« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 26 novembre 2012

L'UMP devant les juges

Le plus souvent, les affaires judiciaires impliquant des partis politiques concernent leur financement. Aujourd'hui, les tribulations de l'UMP vont probablement susciter l'intervention des juges dans un tout autre domaine, celui de l'élection des structures internes. François Fillon déclare en effet ne plus avoir d'autre solution que porter en justice le différend qui l'oppose à Jean-François Copé, dès lors que ce dernier a refusé la médiation d'Alain Juppé. 

Quels juges ?

Observons d'emblée que le juge administratif n'est pas compétent. Il ne s'agit pas d'un contentieux électoral concernant des consultations nationales organisées par l'Etat, mais d'une élection purement interne dans un groupement de droit privé. Un parti politique est en effet une association ordinaire, si ce n'est qu'elle est soumise à certaines contraintes d'ordre public, dans le but d'assurer la transparence de son financement. En revanche la désignation des organes dirigeants relève de la liberté d'association. Les juges compétents sont donc ceux de l'ordre judiciaire, et il est possible de saisir le juge pénal ou le juge civil, voire les deux. 

Le juge pénal évidemment, puisque l'équipe de François Fillon fait état de nombreuses irrégularités qui peuvent s'analyser comme des infractions pénales. L'incrimination la plus évidente est le faux en écriture (art. 441-1 et s. du code pénal), dès lors qu'il semble que des procurations pour le moins hâtivement rédigées aient été utilisées lors du scrutin. Dans ce cas, il est probable que l'équipe de Jean-François Copé répondra par une action reposant sur le même fondement, puisqu'elle formule également ce type d'accusation à l'égard de l'équipe Fillon.

Le juge civil surtout, puisqu'il est le juge naturel des associations et des groupements de droit privé comme les syndicats professionnels. Dans le cas de l'UMP, le tribunal de grande instance de Paris est compétent, et il lui revient d'apprécier la régularité du scrutin organisé par ce parti politique. In fine, il peut l'annuler, voire désigner un administrateur provisoire s'il lui semble que les organes de gestion ne peuvent plus fonctionner convenablement. 

Sur le fond, rien n'interdit de procéder par analogie, et d'étendre l'analyse jurisprudentielle à l'ensemble des groupements, associations et syndicats professionnels. D'une part, force est de constater que les consultations organisées par un parti politique ressemblent davantage, dans leur procédure, à une élection professionnelle qu'à la réunion de l'assemblée générale d'une association de pêcheurs à la ligne. D'autre part, la jurisprudence reconnaît depuis longtemps l'existence de "principes généraux du droit électoral" qui s'appliquent à toute consultation, quel que soit le groupement qui l'organise. Ces principes généraux reposent sur une distinction opérée selon la gravité des irrégularités constatées.

Hergé. Le secret de La Licorne. 1943

Gravité des irrégularités et sincérité du scrutin

Pour les juges, certaines irrégularités conduisent nécessairement à l'annulation du scrutin, sans qu'il soit nécessaire d'apprécier leur influence sur les résultats du vote. C'est ainsi qu'une récente décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation, rendue le 28 mars 2012 rendue à propos d'élections professionnelles, dresse une véritable liste des irrégularités substantielles, allant de l'absence de signature de la liste d'émargement par tous les membres du bureau de vote, à celle de la mention des heures d'ouverture et de clôture du scrutin sur les procès vebaux. En matière associative, le juge civil se montre tout aussi rigoureux, estimant par exemple, que l'utilisation de procurations selon des modalités non prévues par le règlement intérieur constitue une irrégularité substantielle (CA Paris, 7 juin 1996). 

D'autres irrégularités sont, en revanche, appréciées au regard de l'influence qu'elles ont exercé sur le scrutin contesté. Autrement dit, elles ne sont  sanctionnées que si l'écart des voix est faible, et que le juge peut penser que le résultat aurait pu être différent en leur absence. Tel est le cas, par exemple, d'une irrégularité intervenue dans le rassemblement des votes par correspondance (Soc. 6 janvier 1971).

Inutile de dire que la gravité des manquements observés durant les opérations électorales à l'UMP laisse augurer des irrégularités substantielles, notamment lorsque l'on fait observer que le nombre des électeurs figurant sur les listes n'était pas identique au nombre des bulletins jetés dans l'urne. A cela s'ajoute le fait que le caractère non substantiel des irrégularités n'est guère plaidable puisque l'écart des voix entre Messieurs Copé et Fillon est particulièrement étroit, surtout si l'on considère que l'UMP revendique 324 945 adhérents au 18 novembre 2012. 

Aux irrégularités liées à la sincérité du scrutin s'ajoutent celles liées au contrôle interne mis en place par l'UMP. Il sera intéressant de voir comment le juge appréciera le fait que madame Isabelle Vasseur, membre de la désormais célèbre Cocoe (Commission d'organisation et de contrôle des élections), soit également membre de la CONARE (Commission nationale des recours) dont la mission est précisément de juger de la régularité des opérations électorales. Pour la Cour européenne, le principe d'impartialité interdit à un même juge d'exercer différentes fonctions juridictionnelles successives dans une même affaire. On ne voit pas pourquoi ce principe général, acquis depuis l'arrêt Piersack c. Belgique du 1er octobre 1982, ne s'appliquerait pas aux instances chargées de juger de la régularité d'une consultation électorale.

Le pénal tient-il le civil en l'état ?

Reste à se poser la question de l'articulation entre les instances pénales et civiles. Certains proches de Jean-François Copé font savoir que si François Fillon fait un recours, ils s'empresseront de déposer une plainte au pénal, probablement pour faux et usage de faux, en invoquant cette fois des irrégularités à leur détriment. Un tel recours aurait surtout pour objet de bénéficier de l'adage ancien, selon lequel "le pénal tient le civil en l'état". Autrement dit, il faudrait d'abord épuiser le contentieux pénal, avant d'envisager l'annulation du scrutin.

Hélas pour les partisans de Jean François Copé, ce n'est pas si simple. La loi du 5 mars 2007 tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale, texte excellent aux yeux de l'UMP puisque pur produit de l'ère Sarkozy, remet en cause ce principe. L'article 4 du code de procédure pénale affirme désormais que "la mise en mouvement de l'action publique n'impose pas la suspension du jugement des autres exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu'elles soient (...)". La règle selon laquelle le pénal tient le civil en l'état a donc vécu, sauf dans l'hypothèse où l'action civile a précisément pour objet d'obtenir réparation du dommage causé par l'infraction pénale. Tel n'est évidemment pas le cas dans les éventuels contentieux de l'UMP. 

La pratique de la démocratie n'est pas toujours facile, et l'UMP vient de montrer qu'elle n'était guère habituée à organiser des élections libres à l'intérieur du parti. Sur ce point, l'intervention du juge aura au moins le mérite de rappeler ces "principes généraux du droit électoral" qui s'appliquent à toutes les consultations quelles qu'elle soient, et qui imposent une certaine rigueur. Car la régularité de ce type de scrutin est d'abord conditionnée par la procédure qui se déroule en amont. Peut on sérieusement envisager qu'une consultation soit régulière lorsque l'un des deux candidats contrôle l'ensemble de l'appareil ?


dimanche 25 novembre 2012

Participation du public en matière d'environnement

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 23 novembre 2012, deux décisions relatives à l'article 7 de la Charte de l'environnement. Cette disposition, qui a valeur constitutionnelle depuis la révision du 1er mars 2005, impose l'information du public et sa participation "à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement". Concrètement, cette "participation" prend la forme d'une enquête publique, la consultation s'effectuant désormais par internet.

La participation du public : un droit proclamatoire 

Dans la décision QPC n° 2012-282, différences associations, dont France Nature Environnement contestaient la légalité du décret du 30 janvier 2012, mettant en oeuvre la loi du 12 juillet 2010, dite "Grenelle 2", dans le domaine particulier de la police de la publicité extérieure et des enseignes. A l'occasion de ce recours, elles ont déposé une QPC portant sur la constitutionnalité de l'article L 120-1 du code de l'environnement, précisément édicté dans le but de mettre en oeuvre l'article 7 de la Charte de l'environnement. A l'appui de cette QPC, l'idée que la loi française a édicté des conditions plus strictes à la démocratie participative que ce qui était prévu dans l'article 7 de la Charte. Et il est vrai que l'article L 120-1 limite la participation du public aux seules décisions réglementaires de l'Etat et de ses établissements publics. Cette restriction conduit à écarter de toute démarche participative les décisions prises en matière de publicité extérieure et d'enseignes, puisqu'elles sont prises par le maire. 

Dans la décision QPC n° 21012-283, c'est également le défaut de participation qui est mis en cause. M. Antoine de M. conteste la procédure de classement et de déclassement de monuments naturels ou de sites prévue par les article L 341-3 et L 341-13 du code de l'environnement. Il estime en effet qu'une telle décision réglementaire a une "incidence sur l'environnement" et qu'elle doit s'accompagner d'une procédure participative, conformément à l'article 7 de la Charte. 

Ces deux QPC illustrent parfaitement la lecture restrictive que fait le droit positif des dispositions de l'article 7 de la Charte de l'environnement. Après l'avoir intégrée avec force publicité dans la Constitution, la préoccupation essentielle a été d'en réduire le champ d'application.

Mode spontané de participation des citoyens à l'élaboration des décisions publiques
ayant une incidence sur l'environnement (art. 7 de la Charte de l'environnement)

L'article 7 : un contenu de plus en plus précis

Le Conseil constitutionnel lutte cependant contre cette tendance, attribuant à l'article 7 de la Charte un contenu de plus en plus précis. Dans un premier temps, il s'est borné à sanctionner pour incompétence négative une loi qui se bornait à renvoyer au pouvoir réglementaire le soin de fixer la liste des informations dont le demandeur d'une autorisation de cultiver des OGM ne peut revendiquer le caractère confidentiel, c'est à dire celles accessibles pour l'information du public (décision du 26 juin 2008). L'article 7 de la Charte était alors mentionné de manière quelque peu accessoire, comme fondement de l'obligation d'information, mais pas comme fondement de l'annulation de la disposition contestée. 

Se fondant ensuite directement sur l'article 7 de la Charte, le Conseil, dans deux décisions rendues sur QPC le 14 octobre 2011 puis le 13 juillet 2012, énonce qu'il appartient au législateur de déterminer les modalités de sa mise en oeuvre. 

Dès lors, il n'est guère surprenant que le Conseil, dans la décision n° 2012-282, affirme l'inconstitutionnalité de l'article L 120-1 du code de l'environnement, celui là même qui met en oeuvre la participation du public en matière de décisions ayant une incidence sur l'environnement. A ses yeux, la limitation de cette procédure aux seules décisions réglementaires ne pourrait être constitutionnelle que si un autre texte législatif organisait la participation pour les actes individuels, ce qui n'est pas le cas. De même, l'article 7 de la Charte ne permet pas de réduire le champ de cette procédure aux seuls actes de l'Etat et de ses établissements publics, alors que les collectivités locales ont des compétences très larges en matière d'environnement. La décision n° 2012-282 du même jour constitue la mise en oeuvre immédiate de cette jurisprudence, puisque la procédure de classement et de déclassement des monuments naturels et des sites est déclarée non conforme à l'article 7 de la Charte, dans la mesure où le droit positif n'organise aucune procédure de participation dans ce domaine. 

Le Conseil fixe au 1er septembre 2013 l'effet de cette double abrogation. Un tel délai n'a rien de surprenant si l'on considère que le Parlement, au moment précis où le Conseil rend ses deux décisions, examine actuellement un projet de loi relatif à la mise en oeuvre du principe de participation figurant dans l'article 7 de la Charte de l'environnement. Contrairement à la pratique antérieure, les pouvoirs publics ont donc su anticiper  cette double censure du Conseil constitutionnel. 

Un droit à exercer

Bien entendu, on doit se réjouir de cette évolution vers davantage d'information et de participation du public en matière d'environnement. Il reste cependant à constater qu'un tel droit n'existe que si les citoyens le font vivre. Le représentant du gouvernement, lors de l'audience de la première décision, a ainsi mentionné, sans rire, que le délai de dépouillement et de synthèse des observations présentées par les citoyens dans les vingt-neuf procédures de consultation mises en oeuvre depuis janvier 2012 était, en moyenne, d'une demi-journée. Ce délai très court n'est pas lié à la célérité de notre administration, mais bien davantage au désintérêt des citoyens. En effet, sur vingt-neuf procédures, trois seulement ont donné lieu à plus de cinq observations, onze entre zéro et trois, et quinze n'ont pas suscité le moindre commentaire. Autant dire que le droit à la participation des citoyens est encore à construire. 

jeudi 22 novembre 2012

La pointeuse biométrique est en panne

La biométrie est généralement définie comme une technique d'identification de la personne à partir de ses caractères physiologiques reconnaissables et vérifiables, qu'il s'agisse de la paume de la main, de l'ADN, de l'identification par l'iris de l'oeil ou encore par la voix. Parmi une série d'utilisations possibles, allant de l'authentification des paiements à l'accès des élèves à la cantine figure évidemment le contrôle du temps de travail. 

Banalisation de la pointeuse biométrique ?

En septembre 2010, la mairie de Garges les Gonesse a installé des pointeuses biométriques dans les services municipaux. Les agents doivent poser deux doigts sur l'appareil lors de leur entrée ou de leur sortie. Pour installer ce dispositif, la mairie a fait une déclaration à la CNIL, garantissant sa conformité à  l'"autorisation unique" du 27 avril 2006 qui autorise la mise en oeuvre de traitements reposant sur la reconnaissance du contour de la main, dans le but de contrôler le temps de travail. Rappelons qu'une "autorisation unique" est une délibération de la CNIL à valeur réglementaire, et autorisant l'usage de certains types de fichiers, selon des conditions qu'elle précise. Les utilisateurs n'ont plus ensuite qu'à déclarer leur traitement à la Commission, affirmant en même temps sa conformité aux conditions posées. L'autorisation unique a donc pour fonction de simplifier les formalités préalables à la création d'un traitement, en substituant une procédure de déclaration à une procédure d'autorisation. 

Le problème est que la pointeuse biométrique s'est heurtée à l'hostilité des personnels de la mairie de Garges les Gonesse, encadrés par des syndicats particulièrement actifs. La CGT a saisi la CNIL, et celle-ci a engagé une nouvelle réflexion sur la question, après avoir constaté la généralisation depuis 2006 des "techniques de contrôle des salariés". Après avoir consulté des représentants des secteurs concernés et des syndicats, la CNIL a finalement décidé de modifier sa position et de refuser la banalisation du recours à ce type d'instrument de contrôle.


Les Temps Modernes. Charles Chaplin. 1936

Contrôle de proportionnalité

Une nouvelle "autorisation unique" du 20 septembre 2012, mise en ligne le 23 octobre 2012 sur le site de la CNIL modifie le texte de 2006. La modification est d'ailleurs modeste, puisqu'il s'agit de supprimer  le contrôle du temps de travail des finalités possibles attribuées à un dispositif biométrique reposant sur le contour de la main. 

Dans sa délibération, la Commission insiste sur le fait que cette technologie comporte nécessairement une atteinte à la vie privée, puisque l'employé doit utiliser une partie de son corps pour prouver son identité.  A dire vrai, cette affirmation n'emporte pas, en soi, la conviction, car la Commission autorise par ailleurs le même type de contrôle pour permettre l'accès des élèves à un établissement d'enseignement, ou l'accès des employés au restaurant d'entreprise. 

Mais la CNIL exerce en l'espèce un contrôle de proportionnalité, à peu près identique à celui qu'effectue le juge administratif. Autrement dit, elle pèse l'ensemble des avantages et des inconvénients de l'opération. C'est ainsi qu'elle mentionne que la pointeuse biométrique emporte un "risque accru de détérioration du climat social, allant à l'encontre de la relation de confiance employé-salarié". Surtout, la Commission fait observer que le contrôle des horaires de travail peut être effectué par un autre type d'appareil, et qu'une horloge pointeuse n'a pas besoin d'être biométrique. A titre de comparaison, elle mentionne que l'accès des élèves à une école comporte une finalité de sécurité beaucoup plus grande, et que l'accès au restaurant d'entreprise n'implique aucun contrôle autre que celui de l'identité et n'est donc pas vécu comme une atteinte à la vie privée. 

Cette nouvelle délibération permet à la CNIL de freiner un certain délire biométrique qui atteint les collectivités locales. Le chiffre de 200 000 € a ainsi été mentionné à propos du système de Garges les Gonesse, chiffre sans rapport avec le prix d'une pointeuse traditionnelle. Ce coût exorbitant explique sans doute que la Commission ait donné cinq ans à la commune, et aux autres déjà équipées, pour changer de système de contrôle du temps de travail. 

Au-delà du cas particulier de la pointeuse biométrique, la CNIL révèle une volonté d'ancrer le contrôle de proportionnalité dans son contrôle. Un tel instrument juridique lui permet ainsi de faire évoluer ce dernier, au fur et à mesure de l'évolution des techniques et de leur utilisation. Car ce n'est pas la biométrie qui est dangereuse en soi, c'est sa banalisation.  

mercredi 21 novembre 2012

Dissolution de l'Institut Civitas, sur quel fondement juridique ?

Six députés du PS, Patrick Menucci, Yann Galut, Jérôme Guedj, Sébastien Denaja, Nicolas Bays et Anne-Yvonne Le Dain, ont écrit une lettre à Manuel Valls, ministre de l'intérieur, pour lui demander la dissolution immédiate de l'Institut Civitas, mouvement organisateur de la manifestation du 18 novembre 2012. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté, comme disait Saint Just. Une telle demande s'analyse cependant comme une simple posture politique, car les auteurs de cette lettre savent certainement qu'aucun fondement juridique sérieux ne peut être invoqué pour justifier une telle atteinte à la liberté d'association. 

Geste d'humeur et analyse juridique

L'Institut Civitas, dont l'objet est la "restauration de la royauté sociale de Notre Seigneur Jésus Christ",  est surtout connu pour son intégrisme religieux. Et on a tendance à considérer que ceux qui manifestent en faveur des libertés sont plus sympathiques que  ceux qui protestent contre l'octroi d'une nouvelle liberté. Tout cela est vrai, mais il n'en demeure pas moins que la dissolution d'une association n'est pas le résultat d'un geste d'humeur. L'article 3 de la célèbre loi du 1er juillet 1901 énonce que "toute association fondée sur une cause ou un vue d'un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes moeurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement, est nulle et de nul effet"

Ces dispositions sont à l'origine d'une double procédure de dissolution, judiciaire ou administrative. Le problème est que, dans l'un ou l'autre cas, les conditions posées par le droit positif ne semblent guère applicables au cas de l'Institut Civitas.

Dissolution judiciaire

Comme son nom l'indique, la dissolution judiciaire d'une association est prononcée par le tribunal de grande instance. Celui-ci peut être saisi par toute personne qui y a intérêt, et notamment le préfet. Ce type de dissolution ne peut cependant intervenir que dans quelques hypothèses limitativement énumérées par la loi. La plus fréquente réside dans l'existence d'un conflit sérieux et permanent entre les membres, rendant impossible la poursuite des activités. Le juge ne fait alors que sanctionner la disparition de l'"affectio societatis", ce lien associatif qui unit les membres. Inutile de dire que cette condition n'est pas remplie dans le cas de l'Institut Civitas, car ses membres sont au contraire très solidement unis autour de leur refus du mariage pour tous. 

La seconde hypothèse, plus rare, est l'illicéité de l'objet de l'association, qui conduit ses membres à commettre des infractions pénales. Tel est le cas, par exemple, d'une association de malfaiteurs, illicite selon l'article 450-1 du Code pénal. Depuis la loi du 24 novembre 2009, il est également possible de prononcer la dissolution judiciaire d'un mouvement sectaire, dès lors que ses dirigeants ont été condamnés par le juge pénal.

L'Institut Civitas pourrait il être considéré comme une secte ? Certainement pas si l'on considère que le droit français ne sanctionne pas les organisations en tant que telles, mais les "dérives sectaires". Ces dernières sont définies à travers les infractions pénales commises par ces mouvement, qu'il s'agisse de la simple escroquerie ou des "activités ayant pour but de créer, de maintenir ou d'exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités". Pour la loi About Picard du 12 juin 2001, le mouvement sectaire est celui qui est dangereux pour ses propres adeptes. Tel n'est pas le cas de l'Institut Civitas, dont les membres adhèrent librement au mouvement intégriste catholique. Le rapport Gest, publié en 1996 par la Commission d'enquête parlementaire chargée d'étudier les phénomènes sectaires ne fait d'ailleurs pas figurer cette organisation au nombre des sectes considérées comme dangereuses, alors même que l'Institut Civitas a été créé en 1988, lorsque Monseigneur Lefèbvre fonda la Fraternité Saint Pie X, en opposition au Concile Vatican II. 



Le Petit Monde de Don Camillo. Julien Duvivier. 1952


Dissolution administrative

L'Institut Civitas pourrait-il alors faire l'objet d'une dissolution administrative, par décision du ministre de l'intérieur ?  Là encore cependant, la dissolution est enfermée dans des conditions très rigoureuse. 

La loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et aux milices privées constitue le fondement juridique de ce type de décision. Elle trouve son origine dans les émeutes du 6 février 1934, initiées par des groupes armés désireux de s'en prendre à la République. La loi de 1936 prévoit donc qu'une association peut être dissoute si elle participe ou provoque à des manifestations armées dans la rue, si elle a pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire ou à la forme républicaine du régime, ou encore si elle incite à la discrimination ou au terrorisme.  

Il serait très excessif de considérer que l'Institut Civitas menace la République ou constitue une milice armée. Les seules armes que l'on ait vu lors de la manifestation du 18 novembre étaient les gros bras d'un service d'ordre dont on ne sait d'ailleurs pas si ses membres appartenaient à l'Institut Civitas ou à d'autres groupes d'extrême droite. Le fait que Caroline Fourest et quelques militantes de Femen aient été légèrement molestées, avant d'être prudemment exfiltrées par les forces de l'ordre, est certainement fâcheux et peu à l'honneur de manifestants censés résister aux provocations, même de mauvais goût. Leur foi ne leur enseigne-t-elle que l'on doit tendre l'autre joue, au lieu d'envoyer son poing dans la figure ? Quoi qu'il en soit, ces incidents ne dépassent guère ceux que l'on rencontre régulièrement dans les manifestations. Aussi fâcheux soient-ils, ils n'ont pas pour objet, ni pour effet, de porter atteinte à la République, les armes à la main.

Certains préfèrent se fonder sur une idéologie raciste et discriminatoire qui serait diffusée par l'Institut Civitas. Bien entendu, on a pu entendre, certainement, quelques slogans homophobes lors de la manifestation. Mais, pour décider une dissolution, il convient de démontrer que le mouvement développe des idées racistes et discriminatoires dans son programme, dans ses interventions de toutes sortes. Or, cette preuve est bien difficile à apporter. Il est vrai que l'Institut Civitas s'élève contre l'idéologie des droits de l'homme, considérée comme diabolique car substituée aux droits de Dieu, les seuls légitimes. Mais cette thèse est sensiblement celle que développait l'Eglise jusqu'à la moitié du XXè siècle. Elle n'est ni raciste, ni discriminatoire. Elle est seulement marquée par un obscurantisme d'un autre âge. 

Il faudrait encore ajouter, pour être précis, qu'une loi plus récente du 5 juillet 2006 autorise la dissolution par décret des associations de supporters sportifs, lorsque leurs membres ont commis des actes répétés de dégradations de biens, de violences sur les personnes ou encore d'incitation à la haine ou à la discrimination. On conviendra cependant que les membres de l'Institut Civitas peuvent difficilement être assimilés à des supporters de football. 

L'analyse conduit donc à une seule conclusion : la dissolution de l'Institut Civitas ne saurait reposer sur un fondement légal, en l'état actuel du droit. Doit-on le déplorer ? Certes non, car il est toujours préférable d'entendre des manifestants crier des slogans qui n'ont pas notre sympathie plutôt que de porter une atteinte définitive à la liberté d'association et d'expression. La dissolution ne serait d'ailleurs sans doute pas le meilleur moyen de les convaincre des vertus de l'idéologie des droits de l'homme.


dimanche 18 novembre 2012

Licenciement pour appartenance à un parti politique

Il paraît que le Royaume-Uni est un modèle en matière de liberté d'expression. La Cour européenne, dans un arrêt Redfearn du 6 novembre 2012 condamne pourtant le droit du travail britannique, qui n'interdit pas le licenciement d'un employé en raison de son appartenance à un parti politique. Le requérant est membre du British National Party (BNP) dont les statuts affirment une opposition à "toute forme d'intégration entre les Britanniques et les peuples non-européens", et sa volonté de limiter l'immigration. M. Redfearn est recruté en 2003 comme chauffeur par une entreprise de transport de personnes handicapées et travaillant pour le compte de la ville de Bradford. Son travail donne satisfaction, au point qu'il est récompensé comme "employé de première classe". Alors même que son employeur, comme d'ailleurs la plupart de ses clients, sont d'origine asiatique, aucun propos ni aucune pratique discriminatoire n'est relevée contre lui, aucune plainte n'émane de ses clients. En juin 2004, le requérant se présente aux élections locales et est élu "conseiller local"(Local Councellor) pour le BNP. A la suite d'une campagne de presse, et de protestations émises par le syndicat des employés du secteur public, il est brutalement licencié par son entreprise en juin 2004. 

Le droit anglais, ou le recours impossible

Devant les juges britanniques, M. Redfearn n'a pas obtenu satisfaction. Le Employment Tribunal, sorte de Conseil de Prud'hommes à l'anglaise a admis la licéité de son licenciement, au triple motif que sa présence dans l'entreprise pouvait provoquer un stress particulier pour les passagers, un risque d'attaque des véhicules qu'il conduit par des opposants politiques, et enfin un danger pour la réputation de l'entreprise qui redoute de perdre des marchés. Après plusieurs années de procédure, le requérant a finalement subi un échec définitif devant les juges d'appel britanniques.


- Je constate qu'une fois de plus nous ne nous sommes pas du tout, mais alors pas du tout compris, Lemercier. Ce n'est pas mon anniversaire : c'est votre pot de départ
Voutch. Personne n'est tout blanc. 2002


La garantie de l'article 11

Devant la Cour européenne, le requérant invoque une violation de l'article 11 de la Convention, qui consacre la liberté d'association. On sait que, depuis l'arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998, la garantie de l'article 11 est étendue aux associations politiques, c'est à dire aux partis. Et la liberté des partis politiques implique, au tout premier chef, le droit d'y adhérer et celui de ne pas être licencié pour des motifs liés à cette appartenance à une organisation politique. Le droit des Etats membres doit donc garantir ces deux principes.

Pour le requérant, le licenciement est une mesure particulièrement dure. La Cour fait remarquer qu'il a cinquante-six ans et que ses chances de retrouver un emploi sont réduites. Son licenciement, très rapide, a été décidé sur la base de plaintes extérieures à l'entreprise, émanant notamment d'une organisation syndicale, relayée par une campagne de presse. La qualité de son travail  n'a donc jamais été contestée, ni par l'entreprise, ni par ses clients. Son appartenance à un parti politique est donc l'unique fondement de son licenciement, alors même que le British National Party est une organisation autorisée et que chacun peut y adhérer, et y militer, librement. Aux yeux de la Cour, il ne fait donc aucun doute que cette mesure constitue une atteinte à l'article 11 de la Convention. 

Les insuffisances du droit britannique

Reste évidemment à s'interroger sur l'efficacité du droit britannique pour garantir le respect de l'article 11 de la Convention. Reprenant le parcours judiciaire du requérant, la Cour fait observer que M. Redfearn a été contraint de se fonder sur la loi relative à la discrimination raciale, et d'affirmer qu'il avait, en quelque sorte, été victime d'une mesure de "racisme anti-blanc". Il ne pouvait, en effet, s'appuyer sur aucun autre texte, puisque la loi anglaise sur les licenciements abusifs ne s'applique  qu'après une année d'emploi effectif, ce qui n'était pas le cas en l'espèce. Quant aux textes sur la discrimination, ils concernent essentiellement les discriminations raciales ou religieuses, mais ne mentionnent pas celles fondées sur les opinions politiques de la personne. M. Redfearn s'est donc trouvé dans un espace de non-droit, contraint d'invoquer une discrimination raciale qui ne pouvait pas sérieusement s'appliquer à son cas. C'est précisément cette lacune du droit britannique que sanctionne la Cour européenne. 

Pour la Cour, dès lors que le droit ne peut pas sanctionner le licenciement pour cause d'appartenance à un parti politique, cela signifie qu'il le permet. Son insuffisance est alors la cause directe du préjudice subi par le requérant. La décision s'explique évidemment par l'idée que la liberté d'expression politique n'est pas à géométrie variable selon le caractère sympathique ou non des opinions échangées. Le pluralisme des courants d'opinion est la condition même du débat démocratique, et toute atteinte à ce principe doit être sanctionnée. 


vendredi 16 novembre 2012

Avocats : les dérives du décret-passerelle

Le décret du 3 avril 2012 "relatif aux conditions particulières d'accès à la profession d'avocat"est plus connu sous le nom de "décret passerelle". Il assouplit les conditions d'accès à la profession d'avocat pour "les personnes ayant exercé des responsabilité publiques les faisant directement participer à l'élaboration de la loi", ainsi que les assistants parlementaires justifiant de huit années d'activité juridique. On le sait, ce texte révèle tout à la fois la pensée sociale et la clairvoyance de l'ancienne majorité, puisqu'il s'agissait alors de recaser un personnel politique et parlementaire balayé par une défaite électorale que l'on pressentait.

Même si le texte est contesté par la profession, il est actuellement en vigueur et appliqué, avec quelques difficultés. Se fondant sur ce décret passerelle, Alima Boumediene-Thiery, ancienne sénatrice du groupe Europe Ecologie Les Verts (EELV), battue aux élections sénatoriales de septembre 2011, a ainsi demandé son inscription au tableau de l'ordre des avocats du barreau du Val d'Oise. A l'appui de sa demande, elle fait état d'un DEA de droit public, d'un DESS de droit administratif, et d'un doctorat de socio-économie. Ce CV fort honorable n'a pourtant pas emporté la conviction du barreau qui a rejeté sa candidature, en raison d'"un militantisme (...) contraire à l'honneur, à la probité, aux bonnes moeurs". Et d'ajouter : "Si le militantisme politique est parfaitement compatible avec la profession d'avocat, il n'en est pas de même des opérations de commando dans les centres commerciaux, invitant les clients à boycotter tous les produits venant d'Israël au nom de l'antisionisme".

Boycott et liberté d'expression

La décision surprend. On ne pourrait pas à la fois militer pour une cause que l'on estime juste et exercer la profession d'avocat ? Le barreau de Paris vient pourtant, le 28 septembre 2012, d'inscrire Claude Guéant, qui est davantage connu pour ses liens avec l'UMP que pour ses connaissances juridiques. Et Noël Mamère n'a t il pas prêté serment en 2009, sans rien renier de ses convictions écologistes ? Madame Boumediene-Thiery, militante de la cause palestinienne, se voit reprocher d'avoir été poursuivie devant le tribunal correctionnel pour avoir participé à des actions de boycott des produits israéliens  ? En quoi cette cause est-elle illicite ?

Rappelons que le boycott fut un élément fondateur des Etats Unis. La Boston Tea Party s'analyse en effet comme le refus de consommer un produit imposé par la puissance coloniale. Plus récemment, le boycott des bus de Montgomery, en Alabama, constitua le point de départ de lutte contre la discrimination raciale. Au plan international, le boycott fut aussi un instrument employé dans la lutte contre le régime d'Apartheid d'Afrique du Sud. Historiquement, le boycott est donc un instrument non pas de discrimination, mais de lutte contre la discrimination.



Le boycott des bus de Montgomery. Alabama. 1955-1956


Le droit français se montre, en revanche, très rigoureux en matière de boycott.  L'article 225-2 du code pénal qualifie de discrimination "toute distinction opérée entre les personnes morales", notamment lorsqu'elle consiste "à entraver l'exercice normal d'une activité économique quelconque". La Cour de cassation, le 22 mai 2012, a ainsi considéré que l'appel au boycott des produits israéliens peut être sanctionné sur ce fondement. De son côté, la Cour européenne, dans un arrêt Willem c. France du 16 juillet 2009, a admis la condamnation par les juges français du maire de Séclin qui avait appelé au boycott des produits israéliens sur le territoire de sa commune. Cet arrêt doit cependant être considéré avec prudence, car la Cour s'appuie essentiellement sur "le devoir de réserve" qui s'impose à un élu local, "lorsque ses actes engagent la collectivité territoriale qu'il représente". Pour la Cour européenne, l'appel au boycott n'est donc pas illicite dans tous les cas, et peut relever d'une démarche individuelle rattachée à la liberté d'expression.

Quoi qu'il en soit, certains juges du fond ont bien du mal à accepter une jurisprudence qui fait bien peu de cas de cette liberté d'expression consacrée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Certains ont déjà accueilli favorablement une demande de QPC portant sur la constitutionnalité de l'article 225-2 du code pénal. D'autres préfèrent rendre des décisions de relaxe.  C'est précisément ce qui est arrivé à Madame Boumediene-Thiéry, relaxée en octobre 2010 par le tribunal correctionnel de Pontoise.

De quel côté est le militantisme ?

Si Madame Boumediene-Thiéry a été relaxée, elle est donc parfaitement innocente au regard de notre système juridique, et n'a donc commis aucun "manquement à l'honneur et à la probité". En refusant son inscription, le barreau du Val d'Oise ne commet-il pas lui même un acte diffamatoire, de nature à porter atteinte à l'honneur de l'intéressée ? Dès lors que celle-ci doit être entendue dans d'autres affaires liées au boycott des produits israéliens, n'y a-t-il pas aussi atteinte à la présomption d'innocence ? Force est de constater que le barreau du Val d'Oise semble lui-même davantage inspiré par des préoccupations idéologiques que juridiques. De toute évidence, Madame Boumediene-Thiéry n'a pas le monopole du militantisme dans l'affaire.

Aux termes de l'article 16 du décret du 27 novembre 1991, le recours contre la décision du barreau est ouvert devant la Cour d'appel. Le 14 novembre 2012, la Cour d'appel de Versailles a demandé au barreau de reprendre la procédure. En cas d'absence d'accord entre les deux parties, l'affaire sera à nouveau évoquée le 19 décembre. De son côté,  le Garde des sceaux annonce son intention d'abroger le décret-passerelle pour le remplacer par un autre texte plus rigoureux prévoyant un examen de déontologie pour les anciens parlementaires demandant leur inscription au barreau. Peut être pourrait prévoir aussi une formation accélérée de déontologie pour les avocats du barreau de Pontoise ?