« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 4 décembre 2012

Comment définir un syndicat ?

La décision rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 15 novembre 2012 vient rappeler le contenu étroit que le droit positif attribue à la notion de syndicat. La CGT est à l'origine du recours, demandant l'annulation de la candidature du "Syndicat anti-précarité"(SAP) à une consultation organisée dans le but de mesurer l'audience syndicale dans les très petites entreprises (TPE). Il s'agit en fait d'élections régionales, dans lesquelles les salariés des entreprises de moins de onze salariés désignent les syndicats susceptibles de négocier en leur nom des accords collectifs de travail. Les candidats ne sont donc pas des individus mais uniquement des organisations syndicales.

Dans l'affaire soumise à la Cour de cassation, la CGT a obtenu du tribunal de grande instance, puis de la Cour d'appel de Paris, l'annulation de la candidature du Syndicat anti précarité, et c'est ce dernier qui fait un recours devant la Chambre sociale de la Cour de cassation. Le débat porte sur la notion même de syndicat, qui figure dans l'article L 2131-1 du code du travail. Aux termes de ce texte, les syndicats professionnels "ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu'individuels, des personnes mentionnées dans leurs statuts". De cette formulation, la Cour de cassation déduit que le SAP ne répond pas à cette définition du syndicat. 

Un syndicat ou une entreprise de conseil juridique ?

Le SAP présente en effet quelques particularités très visibles à la lecture de ses statuts. D'une part, il annonce lui même privilégier l'action juridique et se donner pour mission essentielle de protéger ses adhérents devant les tribunaux. A cette fin, est constitué en son sein un service capable "de rivaliser avec les meilleurs services juridiques patronaux ou les cabinets d'avocats". D'autre part, il reconnaît dans ses statuts que ses ressources ne proviennent pas exclusivement des cotisations de ses membres, mais aussi des "participations financières" demandées aux adhérents et aux non adhérents pour l'étude et le suivi de leur dossier juridique. Autrement dit, le SAP joue un rôle de conseil juridique qui s'adresse à tous, et il perçoit des honoraires à ce titre. 

Le premier point pourrait être discuté. S'il est vrai que le SAP déclare privilégier l'action juridique, et plus particulièrement les recours individuels, la modification de ses statuts, intervenue en janvier 2012, affirme aussi sa volonté de "présenter des candidats aux élections professionnelle et prud'homales, de défendre les conventions collectives (...)", tâches qui sont celles d'un syndicat ordinaire. Mais c'est sans doute le second point qui emporte la conviction de la Chambre sociale. La modification de janvier 2012 ne remet pas en cause les ressources du groupement, et notamment ces participations financières qui peuvent être demandées à tous. Considéré sous cet angle, le SAP se présente comme une organisation qui se positionne sur le marché du conseil juridique, qui se donne pour mission de défendre ses clients, quels qu'ils soient, adhérents ou non.

Personnel d'une très petite entreprise. La boulangerie du 40 Lepic, vers 1900


La défense des adhérents

En refusant au SAP de se présenter aux élections professionnelles ouvertes aux salariés des TPE, la Cour de cassation affirme une nouvelle fois que le syndicat se définit par le caractère exclusif de son objet, limité à la défense de ses adhérents. 

Dans un arrêt du 10 avril 1998, la Chambre mixte de la Cour de cassation avait déjà admis une demande de dissolution formulée par une organisation concurrente contre un syndicat de policiers, présenté comme "l'instrument d'un parti politique". Dans cette affaire dite du Front National de la police, la Cour de cassation a cependant fait observer qu'aucune règle juridique n'interdit à un syndicat de poursuivre certains buts professionnels, par référence au programme d'un parti politique. En revanche, le fait de prôner "des distinctions fondées sur la race, la couleur, l'ascendance, l'origine nationale ou ethnique", s'analyse comme une violation du principe de non-discrimination et constitue donc un but illicite, qui justifie la demande de dissolution. 

Le juge a ainsi pour mission de contrôler l'exercice loyal du droit syndical, et la conformité des statuts de l'organisation à l'ordre public. On souhaiterait que le juge soit un jour saisi du système de "Closed Shop" qui existe au Syndicat du Livre ou à celui des dockers. Dans ces deux cas en effet, le pluralisme syndical n'existe pas, et l'embauche est conditionnée par l'appartenance au syndicat unique, lui même adhérent à la CGT. Mais il ne fait aucun doute que la CGT, si vertueuse lorsqu'il s'agit de protéger les salariés des TPE, va certainement annoncer qu'elle renonce à ce monopole syndical d'un autre âge.


dimanche 2 décembre 2012

Les corporations d'Alsace Moselle, la liberté d'entreprendre, et la langue française

La décision Christian S., rendue par le Conseil constitutionnel le 30 novembre 2012 porte sur la conformité à la Constitution de certaines dispositions du droit d'Alsace-Moselle. Ce droit local suscite, il faut le constater, un regain d'intérêt depuis la décision du 5 août 2011. Le Conseil constitutionnel avait alors assuré sa pérennité en faisant de son maintien dans les trois départements du Bas Rhin, du Haut Rhin et de la Moselle un principe fondamental reconnu par les lois de la République, c'est à dire un principe à valeur constitutionnelle. 

La décision du 30 novembre 2012 porte sur l'affiliation obligatoire des artisans de ces départements, qu'ils soient chefs d'entreprise ou salariés, à des corporations. Le requérant, artisan lui-même, conteste devant le juge administratif différents ordres de paiement qui lui ont été adressés par la corporation des électriciens. Déjà adhérent de celle des chauffagistes, il refuse de s'acquitter d'une seconde cotisation. A l'occasion de ce contentieux, il conteste la constitutionnalité du droit local. Cette organisation professionnelle trouve en effet son origine dans les dispositions d'une loi d'Empire du 26 juillet 1900 créant un "Code des professions", que la loi du 1er juin 1924 maintient formellement en vigueur. 

La liberté d'association mise à l'écart

Curieusement, les avocats du requérant se sont essentiellement appuyés, du moins dans leur plaidoirie, sur la liberté d'association. A leurs yeux, les corporations d'Alsace Moselle n'ont rien à voir avec un ordre professionnel, dès lors que les professions concernées ne sont pas réellement réglementées. Il suffit d'ouvrir un commerce pour les exercer, et la corporation se borne à définir des règles professionnelles, notamment en matière d'apprentissage, d'examens professionnels, ou de caisses de secours. Ils en déduisent que ces corporations sont assimilables à des associations, et que la liberté d'association implique le droit de ne pas adhérer. 

Le Conseil constitutionnel ne se donne pas la peine d'examiner ce moyen. D'abord parce qu'il n'est pas fondé, dès lors que ces corporations ont en fait le statut d'établissement public administratif, qu'elles sont dotées de prérogatives de puissance publique, et soumises à la tutelle préfectorale. Depuis, l'arrêt Association syndicale du Canal de Gignac rendu par le Tribunal des conflits en 1899, le droit positif fait clairement la distinction entre l'association et l'établissement public. Alors que la première relève du droit privé, le second relève du droit administratif. En l'espèce, l'adhésion obligatoire aux corporations du droit local d'Alsace Moselle ne saurait être considérée comme une atteinte à la liberté d'association, tout simplement parce qu'elles ne sont pas des associations, au sens de la loi de 1901. 

Artisanat alsacien
Hansi. 1873-1951

La liberté d'entreprendre

En tout état de cause, le Conseil constitutionnel n'a pas besoin de se référer à la liberté d'association, car il préfère abroger les dispositions contestées pour violation de la liberté d'entreprendre. Cette question n'avait guère été débattue à l'audience, sans doute parce qu'il est entendu que cette liberté n'est ni générale, ni absolue. Depuis sa décision du 16 janvier 2001, le Conseil constitutionnel affirme que la liberté d'entreprendre trouve certes son fondement dans l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, mais que le législateur peut lui apporter des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général.

Par voie de conséquence, le Conseil exerce un contrôle de proportionnalité, dans lequel il apprécie la conciliation opérée par le législateur entre la liberté d'entreprendre et les motifs d'intérêt général invoqués pour justifier les limitations apportées à son exercice. Ce contrôle ne conduit cependant que très rarement à une déclaration d'inconstitutionnalité. 

C'est pourtant le cas dans la décision Christian S. En l'espèce, le Conseil fait observer que la liberté d'entreprendre comporte deux facettes bien distinctes. La liberté d'établissement  n'est effectivement pas menacée en l'espèce, dès lors que l'affiliation obligatoire à la corporation ne conditionne pas l'accès à la profession d'artisan, mais en découle. En revanche, les conditions d'exercice de l'activité professionnelle sont directement en cause, puisque la corporation élabore des règles professionnelles, exerce un droit de contrôle et de sanction, toutes activités qui imposent des sujétions très lourdes à ses membres.

Dès lors, le Conseil exerce son contrôle de proportionnalité et constate que l'existence de ces corporations ne répond pas réellement à un motif suffisant d'intérêt général. En effet, elles viennent s'ajouter aux structures existantes, semblables à celles qui existent dans les autres départements non soumis au droit local. Autrement dit, pourquoi avoir des corporations, dès lors que les chambres de métiers remplissent déjà une fonction d'organisation de l'artisanat ? Ce n'est donc pas l'adhésion obligatoire à la corporation qui est inconstitutionnelle, mais le caractère redondant de l'institution elle-même.

Cette inconstitutionnalité, qui prend effet immédiatement, permet de préciser la portée de la décision antérieure relative au droit local, celle du 5 août 2011. Le caractère spécifique du droit local est consacré comme PFLR, mais cette garantie n'empêche pas que certaines dispositions de ce même droit alsacien mosellan puissent être déclarées inconstitutionnelles. 

Clarté et intelligibilité de la loi

Encore faut il pouvoir les comprendre, pour être en mesure de les contester. La décision du Conseil constitutionnel commence, de manière un peu déconcertante, par une longue citation en langue allemande des dispositions législatives contestées. Le Conseil ne pouvait guère faire autrement, puisqu'il n'existe aucune traduction authentique de ces dispositions.

On sait qu'en vertu d'une jurisprudence constante, l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ne peut être invoqué à l'appui d'une QPC (voir, par exemple, la décision du 12 octobre 2012). Dans un considérant parfaitement inutile, puisque les motifs d'inconstitutionnalité ont déjà été formulés, le Conseil énonce cependant l'une de ces interprétations constructives dont il a le secret. Il affirme en effet que l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi pourrait, à titre exceptionnel, être invoqué lors d'une QPC s'il s'analysait comme une violation de l'article 2 de la Constitution, selon lequel "la langue officielle de la République est le français".

Le Conseil rappelle que, dans l'affaire qu'il examine, il n'y a pas lieu de s'interroger sur cette éventuelle violation de l'article 2, puisque le manquement à la liberté d'entreprendre est venu, fort opportunément, offrir un fondement d'inconstitutionnalité plus commode. Il n'empêche que les autorités françaises doivent comprendre le message et offrir en effet une traduction officielle aux règles du droit local qui n'en bénéficient pas encore. 

Ce considérant superflu sonne un peu comme un avertissement. Souvenons-nous que François Hollande a fait figurer parmi ses promesses de campagne la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires. Pour le Conseil constitutionnel, les langues minoritaires peuvent évidemment être enseignées et parlées librement. Mais elles ne sauraient se substituer à la langue française dans la rédaction des actes juridiques. Il n'est pas mauvais de prendre quelques précautions dans ce domaine. 


vendredi 30 novembre 2012

Secret des sources v. Secret d'Etat

Le secret des sources des journalistes suscite une jurisprudence toujours plus abondante, dès lors que les médias n'hésitent jamais à saisir le juge lorsqu'ils s'estiment victimes de sa violation. 

Conflit de normes

La Cour européenne, dans l'arrêt Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays- Bas rendu le 22 novembre 2012, se trouve précisément confrontée à un conflit de normes dans ce domaine. 

D'un côté, le journal néerlandais à grand tirage De Telegraaf et deux de ses journalistes détiennent des documents confidentiels provenant d'une enquête des services de renseignement néerlandais. Ils affirment que ces pièces ont été communiquées aux milieux criminels d'Amsterdam, révélant ainsi des actes de corruption. Ils refusent de remettre les documents aux services néerlandais, en faisant valoir que l'éventuelle présence d'empreintes digitales pourrait permettre d'identifier leurs sources.

De l'autre, ces mêmes services secrets veulent connaître les auteurs d'une divulgation qui constitue une infraction pénale. Ils s'appuient sur la loi néerlandaise qui prévoit le classement de documents confidentiels pour la sécurité publique. 

Convoqués comme témoins dans une procédure engagée contre trois personnes soupçonnées d'avoir divulgué ces documents, les journalistes refusent de répondre aux questions et d'identifier l'un ou l'autre des accusés comme la personne qui leur a transmis ces pièces. Ce refus de coopération suscite une intervention accrue des services, et les journalistes se plaignent d'être surveillés et placés sur écoute téléphonique. Les différents recours introduits par les requérants pour contester à la fois l'ordre de restituer les documents et les mesures de surveillance dont ils font l'objet ont tous été rejetés, les tribunaux néerlandais estimant que la protection des secrets de l'Etat justifie une atteinte aux secrets des sources journalistiques.

La protection des sources, élément de la liberté de presse

Depuis sa décision Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, la Cour européenne considère le secret des sources comme un élément essentiel de la liberté de presse. Mais l'essentiel de la jurisprudence porte sur des perquisitions effectuées dans les locaux des journaux pour retrouver les informateurs, ou sur des injonctions de révéler leur identité. Dans l'affaire Martin c. France du 12 avril 2012, la Cour rappelle qu'une telle visite constitue toujours une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression, garanti par l'article 10 de la Convention. Mais cette ingérence peut se révéler "nécessaire dans une société démocratique" lorsqu'elle est prévue par la loi, et a un "but légitime". Tel n'est pas le cas si les informations concernées sont utilisées par la presse pour développer le débat public sur des questions d'intérêt général, par exemple mettre en lumière des actes de corruption, ou s'il s'agit de se saisir de documents déjà publiés dans la presse. 

En l'espèce, les mesures prises contre les journalistes ont officiellement pour objet de trouver des délinquants, et de faire cesser les fuites de documents confidentiels appartenant aux services de renseignement. L'intervention de ces derniers dans le but de découvrir les sources des journalistes constitue effectivement une ingérence dans la liberté de presse. 

Serge Férat 1881-1958
Nature morte aux journaux et aux fruits

La protection des sources peut céder devant l'intérêt supérieur de l'Etat

La Cour fait néanmoins observer que cette ingérence est "prévue par la loi". Comme les Etats Unis et la Grande Bretagne, les Pays Bas se sont dotés, après le 11 septembre 2001, d'une législation anti-terroriste votée en 2002, autorisant largement l'intervention de services de renseignement pour assurer la sécurité de l'Etat. Aux yeux de la Cour, la protection des sources n'est pas un droit absolu, et peut céder devant les intérêts supérieurs de l'Etat, notamment lorsque, comme en l'espèce, ces services sont victimes de fuites dont ils doivent rechercher l'origine. 

Cette affirmation constitue, en soi, une évolution de la jurisprudence de la Cour. Alors que toutes les décisions précédentes affirment la supériorité de la protection des sources journalistiques sur d'autres intérêts, l'arrêt du 22 novembre 2012 énonce que les intérêts de l'Etat peuvent être quelquefois justifier une atteinte à la protection des sources. 

Le recours des journalistes hollandais est-il pour autant rejeté ? Non, car la Cour se place finalement sous l'angle de la compétence. Les services spéciaux peuvent, en effet, dans le cadre de la loi qui les y autorise, considérer qu'il est nécessaire d'enquêter dans la vie privée et professionnelle des journalistes pour trouver leurs sources. Mais les mesures de surveillance, affirme la Cour, doivent impérativement être décidées par un juge ou une autorité indépendante. Or, la loi néerlandaise, assez semblable au Patriot Act américain, donne aux services de renseignement une large autonomie pour définir l'objet et les moyens de leurs enquêtes. C'est donc sur ce point, et seulement sur ce point, que le droit néerlandais est sanctionné par la Cour. 

Au-delà de la simple question de la protection des sources, la décision révèle une tendance de la Cour européenne, d'ailleurs relayée par les juges internes, visant à réintégrer dans le droit commun ces législations anti-terroristes. Adoptées à la hâte après le 11 septembre, méprisant le plus souvent les principes fondamentaux des droits de la défense et de la séparation des pouvoirs, ces lois reposaient sur la peur et le réflexe sécuritaire. Les juges, et la Cour européenne la première, détruisent peu à peu ce droit d'exception et font prévaloir les principes de l'Etat de droit. 


mercredi 28 novembre 2012

Le chauffage du couvent et la loi de séparation

ertains considèrent aujourd'hui que la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat est dépassée, car trop dogmatique, trop autoritaire, incarnant une laïcité de combat qui n'aurait plus cours aujourd'hui. Le combat pour la laïcité n'a pourtant pas disparu, comme en témoignent les débats qui ont précédé la loi sur la dissimulation du visage dans l'espace public, ou ceux qui se développent aujourd'hui sur le mariage pour tous.

Or la loi de 1905 demeure un instrument juridique indispensable pour distinguer clairement l'espace de la vie privée de celui de la vie publique. Dans le premier, les libertés de religion et de culte peuvent s'épanouir librement, dans le second en revanche, les convictions religieuses ne peuvent s'exprimer. Cette longévité de la loi de 1905 s'explique précisément par l'absence de ce dogmatisme que certains croient pourtant déceler dans ses dispositions.

Un arrêt du Conseil d'Etat rendu le 26 novembre 2012 illustre parfaitement ce pouvoir d'adaptation. Comme chacun sait, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) est un établissement public industriel et commercial, dont l'objet est de participer à la mise en oeuvre des politiques publiques en matière d'économie d'énergie (art. L 131-3 c. environnement). A ce titre, elle offre des aides directes à la réalisation de certains projets, notamment en matière d'économie d'énergie. La congrégation religieuse de la Chartreuse de Portes, installée dans l'Ain, sollicite justement l'une de ces subventions, afin de l'aider à installer une chaudière à bois qui permettrait de chauffer les moines en utilisant les ressources d'une région largement boisée. 

Rien de très choquant dans l'objet des travaux qui entrent parfaitement dans les missions dévolues à l'ADEME, celle-ci développant à l'époque des faits un "plan bois énergie" qui préconise l'installation de ce type de chaudière. La subvention demandée est pourtant refusée aux Chartreux, au motif que cette communauté a des activités liées au culte, et que l'article 2 de la loi de 1905 énonce que "La République (...) ne subventionne aucun culte". Ce refus est successivement annulé par la Cour administrative d'appel, puis par le Conseil d'Etat, qui s'appuient sur une jurisprudence libérale dans ce domaine.

Instrument de chauffage écologique des moines Chartreux


L'interdiction de subvention, un champ d'application étroit

L'article 2 conduit à considérer comme illégale toute subvention versée directement aux associations cultuelles, groupements créés sur le fondement de la loi de 1905 et dont l'objet exclusif est l'exercice public du culte. Cette interdiction ne concerne cependant que l'activité cultuelle, au sens le plus étroit du terme. Le droit positif se montre donc beaucoup plus libéral, lorsque la subvention ne vise pas directement l'exercice du culte. 

D'une part, la loi de 1905 elle même prévoit ses propres dérogations, avec par exemple la possibilité, pour la collectivité publique, de subventionner des aumôneries dans les services publics, l'armée ou l'enseignement. D'autre part, aucune loi n'interdit de rémunérer des prestations spécifiques. Dans un arrêt du 27 juillet 2001, le Conseil d'Etat estime ainsi que la rémunération versée par l'administration pénitentiaire à une congrégation pour le soutien et la prise en charge de détenus n'est pas contraire à la loi de 1905. 

Enfin, et c'est précisément la dérogation invoquée dans l'affaire de la chaudière à bois de nos Chartreux, rien n'interdit le financement public d'activités non religieuses assurées par des organismes à caractère confessionnel. Il est vrai que, la plupart du temps, cette faculté est facilitée par la constitution d'une association de la loi de 1901, indépendante de la communauté religieuse, et qui pourra recevoir la subvention pour développer une activité, par exemple de soin ou d'enseignement. Même en l'absence de ce type de structure, le Conseil d'Etat considère, dans un arrêt du 4 mai 2012, que la ville de Lyon peut financer un colloque organisé par une congrégation, dès lors que cette manifestation est ouverte à tous et reçoit des participants de confessions différentes. 

L'intérêt général

In fine, c'est la notion d'intérêt général qui guide le juge. La subvention est, en effet, licite si elle répond à un besoin d'intérêt général entièrement dépendant des aspects religieux de l'activité du demandeur. C'est sur ce fondement que, dans une décision du 19 juillet 2011, le Conseil d'Etat a considéré que la mise à disposition des musulmans d'un lieu d'abattage des ovins par une communauté urbaine n'a pas pour objet de financer un culte, mais répond à une préoccupation d'intérêt général, en l'espèce la protection de l'hygiène publique. Dès lors, il est parfaitement logique de considérer que la chaudière à bois des Chartreux est d'abord considéré comme l'instrument d'une politique d'économie d'énergie qui touche l'ensemble de la population, cloitrée ou non. 

Cette jurisprudence témoigne de la grande souplesse de la loi de 1905. Car nul n'ignore que le culte va bénéficier, en quelque sorte par ricochet, de ces aides publiques. Lorsqu'une commune restaure l'orgue de l'église, elle permet l'organisation de concerts, mais aussi d'une grand'messe du dimanche un peu plus attractive. Lorsque l'ADEME donne une subvention pour le chauffage des Chartreux, elle leur permet d'avoir moins froid, y compris pendant les offices. Mais la lutte contre le rhume est aussi une politique d'hygiène publique. 




lundi 26 novembre 2012

L'UMP devant les juges

Le plus souvent, les affaires judiciaires impliquant des partis politiques concernent leur financement. Aujourd'hui, les tribulations de l'UMP vont probablement susciter l'intervention des juges dans un tout autre domaine, celui de l'élection des structures internes. François Fillon déclare en effet ne plus avoir d'autre solution que porter en justice le différend qui l'oppose à Jean-François Copé, dès lors que ce dernier a refusé la médiation d'Alain Juppé. 

Quels juges ?

Observons d'emblée que le juge administratif n'est pas compétent. Il ne s'agit pas d'un contentieux électoral concernant des consultations nationales organisées par l'Etat, mais d'une élection purement interne dans un groupement de droit privé. Un parti politique est en effet une association ordinaire, si ce n'est qu'elle est soumise à certaines contraintes d'ordre public, dans le but d'assurer la transparence de son financement. En revanche la désignation des organes dirigeants relève de la liberté d'association. Les juges compétents sont donc ceux de l'ordre judiciaire, et il est possible de saisir le juge pénal ou le juge civil, voire les deux. 

Le juge pénal évidemment, puisque l'équipe de François Fillon fait état de nombreuses irrégularités qui peuvent s'analyser comme des infractions pénales. L'incrimination la plus évidente est le faux en écriture (art. 441-1 et s. du code pénal), dès lors qu'il semble que des procurations pour le moins hâtivement rédigées aient été utilisées lors du scrutin. Dans ce cas, il est probable que l'équipe de Jean-François Copé répondra par une action reposant sur le même fondement, puisqu'elle formule également ce type d'accusation à l'égard de l'équipe Fillon.

Le juge civil surtout, puisqu'il est le juge naturel des associations et des groupements de droit privé comme les syndicats professionnels. Dans le cas de l'UMP, le tribunal de grande instance de Paris est compétent, et il lui revient d'apprécier la régularité du scrutin organisé par ce parti politique. In fine, il peut l'annuler, voire désigner un administrateur provisoire s'il lui semble que les organes de gestion ne peuvent plus fonctionner convenablement. 

Sur le fond, rien n'interdit de procéder par analogie, et d'étendre l'analyse jurisprudentielle à l'ensemble des groupements, associations et syndicats professionnels. D'une part, force est de constater que les consultations organisées par un parti politique ressemblent davantage, dans leur procédure, à une élection professionnelle qu'à la réunion de l'assemblée générale d'une association de pêcheurs à la ligne. D'autre part, la jurisprudence reconnaît depuis longtemps l'existence de "principes généraux du droit électoral" qui s'appliquent à toute consultation, quel que soit le groupement qui l'organise. Ces principes généraux reposent sur une distinction opérée selon la gravité des irrégularités constatées.

Hergé. Le secret de La Licorne. 1943

Gravité des irrégularités et sincérité du scrutin

Pour les juges, certaines irrégularités conduisent nécessairement à l'annulation du scrutin, sans qu'il soit nécessaire d'apprécier leur influence sur les résultats du vote. C'est ainsi qu'une récente décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation, rendue le 28 mars 2012 rendue à propos d'élections professionnelles, dresse une véritable liste des irrégularités substantielles, allant de l'absence de signature de la liste d'émargement par tous les membres du bureau de vote, à celle de la mention des heures d'ouverture et de clôture du scrutin sur les procès vebaux. En matière associative, le juge civil se montre tout aussi rigoureux, estimant par exemple, que l'utilisation de procurations selon des modalités non prévues par le règlement intérieur constitue une irrégularité substantielle (CA Paris, 7 juin 1996). 

D'autres irrégularités sont, en revanche, appréciées au regard de l'influence qu'elles ont exercé sur le scrutin contesté. Autrement dit, elles ne sont  sanctionnées que si l'écart des voix est faible, et que le juge peut penser que le résultat aurait pu être différent en leur absence. Tel est le cas, par exemple, d'une irrégularité intervenue dans le rassemblement des votes par correspondance (Soc. 6 janvier 1971).

Inutile de dire que la gravité des manquements observés durant les opérations électorales à l'UMP laisse augurer des irrégularités substantielles, notamment lorsque l'on fait observer que le nombre des électeurs figurant sur les listes n'était pas identique au nombre des bulletins jetés dans l'urne. A cela s'ajoute le fait que le caractère non substantiel des irrégularités n'est guère plaidable puisque l'écart des voix entre Messieurs Copé et Fillon est particulièrement étroit, surtout si l'on considère que l'UMP revendique 324 945 adhérents au 18 novembre 2012. 

Aux irrégularités liées à la sincérité du scrutin s'ajoutent celles liées au contrôle interne mis en place par l'UMP. Il sera intéressant de voir comment le juge appréciera le fait que madame Isabelle Vasseur, membre de la désormais célèbre Cocoe (Commission d'organisation et de contrôle des élections), soit également membre de la CONARE (Commission nationale des recours) dont la mission est précisément de juger de la régularité des opérations électorales. Pour la Cour européenne, le principe d'impartialité interdit à un même juge d'exercer différentes fonctions juridictionnelles successives dans une même affaire. On ne voit pas pourquoi ce principe général, acquis depuis l'arrêt Piersack c. Belgique du 1er octobre 1982, ne s'appliquerait pas aux instances chargées de juger de la régularité d'une consultation électorale.

Le pénal tient-il le civil en l'état ?

Reste à se poser la question de l'articulation entre les instances pénales et civiles. Certains proches de Jean-François Copé font savoir que si François Fillon fait un recours, ils s'empresseront de déposer une plainte au pénal, probablement pour faux et usage de faux, en invoquant cette fois des irrégularités à leur détriment. Un tel recours aurait surtout pour objet de bénéficier de l'adage ancien, selon lequel "le pénal tient le civil en l'état". Autrement dit, il faudrait d'abord épuiser le contentieux pénal, avant d'envisager l'annulation du scrutin.

Hélas pour les partisans de Jean François Copé, ce n'est pas si simple. La loi du 5 mars 2007 tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale, texte excellent aux yeux de l'UMP puisque pur produit de l'ère Sarkozy, remet en cause ce principe. L'article 4 du code de procédure pénale affirme désormais que "la mise en mouvement de l'action publique n'impose pas la suspension du jugement des autres exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu'elles soient (...)". La règle selon laquelle le pénal tient le civil en l'état a donc vécu, sauf dans l'hypothèse où l'action civile a précisément pour objet d'obtenir réparation du dommage causé par l'infraction pénale. Tel n'est évidemment pas le cas dans les éventuels contentieux de l'UMP. 

La pratique de la démocratie n'est pas toujours facile, et l'UMP vient de montrer qu'elle n'était guère habituée à organiser des élections libres à l'intérieur du parti. Sur ce point, l'intervention du juge aura au moins le mérite de rappeler ces "principes généraux du droit électoral" qui s'appliquent à toutes les consultations quelles qu'elle soient, et qui imposent une certaine rigueur. Car la régularité de ce type de scrutin est d'abord conditionnée par la procédure qui se déroule en amont. Peut on sérieusement envisager qu'une consultation soit régulière lorsque l'un des deux candidats contrôle l'ensemble de l'appareil ?


dimanche 25 novembre 2012

Participation du public en matière d'environnement

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 23 novembre 2012, deux décisions relatives à l'article 7 de la Charte de l'environnement. Cette disposition, qui a valeur constitutionnelle depuis la révision du 1er mars 2005, impose l'information du public et sa participation "à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement". Concrètement, cette "participation" prend la forme d'une enquête publique, la consultation s'effectuant désormais par internet.

La participation du public : un droit proclamatoire 

Dans la décision QPC n° 2012-282, différences associations, dont France Nature Environnement contestaient la légalité du décret du 30 janvier 2012, mettant en oeuvre la loi du 12 juillet 2010, dite "Grenelle 2", dans le domaine particulier de la police de la publicité extérieure et des enseignes. A l'occasion de ce recours, elles ont déposé une QPC portant sur la constitutionnalité de l'article L 120-1 du code de l'environnement, précisément édicté dans le but de mettre en oeuvre l'article 7 de la Charte de l'environnement. A l'appui de cette QPC, l'idée que la loi française a édicté des conditions plus strictes à la démocratie participative que ce qui était prévu dans l'article 7 de la Charte. Et il est vrai que l'article L 120-1 limite la participation du public aux seules décisions réglementaires de l'Etat et de ses établissements publics. Cette restriction conduit à écarter de toute démarche participative les décisions prises en matière de publicité extérieure et d'enseignes, puisqu'elles sont prises par le maire. 

Dans la décision QPC n° 21012-283, c'est également le défaut de participation qui est mis en cause. M. Antoine de M. conteste la procédure de classement et de déclassement de monuments naturels ou de sites prévue par les article L 341-3 et L 341-13 du code de l'environnement. Il estime en effet qu'une telle décision réglementaire a une "incidence sur l'environnement" et qu'elle doit s'accompagner d'une procédure participative, conformément à l'article 7 de la Charte. 

Ces deux QPC illustrent parfaitement la lecture restrictive que fait le droit positif des dispositions de l'article 7 de la Charte de l'environnement. Après l'avoir intégrée avec force publicité dans la Constitution, la préoccupation essentielle a été d'en réduire le champ d'application.

Mode spontané de participation des citoyens à l'élaboration des décisions publiques
ayant une incidence sur l'environnement (art. 7 de la Charte de l'environnement)

L'article 7 : un contenu de plus en plus précis

Le Conseil constitutionnel lutte cependant contre cette tendance, attribuant à l'article 7 de la Charte un contenu de plus en plus précis. Dans un premier temps, il s'est borné à sanctionner pour incompétence négative une loi qui se bornait à renvoyer au pouvoir réglementaire le soin de fixer la liste des informations dont le demandeur d'une autorisation de cultiver des OGM ne peut revendiquer le caractère confidentiel, c'est à dire celles accessibles pour l'information du public (décision du 26 juin 2008). L'article 7 de la Charte était alors mentionné de manière quelque peu accessoire, comme fondement de l'obligation d'information, mais pas comme fondement de l'annulation de la disposition contestée. 

Se fondant ensuite directement sur l'article 7 de la Charte, le Conseil, dans deux décisions rendues sur QPC le 14 octobre 2011 puis le 13 juillet 2012, énonce qu'il appartient au législateur de déterminer les modalités de sa mise en oeuvre. 

Dès lors, il n'est guère surprenant que le Conseil, dans la décision n° 2012-282, affirme l'inconstitutionnalité de l'article L 120-1 du code de l'environnement, celui là même qui met en oeuvre la participation du public en matière de décisions ayant une incidence sur l'environnement. A ses yeux, la limitation de cette procédure aux seules décisions réglementaires ne pourrait être constitutionnelle que si un autre texte législatif organisait la participation pour les actes individuels, ce qui n'est pas le cas. De même, l'article 7 de la Charte ne permet pas de réduire le champ de cette procédure aux seuls actes de l'Etat et de ses établissements publics, alors que les collectivités locales ont des compétences très larges en matière d'environnement. La décision n° 2012-282 du même jour constitue la mise en oeuvre immédiate de cette jurisprudence, puisque la procédure de classement et de déclassement des monuments naturels et des sites est déclarée non conforme à l'article 7 de la Charte, dans la mesure où le droit positif n'organise aucune procédure de participation dans ce domaine. 

Le Conseil fixe au 1er septembre 2013 l'effet de cette double abrogation. Un tel délai n'a rien de surprenant si l'on considère que le Parlement, au moment précis où le Conseil rend ses deux décisions, examine actuellement un projet de loi relatif à la mise en oeuvre du principe de participation figurant dans l'article 7 de la Charte de l'environnement. Contrairement à la pratique antérieure, les pouvoirs publics ont donc su anticiper  cette double censure du Conseil constitutionnel. 

Un droit à exercer

Bien entendu, on doit se réjouir de cette évolution vers davantage d'information et de participation du public en matière d'environnement. Il reste cependant à constater qu'un tel droit n'existe que si les citoyens le font vivre. Le représentant du gouvernement, lors de l'audience de la première décision, a ainsi mentionné, sans rire, que le délai de dépouillement et de synthèse des observations présentées par les citoyens dans les vingt-neuf procédures de consultation mises en oeuvre depuis janvier 2012 était, en moyenne, d'une demi-journée. Ce délai très court n'est pas lié à la célérité de notre administration, mais bien davantage au désintérêt des citoyens. En effet, sur vingt-neuf procédures, trois seulement ont donné lieu à plus de cinq observations, onze entre zéro et trois, et quinze n'ont pas suscité le moindre commentaire. Autant dire que le droit à la participation des citoyens est encore à construire.