pourrait qualifier la situation comme une sorte de "zugzwang", puisque les autorités françaises n'ont pas d'autre solution que de refuser l'accès au mariage, au nom de la supériorité du traité et du respect des engagements internationaux. Mais agissant ainsi, elles établissent un régime discriminatoire au détriment de certains ressortissants étrangers. 

Il convient évidemment de s'interroger sur les moyens de sortir de cette situation. Certes, certaines conventions, comme celle liant la France et la Maroc, comportent une clause d'ordre public qui autorise le juge à écarter la convention, lorsque l'une de ses dispositions n'est pas conforme à l'ordre public français. Il faudrait donc saisir le juge préalablement à chaque mariage, et cette solution ne pourrait être appliquée que s'il existe une clause d'ordre public. D'autres, comme précisément la convention franco-polonaise, sont renouvelables par tacite reconduction, en l'espèce tous les cinq ans. Il faudrait alors attendre le moment opportun et dénoncer le traité archaïque. La procédure risque de susciter quelques difficultés diplomatiques et de se révéler fort longue, surtout pour ceux ou celles qui attendent depuis longtemps de pouvoir se marier.  Ces solutions ponctuelles sont donc bien peu satisfaisantes.

Les recours possibles 

Il n'est évidemment pas possible d'envisager un recours devant le Conseil constitutionnel, dès lors que ce dernier n'est pas juge de la conformité des traités à la Constitution. Les couples concernés doivent donc envisager d'autres recours devant les juges du fond et, le cas échéant, devant la Cour européenne des droits de l'homme. Ces possibilités sont parfaitement résumées dans la circulaire adressée par le ministre de l'intérieur aux élus le 13 juin 2013.

Le juge judiciaire peut être saisi, soit à la suite d'une demande adressée au procureur d'ordonner la célébration du mariage et demeurée sans effet, soit pour demander la cessation d'un refus qui s'analyse comme une voie de fait, c'est à dire une atteinte particulièrement grave aux libertés.  Rappelons en effet que le Conseil constitutionnel considéré le droit au mariage comme l'élément de la liberté "individuelle" ou "personnelle".

A cette occasion, le juge pourrait trouver dans une telle affaire l'opportunité de réaffirmer la jurisprudence de la Cour de cassation. Depuis sa décision Pauline Fraisse du 2 juin 2000, celle-ci reconnaît en effet que "l'article 55 de la Constitution ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions de nature constitutionnelle". Autrement dit, la supériorité des traités sur la loi trouve son fondement dans la Constitution, plus précisément dans son article 55. Rien n'interdit donc de faire prévaloir la norme constitutionnelle sur le traité, et, en l'espèce, d'écarter la convention bilatérale, car elle emporte une violation du principe d'égalité devant la loi. 

Une autre solution consisterait, pour les juges du fond, à s'appuyer directement sur la Convention européenne des droits de l'homme, et le principe de non discrimination qu'elle garantit, pour affirmer sa supériorité sur la convention bilatérale. La question du conflit de normes entre deux conventions internationales serait ainsi résolue. Rien n'interdirait d'ailleurs aux juges du fond de concilier les deux démarches, en se référant à la fois à la Convention et au principe d'égalité figurant dans la Constitution.

Supposons cependant que les juges du fond ne profitent pas de cette opportunité de développer une jurisprudence novatrice, et se bornent à refuser la célébration du mariage, en s'appuyant sur la convention bilatérale qui y fait obstacle. Une fois épuisées les voies de recours internes, les couples pourront alors saisir la Cour européenne des droits de l'homme. Et celle-ci constatera probablement que le droit applicable est discriminatoire et donc non conforme à la Convention européenne des droits de l'homme. Les autorités françaises pourront alors s'appuyer sur la Convention européenne pour écarter un traité bilatéral, et la question de la hiérarchie des normes sera enfin surmontée. Là encore, ce sera long, et il ne faut pas espérer que le droit polonais, qui refuse toujours l'IVG, rendra le recours sans objet en adoptant une loi sur le mariage pour tous. Mais les chances de succès à l'arrivée sont tout de même importantes. Espérons que Lise et sa compagne se lanceront dans le combat.



dimanche 23 juin 2013

Le projet de loi renforçant la protection du secret des sources des journalistes

Le projet de loi renforçant la protection du secret des sources des journalistes a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le 12 juin 2013. Son objet est de remplacer la loi Dati du 4 janvier 2010 qui avait été vivement critiquée pour son caractère cosmétique. Elle n'a pas été en mesure, en effet, d'empêcher l'espionnage des communications des journalistes par les services de renseignement lors de l'affaire Woerth-Bettencourt.

Notion d'atteinte au secret des sources

L'un des intérêts du projet est de définir la notion d'atteinte au secret des sources d'un journaliste  comme "le fait de chercher à découvrir ses sources au moyen d'investigations portant sur sa personne ou sur toute personne qui, en raison de ses relations habituelles avec un journaliste, peut détenir des renseignements permettant d'identifier ces sources". Cette définition conserve la trace de souvenirs vécus, lorsque les services de renseignements espionnaient un magistrat en poste au cabinet du ministre de la justice, soupçonné de donner des informations au Monde, lors de l'affaire Woerth-Bettencourt. L'atteinte au secret des sources ne protège pas seulement le journaliste, mais aussi, précisément, celui ou celle qui lui communique des informations.
Le projet de loi ne semble pourtant pas rencontrer l'assentiment de la presse. Elle estime qu'il ne va pas assez loin, et réclame un texte garantissant une protection absolue de ses sources. Le Monde dénonce déjà une "reculade", et la Fédération française des agences de presse qualifie de "régressions regrettables" des "modifications incompréhensibles" intervenues lors de l'examen du texte par le Conseil d'Etat.

Influence de la jurisprudence de la Cour européenne

Ces critiques doivent être nuancées. L'examen du texte montre pourtant un élargissement incontestable de la protection des sources des journalistes, d'ailleurs inspiré de la jurisprudence récente de la Cour européenne. Dans sa décision du 28 juin 2012, Ressiot et autres c. France, celle-ci présente le droit à la protection des sources comme un attribut du droit à l'information. Depuis un arrêt Martin et autres c. France du 12 avril 2012, elle effectue dans ce domaine un contrôle de proportionnalité. Elle considère ainsi qu'une perquisition effectuées dans les locaux d'un quotidien régional, dans le cadre de l'instruction d'une plainte pour violation du secret professionnel, n'est pas "nécessaire" par rapport au "but légitime" poursuivi. Sur ce plan, le législateur français se devait d'intervenir pour définir les principes généraux gouvernant le secret des sources et surtout les critères précis autorisant les juges à porter atteinte à ce principe. Il n'est pas certain que l'actuel projet de loi y parvienne tout à fait.


Nothing but the Truth. Rod Lurie. 2008. Alan Alda, Kate Beckinsale, Matt Dillon


Elargissement des bénéficiaires du droit à la protection des sources

L'élément essentiel de ce projet réside sans doute dans l'élargissement des bénéficiaires de ce droit au secret des sources. La loi Dati adoptait une définition relativement étroite du journaliste, comme "toute personne qui, exerçant sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, de communication au public en ligne, de communication audiovisuelle ou une ou plusieurs agences de presse, y pratique, à titre régulier et rétribué, le recueil d'informations et leur diffusion au public". Cette définition traditionnelle du journaliste comme salarié d'une entreprise de presse ou de communication n'a pas été considérée comme suffisante. Le projet de loi élargit donc la liste des bénéficiaires du droit à la protection des sources aux "collaborateurs" d'une rédaction, c'est à dire au personnel qui n'a pas de carte de presse, ainsi qu'aux pigistes, collaborateurs occasionnels.

Le résultat de cet élargissement est une certaine dilution dans la définition des bénéficiaires du droit à la protection du secret des sources. Pourquoi les pigistes et pas, par exemple, les titulaires de blogs sur internet qui, dans certains cas, font quasiment profession de journalistes ?  Comment définir le "collaborateur" d'une rédaction ? Le responsable du standard ou du service du courrier a-il droit à cette garantie ? La réponse à ces questions ne figure pas dans le projet.

Limitation et encadrement des atteintes au secret 

Alors que la liste des bénéficiaires du droit à la protection du secret des sources s'allonge, les possibilités de porter atteinte à ce secret se réduisent. La principale garantie réside dans l'intervention d'un juge, soit lors d'une enquête de police judiciaire, soit lors d'une instruction.

L'essentiel de l'apport du projet de loi réside cependant dans une définition plus précise des motifs pour lesquels il est possible de porter atteinte au secret des sources. La loi Dati l'autorisait "si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie", formule d'une imprécision telle qu'elle permettait toutes les investigations possibles. Le projet de loi précise qu'une atteinte au secret des sources ne peut être décidée par le juge que "pour prévenir ou réprimer la commission soit d'un crime, soit d'un délit constituant une atteinte grave à la personne ou aux intérêts fondamentaux de la Nation", à la condition que les mesures envisagées soit "strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi". La référence à l'exigence de proportionnalité imposée par la Cour européenne apparaît très nettement dans cette formulation. En revanche, force est de constater que la notion d'"intérêts fondamentaux de la Nation" demeure floue. Ces "intérêts fondamentaux" peuvent recouvrir la défense et la diplomatie, mais ils peuvent aussi être élargis à toute une série d'autres préoccupations économiques, industrielles, voire environnementales ou culturelles. 

La presse voit dans cette formulation un retour à une ingérence de l'Etat dans les sources des journalistes. Mais le législateur peut-il réellement consacrer un secret absolu des sources des journalistes, qui s'imposerait même au juge ? On ne voit pas pourquoi le secret des sources journalistiques aurait une intensité supérieure au secret des affaires qui protège l'entreprise ou secret de la vie privée qui protège l'individu. Dans les deux cas, le secret cède devant des considérations liées à la recherche des infractions ou aux intérêts supérieurs de l'Etat, et personne ne le conteste sérieusement. Le secret des sources, comme n'importe quel autre secret, s'exercera donc dans le cadre de la loi qui l'organise et avec les limites qu'elle définit. Il appartiendra au juge d'en préciser les contours, et il est vrai qu'il dispose sur ce point d'un large pouvoir. Nul doute qu'il se référera aux critères déjà définis par la Cour européenne, notamment celui reposant sur l'intérêt du débat public auquel la presse participe. Il est vrai que le projet de loi renforce une nouvelle fois le pouvoir discrétionnaire du juge, mais celui-ci demeure préférable au pouvoir discrétionnaire du ministre de l'intérieur.













vendredi 21 juin 2013

"Google Suggest" et l'injure publique

Signe des temps ? La jurisprudence sur l'injure s'enrichit actuellement de nombreuses décisions. Après le "mur des cons" ou celui de Facebook, après le désormais célèbre "Casse toi pôv'con !", voici l'injure sortie de Google. La 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a rendu, le 19 juin 2013, une décision qui refuse d'engager la responsabilité de Google sur le fondement de l'injure publique. Une société d'assurance, avait en effet constaté que chaque fois que l'on tapait le début de son nom, "Lyonnaise de G", comme requête sur le moteur "Google Suggest", celui-ci sortait immédiatement le terme "escroc" au troisième rang des suggestions de recherches proposées.

Des jurisprudences apparemment contradictoires

Ce résultat n'était guère flatteur pour la société d'assurances, mais pouvait-elle pour autant engager la responsabilité civile de Google pour injure ?  La Cour d'appel, dans une décision du 14 décembre 2011, avait considéré que l'association des mots "Lyonnaise de G" et "escroc" constitue, en soi, une injure publique. Elle avait donc écarté l'argument de Google, selon lequel les suggestions de recherches proposées aux internautes résultent d'un système automatisé, depuis une base de données recensant les libellés de recherche les plus fréquemment utilisés sur internet. Autrement dit, si le terme "escroc" se trouve associé à une entreprise, c'est parce que les internautes font eux mêmes cette association. La Cour d'appel avait écarté cet argument et appliqué le droit commun qui veut que tout entrepreneur soit responsable du contenu informatif que sa société délivre au public, sauf preuve d'une délégation de ses pouvoirs. Le caractère automatisé du contenu informatif n'était donc pas considéré comme un élément permettant de déroger à ce principe.

En matière de diffamation cependant, la Cour d'appel de Paris, par une décision du même jour, le 14 décembre 2011, avait adopté une solution inverse. M. Pierre B., qui avait fait l'objet d'une condamnation pénale, se plaignait de voir son nom associé sur "Google Suggest" à des mots tels que "viol", "violeur", "condamné", "prison", voire "sataniste". Il avait donc engagé la responsabilité de l'entreprise pour diffamation, estimant être victime d'une atteinte à l'honneur et à la considération. La Cour d'appel n'avait pas réfuté l'existence de cette atteinte, mais s'était située sur le plan des causes exonératoires, en particulier celui de la bonne foi.  En d'autres termes, Google était de bonne foi dans la mesure où l'entreprise ne faisait preuve d'aucune animosité personnelle à l'encontre de Pierre B. et que l'entreprise n'était pas à l'origine de l'absence de mesure dans l'expression.

Cette divergence de jurisprudence, dans deux décisions du même jour, est parfaitement compatible avec le droit commun, puisque l'excuse de bonne foi n'existe pas en matière d'injure. Cette application quelque peu automatique des principes traditionnels gouvernant le droit presse laisse cependant l'impression d'une négation de la spécificité d'internet et d'un traitement différencié des victimes d'injures et de diffamation. Si ces jurisprudences ne sont pas juridiquement contradictoires, elles donnent néanmoins l'impression de la contradiction.

Hergé. L'oreille cassée. 1943


Elément moral et volonté d'unifier le contentieux

Dans ce contexte jurisprudentiel, la décision de la Cour de cassation du 19 juin 2013 présente l'avantage de simplifier le raisonnement et d'établir, en ce qui concerne les moteurs de recherche, une certaine égalité entre les victimes d'injures et de diffamation. S'il est vrai que le requérant engage la responsabilité civile de Google, il invoque en effet l'existence d'une injure publique, qui se définit à travers l'infraction pénale prévue par l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881.

La Cour de cassation ne peut pas considérer que l'auteur de l'injure est l'internaute qui a qualifié l'entreprise d'"escroc" et non pas Google. En effet, l'article 42 de la loi de 1881 pose le principe selon lequel l'auteur principal d'une infraction est le directeur de publication, alors que l'auteur n'a que le statut de complice. C'est la raison pour laquelle la Cour choisit de sanctionner, très classiquement, l'absence d'élément moral de l'infraction. Le moteur de recherche n'est que le reflet automatique des propos des internautes, et Google ne peut être accusé d'avoir délibérément voulu injurier l'entreprise "Lyonnaise de G". Les principes généraux du droit pénal viennent donc, d'une certaine manière, pallier les défaillances du droit de la presse, lorsqu'il est impossible de l'appliquer à internet.

La Cour de cassation offre une solution certainement plus cohérente que les divergences jurisprudentielles de la Cour d'appel. En revanche, elle laisse intacte la question de la protection des personnes victimes de ces injures automatiques. Car, il faut bien le reconnaître, le caractère automatique de la création de ces données ne doit pas conduire à la négation des droits de la personne. La solution se trouve peut-être en amont, dans les filtres que peut imposer Google à l'intérieur même des algorithmes de son moteur de recherches.

Nul n'ignore que Google avait été attaqué par des associations de lutte contre l'antisémitisme, précisément parce que "Google Suggest" accolait le mot "juif" au patronyme de certaines personnalités. L'affaire s'est terminée par une médiation judiciaire dont on ne connaît pas précisément le contenu. On peut penser cependant que Google s'est engagé à filtrer certains termes dans le résultat des requêtes présentées sur "Google Suggest". Techniquement, ce qui est possible pour les propos antisémites doit l'être aussi pour les propos injurieux. Il n'en demeure pas moins qu'internet doit demeurer un espace de liberté d'expression, et que le remède risque de se révéler plus dangereux que le mal. La recherche de cet équilibre doit certainement constituer l'un des éléments du difficile débat engagé entre la CNIL et Google.