« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
Le 5 juillet 2012, les règles internationales du football ont été modifiées, pour autoriser les joueuses à porter le voile dans toutes les compétitions officielles. Les autorités internationales chargées d'organiser ce sport ont cédé au lobbying de certaines monarchies du Golfe, qui financent de prestigieux clubs de football, Les femmes ont donc été sacrifiées sur l'autel d'une coopération internationale qui s'exprime en espèces sonnantes et trébuchantes. Bien sûr, la nouvelle règle est présentée comme expérimentale, et devrait faire l'objet d'un nouvel examen en 2014, mais il s'agit là d'une sorte de figure de style destinée à susciter l'adhésion.
L'IFAB, émanation du communautarisme britannique
L'auteur de la règle n'est pas, comme il a été dit, la Fédération internationale de football association (FIFA), association de droit suisse fondée en 1904, et qui regroupe 208 associations nationales. L'autorisation du voile a été décidée par l'International Football Association Board (IFAB), beaucoup moins connue, mais très influente. L'IFAB a été créée en 1886 dans le but d'harmoniser les règles du jeu qui, à l'époque, n'étaient pas identiques dans chaque pays. Elle réunissait quatre associations du Royaume-Uni, région qui a vu la naissance du football, représentant l'Angleterre, l'Ecosse, le Pays de Galles et l'Irlande du Nord.
Après 1904, la FIFA a adhéré à l'IFAB, le principe étant qu'elle dispose du même poids juridique dans l'IFAB que les quatre membres fondateurs. Rien n'a changé aujourd'hui. Les fondateurs ont quatre voix et la FIFA, c'est à dire le reste du monde, a également quatre voix. Même si les décisions sont prises à une majorité pondérée des 3/4 des votants, le calcul est rapidement fait. Il suffit aux britanniques de réunir deux voix supplémentaires de la FIFA pour faire passer n'importe quelle décision. Or, chacun sait que le Royaume Uni pratique un communautarisme décomplexé, que le port du voile y est parfaitement autorisé, chaque communauté faisant l'objet d'un traitement séparé.
Il est vrai que l'IFAB est aujourd'hui étroitement rattachée à la FIFA, et que cette dernière s'estime liée par ses décisions. En l'espèce, la décision nouvelle fait bien peu de cas du règlement sur "les lois du jeu", dont la "loi n° 4" prévoit que "l'équipement de base obligatoire ne doit présenter aucune inscription politique, religieuse ou personnelle". Certes, un voile n'est pas une "inscription", mais il permet tout de même d'affirmer une conviction religieuse, L'IFAB, prévoyant cette objection, précise qu'elle considère le voile comme un signe culturel et non pas religieux. Une telle affirmation, sorte de pirouette juridique, n'a pas d'autre objet que de contourner le principe de neutralité du sport, et d'autoriser finalement le port du voile, y compris dans un but de prosélytisme religieux.
Les nouvelles règles du football
La Belle Verte. Coline Serreau. 1996
Mépris de la Charte Olympique
a Charte Olympique interdit pourtant tout prosélytisme religieux dans le cadre des Jeux Olympiques. Son article 50 al. 3 se montre très ferme sur ce point : " Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n'est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique". Doit on en déduire que les autorités internationales du football violent allègrement la Charte Olympique ? La question est évidemment posée, dès lors que la FIFA accepte désormais que des compétitions médiatisées servent de support à une pratique de prosélytisme religieux. Le football, largement professionnel, dont les joueurs bénéficient de financements exceptionnels, était déjà bien éloigné de l'idéal de Coubertin. Force est de constater qu'en acceptant des joueuses voilées, il s'en éloigne encore davantage.
A dire vrai, cela n'a rien de surprenant, car le CIO s'est toujours montré tiède, pour ne pas dire inexistant, à l'égard de la question du voile. En 2008, aux Jeux Olympiques de Pékin, on a recensé pas moins de quatorze délégations comportant des athlètes voilées. Le CIO n'est donc guère plus courageux que la FIFA. Alors que l'Afrique du Sud de l'Apartheid était exclue des Jeux Olympiques, on autorise aujourd'hui un traitement séparé pour les athlètes des pays musulmans. Les femmes contraintes à porter le voile ne sont elles pas victimes d'une forme d'Apartheid ?
Le droit français
Heureusement, les décisions de la FIFA, comme celles de l'IFAD, sont entièrement dépourvues de valeur juridique en droit français. La Fédération française de football est une association fondée en 1919, et reconnue d'utilité publique en 1922. Ses statuts indiquent qu'elle se propose d'"entretenir toutes relations utiles avec les associations étrangères affiliées à la FIFA, les organismes nationaux et les pouvoirs publics". Une association française n'est donc pas liée par les décisions d'une association de droit étranger. Au demeurant, son caractère d'utilité publique confère aux pouvoirs publics un certain nombre d'éléments de contrôle, pour s'assurer que la Fédération française respecte les principes généraux de notre droit, et notamment la laïcité. La Fédération en est d'ailleurs pleinement consciente, et elle s'est hâtée de diffuser un communiqué mentionnant son "souci de respecter les principes constitutionnels et législatifs de laïcité qui prévalent dans notre pays et figurent dans ses statuts". En conséquence, elle persiste dans son interdiction du port du voile dans les compétitions.
On pourrait alors considérer que le débat est clos et que la France est à l'abri de tels errements. Sans doute, mais cette délibération de l'IFAB constitue un précédent fâcheux, susceptible d'être utilisé à l'appui de revendications communautaires, pour ne pas dire obscurantistes. Sur ce point, c'est un mauvais coup pour la cause des femmes.
La circulaire du 6 juillet 2012, signée du ministre de l'intérieur, définit la doctrine de l'administration française en matière de rétention des enfants de familles étrangères touchées par une mesure d'éloignement. Alternance ou pas, ce texte était indispensable pour clarifier une situation juridique passablement embrouillée depuis que l'arrêt Popov rendue par la Cour européenne des droits de l'homme le 19 janvier 2012 avait condamné la pratique française dans ce domaine.
Interprétation de l'arrêt Popov
Il est vrai que cette décision avait alors été interprétée de manière un peu excessive. Les journaux avaient affirmé que la Cour condamnait l'internement des enfants dans les Centres de rétention administrative (CRA), une telle mesure étant, en soi, constitutive d'un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention.
La lecture attentive de l'arrêt montrait pourtant que la Cour ne condamnait la rétention que lorsqu'elle n'était pas proportionnée au but poursuivi, tel qu'il a été défini, pour l'Union européenne, par la directive du 16 décembre 2008, c'est à dire l'éloignement des ressortissants des pays tiers en séjour irrégulier. Cette proportionnalité se déduisait à partir de deux éléments cumulatifs. D'une part, l'administration doit démontrer qu'elle n'avait pas d'autres moyens efficaces pour retenir la famille concernée, par exemple l'assignation à résidence. D'autre part, l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui doit guider toutes les décisions prises à son égard, exige qu'il soit hébergé dans des conditions décentes, et dans des locaux spécialement aménagés pour le recevoir. Sur ce point, la vétusté des Centres de rétention administrative était spécialement visée par la Cour.
Greuze (attribué à). Portrait de Louis XVII au Temple
La rétention des mineurs reste possible
La circulaire Valls ne fait rien d'autre que reprendre cette jurisprudence. De nouveau, les journalistes, et notamment ceux du Monde, se hâtent de titrer que "la rétention des enfants est supprimée". Il n'en est rien, même si on peut espérer que les enfants placés dans cette triste seront dans l'avenir moins nombreux.
Conformément à la jurisprudence Popov, la circulaire invite les préfets à privilégier l'assignation à résidence, moins traumatisante et donc plus conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui doit guider l'ensemble des décisions administratives et judiciaires concernant les mineurs. Reste que la rétention demeure possible "en cas de non respect des conditions de l'assignation à résidence, en cas de fuite d'un ou de plusieurs membres de la famille ou en cas de refus d'embarquement", c'est à dire concrètement lorsque la famille s'est volontairement soustraite à l'obligation de quitter le territoire français.
Sur le plan des conditions matérielles de l'accueil des enfants, la circulaire Valls s'efforce de prévenir toute nouvelle condamnation des autorités françaises. Elle affirme ainsi que "des dispositions ont été prises pour que les équipements spécifiques à l'accueil des mineurs soient régulièrement entretenus ou renouvelés" dans les Centres.
Finalement, la circulaire se borne à prendre acte de la jurisprudence de la Cour, sans exclure totalement la rétention des enfants. Affirmer le contraire relève d'une certaine forme d'idéalisme juridique qui conduit à la dépression, pour reprendre l'heureuse formule de Serge Sur. Est-il matériellement possible, en effet, d'interdire totalement toute rétention des familles, sans porter atteinte aux objectifs d'éloignement posés par la directive communautaire ? Il serait pour la moins fâcheux d'affirmer haut et fort un principe d'interdiction, et de s'apercevoir ensuite qu'il est impossible à mettre en oeuvre.
Le vote du parlement européen n'est pas une surprise, et l'enterrement d'ACTA était annoncé depuis plusieurs mois. Cet acronyme désigne l'Accord commercial anti-contrefaçon (Anti-Counterfeiting Trade Agreement), traité multilatéral, dont l'objet est de protéger toutes les violations de propriété susceptibles d'intervenir sur internet. Il s'agit donc certes de lutter contre la contrefaçon, mais aussi contre toutes les formes de piratage.
Alors que ces objectifs sont, a priori, tout à fait justifiés, le caractère massif du vote peut surprendre, puisque 478 députés ont voté contre le texte, 39 pour, et 165 ont préféré l'abstention. Le scrutin apparaît également quelque peu précipité, puisque le parlement n'a pas attendu l'avis de la Cour de justice de l'Union européenne sur le texte, pourtant demandé par la commissaire européen au commerce, Karel de Gucht.
S'il est vrai qu'ACTA avait suscité la mobilisation des internautes, la cause de son échec est plus large. Le traité est rejeté pour de multiples raisons, tenant aussi bien à son contenu qu'à son mode d'élaboration.
Sur son contenu, le traité ACTA allait entièrement à l'encontre des principes fondamentaux du droit européen gouvernant l'utilisation d'internet. Alors que l'Union européenne, et le droit français, considèrent que les fournisseurs d'accès à internet (FAI) ne sont pas responsables du contenu des données qu'ils ne font que transmettre, ACTA considère qu'ils doivent être déclarés responsables, lorsqu'ils laissent circuler des informations et des biens illicites. Chaque FAI est alors contraint de se transformer en gendarme du net et de surveiller les données circulant sur son réseau. Quant au juge, il était plus ou moins exclu de la procédure prescrite par le traité ACTA. Les demandes d'informations pouvaient ainsi être directement adressées au FAI par les personnes qui s'estimaient victimes d'une violation de leur propriété ou de leurs ayants-droit. Les sanctions pouvaient être prononcées par des autorités administratives, et non précédées d'une procédure contradictoire. En rejetant ces dispositions, le parlement européen révèle son refus d'un droit dérogatoire dans le domaine de la protection de la propriété intellectuelle sur internet.
Derrière le débat sur la garantie du droit de propriété, on peut déceler dans le rejet du traité ACTA un autre rejet, peut être plus profond, des conditions d'élaboration de cette convention. Issu d'un petit noyau d'Etats réunis autour des Etats-Unis (Australie, Canada, Corée du Sud, Japon, Nouvelle Zélande, Singapour, Maroc), le traité a été négocié, à partir de 2006, dans le plus grand secret. Les premiers éléments n'ont d'ailleurs été portés sur la place publique qu'en 2008, par Wikileaks. L'Union européenne n'a, quant à elle, été sollicitée qu'en 2012, pour rejoindre une Convention à laquelle elle n'avait pas été associée dès son origine. Les tensions sont donc apparues rapidement, dans une Europe qui avait le sentiment de se voir imposer le texte.
Sur ce point, le rejet d'ACTA, et un rejet aussi massif, révèle une volonté du parlement européen de s'opposer à l'hégémonie juridique américaine, qui vise à imposer sans ménagement son système juridique, avec l'aide de quelques pays soumis. C'est une bonne nouvelle.
Dans un arrêt du 29 juin 2012, Association Promouvoir, le Conseil d'Etat annule une nouvelle fois le visa d'exploitation accordé au film de Lars von Tier, "Antichrist", visa assorti d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Une nouvelle fois, car une première décision, du 25 novembre 2009, rendue à la demande de la même association requérante, avait déjà prononcé une telle annulation. Dès le lendemain, le ministre de la Culture avait accordé un nouveau visa, suscitant derechef un second recours. L'histoire va montrer qu'il aurait été mieux inspiré de reprendre la procédure à son début.
Que l'on ne s'y trompe pas. Les requérants ne sont pas des fervents partisans de la liberté d'expression cinématographique qui contestent l'interdiction aux moins de seize ans, et désireraient un visa d'exploitation accordé sans aucune réserve. Ils veulent au contraire l'annulation du visa pour essayer d'obtenir le classement du film comme oeuvre pornographique, voire son interdiction pure et simple.
L'association "Promouvoir" se donne pour objet, selon les termes figurant sur son site, "la promotion des valeurs judéo-chrétiennes, dans tous les domaines de la vie sociale". Particulièrement orientée sur la lutte contre la pornographie, elle a déjà obtenu du Conseil d'Etat, dans un arrêt du 30 juin 2000, l'annulation du visa accordé au film de Virginie Despentes, "Baise-moi". A l'époque, le visa d'interdiction aux mineurs de moins de seize avait été annulé au motif qu'il "contenait un message pornographique et d'incitation à la violence". Le film avait ensuite été autorisé avec un classement d'interdiction aux moins de dix huit ans, sans pour autant être classé comme pornographique.
Le visa d'exploitation, expression d'un régime d'autorisation
Ce visa d'exploitation s'analyse comme une autorisation administrative de mise sur le marché, témoignage du traitement juridique tout à fait particulier dont le cinéma fait l'objet. Il ne relève pas du droit commun de la liberté d'expression, qui permet à chacun de s'exprimer librement, sauf à rendre compte de différents excès devant le juge pénal. L'expression cinématographique, au contraire, est soumise à un régime d'autorisation, dont la Cour européenne admet la conformité à la Convention, depuis une décision Wingrove c. Royaume Uni du 25 novembre 1996.
Considéré, à sa naissance, comme un "spectacle de curiosité" dépourvu de toute ambition culturelle, il avait alors semblé naturel de soumettre le cinéma aux mêmes contraintes que les attractions foraines. Organisé par l'ordonnance du 1er juillet 1945, désormais intégrée dans le code du cinéma et de l'image, la police du cinéma repose sur une autorisation délivrée par le ministre, précisément ce visa d'exploitation. Celui ci est attribué après avis d'une Commission de classification, qui a le choix entre six propositions possibles : autorisation du film pour "tous publics", interdiction aux mineurs de moins de 12, de 16, ou de 18 ans, inscription sur la liste des oeuvres pornographiques ou enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion.
Lars von Trier. Antichrist. 2009
Contrôle normal sur le visa d'exploitation
L'essentiel des contestations, et donc de la jurisprudence, porte évidemment sur ce visa. Les enjeux financiers sont immenses, car un film qui n'est pas autorisé pour "tous publics" fait l'objet d'une exploitation commerciale plus réduite, et celui qui est qualifié de pornographique ne peut circuler que dans un réseau spécial.
Le juge opère un contrôle normal sur le visa d'exploitation, s'assurant notamment du caractère pornographique, ou non, de l'oeuvre. Si le film de Virginie Despentes a effectivement été qualifié de pornographique dans l'arrêt du 30 juin 2000, le visa du film "Fantasmes", également contesté par l'association "Promouvoir", a été seulement considéré comme érotique, et soumis à une interdiction aux moins de seize ans.
Un avis motivé
Le film de Lars von Trier donne au juge administratif l'occasion de donner quelques précisions sur l'exercice de ce pouvoir d'autorisation conféré au ministre. En principe, ce dernier n'est pas lié par l'avis donné par la Commission de classification. Les deux arrêts rendus à propos d'Antichrist, aussi bien le 25 novembre 2009 que le 29 juin 2012, affirment que l'avis de la Commission doit être suffisamment motivé pour permettre au ministre de prendre une décision éclairée. La simple référence au "climat violent" du film n'est pas suffisante. La Commission doit préciser en quoi cette violence justifie l'interdiction proposée. Autrement dit, l'avis doit expliquer pourquoi la Commission choisit d'interdire un film aux moins de seize ans, plutôt qu'aux moins de douze ou de dix-huit ans, pourquoi ce film ne doit pas être considéré comme pornographique etc...
En cas de motivation insuffisante, comme c'est le cas en l'espèce, le visa d'exploitation est annulé pour vice de procédure. Le Conseil d'Etat estime en effet que le ministre n'était pas suffisamment informé pour prendre une décision éclairée. Certains esprits simples pourraient penser qu'il suffirait que le ministre voie le film pour savoir ce qu'il en pense. Certains esprits chagrins et procéduriers pourront alors se demander si le fait d'infliger un Lars von Trier à un ministre relève, ou non, du traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Mais c'est un autre débat.
"A force de juger nos gueules, les gens le savent qu'à la télé souvent les chroniqueurs diabolisent les banlieusards, chaque fois que ça pète on dit que c'est nous, je mets un billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d'Eric Zemmour".
Ces paroles, extraites d'une chanson du rappeur Youssoupha, ne sont pas constitutives d'une injure publique, au sens de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881. C'est du moins ce que vient de décider la Cour d'appel de Paris le 28 juin 2012. La décision peut surprendre, d'autant que le juge de première instance, intervenant sur plainte d'Eric Zemmour, avait considéré que le délit était constitué, relevant une "expression injurieuse ayant pour objet de faire taire un chroniqueur".
Injure et diffamation
Cette divergence d'interprétation témoigne de l'incertitude de la notion d'injure, son contenu étant finalement laissé à l'appréciation du juge du fond. La loi, quant à elle, définit l'injure comme "toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait". Cette référence à un fait précis permet, en principe, de distinguer l'injure de la diffamation. C'est ainsi qu'un autre rappeur a finalement échappé à la condamnation pour diffamation, alors qu'il attaquait la police nationale en affirmant : "Les rapports du ministre de l'intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police, sans qu'aucun des assassins ait jamais été inquiété". Aussi violentes soient elles, ces paroles ne font référence à aucun fait précis susceptible d'être discuté devant le juge, et la qualification de diffamation doit être écartée. La démonstration de l'existence de ces faits, qualifiée d'"exception de vérité", permet ainsi à la personne mise en cause d'éviter la condamnation.
En matière d'injure, point d'exception de vérité. On ne voit pas très bien comment le rappeur aurait pu démontrer qu'Eric Zemmour était un "con". La qualification d'injure était donc la seule possible en l'espèce. Mais elle relève d'un certain nombre de critères, dont l'articulation n'est d'ailleurs pas clairement définie par les juges.
Georges Brassens. Le temps ne fait rien à l'affaire
Entre personnes publiques, tous les noms d'oiseaux sont permis
Le premier d'entre eux réside dans les protagonistes eux mêmes. La Cour européenne, depuis une décision du 26 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche, affirme que les journalistes et hommes politiques doivent être traités avec davantage d'indulgence, car le débat politique peut quelquefois être vif,"comporter une certaine dose d'exagération, voire de provocation", et tolérer ainsi des propos qui seraient injurieux dans un autre contexte. Et la Cour d'estimer que l'auteur d'un article très violent traitant d'"imbécile" le responsable d'un parti politique n'est pas vraiment coupable d'injure. Le rappeur qui veut "mettre un billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d'Eric Zemmour" est il au coeur d'un débat politique ? On peut sérieusement en douter, mais la Cour estime pourtant que le rap est "un style artistique permettant un recours possible à une certaine dose d'exagération". Quant à Eric Zemmour, il est qualifié de "personnage public", vis à vis duquel "une plus grande tolérance s'impose". Certes, mais ce n'est pas lui qui est poursuivi pour injure.
On doit donc en déduire que lorsque le débat se déroule entre deux personnages publics, politiques ou médiatiques, tous les noms d'oiseaux sont autorisés, ou presque.
Exception de provocation ?
Le second élément réside cette fois dans l'attitude du requérant, qui peut justifier une "exception de provocation". Chacun sait que le chroniqueur Eric Zemmour n'hésite guère à tenir des propos provocateurs, et le juge le fait évidemment remarquer. Au plan judiciaire pourtant, la qualification d'injure ne peut être écartée que si le requérant a lui même suscité la vivacité du débat. Or, Eric Zemmour, avec le sens de la nuance que chacun lui connaît, avait qualifié le rap de "sous-culture d'analphabètes".
Ce propos peut il permettre de justifier une "excuse de provocation", c'est à dire d'exonérer de sa responsabilité pénale une personne qui ne fait que réagir, à chaud, à des propos qu'elle juge insupportables ? Certainement pas, car le juge considère que la réaction doit alors être "immédiate et irréfléchie". Tel n'est pas le cas en l'espèce, puisque la chanson a été composée après les propos de Zemmour, le rappeur ayant eu largement le temps de se calmer.
Le dernier élément de définition de l'injure réside évidemment dans la teneur des propos. Si l'on en croit la Cour d'appel, le terme de "con" est sans un peu excessif, mais ce n'est pas un injure, du moins lorsqu'il s'intègre dans le débat public... Sur ce point, la jurisprudence ne surprend pas, elle amuse.
Souvenons qu'il n'y a pas si longtemps, en 2009, les juges ont confirmé la condamnation d'un manifestant, dont le seul tort était d'avoir brandi, au passage du Chef de l'Etat, une affichette sur laquelle était écrit "Casse-toi, pov'con". La formule est certes peu gracieuse, mais elle se bornait à reprendre des propos tenus par le Président lui même, plus d'un an auparavant, s'adressant à un visiteur du salon de l'agriculture qui ne souhaitait pas lui serrer la main. Il est vrai que l'intéressé a été poursuivi pour offense au Chef de l'Etat, accusation autrement plus grave qu'injure à Eric Zemmour. Quant à l'auteur initial du "Casse-toi, pov'con", son statut pénal interdisait toute poursuite.
La décision de la Cour européenne des droits de l'homme rendue le 28 juin 2012 trouve un large écho dans la presse... Cette dernière n'est elle pas toujours prompte à se faire l'écho des décisions de justice qui confirment ou renforcent ses droits ? Il est vrai que la décision présente le droit à la protection des sources, non pas comme un privilège attribué aux journalistes, mais comme un attribut du droit à l'information. La formule est belle, mais ne change rien à une jurisprudence déjà extrêmement protectrice.
L'affaire Cofidis
Ceux qui suivent le Tour de France se souviennent peut être de l'affaire Cofidis de 2004, l'une de ces multiples affaires de dopage qui ont marqué une épreuve qui mélange allègrement le sport et la pharmacie. A l'époque, des journalistes du Point, puis de L'Equipe, avaient bénéficié de fuites et publié certains passages des procès verbaux de transcriptions d'écoutes téléphoniques pratiquées dans le cadre de l'enquête. Quelques jours après, la liste des produits prohibés, saisis chez un ancien coureur cycliste avait également été portée à la connaissance des lecteurs. A la suite de ces publications, une enquête avait été diligentée, à la demande du parquet de Nanterre, et l'équipe Cofidis avait déposé une plainte pour atteinte à la présomption d'innocence et violation du secret de l'instruction.
Sur le fond, l'affaire s'est lentement dégonflée, ce qui peut arriver lorsque le vélo de la justice rencontre un clou. En 2009, le juge d'instruction a requalifié la "violation de secret de l'instruction" en "recel de pièces du dossier", et le tribunal de Nanterre a finalement relaxé les accusés en mai 2010. Il s'appuie sur le fait qu'aucun procès verbal d'écoutes ou d'audition n'a été trouvé lors des perquisitions.
La perquisition, ingérence dans la liberté d'expression
L'affaire est-elle pour autant terminée ? On pourrait le penser, d'autant qu'entre-temps est intervenue la loi du 4 janvier 2010 et que le secret des sources est désormais protégé, sauf en cas d' "impératif prépondérant" justifiant une atteinte, à la conditions que les mesures envisagées soient "strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi". C'est sans compter sur l'attachement des journalistes à l'Etat de droit, et à la liberté de presse. Ils persévèrent avec vaillance, et demandent à la Cour européenne de considérer comme non conforme à l'article 10 de la Convention les investigations menées à leur encontre, dans le but de découvrir l'origine des fuites. Cette démarche est parfaitement conforme à la jurisprudence de la Cour, qui considère qu'une perquisition constitue, en soi, une ingérence dans la liberté d'expression. Elle peut donc être dissociée de l'action pénale, dès lors qu'elle produit ses effets indépendamment, principe acquis depuis l'arrêt Roemen et Schmit c. Luxembourg de 2003.
Fernand Léger. Le cycliste. 1948
Une jurisprudence constante, très constante
A dire vrai, la sanction ne faisait aucun doute. D'une part, l'article 10 protège particulièrement le droit des journalistes à diffuser des informations sur des questions d'intérêt général, de nature à susciter le débat public. Sur ce point, la Cour ne se montre guère exigeante. Elle considère ainsi que des photographies du Prince de Monaco, prises à son insu lorsqu'il était malade, participaient au débat public, dans la mesure où les lecteurs de la presse people se posaient des questions sur son état de santé. Sur ce point, l'information des lecteurs sur des pratiques de dopage qui affectent une activité sportive relève davantage du débat, et mérite donc d'être protégée.
D'autre part, dans un arrêt Martin et autres c. France du 12 avril 2012, la Cour a déjà considéré que la perquisition effectuée dans les locaux d'un quotidien régional, dans le cadre d'une plainte pour violation du secret professionnel, n'était pas "nécessaire" par rapport au "but légitime" poursuivi. Compte tenu de l'ampleur des opérations effectuées dans l'affaire Cofidis, perquisitions dans les journaux et au domicile des journalistes, saisie et mise sous scellés des ordinateurs, le juge européen considère donc logiquement qu'elles ne sont pas "raisonnablement proportionnées" au "but légitime" poursuivi.
Reste que, sur la ligne d'arrivée, on aimerait bien savoir quelle pratique serait "raisonnablement proportionnée" au "but légitime" poursuivi. La Cour européenne ne nous offre aucune indication sur la question, car toutes ses décisions font prévaloir la protection des sources des journalistes sur les intérêts publics en cause, notamment le secret de l'instruction et la présomption d'innocence.
Vers un alignement sur une conception américaine de la liberté d'expression ?
Cette constance dans la jurisprudence de la Cour tend vers un alignement du droit à l'information européen sur la conception américaine de la liberté d'expression. Considérée comme une valeur absolue, protégée par le Premier Amendement, elle ne supporte aucune restriction, et surtout pas celles liées au secret de l'instruction ou à la présomption d'innocence. N'est-il pas logique d'étaler les dossiers judiciaires dans les journaux ? N'est-il pas normal de présenter un accusé menotté, ou de faire entrer les caméras dans le prétoire ? Peut-être, mais cela mériterait au moins un véritable débat.