« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 1 octobre 2011

QPC : Le droit de propriété, définition absolutiste et régime contingent

Le Conseil constitutionnel a rendu deux décisions sur QPC à une semaine d'intervalle, les 23 et 30 septembre 2011, toutes deux relatives au droit de propriété. Sans être contradictoires, elles mettent en lumière toute l'ambiguité d'un droit défini comme étant absolu, mais dont le régime juridique autorise de multiples restrictions, notamment au nom de l'intérêt général. 

L'article 544, un droit de souveraineté sur les choses

La Cour de cassation a eu l'étrange idée de soumettre au Conseil une QPC portant sur la définition même du droit de propriété, telle qu'elle figure dans l'article 544 du Code civil : "le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements". A dire vrai, les requérants contestaient, au nom du droit au logement, du droit à la dignité contre toute forme d'asservissement et du droit de mener une vie familiale normale, les dispositions qui autorisent le propriétaire d'un bien à demander au juge des référés l'expulsion d'un occupant sans titre. Cette procédure est organisée par l'article 809 du code de procédure civile, qui a valeur réglementaire. 

L'avocat général avait logiquement conclu au non-renvoi, estimant qu'il s'agissait de contester une disposition réglementaire, ce qui rendait la QPC "incontestablement irrecevable".  Il s'appuyait  sur une décision rendue par la Cour de cassation elle même le 20 janvier 2010, qui avait cassé une décision de la Cour d'appel de Versailles refusant de considérer que l'occupation sans titre d'un bien immobilier constituait un "trouble manifestement illicite" justifiant que l'on donne satisfaction au propriété qui demande l'expulsion.

De manière un peu surprenante, la Cour de cassation n'a pas suivi l'avocat général. Elle a déclaré la QPC recevable, dès lors qu'elle visait aussi l'article 544 du Code civil considéré comme le fondement juridique de l'article 809 cpc.

Sur le fond,  dans sa décision du 30 septembre 2011, le Conseil constitutionnel a évidemment rejeté cette QPC et confirmé la définition du droit de propriété figurant dans l'article 544 du Code civil. On se souvient des paroles prononcées par l'Empereur Napoléon, lors des travaux préparatoires du Code civil :" La propriété, c'est l'inviolabilité dans la personne de celui qui la possède ; moi-même, avec les nombreuses armées qui sont à ma disposition, je ne pourrais m'emparer d'un champ, car violer le droit de propriété d'un seul, c'est le violer dans tous". Selon cette analyse, le droit de propriété est un droit quasi-souverain, exclusif et perpétuel, le fondement même de l'organisation sociale . A partir de cette approche, s'est ensuite développée la trilogie traditionnelle, selon laquelle l'exercice du droit de propriété implique l'usus, ou le droit de jouir du bien, le fructus ou le droit d'en percevoir les fruits, et l'abusus ou le droit d'en disposer. 

Pour mettre en cause cette définition traditionnelle, les requérants s'appuyaient sur la décision 2011-625 DC du 10 mars 2011 sur la Loppsi 2, dans laquelle le Conseil avait déclaré inconstitutionnelle la disposition législative permettant l'expulsion de campements illicites. Il ne s'était cependant pas appuyé sur un quelconque caractère relatif du droit de propriété, mais s'était livré à un contrôle de proportionnalité, montrant le caractère excessif d'une expulsion effectuée "dans l'urgence et à toute époque de l'année", et visant "des personnes défavorisées ne disposant pas d'un logement décent". Le droit de propriété doit être protégé par des procédures proportionnées à la menace pour l'ordre public, ce qui ne signifie pas une évolution de sa définition même.


Bartholomeus Bruyn Le Vieux. Portrait diptyque d'un couple de bourgeois. Vers 1493


Titulaire d'un droit de souveraineté sur les choses, le propriétaire fait non seulement ce qu'il veut de son bien, mais peut également exclure les tiers de la jouissance de celui-ci. C'est précisément ce que confirme le Conseil constitutionnel.

Des limitations au nom de l'intérêt général

Le droit de propriété est certainement absolu dans sa définition, mais pas dans son régime juridique. La décision du 23 septembre 2011 en offre un nouveau témoignage. Etaient contestées plusieurs dispositions de la loi du 29 décembre 1892 relative aux dommages de travaux publics qui autorisent les agents de l'administration à "pénétrer sur une propriété privée pour y exécuter les opérations nécessaires à l'étude des projets de travaux publics". 

L'examen de la constitutionnalité d'un texte voté sous le septennat de Sadi Carnot n'est sans doute pas inutile. Peut être conviendrait il aussi d'opérer un toilettage législatif, notamment de l'article 6, toujours en vigueur, qui énonce que certaines notifications doivent être effectuées par "voie d'affichage et de publication à son de caisse et de trompe dans la commune"? Quoi qu'il en soit, les dispositions contestées n'avaient jamais été déférées au Conseil et la QPC était donc parfaitement recevable. 

En l'espèce, les requérants invoquaient deux griefs d'inconstitutionnalité. 

Le premier repose sur l'idée qu'il y a effectivement privation de propriété, fût t elle temporaire, dès que des agents de l'administration occupent un bien appartenant à une personne privée. De fait, cette occupation doit susciter une "juste et préalable indemnité", conformément aux dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. 

Cette vision absolutiste du droit de propriété ne rencontre cependant aucun écho dans la jurisprudence du Conseil. Celui ci estime au contraire, depuis sa décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, que la réquisition de logements vacants "n'emporte pas par elle-même privation du droit de propriété". A fortiori, le fait de pénétrer sur un terrain pour faire quelques prélèvements ou quelques sondages suscite peut être une gêne dans les conditions d'exercice du droit de propriété mais ne conduit certainement pas à une dépossession. 

Sans doute conscients des limites de l'argumentation fondée l'article 17 de la Déclaration de 1789, les requérants invoquaient également la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui impose que les restrictions apportées au droit de propriété reposent sur des motifs d'intérêt général et soient proportionnées au but poursuivi. Il est évident que des travaux publics reposent, par hypothèse, sur des motifs d'intérêt général. En outre, le Conseil fait observer que l'ensemble de la procédure de mise en oeuvre de travaux publics est contrôlée par le juge administratif, et que les éventuels dommages causés par les agents sont indemnisés. Il en déduit donc que les dispositions de la loi de 1892 sont conformes à la Constitution, et que l'exercice du droit de propriété doit, comme tous les droits et libertés, peut être soumis à certaines restrictions pour des motifs d'intérêt général.

L'ensemble de ces deux décisions incite à penser que le juge constitutionnel appréhende le droit de propriété de manière un peu différente selon les atteintes dont il peut faire l'objet. Lorsqu'il s'agit d'arbitrer entre deux intérêts privés, celui du propriétaire et celui de l'occupant sans titre, il se montre rigoureux et fait prévaloir le droit de propriété, qui demeure aujourd'hui l'un des socles les plus solides de notre conception des libertés publiques. En revanche, lorsque le Conseil constitutionnel doit arbitrer entre l'intérêt privé du propriétaire et l'intérêt général, il a tendance à faire prévaloir ce dernier, dès lors que l'atteinte à la propriété trouve dans ce cas une légitimité incontestable.

jeudi 29 septembre 2011

La Cour européenne et le droit au logement

Un arrêt de chambre du 27 septembre 2011, Bah c. Royaume Uni, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme suscite la réflexion sur la distinction entre l'aide au logement et le droit au logement.

En l'espèce, la législation contestée est la loi britannique, et plus précisément le House Act de 1977 révisé en 1996, qui impose aux collectivités locales de procurer un logement permanent aux personnes en situation de précarité. La requérante, Mme Husenatu Bah, est une ressortissante de Sierra-Leone arrivée en 2000 sur le territoire britannique, et qui dispose depuis 2005 d'un titre de séjour permanent. Son fils, né en 1994, a été autorisé à la rejoindre en 2007, à la condition qu'il ne solliciterait aucune aide financière auprès de l'administration britannique.

Ce regroupement familial a suscité quelques désagréments à Madame Bah, puisque le propriétaire qui lui louait une chambre dans le secteur privé n'a pas renouvelé son bail, en raison sans doute de l'exiguïté des lieux. Elle a donc demandé aux autorités de Southwark l'attribution d'un logement social, attribution prioritaire selon le House Act pour les personnes involontairement privées de domicile et ayant à leur charge des enfants mineurs. Un refus lui a pourtant été opposé, au motif que son fils étant entré sur le territoire à la condition de ne solliciter aucune aide, elle ne pouvait invoquer sa présence pour obtenir un logement prioritaire. C'est évidemment cette décision négative qu'elle conteste devant la Cour. 

Aide au logement et non pas droit au logement

La requérante s'appuie sur les dispositions combinées de l'article 8 et de l'article 14 de la Convention. Le premier consacre le droit à la vie privée et familiale. Le second énonce que les droits et libertés reconnus par la Convention s'exercent sans discrimination. 

Il n'aurait pas été impossible de considérer que le logement est l'abri de la vie privée et n'en est pas dissociable. Il existerait alors un "droit au logement" dont chaque individu en situation précaire et à la recherche d'une habitation pourrait se prévaloir. Ce n'est pourtant pas le raisonnement suivi par la Cour qui prend bien soin de préciser que l'article 8 ne garantit pas un droit à l'attribution d'un logement social. Aux yeux de la Cour, et c'est le terme qu'elle emploie, le logement constitue une "prestation", l'aide au logement étant finalement un service public. 

Pour ce qui est de l'article 14 et du principe de non discrimination qu'il impose, la Cour examine de manière très concrète les dispositions du House Act britannique. Elle note que la législation étatique peut, sans violer les dispositions de la Conventions, poser des conditions et réserver le traitement prioritaire dans l'attribution d'un logement à certaines catégories de demandeurs, par exemple les bénéficiaires du droit d'asile ou les ressortissants communautaires. Madame Bah n'a pas fait l'objet d'un traitement discriminatoire, dans la mesure où les conditions d'accueil de son fils lui avaient été signifiées, et qu'elle les avait acceptées. 

Fenêtre sur cour. Alfred Hitchcock 1954

De cette analyse, on peut déduire que le logement n'est pas un droit mais l'objet d'un service public visant à aider les plus démunis. Compte tenu de la pénurie de logements sociaux, il n'est pas illicite, au regard de la Convention, de fixer des critères objectifs pour leur obtention, et de mettre en oeuvre une oligation de moyens. 

Et le droit au logement opposable ? 


Face à ce réalisme, la législation française peut apparaître dogmatique, comme si l'objet était d'abord d'affirmer un droit de proclamation sans trop se préoccuper de sa mise en oeuvre effective. Dès la loi Quilliot du 22 juin 1982, a été consacré un "droit à l'habitat" considéré comme "fondamental". Ensuite, la loi Mermaz du 6 juillet 1989 puis la loi Besson du 31 mai 1990 ont proclamé le "droit au logement" devenu "droit au logement décent" avec la loi SRU de 2000. Enfin, la dernière avancée conceptuelle réside dans l'affirmation d'un "droit au logement opposable" avec la loi du 5 mars 2007, qui affirme l'existence d'une obligation de résultat à la charge de l'Etat. 

Derrière ces formules déclaratoires se cache une législation qui n'est guère éloignée du House Act britannique. Comme lui, le "droit au logement opposable" (DALO) est réservé à certaines catégories de population,  les nationaux français et les étrangers qui y résident de manière permanente. Si le demandeur ne peut se loger par ses propres moyens et a déposé une demande de logement social, il pourra, à l'issue d'une procédure marquée par l'intervention d'une commission de médiation, obtenir un logement de manière prioritaire. 

Comme au Royaume Uni, l'objectif de cette législation est d'assurer le traitement prioritaire des dossiers de ceux qui sont dans une situation particulièrement précaire. L'objet est louable, mais pourquoi le présenter comme un droit dont les plus démunis pourraient se prévaloir auprès des autorités publiques ? D'une part, ce "droit" n'est assorti d'aucune sanction réelle. D'autre part, nul n'ignore que l'insuffisance du nombre de logements sociaux rend illusoire sa mise en oeuvre concrète. 

On peut alors s'interroger sur la formule qui doit être privilégiée. La Cour européenne s'efforce de faire en sorte que le service de l'aide au logement soit exercé sans discriminations, démarche utile même si elle demeure modeste. Le droit français consacre, à grand renfort de communication, un droit purement cosmétique, qui n'est pas en mesure de tenir ses promesses... Le débat est ouvert. 


mardi 27 septembre 2011

Pages Jaunes, La CNIL voit rouge

Comme la plupart des autorités indépendantes, la CNIL préfère user de la médiation, de la persuasion plutôt qu'utiliser les pouvoirs de sanction qu'elle tient de l'article 45 de la loi sur 6 janvier 1978. Elle a fait pourtant exception par une délibération du 21 septembre 2011"portant avertissement à l'encontre de la société Pages Jaunes". Cet avertissement est assorti d'une publicité destinée aux utilisateurs d'internet, ceux dont la vie privée a précisément malmenée par les agissements de la société Pages Jaunes. 

En l'espèce, la société Pages Jaunes, et plus particulièrement son service Pages Blanches, avait mis en place un système "Webcrawl" qui va collecter des informations auprès des différents réseaux sociaux, notamment Facebook, Copains d'avant, Viadéo, Linkeln, Twitter et Trombi. Outre les informations habituelles figurant sur l'annuaire, on trouvait donc dans les Pages blanches la photo de la personne, sa profession, son cursus scolaire etc.. Ces données étaient diffusées, y compris celle concernant les mineurs ou les abonnés au téléphone ayant choisi de figurer sur la Liste Rouge. 

La sévérité de la sanction infligée par la CNIL s'explique d'abord par des manquements particulièrement visibles aux dispositions de la loi du 6 janvier 1978, et plus spécialement au principe de loyauté. Mais elle peut aussi trouver son origine dans un certain agacement de la commission à l'égard d'une entreprise qui s'efforçait de justifier des pratiques illégales en s'abritant derrière des dispositions bien peu protectrices de la vie privée que Facebook impose à ses utilisateurs. 

Le principe de loyauté

Il est affirmé par l'article 6 al. 1 de la loi, selon lequel "les données sont collectées et traitées de manière loyale et licite". Le principe est donc que les données nominatives, celles qui permettent d'identifier une personne et donnent des éléments d'information sur sa vie privée, sont collectées auprès de l'intéressé lui-même. Il doit alors être informé des motifs de cette collecte, et de l'utilisation qui sera faite de ces informations. Seuls les fichiers gérés par les services chargés du maintien de l'ordre et de la lutte contre le terrorisme ne sont pas soumis à cette observation d'information, mais leur mise en oeuvre doit alors impérativement être précédée d'une demande d'avis conforme auprès de la CNIL. 

H.G. Clouzot. Le Corbeau. 1943
Collectées à l'insu des personnes, sans information préalable, les données étaient donc stockées par les Pages Jaunes en violation du principe de loyauté. Il est vrai que la société a tenté de démontrer que l'obligation d'information était satisfaite, dès lors qu'après avoir effectué sa recherche sur les Pages blanches, le lecteur trouvait un avertissement mentionnant que "les données figurant sur cette pages ont été trouvées sur les site Facebook etc..".

Le lecteur pouvant ensuite cliquer sur un lien pour demander la suppression de ces informations, à la condition toutefois de remplir un formulaire abscons, de mentionner l'URL du profil à supprimer, d'envoyer une copie de sa pièce d'identité dans un format informatique imposé etc. Le problème est que personne ne cherche jamais son propre numéro de téléphone sur les Pages blanches et n'a donc que peu de chances de connaître les données diffusées sur se compte. Si par hasard un abonné avait néanmoins cette curiosité, les formalités imposées par la société Pages Jaunes risque fort de le dissuader de toute demande de suppression.. La CNIL estime donc, fort logiquement, que cette information de la personne fichée est à la fois tardive et inadaptée.

Nemo auditur Facebook turpitudinem...

La société Pages Jaunes n'a pas pu davantage invoquer les agissements de Facebook comme support juridique de ces pratiques. Les réseaux sociaux informent en effet leurs utilisateurs que s'ils ne restreignent pas l'accès à leur profil, les données personnelles qui y sont stockées "peuvent être indexées par des moteurs de recherche tiers (...) sans restriction de confidentialité". Autrement dit, celui qui a omis de cocher la case restreignant la communication de ses données privées serait présumé avoir donné son accord à leur diffusion urbi et orbi

La CNIL a évidemment refusé d'entrer dans un raisonnement qui aurait conduit à considérer que des dispositions conventionnelles imposées à ses utilisateurs par Facebook l'emportent sur la loi française. Comment un tiers, la société Pages Jaunes, pouvait il d'ailleurs invoquer les dispositions d'un contrat auquel il n'est pas partie ? Au demeurant, cet argument reposait sur une interprétation tout à fait erronée de la disposition invoquée, puisque le service fourni par les Pages Blanches, prestataire d'un service d'annuaire, ne saurait être qualifié de "moteur de recherche". 

Sur ce point, on touche au détournement de finalité, tout aussi illégal au regard de la loi du 6 janvier 1978. En effet, la CNIL rappelle que l'article R 10-4-2 du code des postes et des télécommunications électroniques (CPCE) interdit l'usage de listes d'abonnés "à d'autres fins que la fourniture d'annuaires universels ou de services universels de renseignements téléphoniques". L'utilisation des profils Facebook ou Viadéo est donc sans lien avec les finalités assignées aux Pages Blanches.

Cet avertissement n'est donc pas seulement adressé à la société Pages Jaunes, mais à tous ceux qui considèrent que les réseaux sociaux constituent une mine d'informations que chacun peut piller à son aise. 


dimanche 25 septembre 2011

La loi sur le voile face au militantisme judiciaire

Le tribunal de police de Meaux a condamné à des amendes de 120 et 80 € deux femmes portant le niqab , c'est-à-dire le voile intégral, dans des lieux publics. La décision a été largement commentée dans les médias, parce que cette  condamnation est la première intervenue depuis l'entrée en vigueur de la loi du 11 octobre 2010  interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Entendons nous bien, certaines femmes avaient déjà été verbalisées sur la voie publique, mais c'était la première fois qu'un dossier parvient au tribunal de police. 

Des condamnations fortement médiatisées

 Les médias s'y sont surtout intéressés car ils ont été alertés par l'association étrangement nommée "Touche pas à ma Constitution", qui s'est d'ailleurs engagée à payer toutes les amendes infligées sur le fondement de ce texte. Cette association n'est pas seulement riche, elle est aussi fort active. Alors que la loi était entrée en vigueur le 11 avril, ces deux jeunes femmes, déjà soutenues par l'association, se sont présentées entièrement voilées le 5 mai à la mairie de Meaux, la presse dûment alertée, pour offrir un gâteau au maire, M. Jean François Copé. Une telle provocation ne pouvait évidemment être ignorée, dans la ville même de l'initiateur de la loi, et ces jeunes femmes, refusant de s'acquitter de l'amende, ont finalement été déférées au tribunal.

Il est vrai que la loi est appliquée avec bienveillance par les autorités de police, qui préfèrent généralement sensibiliser les contrevenantes plutôt que les verbaliser. Qu'importe ! Les militantes du niqab, ou ceux qui les instrumentalisent, ont donc décider de provoquer les pouvoirs publics, afin d'obtenir des condamnations aussi médiatisées que possible. Celle-ci a d'ailleurs été l'occasion pour Mme Kenza Drider, l'une des contrevenantes, d'annoncer sa candidature à l'Elysée, le président de son comité de soutien étant précisément le responsable de l'association "Touche pas à ma Constitution".

Vers la Cour européenne des droits de l'homme

Au-delà de cette instrumentalisation de la justice, on doit s'interroger sur les motifs juridiques susceptibles d'expliquer cette course à la condamnation. Ils figurent dans les déclarations des contrevenantes et de leurs avocats qui annoncent leur intention de porter l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme. Il est donc indispensable d'épuiser au préalable les voies de recours interne.

Un premier recours auprès de la Cour avait pourtant été introduit immédiatement après le vote de la loi, par un couple de Français musulmans, qui avait choisi de s'exiler en Grande Bretagne plutôt que de respecter la législation française. Une fois de l'autre côté du Channel, ils avaient saisi la Cour pour faire reconnaître le caractère "inutile, disproportionné et illégal" du texte, et obtenir en outre 10 000 livres de dommages-intérêts. Le problème est que ce recours n'était précédé d'aucune action contentieuse, ni en France, ni en Grande Bretagne. Pour le moment, la Cour n'a pas encore statué, mais on peut penser qu'elle utilisera la possibilité qui lui est désormais offerte de rejeter directement des requêtes manifestement irrecevables, particulièrement lorsque le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes. 

Nos deux requérantes de Meaux, et surtout l'association qui les soutient, ont donc décidé de reprendre la procédure un peu plus sérieusement.. 



Des chances de succès très minces

Les chances de succès devant la Cour européenne sont pourtant bien minces. Les requérantes s'appuient évidemment sur l'article 9 § 1 de la Convention qui énonce que "toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté (...) de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites". Bien entendu, le port du niqab peut être considéré comme un élément du droit de manifester sa religion, principe admis par la Cour dans sa décision Leyla Sahin c. Turquie du 28 novembre 2005.

Mais les requérantes auraient bien tort de considérer que cette seule invocation de l'article 9 § 1 suffirait à faire constater l'inconventionnalité de la loi française. Il y a en effet un article 9 § 2 qui permet aux Etats de mettre en oeuvre des restrictions à la liberté de manifester sa religion, dès lors qu'elles sont "prévues par la loi" et "constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui". De cette formulation, la Cour a déduit l'existence de trois conditions susceptibles de justifier une ingérence étatique dans la liberté de manifester sa religion.

La première condition, celle de l'intervention du législateur, ne pose aucune difficulté, dès lors que l'interdiction de dissimuler son visage dans les lieux publics est effectivement prévue par une loi, celle du 11 octobre 2010. 

La seconde condition est celle du "but légitime" poursuivi par cette législation. En l'espèce, il s'agit de l'ordre public. A une époque où la sécurité et la lutte contre le terrorisme apparaissent comme des priorités, il est difficile de contester une mesure qui peut être justifiée par le seul fait de ne pouvoir effectuer un contrôle d'identité sur une personne dont on ne voit pas le visage, ou de laisser entrer dans des bâtiments publics quelqu'un entièrement recouvert d'un vêtement susceptible de dissimuler un engin explosif.

La troisième condition repose sur la "nécessité" de la mesure "dans une société démocratique" c'est à dire de la proportionnalité entre le "but légitime" poursuivi et l'atteinte à la liberté religieuse qu'il impose. En simplifiant le propos de la Cour, on peut affirmer qu'elle n'admet que les atteintes strictement nécessaires à la poursuite de l'intérêt général.

La Cour européenne a été appelée à se prononcer sur  la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux à l'école. En l'espèce, deux très jeunes filles (elles entraient en 6è) s'étaient présentées voilées, à la rentrée 2004, dans leur collège de Flers, en présence de la présence de la presse également convoquée par différentes associations. Elles avaient ensuite refusé de retirer leur voile, y compris durant les activités sportives. Finalement exclues de l'établissement, elles avaient achevé leurs études par l'enseignement à distance. 

La Cour européenne a rendu le 14 décembre 2008 deux décisions identiques, Dogru c. France et Kervanci c. France, dans lesquelles elle rappelle qu'il incombe "aux autorités nationales de veiller avec une grande vigilance à ce que, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui, la manifestation par les élèves de leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires ne se transforme pas en acte ostentatoire, qui constituerait une source de pression et d'exclusion". Dans ces conditions, la Cour laisse aux Etats une grande latitude pour définir les principes gouvernant la liberté de manifester sa religion.  Sur ce point, cette décision est directement inspirée de l'arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005, qui avait déjà admis la conformité à l'article 9 de la Convention de la loi turque interdisant le port du voile dans les universités de ce pays.

Dans le cadre du modèle français de laïcité, le fait de considérer que le port d'un foulard islamique n'est pas compatible avec la pratique du sport, pour des raisons d'hygiène ou de sécurité, n'est pas déraisonnable, affirme la Cour. En l'espèce, la mesure est tout à fait proportionnée à l'intérêt général poursuivi, d'autant que ces jeunes filles ont pu finalement poursuivre leurs études par correspondance et que les autorités françaises ont longuement négocié pour essayer de les maintenir dans le système scolaire . La Cour fustige d'ailleurs au passage "le refus de compromis de la famille et l'envie de ne se placer que sur le terrain juridique".

La loi de la République est donc la loi de la République... et la Cour européenne manifeste sa volonté de respecter le modèle français de laïcité, surtout face à des militants qui souhaitent davantage éprouver la résistance de l'Etat de droit que promouvoir les droits des femmes...

vendredi 23 septembre 2011

L'Elysée, la séparation des pouvoirs et le secret de l'instruction

Les mises en examen de Messieurs Thierry Gaubert et Nicolas Bazire ont suscité un communiqué officiel de l'Elysée dont l'objet essentiel est d'affirmer que le Président de la République ne connaît pas ces personnes, ou si peu. Sans entrer dans le commentaire politique de ce texte, on ne peut s'empêcher de constater une interprétation tout à fait surprenante de la séparation des pouvoirs et du secret de l'instruction.

Reprenons le texte de ce communiqué : "S'agissant de l'affaire dite de "Karachi", le nom du chef de l'Etat n'apparaît dans aucun des éléments du dossier. Il n'a été cité par aucun témoin ou acteur de ce dossier. Il est donc totalement étranger d'autant plus qu'à l'époque où il était ministre du Budget, il avait manifesté son hostilité à ce contrat comme cela apparaît dans les pièces de la procédures".

La séparation des pouvoirs

"Comme cela apparaît dans toutes les pièces de la procédure"...  Le chef de l'Etat aurait donc eu accès au dossier de l'instruction ? On ne peut pas y croire, car il s'agit là d'une violation du principe de séparation des pouvoirs garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. L'article 64 de la Constitution fait d'ailleurs du Président de la République le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Principe essentiel, l'indépendance des juridictions se mesure à l'aune de celle de ses membres.

Dès sa décision du 9 juillet 1970, le Conseil constitutionnel a affirmé la valeur constitutionnelle du principe d'indépendance des juges. Il a annulé une disposition législative qui autorisait les élèves de l'école nationale de la magistrature à participer à des activités juridictionnelles avec voie délibérative. Quand bien même l'exercice serait utile à leur formation, il viole en effet le principe de séparation des pouvoirs, dans la mesure où ces élèves sont placés, pendant leurs études, sous l'autorité hiérarchique du directeur de l'école et du ministre de la justice. Or, il est impossible d'admettre que la fonction juridictionnelle soit exercée par des agents placés sous l'autorité de l'Exécutif.

En l'espèce, le fait que l'Elysée reconnaisse s'être procuré le dossier implique une ingérence dans le pouvoir judiciaire.

On objectera que cette indépendance du pouvoir judiciaire n'est pas absolue, puisque les magistrats du parquet restent soumis à l'Exécutif. Cette subordination est d'ailleurs vivement critiquée par la Cour européenne des droits de l'homme qui, dans une célèbre décision Moulin du 23 novembre 2010, a condamné la France, au motif que le procureur de la République ne constituait pas une "autorité judiciaire" au sens de la Convention.

Mais le communiqué de l'Elysée fait référence au dossier d'instruction de personnes mises en examen, évidemment aux mains du juge chargé d'instruire l'affaire de Karachi. Le principe de séparation des pouvoirs interdit évidemment tout contact entre l'Exécutif et le juge d'instruction, dont l'indépendance est garantie par la loi. N'a t il pas été question récemment de supprimer une institution aussi dérangeante ?



Le secret de l'instruction

En précisant que le nom du Président de la République ne figure pas dans le dossier, l'Elysée commet une violation du principe du secret de l'instruction. Celui-ci est garanti par l'article 11 du code de procédure pénale, et il a pour objet de protéger les droits de la défense et le principe de la présomption d'innocence. 

Bien sur, le secret de l'instruction est souvent battu en brèche, pour ne pas dire bafoué, par des journalistes qui savent se référer aux "sources judiciaires proches du dossier" et qui sont désormais largement protégés par la loi du 4 janvier 2010 sur le secret des sources, par des avocats aussi qui utilisent souvent l'opinion publique à l'appui des intérêts de leurs clients. 

Aux termes de l'article 11, toute personnes qui concourt à l'enquête ou à l'instruction est soumise au secret. Les magistrats sont donc les premiers concernés, mais il faut leur ajouter les greffiers, les officiers et agents de police judiciaires, les personnes requises (témoins, interprètes) et les experts nommés. En revanche, en sont dispensés les parties à l'affaire (personnes mises en examen, témoins assistés, parties civiles). De toute évidence, le Président de la République ne fait pas partie du groupe et n'est donc pas dispensé de respecter le secret de l'instruction. Les citoyens ne sont-ils pas fondés à attendre de lui un comportement vertueux dans ce domaine ? 

Il est vrai qu'il n'est pas fréquent que les communiqués de l'Elysée reconnaissent, avec une belle naïveté, de telles violations de principes qui constituent le socle de notre procédure pénale. 


jeudi 22 septembre 2011

L'expression syndicale, droit de l'homme ou du syndicat ?

La liberté d'expression syndicale est-elle une modalité d'exercice de la liberté d'expression détenue par chaque citoyen ou l'accessoire indispensable de l'exercice du droit syndical ? On serait tenté de répondre que la question est futile dès lors que l'expression syndicale peut librement s'exercer.

La Cour européenne des droits de l'homme réunie en Grande Chambre vient pourtant de relancer le débat dans une décision Palomo Sanchez et a. c. Espagne rendue le 12 septembre 2011. Appelée à statuer sur le licenciement d'un groupe de syndicalistes qui avaient diffusé un dessin et des articles particulièrement insultants pour des cadres de l'entreprise, la Cour estime en effet que cette sanction ne constitue pas une violation de l'article 10 de la Convention européenne relatif à la liberté d'expression. 

Cette décision a suscité en France un certain nombre de critiques. Dès lors que le licenciement d'un représentant syndical est beaucoup plus difficile que celui d'un salarié non protégé, on considère implicitement que cette rupture du contrat de travail ne saurait intervenir pour des motifs tirés de l'usage de leur liberté d'expression par ces représentants syndicaux. 

On retrouve l'écho de ce raisonnement dans les  protestations et autres "appels à rassemblement" qui circulent actuellement sur internet pour contester la condamnation en mars 2011 d'un représentant de SUD du ministère du travail,  pour "injures publiques envers une administration publique". Il avait en effet appelé, dans un texte largement diffusé, à "brûler l'INT" (Institut nationale du travail).  Ces prises de position illustrent une tendance à considérer l'expression syndicale comme un élément du droit syndical, bénéficiant d'une protection identique. De fait, cette catégorie particulière de la liberté d'expression serait un droit du citoyen, de l'"homme situé", pour reprendre une formule chère à  Georges Burdeau, c'est à dire un droit de l'individu défini à travers la relation qu'il entretient avec son travail. 

Affiche des Jeunesses ouvrières chrétiennes (JOC) 1936

L'analyse est séduisante, mais juridiquement fausse. La liberté d'expression,  syndicale ou non, est un droit de l'homme, attaché à l'individu, et désigne simplement une des conditions d'exercice de la liberté d'expression. C'est un droit de l'homme, attaché à l'individu, consacré par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui considère "la libre communication des pensées et des opinions" comme "l'un des droits les plus précieux de l'homme".

De fait, la liberté d'expression, syndicale ou non, s'exerce dans le cadre des lois qui la réglementent. Selon le droit français, chaque citoyen a le droit de s'exprimer librement, à la condition de ne pas tenir des propos racistes, discriminatoires ou négationnistes, injurieux ou diffamatoires, toutes restrictions prévues par la rédaction actuelle de la célèbre loi du 29 juillet 1881 sur la presse. Il en est exactement de même pour les représentants syndicaux et l'article L 2142-5 du code du travail prévoit, en termes très clairs, que "le contenu des affiches, publications et tracts est librement déterminé par l'organisation syndicale, sous réserve de l'application des dispositions relatives à la presse". 

La Cour européenne ne dit pas autre chose, dans sa décision Palomo Sanchez. Elle se livre en l'espèce à une lecture de l'article 10 sur la liberté d'expression à la lumière de l'article 11 sur "la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats". Pour le juge européen, le droit syndical trouve ses limites dans la "bonne foi" qui doit exister dans les relations de travail. Une atteinte à l'honorabilité des personnes par des expressions grossièrement insultantes ou injurieuses a des effets perturbateurs sur ces relations, et justifient donc une sanction très lourde. 

Cette décision aura t elle pour effet de limiter la liberté d'expression syndicale ? On espère que non, car ce serait considérer qu'il n'est pas possible de diffuser ses idées, même les plus audacieuses, sans attaquer personnellement et de manière injurieuse des individus.