« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 24 juin 2012

QPC La prévention des mariages forcés, garantie de la liberté du mariage

Dans sa décision rendue sur QPC du 12 juin 2012, le Conseil constitutionnel valide le dispositif français de lutte contre les mariages forcés. Sans qu'il soit possible de les répertorier avec précision, on sait qu'ils sont fort nombreux. Des jeunes filles, souvent mineures et souvent d'origine musulmane, sont mariées contre leur gré par la seule décision de leur famille. Bien entendu, elles peuvent demander au juge la nullité du mariage, a posteriori, dès lors que le consentement libre et éclairé de l'un des époux n'existe pas. Le droit positif s'oriente cependant, de plus en plus, vers une action de prévention dans ce domaine.

L'âge du mariage, âge de la majorité

La loi du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple et commises contre les mineurs a porté l'âge requis pour se marier à dix-huit ans, aussi bien pour l'homme que pour la femme. L'âge du mariage est désormais celui de la majorité, ce qui permet aux jeunes femmes de s'opposer plus efficacement au mariage forcé, dès lors qu'elles ont le droit d'agir en justice.Il est vrai que le Code civil autorise le mariage d'une mineure, en cas de "motifs graves". Mais ces derniers sont appréciés par le procureur de la République, celui là même qui va apprécier l'éventuel absence de consentement. Dans ce cas, il peut s'opposer à la célébration du mariage  (art. 145 c. civ.). 

C'est précisément cette question du consentement qui est à l'origine de la présente QPC. L'article 146 du code civil fait du consentement des époux une condition de validité du mariage, et l'article 180 de ce même code précise que ce consentement doit être "libre". Est donc nul le mariage auquel l'un des époux n'a pas librement consenti. 


Pablo Picasso. L'Enlèvement des Sabines. 1962

La liberté du mariage

Le requérant soutient que le consentement au mariage est un acte formel, le "oui" fatidique prononcé par les époux suffisant à le caractériser. Il ne conteste pas l'existence d'une jurisprudence de 1963 affirmant que "le mariage est nul, faute de consentement, lorsque les époux ne se sont prêtés à la cérémonie qu'en vue d'atteindre un résultat étranger à l'union matrimoniale". Mais il insiste sur la consécration par le Conseil constitutionnel de  la "liberté du mariage", définie comme une "composante de la liberté individuelle" par la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, puis comme une "liberté personnelle" par celle du 20 novembre 2003. Aux yeux du requérant, le mariage conçu comme une liberté impose un régime répressif, le contrôle sur la réalité du consentement des époux ne pouvant intervenir qu'a posteriori, lors d'une action en nullité.

Le Conseil récuse cette interprétation. La liberté du mariage s'exerce, comme beaucoup d'autres libertés, dans le cadre des lois qui la réglementent. Le législateur peut donc librement établir un contrôle a priori, permettant d'apprécier l'effectivité du consentement des époux.

Un contrôle a priori

Depuis la loi Maîtrise de l'immigration du 13 août 1993, le parquet peut former opposition au mariage dans tous les cas d'éventuelle nullité. Ce principe était déjà acquis dans le cas des mariages blancs, dans lesquels les époux poursuivent un but étranger à l'union matrimoniale, puisqu'il s'agit généralement d'acquérir un titre de séjour, voire la nationalité française. Dans sa décision rendue sur QPC le 30 mars 2012, le Conseil admet la conformité à la Constitution de cette intervention du procureur de la république, faisant du détournement de finalité un vice du consentement. 

La décision du 12 juin 2012 reprend exactement ce raisonnement. Le Conseil constitutionnel considère que l'intervention du Procureur pour empêcher un mariage forcé se justifie par la non conformité de ce type d'union à l'ordre public français. 

Cette jurisprudence est très proche de celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 18 décembre 1987, F. c. Suisse, celle-ci précise que la loi peut restreindre le droit au mariage, à la condition toutefois qu'il ne soit pas atteint dans sa substance même. Plus tard, une décision de la Commission européenne des droits de l'homme du 16 octobre 1996 Dagan et Sonia Sanders c. France considère comme licite une ingérence du législateur dans la liberté du mariage, dès lors que les règles édictées ont pour objet de lutter contre les mariages blancs. 

Le terme d'ingérence, issu de la Convention européenne, est particulièrement bien choisi dans ce cas. Les dispositions qui autorisent le procureur de la république à contrôler la réalité du consentement, et donc à empêcher un mariage forcé, constituent certes une ingérence, mais certainement pas une restriction à la liberté du mariage. C'est au contraire la condition de son libre exercice. 



jeudi 21 juin 2012

Le harcèlement sexuel, entre vitesse et précipitation

Un nouveau projet de loi sur le harcèlement sexuel a été adopté au Conseil des ministres du 13 juin 2012. Son objet est de redéfinir une infraction que le Conseil constitutionnel avait jugé trop imprécise dans sa décision rendue sur QPC du 4 mai 2012. Il avait alors déclaré non conforme à la Constitution l'article 222-23 du code pénal, en se fondant sur principe de légalité des délits et des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration de 1789. Dans sa rédaction issue de la loi du 17 janvier 2002, ce dernier définissait en effet le harcèlement sexuel comme "le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle". Définir le "harcèlement" comme "le fait de harceler" ressemble fort à une tautologie, et cette incertitude entache effectivement ces dispositions d'un défaut de lisibilité. Elle fait par conséquent peser sur les justiciables, et sur les victimes, une insécurité juridique que le Conseil constitutionnel ne pouvait que sanctionner. 

Cette déclaration d'inconstitutionnalité a entrainé l'abrogation immédiate de ces dispositions, interrompant les poursuites en cours pour harcèlement sexuel. Immédiatement, de multiples voix, notamment féministes, ont insisté sur l'urgence qu'il y avait à adopter un nouveau texte, sur un "vide juridique" d'ailleurs largement fictif, puisque d'autres incriminations pouvaient être utilisées pour gérer les affaires en cours. Quoi qu'il en soit, six ou sept propositions de loi ont été rédigées, un rapport sénatorial d'information a été publié et, le présent projet de loi a finalement été déposé, tout cela sans coordination, sans réelle réflexion, dans ce qui ressemble bien à de l'improvisation. 

Le résultat est un projet mal écrit. La nouvelle rédaction de l'article 222-33 du code pénal distingue en effet désormais deux incriminations distinctes, au contenu aussi incertain que les anciennes dispositions désormais abrogées.

Reynaud Levieux. 1613-1699
"Proposition indécente" selon la requérante, ou "Annonciation" selon le défendeur
Collection particulière


Une incrimination floue

La première sanctionne "le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des gestes, propos ou tous autres actes à connotation sexuelle soit portant atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant". Comment définir un "acte à connotation sexuelle", ou un "environnement intimidant" ou "offensant" ? On peut certes répondre, comme l'affirmait maître Moro-Giafferi que l'obscurité d'un texte est un hommage discret à la sagacité du juge, mais ce dernier aura bien des difficultés à construire une jurisprudence cohérente. Elle risque fort de se révéler très impressionniste, entièrement fondée sur une appréciation nécessairement subjective des faits.

Le harcèlement, ou le sentiment du harcèlement ? 

La seconde incrimination est définie en ces termes  : "Est assimilé à un harcèlement sexuel" le même fait "qui, même en l'absence de répétition, s'accompagne d'ordres, de menaces, de contraintes ou de toute autre forme de pression grave accomplis dans le but réel ou apparent d'obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d'un tiers". Il est pour le moins surprenant d'assimiler à un "harcèlement" un acte qui n'est pas répétitif, définition qui va à l'encontre de celle acceptée par la plupart des dictionnaires. Surtout, le critère essentiel repose, dans ce cas, sur l'intention de l'auteur de l'acte. Il faut qu'il ait agi "dans le but" d'obtenir une relation sexuelle.

Comment va t on alors prouver cette intention ? Si l'on se réfère au témoignage de l'accusé, il y a des chances qu'elle ne soit jamais démontrée, car il est peu probable qu'il avoue ses pensées libidineuses. Si l'on se réfère au témoignage de la victime, on peut penser que le moindre regard un tant soit peu concupiscent risque d'être présenté comme une "pression grave". Là encore, le rôle du juge promet d'être compliqué, car il sera confronté non pas à un acte de harcèlement défini de manière objective, mais à la perception du harcèlement par chacune des victimes. Le prétoire n'est pourtant pas le divan du psychanaliste, et il faudra bien définir des critères un peu plus objectifs.

Les peines

Les peines prévues pour les auteurs de harcèlement ne sont guère plus satisfaisantes. Pour la première incrimination, celle qui vise les actes répétés, le coupable risque un an de prison et 15 000 € d'amende. Pour la seconde, celle qui sanctionne l'acte unique, il encourt deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende. Rien ne dit pourtant que la seconde incrimination soit nécessairement plus grave que la première, et sanctionner plus durement un acte unique qu'une pratique répétée peut sembler quelque peu surprenant. Il est vrai que la preuve de la seconde infraction risque d'être si difficile à apporter que le risque d'être condamné sur cette base est bien modeste.

Heureusement, le parlement va débattre de ce projet. Son rôle sera de lui apporter une cohérence qu'il n'a pas, en suscitant un débat juridique qui n'a pas encore eu lieu. 

mardi 19 juin 2012

Accès aux origines et insémination avec donneur

Le tribunal administratif a rendu, le 14 juin 2012, un jugement largement médiatisé refusant l'accès aux origines d'une personne née d'une insémination avec donneur (IAD), en l'occurrence un don de sperme. La requérante, née d'une IAD, de même que son frère, demandait au Centre d'études et de conservation des oeufs et du sperme (CECOS) la communication de différentes informations relatives à son père biologique. L'examen de sa requête révèle sur ce point l'existence de deux revendications bien distinctes. 

Deux demandes distinctes 

La première vise la communication d'informations non identifiantes portant sur les antécédents médicaux du donneur, les raisons du don, et la question de savoir si le frère de la requérante est issue du même donneur. La seconde demande au tribunal d'enjoindre au CECOS de lui communiquer le nom du donneur de gamètes, sous réserve d'avoir recueilli son accord quant à la divulgation de cette filiation. Sur ce point, la requérante demande l'extension de la procédure organisée par la loi du 22 janvier 2002 pour permettre aux enfants nés sous X d'accéder à leurs origines, et de connaître leur mère, si elle le souhaite. 

A chacune de ces deux demandes, le tribunal administrative oppose une fin de non-recevoir. Ce rejet lui permet d'ailleurs d'écarter la demande d'indemnisation formulée par la requérante, qui évaluait le dommage subi par l'ignorance de son origine génétique à 100 000 €. 

Anonymat du donneur

Sur le fond, la décision n'est pas surprenante. L'article 16 al. 8 du code civil énonce en effet, qu'"aucune information permettant d'identifier celui qui a fait don d'un élément de son corps et celui qui l'a reçu ne peut être divulguée. Le donneur ne peut connaître l'identité du donneur, ni le receveur celle du donneur". Ce principe ne connaît qu'une seule exception, lorsque des nécessités thérapeutiques, par exemple l'existence d'une maladie génétique, rendent indispensable la connaissance de l'origine biologique (art. 1244-6 cps).

S'appuyant sur ce principe, d'ailleurs repris par l'article 1211-5 du code de la santé publique, le tribunal estime donc que la communication à la requérante de toute information sur son père génétique porterait atteinte à un secret protégé par la loi. De la même manière, la loi de 2002 sur l'accès aux origines ne concerne que les enfants nés sous X et aucun cas ceux issus d'un don de gamètes.

Cet anonymat du donneur ne repose pas seulement sur sur le principe éthique qui veut que les produits du corps humain ne peuvent être prélevés que par un don anonyme et gratuit. Il s'agit aussi, plus concrètement, d'assurer la protection juridique du donneur, et la pérennité des techniques d'assistance médicale à la procréation.


Thésée reconnu par son père

La protection du donneur 

Si l’identité du donneur pouvait être connue de l’enfant, nul doute que l’action visant à établir sa filiation réelle aurait toutes chances d’aboutir dès lors que, par hypothèse, son père légal n’est pas son père biologique. Une telle possibilité aurait pour conséquence de dissuader les donneurs de gamètes, peu désireux d’être ensuite l’objet d’une action en reconnaissance de paternité. Le Code civil les a mis à l’abri par son article 311-19, qui énonce que le consentement du couple receveur à une procréation médicalement assistée a pour effet d’interdire toute action en contestation de filiation. L'anonymat constitue l'instrument essentiel de l'effectivité de cette règle. 


La protection de l'assistance médicale à la procréation

En protégeant l'anonymat du don, c'est l'assistance médicale à la procréation elle-même qui se trouve protégée. Imaginons un instant, en effet, un donneur de sperme qui, vingt ou trente ans après son don, se trouve sollicité par un ou plusieurs enfants nés de ses gamètes. Cette intervention serait très probablement vécue comme une intrusion, car le donneur a entendu faire un geste altruiste, aider un couple à devenir parents. Il n'a pas souhaité devenir lui même le père de l'enfant à naitre. Toute levée de l'anonymat risquerait donc tout simplement de faire disparaître le don de gamètes, par crainte de ses éventuelles conséquences, à long terme. Plus grave, elle conduirait aussi à privilégier une conception finalement très archaïque de la paternité, faisant prévaloir le lien biologique sur le lien social. 




dimanche 17 juin 2012

Statut pénal du Chef de l'Etat : la réforme devient urgente

Un arrêt de l'assemble plénière de la Cour de cassation, rendu le 15 juin 2012, témoigne de la nécessité d'une réforme rapide du statut pénal du Chef de l'Etat. La décision, rendue précisément le dernier jour de l'immunité de Nicolas Sarkozy, intervient à l'issue de l'une de ces affaires de petite délinquance dont personne n'aurait jamais parlé si elle n'avait touché le Président de la République. En 2008, ce dernier avait été victime d'un piratage de son compte bancaire et escroqué d'une centaine d'euros. Rien que de très banal, si ce n'est que les délinquants ont été recherchés et arrêtés avec  un zèle et rapidité tout à fait exceptionnels. Rien que de très banal, si ce n'est que le Président de la République en exercice s'est porté partie civile et que l'un des prévenus a soulevé l'irrecevabilité de cette constitution de partie civile. 

En première instance, en octobre 2009, le tribunal correctionnel de Nanterre avait déclaré recevable la constitution de partie civile du Président, mais sursis à statuer sur la demande de dommages et intérêts, renvoyant sa décision à l'issue du mandat présidentiel. Le 8 janvier 2010, la Cour d'appel de Versailles avait cassé cette décision, et accordé au Président Sarkozy un euro de dommages et intérêts, en estimant que le débat contradictoire avait été "effectif". La Cour de cassation confirme sur ce point la décision du juge d'appel en affirmant que "en sa qualité de victime", le Président de la République est recevable à exercer les droits de la partie civile pendant la durée de son mandat. 

Un dédoublement de personnalité pénale

La décision de la Cour de cassation conduit à opérer une sorte de "dédoublement de la personnalité pénale" du Chef de l'Etat. Lorsqu'il est accusé, l'article 67 de la Constitution lui offre un statut extrêmement protecteur, puisqu'il "ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction (...) être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite". On se souvient que, dans l'affaire Clearstream, le Président de la République avait évoqué à la télévision les prévenus, dont Dominique de Villepin, en les qualifiant de "coupables". Le tribunal de grande instance de Paris, saisi en référé d'une plainte pour atteinte à la présomption d'innocence, avait alors sursis à statuer sur cette affaire. 

En revanche, lorsqu'il est accusateur, lorsque son intervention dans le procès pénal relève de sa propre initiative, il redevient mystérieusement un justiciable comme les autres, une malheureuse victime qui doit obtenir une réparation rapide et effective. Pour parvenir à un tel résultat, la Cour de cassation utilise deux arguments essentiels. 

Gilbert Thiel, Bernard Swysen, Marco Paulo. Le pouvoir de convaincre. 2012


Le refus de renvoi de la QPC 

Le premier réside tout entier dans la référence à la décision du 10 novembre 2010, par laquelle la Chambre criminelle refuse de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC portant sur la conformité à la Constitution de l'article 2 du code de procédure pénale. Celui-ci en effet ne prévoit pas l'impossibilité pour le Président de la République en exercice de se constituer partie civile. Dès lors que la QPC n'a pas été transmise, le moyen devient inopérant, et il est impossible d'apprécier la recevabilité de cette étrange constitution de partie civile au regard des principes de séparation des pouvoirs et de respect des droits de la défense. Sur ce point, la décision de la Chambre criminelle du 10 novembre 2010 permet à l'Assemblée plénière d'écarter les moyens les plus redoutables. 

L'égalité des armes

Le second motif de la décision réside dans l'affirmation que la recevabilité de la constitution de partie civile du Président n'entraîne aucune violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne. Pour la Cour de cassation, le droit à un tribunal impartial ne vise que les juges du siège. Et ces derniers bénéficient de conditions de nomination et d'un statut qui les met à l'abri des pressions et des instructions de l'Exécutif. 

La question de l'indépendance du parquet, et de sa soumission à l'Exécutif, se pose de manière beaucoup plus immédiate. En l'espèce, l'ordonnance de renvoi signée par le juge d'instruction reprenait mot à mot les réquisitions du Parquet, c'est à dire concrètement du procureur Courroye, dont on sait qu'il est un ami personnel de Nicolas Sarkozy. Mais la chance sourit à la Cour de cassation, car si le moyen est évoqué, il est cité par référence au recours présenté par un autre accusé. La Haute Juridiction considère donc "que le demandeur n'est pas recevable à se prévaloir des observations présentées par un autre prévenu". 

De la décision de la Cour de cassation, on doit déduire que les prévenus et le Président de la République étaient placé dans une situation de parfaite égalité des armes, au sens de la Convention européenne des droits de l'homme. C'est tellement vrai qu'à l'issue de la procédure, le Président de la République conserve le droit de réformer la décision de justice, en usant de son droit de grâce. 

La Cour de cassation est au moins parvenue à démontrer l'urgence de la réforme du statut pénal du Chef de l'Etat.


vendredi 15 juin 2012

Le rapporteur public, ou le Palais Royal assiégé

Le Conseil d'Etat, dans sa citadelle du Palais Royal, s'efforce de repousser bravement l'envahisseur. Et la vie n'est pas facile pour pour le camp retranché, car la Cour européenne mène l'assaut en plusieurs vagues. Elle menace une procédure contentieuse toujours marquée par les origines de la Haute Juridiction, conçue à une époque le Conseil d'Etat incarnait l'administration qui se juge, avant de devenir le juge de l'administration. Et le maillon faible de cette procédure, celui vers lequel les attaques sont dirigées, est précisément le rapporteur public, nouvelle dénomination de l'ancien commissaire du gouvernement.

Protégé derrière ses remparts, le Conseil se trouve aussi enfermé dans sa position défensive. Pourquoi remettre en cause une procédure contentieuse considérée comme parfaite ? Le Conseil d'Etat ne représente-t-il pas la perfection dans la protection de l'administré ? L'idée générale est donc de résister autant que possible aux assauts du juge européen, en acceptant des réformes minimalistes.

Après deux assauts successifs, la Cour européenne se prépare à en livrer un troisième qui pourrait être fatal à l'actuelle procédure.

Escarmouches

La première escarmouche est venue des arrêts Kress c. France du 7 juin 2001 et Martinie c. France du 12 avril 2006 qui ont sanctionné la présence du commissaire du gouvernement au délibéré. Dès lors qu'il était le dernier à s'exprimer lors de l'audience, sa participation au délibéré violait en effet l'égalité des armes et le respect du contradictoire. Un décret du 1er août 2006 a donc quelque peu amélioré la situation. D'une part, les conclusions sont communiquées aux parties qui peuvent y répondre par des observations orales. D'autre part, le commissaire du gouvernement est désormais exclu du délibéré, mais pas partout. Seuls les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel sont concernés par cette exclusion. Le Conseil d'Etat demeure, sur ce point, à l'abri de toute évolution, figé dans un isolement splendide. Son rapporteur est donc présent au délibéré, sauf dans l'hypothèse, fort rare, où l'une des parties demande qu'il en soit exclu.

Fortifications autour du Conseil d'Etat, assiégé par la Cour européenne


1er Assaut

Hélas, cette première victoire, au demeurant fort modeste, a donné des ailes à l'agresseur strasbourgeois. Dans l'affaire UFC Que Choisir de Côte d'Or c. France du 30 juin 2009, l'attaque a porté cette fois sur l'absence de communication aux parties de la note du rapporteur et du projet de décision. Là encore, c'est évidemment le principe d'égalité des armes qui se trouve menacé.

La situation était grave, mais pas désespérée. Les stratèges du Conseil d'Etat ont su réagir, en alliant l'anticipation et les opérations spéciales.

L'anticipation tout d'abord, car le Conseil d'Etat s'est empressé de faire publier le décret du 7 janvier 2009, qu'il avait lui même rédigé, afin que ce texte intervienne avant la délibération de la Cour européenne. Ce décret met en place l'une de ces réformes en profondeur qui témoigne de l'esprit novateur du Conseil d'Etat. Le "rapporteur public" succède à l'ancien "commissaire du gouvernement". Cette nouvelle dénomination permet certes de lever enfin l'ambiguïté attachée à cette fonction, qui la faisait parfois présenter comme la voix de l'Exécutif. Mais que ceux qui redoutaient un changement d'envergure soient rassurés. Le Conseil s'est borné à appliquer la tactique du Prince Salinas qui, dans Le Guépard, appelait "à tout changer pour que rien ne change". De fait , le rapporteur public ressemble comme un frère à l'ancien commissaire du gouvernement, et il prononce ses conclusions devant la juridiction de juge après avoir eu communication de la note du rapporteur et du projet d'arrêt.

Les opérations spéciales ensuite, car l'affaire UFC Que Choisir a finalement fait long feu. Il est vrai que le juge français devant la Cour, membre du Conseil d'Etat, s'était déporté pour laisser la place à un juge ad hoc,... lui-même ancien membre du Conseil d'Etat. Surtout, un peu mystérieusement, l'association requérante avait retiré le grief portant sur l'absence de communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d'arrêt. La Cour a donc rendu une décision d'irrecevabilité, sauvant in extremis la procédure contentieuse.

2è assaut

Après tous ces efforts, le Conseil d'Etat pouvait espérer avoir gagné la bataille, et sauvé le rapporteur public. Il n'en a rien été et la Cour européenne engage aujourd'hui un nouvel assaut avec l'affaire François Marc-Antoine, dans laquelle le requérant invoque la même violation du principe d'égalité des armes, puisqu'il n'a pas obtenu communication de la note du rapporteur et du projet d'arrêt.

Quelle sera la réaction de la citadelle assiégée face à ce nouvel assaut ? Bien sûr, le Conseil d'Etat peut  organiser des colloques destinés à montrer la supériorité de sa procédure contentieuse. Il peut aussi obtenir des tierces interventions diverses et variées destinées à en convaincre la Cour. Mais cette défense un peu désespérée risque fort d'être contre-productive. La nécessité d'une réforme d'envergure touche aujourd'hui l'ensemble du monde de la justice. L'indépendance du parquet est à l'ordre du jour, après cinq ans de résistance à la jurisprudence de la Cour européenne, et d'efforts pour maintenir un contrôle de l'autorité judiciaire par l'Exécutif. Le camp retranché du Palais Royal n'aurait il pas intérêt à tenter une sortie, voire à engager des négociations en vue d'une mise en conformité de sa procédure avec le principe du contradictoire ?


mardi 12 juin 2012

QPC : le Conseil constitutionnel voit double sur le dégrisement

Le Conseil constitutionnel a rendu, le 8 juin 2012, une décision sur la conformité à la Constitution de la disposition du code de la santé publique qui autorise les autorités de police à placer une personne trouvée en état d'ivresse dans un lieu public en cellule de dégrisement "jusqu'à ce qu'elle ait recouvré la raison" (art. L 3341-1 csp). La Cour de cassation a en effet transmis au Conseil une QPC sur cette question, le 30 mars 2012, portant sur l'actuelle rédaction de ces dispositions, issues de la loi du 14 avril 2011 réformant la garde à vue.

L'argument essentiel : l'article 66

Le recours, initié par M. Mickaël D., s'inscrit dans une longue suite de décisions fondées sur le non respect de l'article 66 de la Constitution, selon lequel "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi". C'est ainsi que le Conseil a déjà imposé l'intervention du juge judiciaire pour prolonger la rétention administrative des étrangers après sept jours, ou l'hospitalisation psychiatrique sans le consentement du patient après quinze jours. 

Il est vrai que le passage en cellule de dégrisement, ou en "chambre de sûreté" pour reprendre la formulation légale, implique nécessairement une privation de liberté. Mais le juge constitutionnel refuse cependant de considérer qu'elle emporte impérativement l'intervention du juge judiciaire. Conformément à sa jurisprudence, il estime que la durée de l'enfermement est très brève, et que l'atteinte au principe de sûreté est, dans ce cas précis, à la fois nécessaire et proportionnée. En effet, l'ivresse sur la voie publique porte atteinte à l'ordre public et à la santé des personnes. La détention en cellule de dégrisement apparait alors une mesure proportionnée à la menace que représente la personne pour l'ordre public, voire pour elle-même.

Jacques Offenbach. La Vie Parisienne. 3è acte.
 "Il est gris, tout à fait gris"

Une mesure de police administrative

Le Conseil confirme ainsi que le maintien en cellule de dégrisement est une mesure de police administrative, reposant sur la nécessité de garantir l'ordre public.

Sur ce point le Conseil rejoint la Convention européenne des droits de l'homme, dont l'article 5 que "nul ne peut être privé de sa liberté, sauf (...)  s'il s'agit de la détention régulière (...) d'un alcoolique". Dans un arrêt Witold Litwa c. Pologne du 4 avril 2000, la Cour admet ainsi l'existence de cellules de dégrisement pour "les personnes dont la conduite et le comportement sous l'influence de l'alcool constituent une menace pour l'ordre public ou pour elles-mêmes". Dans ce cas, la Cour tolère même l'absence de diagnostic médical, supposant que les forces de police polonaises savent reconnaître un alcoolique. Le droit français impose, en revanche, la visite d'un médecin avant la mise en cellule de dégrisement, afin de s'assurer que le patient ne présente pas une autre pathologie et que  l'hospitalisation n'est pas nécessaire.

La police administrative imbriquée dans la police judiciaire.

En tout état de cause, cette mesure de police administrative présente la caractéristique d'être étroitement imbriquée dans des actions de police judiciaire. Le personnel qui décide le placement en cellule de dégrisement tout d'abord, est le personnel de police, celui-là même qui va constater l'infraction d'ivresse publique, voire placer l'intéressé en garde à vue.

Ce partage reflète le double visage de la notion d'ivresse publique. Elle implique d'abord une infraction punie d'une peine contraventionnelle, sanctionnant le fait de se trouver en état d'ébriété sur la voie publique (art. R 3353-1 csp). Mais elle suppose également le placement en cellule de dégrisement pour protéger à la fois l'ordre public et la personne. Cette mesure est bien distincte de l'infraction pénale. Elle n'a pas pour objet la punition mais la protection, comme en témoigne le fait que la personne peut aussi être confiée à un tiers qui s'en porte garant.

Un double point de départ du délai de garde à vue

Ce partage entre police administrative et judiciaire rencontre une autre difficulté, lorsqu'il s'agit d'organiser l'articulation entre la rétention en cellule de dégrisement et, s'il y a lieu, la garde à vue. C'est précisément sur ce point que le Conseil constitutionnel apporte quelque précision, par une réserve d'interprétation.

Il précise en effet que le passage en cellule de dégrisement doit être décompté de la garde à vue. Cette réserve constitue évidemment une garantie pour la personne concernée, dès lors que le juge sera saisi à l'issue de la durée de 24 heures, comme si elle avait été interpellée à jeun. En revanche, cette réserve présente l'inconvénient d'imposer deux points de départ à la garde à vue. Le premier part de l'interpellation et fait courir la durée de la garde à vue, jusqu'à son éventuelle prorogation. Le second part du moment où la personne a recouvré sa raison, c'est à dire le moment précis où la garde à vue peut lui être notifiée et où les auditions peuvent commencer.

Ce double point de départ du délai de garde à vue n'était pas ignoré de la Cour de cassation. Il n'en demeure pas moins qu'il risque d'être source d'une certaine complexité contentieuse.