« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 14 février 2012

La Cour européenne au secours de la presse people

La Cour européenne des droits de l'homme vient de rendre, le 7 février 2012, deux décisions consacrées à cet équilibre toujours si difficile à réaliser entre la liberté de presse et le droit au respect de la vie privée. 

La première décision, Axel Springer AG c. Allemagne, trouve son origine dans un recours d'un organe de presse, en l'espèce le journal Bild, qui avait publié plusieurs articles relatifs à l'arrestation pour détention et consommation de cocaïne d'un acteur célèbre, incarnant un commissaire de police dans une série télévisée récente, très regardée outre-Rhin. Ce dernier a obtenu du tribunal de Hambourg l'interdiction de ces publications, au motif qu'elles portaient atteinte à la "protection de sa personnalité", que l'on peut définir comme le droit à la réputation, considérée comme un élément de la vie privée de la personne. 

La seconde décision, Von Hannover c. Allemagne, trouve à l'inverse son origine dans la requête d'un couple célèbre, composé d'une ressortissante monégasque et d'un ressortissant allemand. Ils se plaignent du refus des tribunaux allemands d'interdire la publication par "Frau Im Spiegel" de photographies qu'ils considèrent comme portant atteinte à leur vie privée et à celle de leur famille.

La prééminence de la liberté de presse

Dans les deux cas, la Cour européenne fait prévaloir la liberté de presse (article 10 de la Convention) sur la vie privée (article 8). 

Dans la décision Axel Springer, elle considère que l'interdiction prononcée à l'encontre de Bild par les tribunaux allemands constituait bien une ingérence dans la vie privée du requérant, mais que cette ingérence n'était pas "nécessaire dans une société démocratique", au sens de la Convention. En effet, le journal, en rappelant les conditions d'arrestation de l'acteur, se bornait à reprendre des informations publiques et même confirmées par le procureur. Rien ne justifiait donc une mesure d'interdiction aussi rigoureuse. Dans le second cas, la Cour constate que les juges allemands ont réalisé un arbitrage équilibré entre les deux libertés en cause, en estimant que les photos litigieuses contribuaient à un "débat d'ordre général".  

Si l'on étudie ces deux décisions au seul regard du droit européen (voir en particulier l'excellente chronique de N. Hervieu dans la lettre ADL), on constate une certaine évolution. Une comparaison s'impose en effet avec un premier arrêt Von Hannover c. Allemagne du 24 juin 2004. La Cour avait alors estimé que la publication de photos, dont certaines prises à l'insu des intéressés, et toujours dans des activités privées constituaient une violation de l'article 8. Aujourd'hui, la Cour estime que la maladie du Prince Rainier n'est pas un élément de sa vie privée et de celle de sa famille, mais relève d'un "débat d'ordre général", notion aux contours suffisamment flous pour justifier beaucoup de publications des tabloïds. 

Les critères de la vie privée

L'arrêt Von Hannover, celui de 2012, n'est pas sans rappeler la naissance même de la notion  de "vie privée" en droit français. En 1858, le tribunal civil de la Seine condamne la publication d'une photo de la comédienne Rachel sur son lit de mort. Le ministère public proclame alors : "Quelque grande que soit une artiste, quelque historique que soit un grand homme, ils ont leur vie privée distincte de leur vie publique, leur foyer domestique séparé de la scène et du forum. Ils peuvent vouloir mourir dans l'obscurité quand ils ont vécu, ou parce qu'il ont vécu, dans le triomphe". Etrange proximité avec l'affaire Von Hannover, dans laquelle les requérants se plaignaient finalement d'être harcelés par des journalistes en quête d'informations sur la maladie du prince monégasque. 

Rachel sur son lit de mort. 1858

En schématisant quelque peu, on peut considérer que la jurisprudence française relative à la protection de la vie privée repose essentiellement sur la notoriété de la personne. La vie privée du simple "quidam" doit être protégée avec davantage de rigueur que celle de la célébrité qui s'expose volontairement à la vue des autres. Cela ne signifie pas que la notoriété conduise à lever toute protection, mais l'atteinte à la vie privée s'apprécie alors selon deux critères.

L'abri de la vie privée

Le premier conduit à s'interroger sur les conditions de divulgation des informations ou des images contestées. Lorsque cette divulgation a lieu à l'insu de la personne, l'atteinte à la vie privée est clairement établie. Dès 1855, le tribunal civil de la Seine avait ainsi jugé "qu'un artiste n'a pas le droit d'exposer un portrait, même au Salon des Beaux-Arts, sans le consentement et surtout contre la volonté de la personne représentée". Il avait alors interdit en référé l'exposition du portrait de la directrice des Soeurs de la Providence. Ce principe repose aujourd'hui sur l'article 9 du code civil ou sur l'article 226-1 du code pénal, selon la voie de droit choisie par le requérant.

Le second critère est plus délicat car il relève d'une appréciation largement psychologique. La victime avait-elle le sentiment d'être à l'abri des regards lorsque la photo a été prise ? Avait elle fait l'effort de cacher aux regards indiscrets les informations confidentielles divulguées ? L'espace privé est, par hypothèse, celui où la personne se sent à l'abri et c'est lui qu'il convient de protéger.

Ces deux critères ne sont pas ignorés de la Cour européenne qui les mentionne dans ses décisions. La première décision Von Hannover de 2004 reposait d'ailleurs entièrement sur le fait que les photos dont les requérants contestaient la publication avaient été prises "de manière clandestine, à une distance de plusieurs centaines de mètres, probablement d'une maison avoisinante". Les requérants étaient alors victimes d'une ingérence dans leur vie privée, alors même qu'ils bénéficiaient d'une "espérance légitime" de pouvoir vivre à l'abri, dans un espace purement privé. L'espace de la vie privée est donc finalement celui où l'on peut espérer être tranquille.

Le critère de "l'intérêt général" au secours de la presse people 

Sur ces poins, les décisions de la Cour européenne rejoignent totalement la jurisprudence française. Il n'en est pas tout à fait de même pour le critère de "l'intérêt général" mis cette fois en avant par la Cour. Dans l'affaire Axel Springer, elle considère que le récit et les photos de l'arrestation d'un acteur célèbre présentent un "certain intérêt général", dès lors qu'il s'agit de rendre compte d'une affaire judiciaire déjà rapportée par le bureau du procureur. Dans l'affaire Von Hannover, les photos de la famille princière en vacances aux sports d'hiver constituent une "contribution à un débat d'intérêt général", dès lors que la presse se posait des questions sur l'état de santé du prince Rainier de Monaco.

Ce critère suscite un certain malaise. Est-il désormais suffisant d'invoquer l'intérêt général pour pouvoir étaler dans les journaux l'état de santé d'une personne ou nuire définitivement à sa réputation, alors même qu'arrêtée, elle demeure juridiquement innocente ? En tout cas, cette appréciation de "l'intérêt général" permet de faire prévaloir la liberté de presse sur la vie privée dans pratiquement tous les cas de figure.

Pour le moment,  les juges français n'ont pas repris ce critère, et on ne peut que s'en réjouir. Il se situe en effet dans la droite ligne d'une jurisprudence très influencée par une conception anglo-saxonne de la liberté d'expression, extrêmement compréhensive à l'égard des atteintes à la vie privée des personnes célèbres. La prolifération des journaux "people" et autres tabloïds en est d'ailleurs la meilleure illustration, hélas.



dimanche 12 février 2012

L'hébergement d'urgence comme liberté fondamentale

Au moment où le froid a malheureusement provoqué le décès de plusieurs personnes sans abri, le Conseil d'Etat a rendu, le 10 février 2012, une ordonnance de référé particulièrement remarquée. Il consacre le droit à l'hébergement d'urgence comme une "liberté fondamentale", justifiant, le cas échéant, une injonction du juge administratif pour en imposer le respect. L'association Droit au Logement (DAL) a immédiat salué cette décision "historique", estimant que cette jurisprudence devrait bientôt conduire à la réquisition de logements vacants par les préfets. 

Une mesure d'urgence.

M. Karamoko F. habitait un immeuble à Gentilly, entièrement détruit par un incendie le 17 janvier 2012. Après le sinistre, il a été hébergé une nuit par la mairie de Gentilly, puis une seconde nuit par le service de veille sociale de la région Ile de France. A l'issue de ces deux nuits, tout hébergement lui a été refusé, et il s'est donc retrouvé sans abri. Il a alors saisi le tribunal administratif, afin d'obtenir une mesure d'urgence, plus précisément un référé-liberté. Aux termes de l'article 521du code de justice administrative, le juge peut en effet, dans une situation d'urgence, "ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté"à laquelle une personne publique aurait "porté une atteinte grave et manifestement illégale". M. Karamoko F. n'a pas obtenu une telle mesure du tribunal administratif le 3 février 2012. 

Le Conseil d'Etat va, quant à lui, lui offrir une satisfaction, certes purement morale. Il reconnait en effet que cette mesure d'urgence est possible dans le but de protéger le droit à un hébergement d'urgence, considéré donc comme une liberté fondamentale. Mais en l'espèce, le prononcé d'une telle injonction est inutile, puisque le requérant a obtenu un hébergement d'urgence la veille de l'audience du Conseil d'Etat. Ce refuge providentiel vient à point, et la Haute Juridiction considère en conséquence qu'il n'y a pas lieu de statuer. 

Chacun sait que le Conseil d'Etat effectue généralement ses revirements de jurisprudence en deux temps. Une première décision, comme celle qui vient d'être rendue, commence par faire évoluer le raisonnement juridique, reconnaître un nouveau principe ou adopter une nouvelle interprétation de la règle de droit, avant de rejeter la requête dans le cas d'espèce. C'est très précisément ce que vient de faire la Haute Juridiction. Il reste donc à attendre la seconde décision qui reprendra ce raisonnement juridique pour le mettre en oeuvre, cette fois de manière positive.




Easter Parade. Charles Walters 1948
Judy Garland et Fred Astaire dans "Couple of Swells"
Deux sans-abri hébergés chez les Vanderbilt ...


Autonomie du droit à l'hébergement

La loi DALO du 5 mars 2007 énonce, dans son article 4, que toute personne accueillie dans un hébergement d'urgence "a le droit d'y rester jusqu'à ce que lui soit proposée une place en hébergement stable ou un logement adapté à sa situation". Cet article 4 figure dans le titre I de la loi consacré au "droit au logement". L'hébergement est présenté comme "stable", c'est à dire impliquant une prise en charge durable de la personne sans abri.

Le Conseil d'Etat préfère s'appuyer sur l'article 73 de la loi du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l'exclusion. Elle introduit dans le code de l'action sociale et des familles un article L 345-2-2 qui énonce que "toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique et sociale a droit à un hébergement d'urgence". On notera la différence entre les deux textes. Le premier demande un hébergement "stable", le second envisage un hébergement "d'urgence", répondant à une situation de crise, par là-même précaire. 

La Haute Juridiction aurait pu considérer que la loi de 2009 avait pour objet de mettre en oeuvre celle de 2007, l'hébergement d'urgence étant considéré comme l'une des facettes du "droit au logement opposable". Elle a choisi de rappeler que les personnes sans-abri sont  des citoyens titulaires de droits. Cette démarche proclamatoire n'est sans doute pas inutile, mais entraine le risque d'une distinction qui pourrait se révéler fâcheuse entre le logement décent et l'hébergement précaire. 

Contrôle du juge

Après cette affirmation, le Conseil d'Etat prend soin de définir avec précision l'étendue de son contrôle. Il énonce que "l'atteinte grave et illégale" au droit à l'hébergement d'urgence ne peut être constatée qu'en cas de "carence caractérisée" des autorités publiques. Cette formule impose un contrôle des "diligences accomplies par l'administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l'âge, de l'état de santé et de la situation de famille de la personne intéressée".

En l'espèce, le juge ne statue pas sur le fond, puisque M. Karamoko F. a finalement bénéficié d'un hébergement d'urgence. La formule employée montre clairement cependant que le Conseil d'Etat reconnait que l'administration n'a dans ce domaine qu'une obligation de moyens. Comme pour le "droit au logement opposable", le droit l'hébergement se heurte à l'impossibilité matérielle de mettre en oeuvre les engagements de l'Etat. Le nombre de places est insuffisant, et l'administration se voit contrainte de faire un tri entre les demandeurs, privilégiant ceux qui sont en mauvaise santé, ou qui ont une charge de famille. Le Conseil d'Etat n'ignore rien de ces difficultés matérielles, et il prend garde d'apprécier les efforts de l'administration "en tenant compte des moyens dont elle dispose".  Cette prudence ne laisse pas augurer une décision qui viendrait directement enjoindre aux préfets de réquisitionner des logements vacants. Ne serait-ce que parce que, dans les "moyens dont dispose l'administration", il y a d'abord le recours aux locaux publics dont l'utilisation est beaucoup moins onéreuse qu'une réquisition de biens privés, qui implique nécessairement l'indemnisation des propriétaires.

De la même manière que l'on a consacré le "droit au logement sans logements", on garantit "le droit à l'hébergement d'urgence sans hébergements". Le Conseil d'Etat proclame un droit, ce qui donne satisfaction aux associations, mais il constate aussi la nécessité de gérer la pénurie, ce qui donne satisfaction aux administrations. Hélas, il est assez fréquent que l'on consacre un droit avec une solennité d'autant plus grande que l'on n'est pas en mesure de le faire respecter.




jeudi 9 février 2012

Google face à l'Europe

Le mardi 24 janvier 2012, Google a annoncé la mise en place de nouvelles règles de confidentialité au profit de ses utilisateurs. L'entreprise précise qu'il s'agit de "faire évoluer près de soixante règles de confidentialité distinctes, et de les remplacer par une nouvelle version unique, à la fois complète, concise et simple à lire". Ces règles de confidentialité expliquent ensuite les données qui sont collectées, l'utilisation qui en est faite, les fonctionnalités proposées à l'usager  dont les modalités d'accès et de rectification. En tout état de cause, ces règles nouvelles ne présentent aucun caractère contractuel et présentent plutôt l'apparence d'une sorte de "code de déontologie" que l'entreprise s'engage à respecter.

Cette volonté d'élaborer une démarche cohérente en matière de protection des données et de la rendre mieux accessible aux utilisateurs inspire plutôt la sympathie. Ces derniers ont ainsi été informés de cette nouvelle politique à la fois sur la page d'accueil de Google et souvent par courriel. Mais ne soyons pas naïfs, cette centralisation des données offre également des avantages à l'entreprise qui pourra ainsi développer des profils plus précis de ses 350 millions d'utilisateurs, et adapter en conséquence sa politique publicitaire. Derrière la protection de la vie privée se cache donc une démarche de profilage et de repérage.

Le droit selon Google

La question est évidemment posée du contrôle juridique de cette politique de confidentialité. Et force est de constater que Google entend plus ou moins ouvertement développer et faire prévaloir son propre droit. L'entreprise le reconnait avec franchise. Dans la rubrique "Respect de la réglementation", elle affirme  : "Nous vérifions régulièrement que nous respectons les présentes Règles de confidentialité. Nous nous conformons (..) à plusieurs chartes d'auto-régulation". On ne peut affirmer plus clairement que Google accepte de respecter quelques règles, à la condition que la firme les ait elle-même élaborées. 

Sa position vis à vis à du droit des Etats confirme cette approche. Google évoque alors les "autorités locales chargées de protection des données", autorités locales et non pas nationales, comme si les territoires étatiques étaient placés sous l'administration bienveillante de la firme. Quoi qu'il en soit, Google n'envisage pas de se soumettre aux législations des différents Etats, mais accepte seulement de "coopérer" avec ces "autorités locales", et uniquement pour résoudre les litiges qui n'auraient pas pu être résolus par une contact direct entre l'entreprise et les utilisateurs. Le droit des Etats n'est donc plus qu'une voie subsidiaire de règlement des litiges.

Jean-Luc Godard. Alphaville. 1965


Les réticences du G29

L'unilatéralisme de la firme a évidemment suscité quelque émoi parmi les institutions chargées de la protection des données, qui se réunissent, au sein de l'Union européenne, dans un groupe informel surnommé le "G29". Ce groupe, créé par l'article 29 de la directive du 24 octobre 1995 (d'où son nom) regroupe les 27 autorités indépendantes chargées de la protection des données dans les 27 pays de l'UE.  S'il n'a pas de pouvoir de décision, il offre cependant une expertise précieuse aux autorités de l'Union européenne, et plus précisément à la Commission.

Pour prendre le temps d'expertiser les nouvelles règles de confidentialité de Google, le président du G29, M. Jacob Khonstamm, a demandé, dans une lettre du 2 février adresse au Président de Google, "une pause" dans leurs mise en oeuvre. Son objet est de "faire en sorte qu'il ne puisse y avoir aucun malentendu quant aux engagements de Google pour les droits d'information de leurs usagers et des citoyens de l'UE". La CNIL française a été chargée de réaliser un audit de ces nouvelles règles, pour apprécier leur conformité aux droits des Etats membres et au droit de l'Union.

Pour le moment, Google refuse cette demande. L'entreprise explique qu'elle a prévenu les différentes institutions européennes concernées, et qu'elle maintient donc sa décision de mettre en oeuvre ces nouvelles règles de confidentialité le 1er mars 2012. De son côté, la CNIL française affirme qu'elle n'a été informée que deux jours avant l'annonce officielle de ces nouveaux standards de confidentialité. D'autres autorités, comme la DPA néerlandaise précisément présidée par M. Khonstamm, n'ont même pas été informées du tout.

L'affaire illustre malheureusement une tendance des entreprises américaines qui ignorent superbement le droit des pauvres "natives" européens. Pour le moment, Google peut agir ainsi car le G29 ne dispose d'aucun moyen de contrainte à son égard. Reste tout de même que le droit de la protection des données n'est pas élaboré par les entreprises mais par les Etats et les instances communautaires. A cet égard, Google est simplement un sujet de droit, comme n'importe quel citoyen ou n'importe quelle entreprise. Et si la concertation n'aboutit pas, du fait de la mauvaise volonté du principal intéressé, peut être l'Union européenne et les Etats membres devront-ils réfléchir et se tourner vers des instruments juridiques plus contraignants ?

Les citoyens de l'Union européenne qui se voient interdire d'accéder à des sites de téléchargement au nom des droits légitimes de propriété des "Majors" américaines verraient sans d'un mauvais oeil une entreprise américaine écarter avec mépris le droit communautaire. Ou alors doit-on considérer que ces firmes invoquent le droit quand il leur rapporte de l'argent, et le récuse quand il leur impose des contraintes ?






mardi 7 février 2012

Procréation médicalement assistée et double don : la Cour de cassation bloque la QPC

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Le droit positif ne modifie pas sa position toujours réservée à l'égard des techniques de procréation médicalement assistée. La  Cour européenne, dans une décision du 3 novembre 2011 avait considéré comme conforme à la Convention la loi autrichienne qui interdit les méthodes d'assistance à la procréation fondées sur un double don d'ovocytes. Est ainsi affirmé le principe selon lequel un enfant doit être génétiquement rattaché à au moins l'un de ses deux parents. 

C'est aujourd'hui au tour de la Cour de cassation de pérenniser cette prohibition du double don, dans une décision de la 1ère Chambre civile, rendue le 19 janvier 2011. Elle était saisie par une femme qui s'est rendue en Espagne pour bénéficier d'un double don de gamètes, et qui a demandé la prise en charge des différentes interventions à la Caisse primaire d'assurance maladie. Elle conteste le refus qui lui a été opposé, en invoquant l'inconstitutionnalité de l'article L 2143-1 du code de la santé publique qui énonce qu'un enfant "ne peut être conçu avec des gamètes ne provenant pas d'un au moins des membres du couple". La Cour de cassation va estimer que cette disposition ne doit pas être transmise au Conseil constitutionnel. 

On pourrait évidemment méditer sur le cas de cette requérante qui se rend en Espagne pour échapper aux contraintes de la loi française, et exige ensuite le remboursement des frais qu'elle a exposés. On pourrait aussi s'interroger sur la sévérité très inhabituelle de la Cour de cassation, qui a généralement tendance à laisser passer les QPC avec une grande mansuétude.

Irrecevabilité de la QPC

Quoi qu'il en soit, la Cour n'est évidemment pas liée par la décision la Convention européenne. Cette dernière avait en effet admis la conventionnalité de la législation autrichienne interdisant le double don, en se fondant sur sa compatibilité avec l'article 8 de la Convention, qui énonce le droit à la vie privée et familiale. La Cour, saisie d'une demande de QPC, doit se pencher sur la conformité de cette interdiction à la Constitution et non pas à la Convention européenne. En l'espèce, la Cour choisit de déclarer la QPC irrecevable, en estimant que le Conseil constitutionnel s'est déjà prononcé sur la constitutionnalité de l'article L 2143-1 csp. 

La décision est juridiquement parfaite, dès lors que le Conseil avait effectivement été saisi de la loi de bioéthique du 29 juillet 1994 et qu'il avait lors déclaré sa conformité à la Constitution dans une décision du 27 juillet 1994.  

Certes, mais il n'en demeure pas moins que la Cour aurait pu statuer différemment et renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel. 

Berthe Morisot. Le berceau


Le changement de circonstances

Il est vrai que le Conseil s'était prononcé en juillet 1994, et la Cour affirme "que n'est survenu aucun changement de circonstances de nature à justifier que la conformité de cette disposition à la Constitution soit à nouveau examinée par le Conseil constitutionnel". Plusieurs éléments pourraient cependant venir à l'appui du raisonnement contraire. En effet, la loi de 1994 a été modifiée par la loi du 7 juillet 2011 qui, elle, n'a jamais été déférée au Conseil. Cette nouvelle intervention du législateur pourrait elle être considérée comme un changement de circonstances ? Peut-être pas. Mais le développement considérable du "tourisme de la procréation" constitue également une évolution qui n'avait guère été envisagée en 1994 et qui pose aujourd'hui des problèmes nouveaux. En tout état de cause, la Cour aurait pu considérer que la loi de 1994 avait connu un changement de circonstances. 

Des questions sans réponses

L'irrecevabilité présente cependant l'avantage de ne pas avoir à s'interroger sur le problème essentiel de ce texte. En effet, il conduit à écarter les couples doublement stériles du droit d'accéder aux techniques de procréation. On pourrait évidemment y voir une rupture du principe d'égalité devant la loi, voire une discrimination pure et simple à l'égard de ces couples qui souffrent d'un double handicap. Et la question n'est pas résolue par la décision de 1994, le Conseil ne s'étant pas prononcé sur ce point, certainement pour laisser au législateur le soin de définir ce qui est acceptable ou non par la société en matière de bioéthique. 

En refusant la transmission de la QPC, la Cour de cassation laisse cependant ces questions sans réponses. C'est dommage. 



lundi 6 février 2012

Vidéoprotection ou vidéosurveillance. Encore des caméras.

Le décret du 27 janvier 2012 relatif à la vidéoprotection est passé largement inaperçu. Il est vrai qu'il ne s'agit que de mettre en application la loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ( Loppsi 2). La loi précise le régime juridique de l'utilisation de ces technologies. C'est ainsi que l'installation d'un système de vidéoprotection est soumise à une autorisation administrative, et que des contrôles sont organisés, soit par une commission département de vidéoprotection, soit par la CNIL à la demande de la commission départementale, du responsable du système, ou de sa propre initiative. 

L'un des apports de la Loppsi 2 a été de transformer la terminologie employée. La "vidéosurveillance" est devenue "vidéoprotection". Dans les deux cas, il s'agit d'installer le plus grand nombre de caméras possibles sur la voie publique et dans les lieux et établissements ouverts au public. Mais la vidéoprotection fait moins peur que la vidéosurveillance. A la caméra qui espionne la vie privée du citoyen succède la caméra qui protège les honnêtes gens. Le problème est que c'est la même caméra et que les données conservées sont les mêmes.

Le décret du 27 janvier 2011 présente l'intérêt d'illustrer parfaitement l'évolution intervenue dans ce domaine. Son objet principal est de vendre des systèmes de vidéoprotection (ou surveillance) à des élus locaux quelquefois réticents.

La technique du "Kid"

Il existait déjà un système bien connu dans lequel les élus étaient largement incités par le ministère de l'intérieur à demander un audit de sécurité pour leur commune. L'audit était réalisé par une société privée, proche du ministre de l'intérieur, qui conseillait à la collectivité locale d'investir dans un système de vidéoprotection. Le hasard faisant bien les choses, il y avait toujours une société spécialisée dans la vidéoprotection proche du ministre de l'intérieur et qui était susceptible de répondre aux besoins de la commune. C'est une technique bien connue depuis le célèbre film où l'on voit le Kid casser une vitre, et Charlot arriver prestement avec tout l'outillage du parfait vitrier.

Il convient aujourd'hui de passer à l'échelon supérieur en imposant aux élus une nouvelle forme de centralisation de la décision dans ce domaine. Le terrorisme offre alors un argument parfait pour justifier  le développement de la vidéoprotection.


Le Kid. Charlie Chaplin. 1921


Le rôle du préfet

Le décret établit la liste des finalités possibles de la mise en oeuvre d'un système de vidéoprotection par les autorités publiques. On y trouve évidemment la protection des bâtiments publics ou accueillant du public, la prévention des risques naturels et technologiques, la régulation des flux de transport, la constatation des infractions aux règles de la circulation, le secours aux personnes et la défense contre les incendies, toutes finalités aussi précises que légitimes. D'autres sont moins précises, dès lors que la vidéoprotection répond à un objectif de prévention sécuritaire, qu'il s'agisse de la "prévention des atteintes à la sécurité des personnes" ou de la "prévention d'actes de terrorisme".

Dans tous les cas, l'installation d'un système est soumise à une autorisation du préfet, soit du lieu de l'installation, soit du lieu du siège social du demandeur, lorsque la demande concerne plusieurs départements.  L'administration préfectorale conserve un rôle moteur dans le déploiement de la vidéoprotection sur le territoire. Elle dispose pour cela d'un argument de poids, celui de la menace terroriste.

L'effet d'aubaine du terrorisme

La loi du 21 janvier 1995 faisait déjà de "la prévention d'actes de terrorisme" l'une des finalités possibles de la vidéoprotection. Dans ce cas, le préfet peut passer outre le principe de libre administration des collectivités locales et "proposer aux communes de délibérer" sur l'installation d'un tel système. La seule condition est que les communes visées soient "confrontées à un risque de terrorisme". Il est vrai que le préfet doit expliquer "les motifs qui font craindre des actes de terrorisme", mais on peut s'interroger sur l'impact de cette motivation. Comment peut-on préciser l'étendue d'une menace qui, par définition, est diffuse et protéiforme ? Le terrorisme présente la particularité de frapper n'importe où et n'importe quand, et il sera tentant de considérer que la menace touche indifféremment l'ensemble du territoire, et ses 36 000 communes.

La procédure mise en oeuvre, issue de la Loppsi 2 permet au préfet, dans un premier temps, de proposer au maire la création d'un système de vidéoprotection pour assurer la prévention d'actes de terrorisme ou "la protection des intérêts fondamentaux de la Nation". Le Conseil municipal doit en délibérer dans un délai de trois mois, et une convention doit être signée entre la commune et le préfet, précisant les conditions de financement et de fonctionnement du système. Dans l'hypothèse où le conseil municipal persévèrerait dans sa réticence, le préfet peut  imposer un système de vidéoprotection, "lorsque l'urgence et l'exposition particulière à un risque d'actes de terrorisme le requièrent". On s'en doute, les renseignements précis sur les activités terroristes sont généralement couverts par le secret de la défense nationale. L'élu local sera donc mis devant le fait accompli, à partir d'une motivation extrêmement vague, dont il ne sera pas en mesure d'apprécier le bien-fondé. Sur ce plan, le terrorisme apparaît comme l'instrument d'un déploiement de la vidéoprotection sur l'ensemble du territoire, sans que ses motifs soient clairement établis.

S'il y un secteur qui n'est pas en crise, c'est donc bien celui de la vidéosurveillance, même si on l'appelle désormais vidéoprotection.


vendredi 3 février 2012

QPC de Marine Le Pen. Quelles chances de succès ?

Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 1er février 2012, a décidé de transmettre au Conseil constitutionnel la Question prioritaire de constitutionnalité relative à la publicité des parrainages à l'élection présidentielle. Cette QPC intervient à l'occasion d'un recours présenté au Conseil d'Etat par Marine Le Pen, contestant la légalité du décret du 8 mars 2011 qui organise le dépôt des candidatures à l'élection présidentielle. Elle invoque à ce propos l'inconstitutionnalité de l'article 3 de la loi organique du 6 novembre 1962 , dans sa rédaction issue de la loi du 18 juin 1976, qui définit les règles de présentation des candidats, ce que l'on appelle communément les "parrainages". 

Le Conseil constitutionnel a désormais trois mois pour statuer. Il s'agit cependant d'un délai maximum, et aucune disposition ne lui interdit de prendre sa décision plus rapidement. Il serait en effet très fâcheux que l'élection présidentielle se déroule sur le fondement d'une règle dont la constitutionnalité suscite aujourd'hui des doutes non seulement de Marine Le Pen, mais aussi du Conseil d'Etat. La contrainte des  cinq cents signatures est aujourd'hui au coeur du débat, et il est important de lever ces doutes. 

L'obstacle du caractère organique de la loi

Le Conseil d'Etat pouvait estimer d'emblée la QPC irrecevable, puisque, aux termes de la loi organique du 10 décembre 2009, qui détaille les conditions de recevabilité de la QPC, la disposition législative critiquée ne doit pas avoir été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans un recours antérieur. Le Conseil d'Etat aurait donc pu écarter cette QPC pour ce motif. 

Le changement de circonstances

Il n'en a rien fait, et a contraire admis la recevabilité de la QPC. Pour parvenir à ce résultat, il a repris, non sans une certaine audace, la jurisprudence élaborée par le Conseil constitutionnel lui-même dans sa décision sur QPC du 30 juillet 2010. Alors même qu'il s'était déjà prononcé sur  la garde à vue dans une décision de 1993, il avait décidé de se pencher une nouvelle fois sur sa constitutionnalité, en invoquant le changement de circonstances de fait intervenu depuis cette date. En l'espèce, ce changement de circonstances résidait dans le fait que la garde à vue était peu à peu devenue le support essentiel de l'enquête pénale, la plupart des infractions ne donnant pas lieu à une instruction. 

En l'espèce, quel peut être le changement de circonstances de fait justifiant le nouvel examen de constitutionnalité ? Le Conseil d'Etat évoque simplement "les changements ayant affecté la vie politique et l'organisation institutionnelle du pays". On peut penser qu'il n'est pas insensible aux arguments de Marine Le Pen, qui estime que les parrainages, surtout depuis qu'ils sont publiés, c'est à dire depuis 1976, sont devenus un instrument de domination des grands partis sur les petits, grâce aux pressions auxquels les élus de tous bords peuvent être soumis. Les processus de décentralisation et d'intercommunalité ont effectivement accentué la politisation de la vie locale, rendant extrêmement difficile la recherche des signatures par les groupements politiques dépourvus d'un ancrage solide dans les collectivités territoriales. 

L'argument est puissant, et le Conseil d'Etat le reprend à sa compte pour admettre la recevabilité de la QPC. Il peut aussi jouer un rôle négatif pour le recours de Marine Le Pen, puisqu'il offre au Conseil constitutionnel de le rejeter d'emblée, en estimant qu'il n'y a pas eu changement de circonstances. 

Monnaie romaine. Scène de vote.


Le caractère sérieux de la QPC : l'article 4 de la Constitution

Disons le franchement, ce serait dommage, car la QPC mérite d'être étudiée au fond. La conformité à la Constitution de l'organisation actuelle des parrainages doit être examinée par rapport aux alinéas 1 et 3 de l'article 4 de la Constitution. 

L'alinéa 1 de l'article 4 énonce que "les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage". Rien ne dit dans cette disposition que l'accès au suffrage doit être filtré. Le fait d'imposer la règle des cinq cents signatures conduit à interdire à certains partis de défendre leurs chances devant les électeurs, ce qui porte atteinte aux droits de vote et d'éligibilité. Sur ce point, le Conseil constitutionnel pourrait effectuer un contrôle des motifs justifiant cette atteinte aux droits fondamentaux de l'expression politique et apprécier s'ils sont proportionnés à l'intérêt public poursuivi. Ces parrainages sont habituellement justifiés par la double volonté d'empêcher les candidatures "farfelues" et de limiter le nombre de candidats. Sur le premier point, l'histoire nous apprend que les candidats fantaisistes se sont toujours retirés avant le dépôt des parrainages. Sur le second, on dénombre douze candidats en 1974 et douze en 2007, ce qui montre bien que les parrainages, et leur publicité, n'ont en aucun cas contribué à réduire le nombre des candidats. Est-il d'ailleurs opportun de vouloir réduire le nombre de candidats aux élections, dans une démocratie ? Le véritable filtre démocratique résulte en effet de l'élection à deux tours, qui permet de clarifier les choix tout en les laissant ouverts au premier tour. 

Dans le cadre de ce contrôle, le Conseil peut se demander si les objectifs poursuivis ne peuvent être obtenus par d'autres moyens. Rien n'interdit de penser à une présentation des candidats par les électeurs eux-mêmes, solution dont nul ne pourrait contester le caractère démocratique. En effet, la représentativité d'un parti ne s'apprécie pas nécessairement à l'aune de ses élus, mais aussi à celle de ses électeurs. 

L'alinéa 3 de l'article 4 de la Constitution précise que "la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation". Ce droit à l'expression pluraliste des opinions, à laquelle participent les partis politiques, est garanti par le Conseil constitutionnel. Dans le cadre du contentieux électoral, il contrôle ainsi le respect de l'égalité entre les partis, notamment en matière de temps d'antenne disponible à la radio et à la télévision (décisions du 6 septembre 2000, Pasqua, et du 7 avril 2005 Génération Ecologie). 

De même, la référence à une participation "équitable" des partis à la vie démocratique prend en considération le fait que les formations politiques peuvent être traitées de manière différente selon le nombre de leurs électeurs ou de leurs élus. Mais ce traitement différencié qui peut intervenir dans le domaine de l'accès aux médias ou du financement électoral ne saurait certainement pas aboutir à priver complètement un parti politique de l'accès aux élections. 

La QPC posée par Marine Le Pen ne saurait donc être considérée comme le simple recours du FN contre le reste de la classe politique. Il concerne l'ensemble de notre démocratie. On ne doute pas le Conseil constitutionnel sera conscient de cet enjeu, et aura à coeur de rendre sa décision aussi rapidement que possible. 

A suivre, dans moins de trois mois...