« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 24 mai 2013

La révision d'un procès pénal : Le crime était presque parfait

La Chambre criminelle de la Cour de cassation, siégeant comme cour de révision le 15 mai 2013, vient de rendre une décision qui reste exceptionnelle. Elle fait droit en effet à une requête en révision introduite par Abdelkader Azzimani et Abderrahim El Jabri, et annule la décision de la cour d'assises des Pyrénées orientales du 23 juin 2004 qui les condamnait en appel chacun à vingt années d'emprisonnement, pour un crime commis à Lunel en 1997. 

Le profil idéal

Les deux condamnés présentaient, il est vrai, le profit idéal. Trafiquants de drogue, ils étaient les derniers à avoir vu la victime vivante, un petit dealer de cannabis, accusé d'être peu scrupuleux tant avec ses clients qu'avec ses fournisseurs. Frappé de plus d'une centaine de coups de couteaux, son corps avait été retrouvé dans un fossé. Les policiers chargés de l'enquête ont donc suivi la piste du règlement de compte, et ils ont appréhendé Abdelkader Azzimani et Abderrahim El Jabri, déjà poursuivis pour trafic de stupéfiants. Toute une série d'éléments les accablent : une forte somme d'argent trouvée au domicile de l'un des accusés, un rendez vous avec la victime le soir même du crime pour lui fournir du cannabis, et enfin un témoin qui affirme avoir vu la victime portant des tâches de sang sur le torse, soutenue par les deux accusés dans un chemin proche où il circulait en voiture. Devant ces preuves accablantes, le jury d'assises de l'Hérault n'a donc pas hésité à prononcer une peine sévère en mai 2003, confirmée en appel par la Cour d'assises des Pyrénées orientales en 2004. Le pourvoi en cassation a ensuite été rejeté en 2005.

La presse va cependant s'intéresser à ces condamnés qui persistent à clamer leur innocence, et leur famille louer les services d'un détective privé. Le maillon faible réside dans le témoin oculaire, qui affirme avoir assisté à l'altercation entre la victime et les condamnés, et qui finalement se rétracte devant les caméras de FR3. Une nouvelle information est donc confiée à un autre juge d'instruction en 2009. Et c'est seulement en 2010 qu'une expertise ADN permet de déceler sur le véhicule de la victime les traces d'une autre personne. L'audition de cette dernière a enfin conduit à identifier deux complices qui avouent l'assassinat, pour des motifs également liés au trafic de drogue.

Le faux coupable. Alfred Hitchcock. 1956


L'erreur judiciaire : une pluralité de causes

Toutes les affaires conduisant à une révision portent la marque de l'erreur judiciaire, qui est généralement le résultat d'une pluralité de causes. Celle-ci ne fait pas exception. L'enquête s'est orientée très tôt, vers le suspect le plus évident, se fiant entièrement à un témoin oculaire, et éliminant de manière prématurée d'autres pistes possibles. D'autre part, les moyens de police scientifique étaient beaucoup plus sommaires en 1997 qu'aujourd'hui. On ne savait pas, à l'époque, traiter les mélanges d'ADN qui avaient été découvert sur la voiture de la victime. Enfin, il faut bien le reconnaître, la chance n'est pas absente de la procédure de révision. En l'espèce, l'enregistrement du profil ADN du coupable sur le fichier des empreintes génétiques avait été réalisé en 2009, ce qui a permis son identification en 2010.

Un fait nouveau de nature à faire naître un doute

Ces preuves scientifiques, la rétractation du témoin principal et les aveux des vrais coupables constituent à l'évidence "un fait nouveau ou un élément inconnu de la juridiction au jour du procès, de nature à faire naître un doute sur la culpabilité du condamné". Cette formulation de l'article 622-4 du code de procédure pénale est issue de la loi du 23 juin 1989 est plus libérale que l'ancien texte qui affirmait que ce "fait nouveau ou pièce inconnue" devait être "de nature à établir l'innocence du condamné". 

Du doute à la certitude

Comme dans la présente affaire, le juge n'hésite pas à admettre ce doute lorsqu'un tiers a avoué être l'auteur du crime. Tel était le cas dans l'affaire Marc Méchin, après qu'un SDF ait spontanément reconnu être l'auteur de l'assassinat d'une jeune femme, près du Pont de Neuilly. La Cour de révision a donc fait droit à sa demande dans une décision du 13 avril 2010. Tel est le cas aussi lorsque la victime reconnaît avoir porté de fausses accusations. Dans une décision du même jour, le 13 avril 2010, la Cour de révision annule la condamnation à seize ans de réclusion d'un homme accusé à tort de violences sexuelles par une adolescente de quatorze ans, qui s'est rétractée huit années plus tard. Tel est le cas enfin lorsque la condamnation repose sur l'unique déposition d'un témoin, contredite par un ensemble de témoignages postérieurs au jugement.

De cette jurisprudence, au demeurant très peu abondante, on déduit que les faits nouveaux ne sont pas vraiment "de nature à faire naître un doute". Ils établissent en réalité la preuve éclatante de l'innocence du condamnant, le plus souvent en démontrant la culpabilité d'un tiers. Les juges se montrent ainsi plus exigeants que la loi.

En témoigne la célèbre affaire Patrick Dils (décision de la Cour de révision du 3 avril 2001). Dans ce cas, le doute sur la culpabilité de Dils venait de la présence sur les lieux de l'assassinat de deux enfants, d'un tueur en série, Francis Heaulme, dont les crimes avaient été découverts après le procès. En soi, cependant cette présence ne suffisait pas à semer le doute sur la culpabilité de Dils. Après ouverture d'une nouvelle instruction, ce sont des preuves de police scientifique apportée par l'Institut de recherches criminelles de la gendarmerie (IRCGN) qui ont permis de démontrer l'innocence de Dils. Là encore, l'exigence du doute s'est transformée en exigence de la preuve de l'innocence. 

Lorsque cette preuve de l'innocence du condamné n'est pas apportée, force est de constater que le doute ne suffit pas toujours à entraîner une décision de révision. C'est ainsi que, dans une décision du 21 mars 1994, la Cour estime que les contradictions des témoignages, ou les silences inexpliqués des témoins ne sont pas considérés comme suffisants pour remettre en cause une condamnation. Il est vrai que la révision était, dans ce cas, demandée en matière correctionnelle. De la même manière, et en matière criminelle cette fois, la Cour estime, à propos de la demande de révision du célèbre procès Seznec, que les failles de l'instruction et les défauts d'une enquête remontant à 1923 ne suffisent pas à justifier une révision. Aujourd'hui, dans l'affaire Omar Raddad, la Cour de révision a considéré, le 20 novembre 2002, que la présence de plusieurs traces ADN sur les lieux du crime ne suffisait pas à semer le doute sur la culpabilité du jardinier de la victime, dans la mesure où les experts ne pouvaient dire à quel moment ces empreintes avaient été laissées.

Procédure : le filtre de la commission de révision

La révision d'un procès pénal est donc rare, d'autant plus rare que la loi du 17 mai 2011 a modifié l'article 623 du code de procédure pénale, pour permettre au Président de la commission de révision de rejeter par ordonnance motivée toute demande "manifestement irrecevable". Cet examen préalable par une commission de révision peut donc interrompre immédiatement et durablement la procédure. A l'inverse, elle peut aussi conduire à prouver l'innocence du condamné, puisque cette commission peut prendre des actes d'instruction. Elle peut même décider la suspension de l'exécution de la condamnation, lorsque la probabilité du succès de la demande en révision apparaît très élevée, par exemple lorsqu'un tiers est passé aux aveux, ou lorsque la victime s'est rétractée.

Le renvoi

Reste que la décision de révision elle même pose tout de même un problème. D'une manière générale, la Cour de révision décide la révision et procède au renvoi devant une Cour d'assises pour un nouveau procès. Cette procédure résulte de la distinction entre le rescindant et le rescisoire, qui signifie que la Cour de révision se prononce exclusivement sur les cas d'annulation de la procédure, et que la Cour d'assises doit intervenir de nouveau pour proclamer la vérité judiciaire, à partir des faits de l'espèce. 

Le problème est que les justiciables, et plus généralement l'opinion publique, ne comprennent pas très bien la distinction entre le rescindant et le rescisoire. Ils ne voient donc pas la raison pour laquelle on procède à de nouveaux débats pour prononcer une innocence judiciaire déjà établie. Ceci alors même que la loi autorise une annulation sans renvoi, lorsqu'il est impossible de procéder à de nouveaux débats, par exemple lorsque le condamné est décédé ou les faits prescrits. Serait-il totalement impossible de généraliser ce principe de l'annulation sans renvoi, et d'épargner à celui ou celle qui est déjà victime d'une erreur judiciaire une ultime comparution devant les juges ?

mardi 21 mai 2013

Euthanasie : l'affaire Vincent L.

L'ordonnance de référé * rendue le 11 mai 2013 par le tribunal administratif de Châlons en Champagne suscite la réflexion, alors qu'il est question de réformer la loi Léonetti du 22 avril 2005, relative aux droits des malades en fin de vie. 

A l'origine de l'affaire, le cas d'un homme de trente-sept ans, Vincent L.,  hospitalisé dans le service de médecine palliative du CHU de Reims, tétraplégique depuis un grave accident de moto intervenu il y a presque cinq ans. Après avoir été longtemps dans un coma végétatif, il est, depuis août 2011, dans un "état de conscience minimal", ce qui signifie qu'il réagit quelquefois à certains stimuli et témoigne, par une opposition comportementale, son refus de certains gestes médicaux. Il est nourri et hydraté artificiellement, mais ne reçoit pas de traitement particulier, car les médecins n'ont aucun espoir qu'il puisse retrouver davantage de conscience et d'autonomie. 

Euthanasie "passive"

La situation de Vincent L. entre dans le champ d'application de ce qu'il est convenu d'appeler l'"euthanasie passive", formule purement doctrinale. Si elle ne figure pas dans le droit positif, elle permet cependant de rendre compte d'une distinction fondamentale opérée par la loi Léonetti.

Le texte énonce que « les actes de prévention, d'investigation ou de soins doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu’il apparaissent inutile, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris ». Cette renonciation aux soins s’applique à la fois aux patients en fin de vie, mais aussi à ceux qui sont atteints d’une pathologie sans risque vital, mais sans espoir de guérison, maladie qui ne leur offre comme perspective qu’une vie végétative (tétraplégie ou coma, par exemple). Dans le cas de Vincent L., les médecins ont réduit l'alimentation par sonde, pour laisser le patient s'éteindre. 

Cette pratique s'oppose à l'"euthanasie active" qui consiste à injecter un produit mortel à un patient atteint d'une maladie incurable, avec son consentement.  La loi Léonetti ne reconnaît pas cette distinction de manière formelle, mais elle interdit néanmoins l'euthanasie active, alors qu'elle tolère l'euthanasie passive, sous certaines conditions.

Le centaure Chiron, blessé par une flèche au venin de l'Hydre de Lerne, offrit son immortalité à Prométhée


Une décision collégiale

En l'espèce, les médecins du CHU de Reims ont mis en oeuvre la procédure prévue par le décret du 29 janvier 2010. Elle prévoit deux hypothèses. Lorsque le patient est conscient, il peut demander la suspension de soin, et les médecins doivent respecter sa volonté. Lorsqu'il est inconscient, ils doivent tenir compte des "directives anticipées" qu'il a éventuellement rédigées ou de l'avis de la "personne de confiance" qu'il a peut-être préalablement désignée. Vincent L. n'avait pas pris ce type de précaution, et il appartient dans ce cas au corps médical de prendre la décision, en accord avec ses proches.

C'est évidemment la situation la plus délicate, et la question posée par l'ordonnance de référé est celle de la notion de "proches". Les médecins ont associé à leur décision l'épouse de Vincent L., qui a accepté le principe de la suspension de son alimentation. Ses parents en revanche, éloignés géographiquement, n'ont pas été consultés ni même informés d'une décision aussi lourde. Ce sont donc eux qui ont introduit la demande de référé et le tribunal leur donne satisfaction. Dès lors qu'ils ont été tenus à l'écart de la procédure, celle-ci est irrégulière, et le juge ordonne de rétablir l'alimentation normale de Vincent L., en attendant qu'une décision soit prise, avec la participation de ses parents. Sur ce point, la décision adopte une conception objective de la notion de "proches". Ils ne sont pas seulement ceux qui partageaient la vie quotidienne du patient, mais aussi ceux qui, même géographiquement éloignés, sont attachés à lui par un lien familial ? La décision n'apporte cependant pas une clarté totale sur cette notion. Sera-t-il nécessaire d'associer à la procédures les frères et soeurs, ou seulement les parents qui veulent y participer ? L'ordonnance de référé n'apporte aucune réponse sur ce point. Elle a cependant l'avantage de montrer la nécessité d'une réflexion sur cette question,

Vers une nouvelle procédure

La décision du tribunal, comme toute décision d'urgence, n'a pas pour objet de résoudre le problème de fond. Elle rétablit la situation antérieure, et le problème du maintien en vie de Vincent L. dans une situation végétative demeure non résolu. La situation n'est d'ailleurs pas inédite, et on se souvient de l'affaire Terri Schiavo qui avait suscité beaucoup d'émotion aux Etats-Unis en 2005. L'époux de la patiente avait alors obtenu des tribunaux américains la suspension du traitement qui maintenait sa femme en vie depuis treize années, en dépit de l'opposition de ses parents.

Aux termes de la loi Léonetti, la situation de Vincent L. est bien différente, car le texte donne compétence aux médecins pour décider de l'interruption du traitement, à la condition qu'ils prennent une décision collégiale, avec l'intervention d'un second médecin consultant, et que les "proches" du patient soient consultés. Mais il ne s'agit que d'une consultation, ce qui signifie que les parents de Vincent L. ne sont pas assurés que leur point de vue sera pris en considération lors de la nouvelle procédure qui sera engagée.

Absence de consensus

L'affaire Vincent L. illustre parfaitement les difficultés rencontrées dans un domaine dans lequel les considérations éthiques rendent bien difficile l'élaboration de la règle de droit. Par sa généralité même, celle-ci n'est pas toujours en mesure de tenir compte de chaque situation, de chaque cas particulier, dans lequel la décision est, par définition, toujours douloureuse. 

Le projet de loi sur la fin de vie, promis par le Président de la République, risque de se heurter aux mêmes difficultés. En effet, il a été préparé par un rapport rédigé par la Mission présidentielle de réflexion sur la vie, présidée par le Professeur Didier Sicard, ancien président du Comité consultatif national d'éthique. Sur le fond, il ne revient pas réellement sur les principes généraux posés par la loi Léonetti, mais s'interroge, sans toutefois le préconiser, sur l'éventuelle possibilité d'un "suicide assisté". L'ensemble demeure incertain, et ces incertitudes révèlent évidemment l'absence d'un réel consensus dans ce domaine.




* L'ordonnance du tribunal administratif a été très aimablement communiquée par notre collègue, le professeur Nicolas Mathey, auteur du blog Thomas More.

samedi 18 mai 2013

Le Conseil constitutionnel et les amoureux des bans publics

Le 17 mai 2013, notre pays a célébré d'une manière toute particulière la Journée mondiale de lutte contre l'homophobie. Dans une décision largement motivée, le Conseil constitutionnel vient en effet de valider la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Le Président de la République va donc promulguer la loi dès le 18 mai, pour clore le débat et, en même temps, vider de son objet la manifestation prévue le 26 mai. Après la promulgation, la publication des textes  d'application sera très rapide, puisque le Garde des sceaux affirme qu'ils sont déjà prêts. Les couples de même sexe vont donc pouvoir publier les bans et célébrer leur union.

L'intérêt juridique de la décision est, en quelque sorte, inversement proportionnel à son retentissement médiatique. La doctrine juridique ne doutait guère du résultat, et le texte des saisines rédigées par les parlementaires tant du Sénat que de l'Assemblée nationale n'offrait aucun argument étayé. Elles invoquaient pêle-mêle le refus de recourir au referendum alors que cette décision n'a rien à voir avec le vote de la loi, la non conformité à des conventions internationales alors que le Conseil n'est pas juge de la conformité de la loi au traité,  voire les propos du Président de la République sur la liberté de conscience alors que les discours politiques ne font pas vraiment partie du bloc de constitutionnalité. En bref, les saisines parlementaires relevaient du discours idéologique et certainement pas de l'argumentaire juridique. Leur fonction était sans doute de mobiliser les militants et non pas d'obtenir une annulation que chacun savait pratiquement impossible.

Absence de principe fondamental reconnu par les lois de la République

Le moyen le plus invoqué, depuis déjà plusieurs mois, était que l'altérité dans le mariage devait être considérée comme un "principe fondamental reconnu par les lois de la république" (PFLR). Depuis la célèbre décision du 16 juillet 1971 sur la liberté d'association, le Conseil utilise cette notion pour élever au niveau constitutionnel des principes qui doivent répondre à deux conditions.

Ils doivent d'abord être "fondamentaux", ce qui signifie que la norme en cause doit toucher aux libertés fondamentales, à la souveraineté nationale, ou encore à l'organisation des pouvoirs publics. En l'espèce, les auteurs de la saisine considèrent le caractère hétérosexuel du mariage comme une "liberté fondamentale", à laquelle la loi déférée porterait atteinte. Le Conseil réfute cette analyse. A ses yeux, l'ouverture du mariage aux couples homosexuels ne restreint, en aucun cas, le droit de se marier dont disposent les hétérosexuels, et ne relève pas du domaine des libertés fondamentales. Sur ce point, le Conseil est dans la droite ligne de sa jurisprudence, qui utilise la notion de PFLR pour étendre les libertés, mais jamais pour les restreindre.

L'origine de ces principes doit ensuite se trouver dans les lois de la "République" antérieures à 1946. Ce n'est pas un vain mot, car le Conseil visait, en 1971, l'oeuvre législative de la IIIè République, particulièrement remarquable en matière de libertés publiques. A cette époque, la loi était la norme suprême, en l'absence de constitution au sens formel du terme. Il n'est donc pas illogique, après 1958, d'intégrer ces principes dans le bloc de constitutionnalité. Le problème est que l'altérité sexuelle dans le mariage trouve son origine dans le code civil, promulgué en mars 1804, sous le Consulat. Il est vrai que la Constitution de l'an VIII proclame, dans son article 1er que "la République est une et indivisible" et que le Sénatus Consulte du 28 Floréal an XII dispose que "le gouvernement de la République est confié à un Empereur". Mais force est de constater que le Conseil constitutionnel n'a jamais consacré de PFLR trouvant son origine dans un texte du Consulat ou de l'Empire. 

Aucune des conditions du PFLR n'est donc remplie, et la différence des sexes dans le mariage est tout simplement un principe de droit civil, qui peut évoluer selon les époques. Contrairement à ce qu'affirmaient certains, le code civil n'est pas un texte immuable gravé dans le marbre et a considérablement évolué depuis 1804. C'est ainsi, par exemple, que la puissance paternelle ou le statut discriminatoire des enfants naturels ont disparu, sans que personne ne conteste la constitutionnalité d'une telle évolution.



Georges Brassens. Les amoureux des bancs publics


La compétence législative

Le second moyen résidait, de manière un peu plus surprenante, dans l'incompétence du législateur. Il est, en réalité divisé en deux branches. 

Dans un premier temps, les auteurs de la saisine invoquent la compétence du peuple, ce qui n'est pas nouveau. On se souvient que les opposants au mariage pour tous réclamaient à cor et surtout à cris l'organisation d'un référendum. D'une certaine manière, ils reprenaient à leur compte la distinction maurrassienne entre le pays légal et le pays réel. Le pays légal, ce sont les institutions républicaines, et notamment le parlement, considérées comme peu représentatives. Le pays réel, c'est l'enracinement dans le peuple à travers des structures traditionnelles comme la famille ou la paroisse, et son expression directe par référendum. La démocratie ne saurait être que directe, et le régime représentatif n'a pas de légitimité.

Devant le juge constitutionnel, cette idée s'est traduite par la contestation du rejet, par le parlement, des motions déposées par les parlementaires UMP tant à l'Assemblée qu'au Sénat, demandant que le texte soit soumis à referendum. Le Conseil constitutionnel ne répond même pas à ce moyen, jugé sans doute trop fantaisiste.

Dans un second temps, la saisine invoque l'incompétence du législateur au profit d'une compétence constitutionnelle. Le raisonnement manque un peu de clarté. Hauriou est mis à contribution avec sa "constitution sociale de la France" qui fixe le statut du citoyen et qui vient s'ajouter à la "constitution politique" qui définit l'organisation de l'Etat. Mais on voit aussi développer un argument fondé sur le droit naturel, auquel serait rattachée l'altérité des sexes dans le mariage. Ce rattachement au droit naturel suffirait donc à justifier la valeur constitutionnelle de cette norme.

Le commentaire officiel du Conseil constitutionnel affirme que cette irruption du jus-naturalisme dans le débat est "inédite". Dans sa décision, le juge se borne à rappeler les termes de l'article 34 de la Constitution qui réserve au législateur la compétence pour fixer les règles concernant "l'état des personnes". Selon une formule désormais habituelle, le Conseil rappelle "que l'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen". Le rappel à l'ordre est net, et le Conseil constitutionnel demeure dans une démarche positiviste, qui récuse tout argumentaire idéologique fondé sur un hypothétique droit naturel. 

La décision ne saurait surprendre, puisque le Conseil reprend exactement les termes employés dans sa décision rendue sur QPC le 28 janvier 2011. Interrogé sur la conformité de l'interdiction du mariage entre personnes de même sexe à la constitution, il avait déjà affirmé que cette question relevait du législateur, et de lui seul. 

La filiation adoptive

Enfin, les auteurs de la saisine contestaient l'ouverture de l'adoption plénière aux couples homosexuels, ainsi qu'au sein de tels couples. Comme on pouvait s'y attendre, le Conseil refuse de consacrer un PFLR relatif au « caractère bilinéaire de la filiation fondé sur l'altérité sexuelle ». Là encore, il réaffirme la compétence législative, faisant observer au passage que le législateur a largement modifié les règles de la filiation depuis le Code civil, particulièrement lorsque la loi du 3 janvier 1972 a autorisé la recherche en paternité des enfants adultérins.

Sur ce point cependant, le Conseil constitutionnel a fait oeuvre constructive. D'une part, il rappelle fermement que la loi qui lui a été déférée n'a pas pour effet de reconnaître aux couples de même sexe un "droit à l'enfant". Il convenait sans doute de rappeler cette évidence, même si on sait que ce "droit à l'enfant" n'existe pas davantage au profit des couples hétérosexuels. Par cette précision, le Conseil n'interdit pas au législateur de se pencher, dans un avenir proche ou lointain, sur les question de procréation médicalement assistée, voire de gestation pour autrui. Il impose seulement que le débat sur "le droit à l'enfant" concerne l'ensemble des couples, quelle que soit leur orientation sexuelle.

D'autre part, le Conseil énonce une véritable réserve d'interprétation, à propos de l'alinea 10 du Préambule de 1946 qui énonce que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement". Pour le juge, cette disposition doit s'entendre comme imposant le respect de l'intérêt de l'enfant pour toute procédure d'adoption. Certes, cette disposition figure déjà dans le droit positif, car la Convention sur les droits de l'enfant de 1989 précise déjà que toute décision le concernant doit être prise en fonction de son "intérêt supérieur". Cette précision devient désormais une exigence constitutionnelle, ce qui signifie que le Conseil n'hésitera pas à contrôler à l'aune de ce principe les textes législatifs organisant la procédure d'agrément des couples candidats à l'adoption.

Cette réserve d'interprétation ne constitue, en aucun cas, une sanction. Le texte est donc entièrement validé par le Conseil constitutionnel, ce qui témoigne évidemment de la qualité du travail parlementaire. Il va maintenant entrer en vigueur et les premiers mariages seront sans doute fortement médiatisés. Puis ils se banaliseront, et les amoureux des bans publics iront tranquillement se marier "en se foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes"... jusqu'à ce que ce regard oblique lui-même disparaisse.


jeudi 16 mai 2013

Rapport Lescure : une couronne sur la tombe d'Hadopi

Le rapport Lescure intitulé "Acte II de l'exception culturelle : contribution aux politiques culturelles de l'ère numérique" a été remis le 12 mai 2013 au Président de la République. Les premiers commentaires sont pour le moins contrastés. Les partisans d'une liberté absolue du net, impliquant un libre téléchargement et un libre partage des oeuvres entre individus, voient dans ce rapport un maintien de la "philosophie répressive" qui était à l'origine de la loi Hadopi. En revanche, ceux qui privilégient la lutte contre le piratage déplorent la fin du "sytème Hadopi" avec l'allègement des sanctions et la suppression de la possibilité ultime de couper l'accès à internet aux récidivistes du téléchargement.

Ces deux opinions bien tranchées ont pour point commun leur caractère excessif. L'une écarte purement et simplement la propriété intellectuelle, l'autre ignore l'échec d'Hadopi, l'autorité indépendante n'ayant guère été en mesure de transmettre aux juges des dossiers étayés démontrant l'existence de téléchargements illégaux. Etait-ce d'ailleurs possible, dans la mesure où la culpabilité était appréciée à l'aune de la "négligence caractérisée" du propriétaire de l'ordinateur, notion bien imprécise pour fonder une sanction pénale ? Le rapport Lescure se situe certainement entre ces deux extrêmes, et a le mérite de développer une approche globale de la question du téléchargement illégal, à partir de deux principes. 

Internet et l'exception culturelle

Le premier, bien connu, est la célèbre "exception culturelle" dont la France assure la promotion depuis bien longtemps, et qui figure dans le titre même du rapport Lescure. L'idée générale est que la culture n'est pas un bien comme les autres. Si elle a une dimension économique, elle repose aussi sur une logique de service public, dès lors qu'elle doit être mise à la disposition de chacun. Considéré sous cet angle, internet est donc le vecteur d'une offre culturelle dont l'Etat ne doit pas entraver le développement.

Le financement de la création culturelle

Le second pilier du raisonnement du rapport Lescure repose sur une approche globale du financement de la création culturelle. Puisque le consommateur a désormais l'habitude d'accéder gratuitement à des biens culturels, le rapport propose de financer les contenus culturels par une taxe sur les "appareils connectés", c'est à dire les tablettes et les smartphones, sans d'ailleurs expliquer pourquoi les autres ordinateurs n'y sont pas soumis. La rémunération des auteurs devrait également être améliorée par la conclusion systématique d'accords collectifs avec des sociétés de gestion des droits assez semblables à la SACEM, qui ont ensuite pour missions de percevoir et de répartir ces droits. Pour le rapport Lescure, ce développement de la gestion collective des droits d'auteur est le seul moyen d'assurer la transparence du système et l'égalité entre les auteurs.

Disparition d'Hadopi

Cette rémunération des auteurs ne remet pas en cause l'illicéité des téléchargements. Sur ce point, le rapport fait un bilan mitigé de la "riposte graduée" instaurée en 2009. Il observe qu'elle elle est "montée progressivement en puissance", et que Hadopi a fait une "oeuvre pédagogique", d'ailleurs inscrite dans la loi. Les "critiques virulentes" adressées à la Haute Autorités "paraissent donc excessives".

Ces compliments sont autant de couronnes posées sur la tombe d'Hadopi, car le rapport Lescure se prononce tout de même en faveur de la disparition de cette institution. L'argument essentiel réside évidemment dans l'échec de la riposte graduée. La "fiche C2" du rapport montre, statistiques à l'appui, que le téléchargement illégal par des logiciels de partage ("Peer to Peer"), qui était la cible principale d'Hadopi, n'a baissé que temporairement entre septembre 2010 et septembre 2011, pour croître de nouveau dans l'année 2012. Les internautes, peu dissuadés par le faible nombre de condamnations, ont appris à masquer leur adresser IP ou à utiliser des techniques de cryptage pour ne pas être repérés. Après trois années de pratique c'est donc un constat d'échec qui est réalisé, échec d'autant plus retentissant que le budget annuel de l'institution s'élevait en 2013 à neuf millions d'euros.

Allégorie sur la disparition d'Hadopi. Simon Renard de Saint André 1613-1677 Vanité 


Une riposte graduée, allégée

Le rapport Lescure ne propose pas la "suppression sèche" des lois Hadopi, mais il suggère de confier la lutte contre le téléchargement illégal au CSA, ce qui aurait pour effet de mutualiser les moyens et d'alléger les coûts de fonctionnement. De même, il souhaite le maintien du dispositif de "riposte graduée", dans une version en quelque sorte allégée. L'amende serait remplacée par une sanction administrative qui n'interviendrait que dans l'hypothèse de l'échec d'une démarche pédagogique. et qui s'élèverait à soixante euros pour une première condamnation (contre mille cinq cent euros aujourd'hui)  Quant à la suspension de l'accès à internet, le rapport Lescure s'y déclare défavorable. La suppression de cette sanction devrait permettre au droit français d'adopter officiellement le principe de neutralité du net, qui implique une liberté d'accès à internet.

Reste à s'interroger sur le caractère dissuasif d'un tel dispositif. Le rapport Lescure se déclare officiellement en faveur d'une démarche pédagogique, ce qui révèle un optimisme réel. Mais existe-t-il d'autres solutions, dès lors que l'approche pénale a montré ses limites avec l'échec de la loi Hadopi ? En adoptant une position somme toute relativement attentiste, il laisse ouverte la voie du contrôle privé. On voit en effet se développer aujourd'hui des entreprises comme Trident Media Guard dont les clients sont les titulaires de droits intellectuels. A leur demande, TDM traque les téléchargements illégaux sur le net et saisit ensuite les autorités compétentes. Une nouvelle forme de partenariat-public-privé, certes positive, mais qui présente l'inconvénient de ne pas garantir l'égalité des droits entre ceux qui peuvent s'offrir les services d'un prestataire privé, et ceux qui ne le peuvent pas.

lundi 13 mai 2013

La suppression du mot "race" de "notre législation" : Que devient la hiérarchie des normes ?

Le 16 mai 2013, le débat sur la proposition de loi "tendant à la suppression du mot "race" de notre législation" va s'engager devant l'Assemblée nationale. Le texte résulte d'une initiative de M. Alfred Marie-Jeanne (député de Martinique) et de plusieurs membres du Groupe de la Gauche démocrate et républicaine, qui réunit des membres du Parti Communiste et des Verts. 

Des modifications terminologiques

L'essentiel de la proposition est d'ordre terminologique. Il s'agit de remplacer  l'adjectif "racial" par "raciste", dans les normes juridiques qui sanctionnent les propos ou les pratiques discriminatoires. Pour désigner les actes de ségrégation commis par un régime politique imposant la domination d'un groupe "racial" sur un autre, formule actuellement employée par l'article L 212-1 du code pénal, l'adjectif "ethnique" sera alors privilégié pour désigner ce type de pratique, constitutive de crime contre l'humanité. La proposition de loi énumère ainsi les dispositions de neuf codes et treize loi non codifiées qui devraient être modifiés. 

L'idée semble simple et de bon sens. Elle témoigne même d'une certaine persévérance puisque le groupe communiste avait déjà déposé une proposition de loi en ce sens en avril 2003. Le texte avait alors été rejeté en première lecture. A l'époque, tous les groupes parlementaires, s'appuyant sur les travaux scientifiques, s'accordaient pour affirmer que le concept biologique de race, appliqué à l'être humain, n'avait aucun sens. Les divergences n'étaient donc pas de fond, mais résidaient bien davantage dans la procédure suivie et la crainte qu'elle ne conduise à un affaiblissement de la lutte contre la racisme. Car ce n'est pas le moindre de ses paradoxes : cette notion de race, scientifiquement dépourvue de sens, est aujourd'hui surtout utilisée, et avec une certaine efficacité, pour lutter contre les discriminations.

On retrouve à peu près les mêmes arguments à propos de la présente proposition de loi. Le législateur n'est compétent qu'en matière législative, et ne peut donc modifier que la loi, codifiée ou non. Il ne peut changer les termes de la Constitution ni des conventions internationales. 

Dispositions constitutionnelles

Or le concept de race figure dans les normes constitutionnelles, à commencer par l'article 1er de la Constitution qui énonce que la France "assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d'origine, de race ou de religion". De même, le Préambule de 1946, qui a aujourd'hui valeur constitutionnelle, affirme qu'"au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés". Le rapporteur de l'actuelle proposition de loi fait observer que ces dispositions n'ont pas vraiment été débattues en leur temps. Mais cette observation demeure sans influence sur le fait qu'elles constituent désormais du droit positif.

Couple. Art Dogon. Mali. XVIIIè ou XIXè siècle


Les textes internationaux

Au plan international, la notion de race figure exactement dans bon nombre de textes, à commencer par la Charte des Nations Unies qui fixe parmi les objectifs des Nations Unies celui de développer et d'encourager "le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race (...)"(art.1 § 3). La Déclaration universelle des droits de l'homme affirme, dans son article 2, que chacun peut se prévaloir des droits qu'elle garantit "sans distinction aucune, notamment de race". Des traités internationaux, ratifiés par la France et directement applicables dans notre système juridique, reprennent des formulations à peu près identiques, notamment les Pactes internationaux de 1966, l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, l'article 3 de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, la Convention de 1965 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. 

La hiérarchie des normes
Dans l'hypothèse de l'adoption de la proposition de loi Marie-Jeanne, les juges français vont donc se retrouver dans une situation délicate. Ils risquent en effet d'être confrontés, dans une même affaire, à des dispositions législatives qui récusent le mot "race", alors que des dispositions constitutionnelles ou conventionnelles l'utilisent de façon courante. Le juge devra-t-elle s'appuyer sur ces dernières pour sanctionner la discrimination "raciale" ou sur la loi modifiée pour réprimer la "discrimination raciste" ?

Les auteurs de la proposition de loi ont évidemment entrevu ces difficultés qu'ils rejettent d'un revers de main. Ils estiment tout simplement que l'emploi du mot "race ou racial" dans un texte international ne pose pas de problème, car il est généralement précisé dans leur préambule que l'emploi de ce mot n'implique pas la reconnaissance d'un quelconque contenu biologique. Il est vrai que la directive européenne du 29 juin 2000 relative à la mise en oeuvre du principe de non discrimination donne une telle précision, à l'exemple de la Convention de 1965 sur l'élimination de toute forme de discrimination raciale. En revanche, on ne trouve aucune précaution de ce genre dans les Pactes de 1966 ou la Convention européenne des droits de l'homme. Le problème reste donc entier.

Il est en de même en matière constitutionnelle. Pour le rapporteur, ceux qui considèrent qu'il conviendrait de commencer par réviser la Constitution, avant de modifier la législation, sont des "esprits kelséniens" qui font preuve d'un "juridisme excessif". Il ajoute qu'il n'est pas nécessaire de réviser le Préambule de 1946, car il est, en quelque sorte, un "vestige historique". En d'autres termes, la référence à la race serait obsolète, et n'interdirait pas une évolution législative. Peut-être, mais doit-on également affirmer l'obsolescence de l'article 1er de la Constitution de 1958 ? Sur ce point, le rapporteur ne se prononce pas vraiment. Ne serait-il pas plus simple de modifier cet article premier par une révision constitutionnelle, puisqu'il est entendu que l'ensemble des partis politiques reconnaissances que la notion de "race" n'est plus pertinente ? Une telle révision constituerait, à l'évidence, le fondement juridique manquant à la modification de la loi. Ceci étant, les conventions internationales, quant à elles, ne peuvent être modifiées, et le problème de leur articulation avec le droit français demeurerait intact. Les bons sentiments font-ils les bonnes réformes ? La question mérite d'être posée.







vendredi 10 mai 2013

Le droit de vote des ressortissants résidant à l'étranger devant la Cour européenne des droits de l'homme

Un arrêt Shindler c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 7 mai 2013 donne un éclairage utile sur l'étendue des droits du citoyen, et plus particulièrement du droit de suffrage. 

Le requérant, M. Harry Shindler, né en 1921, a pris sa retraite en 1982 et est allé s'installer en Italie avec son épouse, elle-même de nationalité italienne. Aux élections législatives britanniques de mai 2010, il se voit refuser le droit de voter. Les termes du Representation of the People Act de 1983, modifié par le Political Parties, Elections and Referendums Act de 2000 limitent en effet dans la durée le droit de vote des Anglais de l'étranger. A l'issue d'une période de quinze ans hors du territoire national, ils se voient privés de ce droit. Ce principe connaît évidemment des exceptions en faveur des fonctionnaires, des membres des forces armées, des employés britanniques des organisations internationales, qui résident à l'étranger pour des nécessités de service. Y sont en revanche soumis ces nombreux britanniques qui s'installent à Malte, à Chypre, dans le sud-ouest de la France ou encore en Italie, comme M. Shindler, dans le but d'y passer une retraite heureuse, loin d'un climat pluvieux dont nul n'ignore qu'il favorise les rhumatismes.

Le droit de suffrage, un droit de l'Etat

Cette restriction heurte-t-elle l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à des élections libres ? C'est ce qu'affirme le requérant, qui s'appuie sur le droit de l'Union européenne : dès lors qu'il bénéficie du principe de libre circulation qui lui permet de s'installer où il le désire sur le territoire européen, il doit aussi conserver l'exercice intégral de son droit de vote dans son pays d'origine. A dire vrai, le raisonnement manque un peu de rigueur, car l'exercice du droit de suffrage ne relève pas du droit de l'Union, mais de celui des Etats membres.

La Cour européenne aurait pu considérer le droit de vote comme un droit attaché, dans son essence même, à la nationalité, et auquel la loi ne saurait porter atteinte. Semblant aller dans ce sens, une décision Hirst du 6 octobre 2005 avait ainsi déclaré non conforme à l'article 3 de la Convention ce même droit britannique, au motif qu'il interdisait, de manière générale et absolue, l'exercice du droit de vote par les personnes détenues. Dans l'affaire Schindler, la Cour semble pourtant avoir choisi de traiter plus durement les Anglais résidant à l'étranger que ceux emprisonnés. Appliquant strictement sa jurisprudence du 15 mars 2012 Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce, elle observe que les Etats disposent d'une large "marge d'appréciation" pour l'organisation des élections législatives, et que la loi électorale qui interdit l'exercice du droit de vote lorsque la personne réside depuis plus de quinze années à l'étranger ne constitue pas une violation de l'article 3 de la Convention. 

Deux motifs juridiques fondent une telle différence de traitement entre les électeurs potentiels. D'une part, la Cour fait justement observer que le requérant demeure titulaire du droit de vote. C'est seulement son exercice à l'étranger qui est limité. Autrement dit, tout citoyen britannique, même résidant à l'étranger depuis plus de quinze ans peut voter librement, à la seule condition de retourner résider dans son pays natal.

Français de l'étranger, doté d'un passeport russe


Le lien avec le pays d'origine

D'autre part, cette restriction au droit de vote n'est pas disproportionnée par rapport aux finalités poursuivies. Le parlement britannique s'est en effet prononcé à plusieurs reprises sur cette question depuis 1985, date à laquelle les Anglais de l'étranger ont obtenu le droit de voter. La durée d'exercice de ce droit est passé de cinq ans en 1985 à 20 ans en 1989, pour revenir à quinze en 2000. La Cour note que les partis politiques sont d'accord sur cette durée, et qu'elle répond à une volonté d'équilibrer des intérêts contradictoires. En l'espèce, il s'agit de garantir le droit de vote des citoyens britanniques, en s'assurant qu'ils conservent un lien suffisamment fort avec leur pays d'origine pour participer de manière éclairée à sa vie politique.

Des droits vernaculaires

De cette analyse de la Cour, on doit déduire que le droit de vote n'est pas un droit comme les autres. On songe alors à la distinction établie par Serge Sur, dans son article "Vers une Cour pénale internationale". Il oppose en effet les droits de l'homme, droits véhiculaires à vocation universelle, aux droits de la citoyenneté, droits vernaculaires définis par les Etats eux-mêmes. Ceux de la citoyenneté entrent dans la seconde catégorie, et c'est bien ce qu'affirme la Cour européenne dans la présente affaire. Les Etats sont parfaitement libres d'en restreindre l'exercice, lorsque leurs ressortissants ont coupé le lien qui les attachait à leur pays d'origine.

Sur ce point, on ne peut s'empêcher de comparer la loi britannique à la loi française. Cette dernière va en effet dans le sens d'un accroissement constante des droits de la citoyenneté accordés aux Français de l'étranger. Depuis 2012, les Français de l'étranger sont même représentés non plus seulement par une douzaine de sénateurs, mais aussi par onze députés. Et aucune restriction au droit de vote ne vise les  Français de l'étranger,  quand bien même ils sont durablement installés à l'étranger, disposent de deux ou plusieurs nationalités, et ont largement perdu le contact avec la France. La différence entre les deux régimes juridiques doit susciter la réflexion. Au Royaume Uni, les droits de la citoyenneté se définissent par la participation, l'intérêt pour la chose publique. En France, ils reposent entièrement sur la nationalité, ce qui n'implique aucune réflexion sur la réalité du lien de citoyenneté.