« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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dimanche 2 novembre 2025

La nouvelle définition du viol


Le 29 octobre 2025 a été définitivement adoptée la proposition de loi visant à modifier la définition pénale du viol et des agressions sexuelles. Son parcours législatif a été particulièrement long. Déposé à l'Assemblée nationale le 21 janvier 2025, il a été transmis à la commission mixte paritaire le 19 juin,  adopté par celle-ci le 21 octobre, avant la dernière lecture dans chaque assemblée, enfin achevée le 29 octobre. 

Le texte est pourtant d'une remarquable brièveté. Il se compose d'un article unique qui modifie les article 222-22 et 222-23 du code pénal. Il s'agit désormais d'inscrire explicitement la notion de non-consentement de la victime pour qualifier le viol et les autres agressions sexuelles. A priori, l'absence de consentement dans la définition du viol ressemble étrangement à un pléonasme, mais c'est pourtant le choix fait par le législateur.

L'article 222-22 du code pénal s'ouvre ainsi sur ces mots : "Constitue une agression sexuelle tout acte à caractère sexuel commis sur une personne sans son consentement". L'article 222-23, quant à lui, définit le viol comme "tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui sans son consentement". Il est en outre précisé que le consentement "ne peut être déduit ni du silence, ni de l’inertie, ni d’une relation antérieure, ni d’une situation d’autorité, de dépendance ou de vulnérabilité."



Le rapt de Proserpine. Le Bernin. 1621


La pression internationale


En adoptant ce texte, le législateur français se conforme à un mouvement international. L'article 36 de la convention d'Istanbul sur la lutte contre les violences à l'égard des femmes stipule que "le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes". Cette convention a été signée et ratifiée par la France.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) n'a pas considéré que le droit français, parce qu'il ne prévoyait pas explicitement le consentement, portait atteinte à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. L'examen de la jurisprudence témoigne toutefois de l'exigence de plus en plus ferme de ce consentement. 

Dans un arrêt du 23 janvier 2025 H. W. c. France, la CEDH affirme que l'on ne peut déduire du mariage l'existence d'un quelconque "devoir conjugal". En d'autres termes, le consentement concerne tout acte sexuel, qu'il ait lieu dans le mariage ou hors mariage. Encore plus récemment, le 30 avril 2025, la CEDH a, dans une décision L. et a. c. France, la Cour a condamné la France pour les défaillances du système judiciaire dans le cas particulier de violences sexuelles infligées à des mineures. Certes, il s'agissait alors de sanctionner la victimisation causée par un ensemble de dysfonctionnements, mais la Cour notait que le discernement des jeunes victimes devait être évalué à l'aune de leur aptitude à consentir à l'acte sexuel. Enfin, le 4 septembre 2025, dans un arrêt E.A. et AVFT c. France, la Cour sanctionne plus directement les juges français qui avaient considéré qu'un soi-disant contrat extorqué à une femme victime de violences sado-masochistes témoignait de son consentement à de telles pratiques. 

De toute évidence, une pression contentieuse de la CEDH s'exerçait sur les autorités françaises, exigeant de placer l'absence de consentement au coeur des enquêtes et des qualifications.


Les juges internes


On doit tout de même observer que le consentement n'était pas absent de la jurisprudence interne. Rappelons en effet que le code pénal, jusqu'à aujourd'hui, définissait les violences sexuelles, et plus particulièrement le viol, comme étant obtenues par la contrainte, y compris psychologique, la surprise ou la menace. L'absence de résistance physique de la victime n'était pas décisive, en tant que telle, dès lors qu'était caractérisée une situation d'emprise, de sidération, d'alcoolisation ou d'abus d'autorité. Si l'absence de consentement ne figurait pas expressément dans la loi, elle était déduite par les juges de ces éléments.

Ainsi, dans un arrêt du 9 août 2006, la chambre criminelle de la cour de cassation déduit l'absence de consentement d'une double contrainte physique et psychologique, avec notamment une soumission chimique obtenue par voie médicamenteuse. La surprise, quant à elle, implique l'absence de consentement lorsque, comme dans la décision du 26 février 2025, la victime était endormie au moment de l'agression. Enfin, un officier de policier judiciaire qui viole une femme dans des locaux de garde à vue ne saurait invoquer le consentement de cette dernière, dès lors qu'il a manifestement abusé de l'autorité qu'il exerçait sur elle pendant la garde à vue. Cette décision n'est pas liée à des évènements récents intervenus à Bobigny. La chambre criminelle se prononçait le 30 septembre 2009 dans une affaire de viol ayant eu lieu à l'Hotel de police de Marseille.

Ce qui était implicite est donc devenu explicite avec la nouvelle rédation des articles 222-22 et 222-23 du code pénal.


Le droit de la preuve


Les effets les plus sensibles de cette rédaction sont attendus dans le domaine de la preuve. Observons d'abord que cette exigence du consentement permet, en quelque sorte, de fragmenter les rapports sexuels, et définissant clairement à partir de quel moment, ou de quelle situation, la personne refuse de poursuivre. On peut ainsi consentir à certains préliminaires, accepter un rapport vaginal mais refuser une sodomie ou une fellation. L'acte sexuel est ainsi le résultat d'un accord entre deux volontés exprimé à chaque étape de la relation.

Concrètement, la nouvelle rédaction suppose une démarche nouvelle du ministère public. Au lieu de rechercher la contrainte, la menace ou la surprise, il doit désormais établir l'absence de consentement libre et éclairé au moment des faits. Pour cela, il peut tenir compte de l'ensemble des circonstances, différence d'âge, relation d'autorité, vulnérabilité particulière de la victime, intoxication, sidération etc... Il n'en demeure pas moins qu'il restera possible d'exclure le consentement en constatant la contrainte, la menace ou la surprise. La preuve semble donc plus simple à apporter, puiqu'elle part du défaut de consentement, et n'a pas à faire entrer les faits plus ou moins difficilement dans l'un des vecteurs traditionnels. 

La charge de la preuve demeure à l'accusation, ce qui évidemment garantit la présomption d'innocence. Il est donc probable que l'enquête sera désormais presque entièrement centrée sur la capacité à consentir. 

Il reste bien entendu à se demander si cette évolution aura pour conséquence de supprimer cette défense particulièrement insupportable du type "elle n'a pas dit non". Dans l'état actuel du droit, on sait que, en 2023, 42600 plaintes pour viol ou tentative de viol ont été déposées. 70 % ont été classées sans suite et 59 % pour "infraction insuffisamment caractérisée". On doit donc attendre que la nouvelle rédaction produise ses effets, pour savoir si ces statistiques inacceptables vont enfin baisser du fait d'une meilleure répression du viol.




 

mardi 28 janvier 2025

La communauté de lit devant la CEDH.


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans son arrêt H. W. c. France rendu le 23 janvier 2025, sanctionne la justice française qui a prononcé le divorce de la plaignante pour faute, à ses torts exclusifs, au motif qu'elle avait cessé d'avoir des relations sexuelles avec son conjoint. Les commentateurs de la décision en déduisent que la CEDH sanctionne la notion de "devoir conjugal" utilisée par le droit français, au motif qu'elle porte atteinte au droit au respect de la vie privée de la requérante, droit garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. De toute évidence, la notion de "devoir conjugal" porte atteinte au droit de disposer de son corps, et le consentement au mariage n'implique pas le consentement aux relations sexuelles futures. 

Certes, mais la lecture de la décision conduit, non à infirmer, mais à nuancer cette analyse. 

Dans l'affaire H. W. l'épouse, en 2015, assigne son mari en divorce pour faute, au motif qu'il privilégie sa carrière professionnelle et se montre irascible et violent à son égard. L'époux formule ensuite une demande reconventionnelle en demandant que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de la requérante, au motif, parmi d'autres, qu'elle s'était soustraite au devoir conjugal pendant plusieurs années. L'époux s'abstient toutefois de demander une indemnisation sur ce fondement, invoquant un manquement au devoir de respect mutuel. Le juge aux affaires familiales se borne à prononcer le divorce pour altération définitive du lien conjugal, probablement sensible au fait que l'épouse fait état de graves soucis de santé. En revanche, la Cour d'appel de Versailles prononce le divorce aux torts exclusifs de la requérante, au motif que son abstention rend intolérable le maintien de la vie commune. Cette décision a été confirmée par la Cour de cassation, sans motivation particulière.



La non demande en mariage. Georges Brassens

Bobino 19 janvier 1967. Archives de l'INA


Le devoir conjugal en droit français


La loi française, en l'espèce le code civil, ne mentionne pas le "devoir conjugal". Les textes applicables à l'espèce sont essentiellement au nombre de deux. D'une part, l'article 215 al. 1er qui énonce que "les époux se doivent mutuellement communauté de vie". La communauté de vie ne signifie pas nécessairement la communauté de lit. D'autre part, l'article 242, selon lequel "le divorce peut être demandé par l'un des époux lorsque des faits constitutifs d'une violation grave ou renouvelée des devoirs ou obligations du mariage sont imputables à son conjoint et rendent intolérable le maintien de la vie commune".

Le "devoir conjugal" trouve donc son origine ailleurs que dans la loi. Sur le plan historique, il renvoie à la copula carnalis du droit canon, condition de l'indissolubilité du mariage et l'un des devoirs qui lui était rattaché. Aujourd'hui, on le trouve dans la jurisprudence, même si la Cour de cassation ne s'y est pas référée depuis son arrêt du 17 décembre 1997. Encore s'y réfère-t-elle de manière quelque peu ambigüe. Dans un premier temps, elle déclare que la Cour d'appel aurait dû rechercher le caractère intentionnel de l'abstinence de l'épouse, plongée dans une profonde dépression. Mais ensuite, elle affirme que les preuves médicales n'étaient pas suffisantes pour justifier son abstinence.

Les juges du fond évoquent, de temps en temps, le devoir conjugal. Ils apprécient alors si les faits sont imputables à l'époux concerné et s'ils sont "constitutifs d'une violation grave ou renouvelée des devoirs ou obligations du mariage (...) rendant intolérable le maintien de la vie commune". Tel est le cas d'un mari qui refuse de consommer le mariage, la Cour d'appel de Grenoble, dans une décision du 3 avril 2000, considérant alors que l'épouse peut obtenir un divorce pour faute. En revanche, tel n'est pas le cas lorsque la brutalité du mari ou la maladie de l'épouse peuvent justifier le refus de relations sexuelles.

Si l'on résume la jurisprudence actuelle, on s'aperçoit que le refus de rapports sexuels n'est pas une faute, d'autant que les deux époux ont parfaitement le droit de consentir à cette situation. En revanche, s'y refuser de manière permanente et sur une longue durée peut justifier le divorce aux torts de l'intéressé(e), si le maintien du lien conjugal est intolérable. Autrement dit, la faute réside dans le fait que le conjoint abstinent a rendu le mariage intolérable, davantage que dans le refus de rapports sexuels


Un glissement vers le droit pénal


Aucune partie ne conteste, devant la CEDH, que l'existence même d'un divorce pour faute lié à l'abstinence de l'un des époux emporte une ingérence dans la vie privée. Depuis l'arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, il est acquis que la vie sexuelle est précisément au coeur de la vie privée des personnes. La Cour s'interroge donc sur le caractère nécessaire de cette ingérence. Elle commence par affirmer que ce divorce est prévu par la loi, car l'on sait que, aux yeux de la CEDH, la "loi" se définit comme l'ensemble des dispositions applicables à un litige, qu'elles soient législatives ou jurisprudentielles. L'arrêt de 1997 rendu par la Cour de cassation est donc jugé suffisant pour que considérer que le devoir conjugal n'a pas disparu du droit français. A dire vrai, on pourrait en discuter car cet arrêt n'est certainement pas un arrêt de principe.

Dès lors qu'il s'agit de la vie sexuelle, la CEDH considère que les États n'ont qu'une faible marge de manoeuvre et qu'elle doit donc d'assurer que les juges internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence. Comme elle l'énonce dans l'affaire Ivanov et Petrova c. Bulgarie du 14 juin 2011,  le maintien d'un époux contre son gré dans les liens du mariage peut porter une atteinte excessive à ses droits. En revanche, aux yeux de la Cour européenne, le devoir conjugal ne prend pas en considération le principe du consentement aux relations sexuelles, alors qu'il constitue une limite fondamentale à la liberté sexuelle d'autrui. Elle refuse donc d'admettre que le consentement au mariage emporte consentement aux relations sexuelles. 

Sur ce point, tout le monde est d'accord. Mais le raisonnement de la CEDH est tout de même quelque peu vicié par un glissement, à peine sensible, du droit civil au droit pénal. En effet, elle s'appuie sur le fait que tout acte sexuel non consenti s'analyse comme une violence sexuelle et nous entrons alors dans le domaine pénal. Pour la CEDH, "cet interdit pénal ne suffit pas à priver d'effet l'obligation civile introduite par la jurisprudence". Elle ajoute que "l'idée qu'un mari ne puisse pas être poursuivi pour le viol de sa femme est inacceptable et qu'elle est contraire à une notion civilisée du mariage". On a l'impression très nette que la Cour se laisse emporter par son élan... En effet, le viol et les violences sexuelles entre époux sont pénalement réprimées en France, ce qui garantit tout de même un mariage relativement "civilisé". 

On peut penser que la notion de "devoir conjugal" devrait disparaître en tant que telle, car elle est finalement inutile. Les juges, souverains dans leur appréciation, ne l'utilisent qu'avec parcimonie et se fondent généralement sur un ensemble d'éléments plus larges pour prononcer un divorce pour manquement aux obligations du mariage. La notion pourrait donc disparaître sans grand dommage pour le droit positif. Il n'en demeure pas moins que le mariage implique des obligations civiles, dont le non-respect est sanctionné civilement. 


La liberté du mariage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 1


mardi 15 juin 2021

Violences familiales : La CEDH sanctionne l'Autriche. Quelques leçons à tirer en France.


A Monéteau, dans l'Yonne, une jeune femme de trente-deux ans a été tuée par son ancien compagnon. Celui-ci était déjà connu des services de police pour des violences conjugales, la mère de ses deux enfants de cinq ans et dix-huit mois ayant déjà porté plainte contre son conjoint au début de l'année 2021. Une procédure de "composition pénale" avait alors été mise en oeuvre, procédure qui permet au procureur de proposer une sanction à l'auteur de l'infraction, l'accord étant ensuite consigné dans un simple procès-verbal. Le conjoint violent avait alors été condamné à suivre un stage de sensibilisation aux violences conjugales, ce qui ne l'a pas empêché de tirer trois balles sur la mère de ses enfants, quelques mois plus tard. 

Le nombre considérable d'affaires de ce type suscite des questions relatives à la protection des personnes ainsi menacées par leur conjoint ou ex-conjoint. L'État prend-il des précautions suffisantes pour les mettre à l'abri de ces violences et pour punir de manière suffisamment dissuasive leurs auteurs ? 

L'arrêt rendu le 15 juin 2021 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) Kurt c. Autriche devrait offrir aux autorités françaises d'utiles pistes de réflexion dans ce domaine. La requérante estime en effet que les autorités autrichiennes ont failli à leur devoir de protection.

Mariée en 2003, et mère de deux enfants, madame Kurt port plainte contre son mari en 2010 pour violences conjugales. Elle présente des traces de blessure, et une ordonnance est prise par les juges autrichiens, interdisant à l'époux de s'approcher de leur appartement ainsi que de celui des parents de Mme Kurt. Il est ensuite condamné à une peine de trois mois d'emprisonnement avec sursis, peine assortie d'une mise à l'épreuve de trois années. Aucun incident n'est signalé jusqu'à en mai 2012, lorsque Mme Kurt engage une procédure de divorce et dépose une nouvelle plainte pour viol et violences dirigées également contre ses enfants. Le 25 mai, son mari se rend à l'école des enfants, demande à l'institutrice non informée des problèmes familiaux, de s'entretenir brièvement avec son fils. On retrouve ensuite celui-ci dans le sous-sol de l'école, assassiné d'une balle dans la tête.

 

L'arrêt de 2019

 

L'arrêt de chambre du 4 juillet 2019 avait estimé que les autorités autrichiennes n'avaient pas fait preuve d'immobilisme. Dès la première plainte déposée par madame Kurt, elles avaient pris sans délai une ordonnance d'éloignement qui, selon le dossier, avait été respectée. En 2012, après la seconde plainte, une seconde ordonnance avait été étendue au domicile des  parents de la requérante, et les clefs du domicile conjugal que l'époux détenait toujours avaient été saisies. En même temps, une information pénale pour violences conjugales et viol était ouverte. Dès lors que l'époux violent avait respecté l'ordonnance d'éloignement, qu'il se comportait calmement avec les policiers et qu'aucun élément n'indiquait qu'il fut en possession d'une arme, la CEDH avait donc  conclu que leur meurtre de l'enfant était imprévisible et avait refusé de sanctionné les autorités autrichiennes pour une atteinte au droit à la vie. 

Certes, mais la lecture de l'arrêt montrait que le juge européen s'était fondé largement sur l'appréciation des faits. Son analyse reposait largement sur une comparaison avec l'affaire Talpis c. Italie jugée le 2 mars 2017. La Cour avait alors sanctionné l'inertie remarquable de autorités italiennes, alors qu'une femme avait déposé deux plaintes contre un époux particulièrement violent. En comparaison, les autorités autrichiennes avaient agi avec célérité, dès qu'elles avaient eu connaissance des violences commises. 

 

 


Femmes battues. Pierre Perret. 2010

Le devoir de protection


Madame Kurt a toutefois obtenu le renvoi en Grande Chambre. L'arrêt rendu le 15 juin 2021 ne lui donne pas davantage satisfaction, mais, pour la première fois, la CEDH énonce clairement les principes généraux qui doivent s'appliquer en cas de violences familiales. 

En consacrant le droit à la vie, l'article 2 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme n'oblige pas seulement l'État à s'abstenir de provoquer la mort des personnes, mais lui impose aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie. Autrement dit, les États peuvent se voir imposer des "obligations positives" pour protéger celui ou celle dont la vie est menacée. Ce principe est régulièrement repris par la Cour, par exemple dans l'arrêt Kontrova c. Slovaquie du 31 mai 2007, qui porte aussi sur des violences conjugales. On notera que cette obligation est une obligation de moyens. Lorsqu'un risque pour la vie des personnes est décelé, les autorités doivent prendre des mesures appropriées pour en prévenir la réalisation. Si elles n'y parviennent pas, cet insuccès n'est pas nécessairement constitutif d'un manquement au droit à la vie.

Les États doivent ainsi mettre en place une législation pénale de nature à dissuader de commettre des violences domestiques et à en sanctionner les auteurs. Sur ce point, on peut considérer que le droit français contient effectivement des dispositions pénales punissant les violences domestiques. 

 

Le "critère Osman"

 

Ensuite, et c'est précisément l'apport de l'arrêt Kurt, la CEDH applique le "critère Osman" issu de la décision de 1998. Il repose sur deux opérations. D'abord, le droit de l'Etat doit permettre une évaluation des risques encourus, évaluation que la Cour qualifie de "autonome, proactive et exhaustive". Ensuite, la réaction des autorités doit être immédiate, et des mesures préventives doivent être mises en oeuvre. Dans le cas de Mme Kurt, la Grande Chambre observe que ces deux conditions ont été respectées. La justice et la police autrichienne ont rapidement évalué la situation et le risque de violences pesant sur la requérante, en intégrant notamment les menaces de mort proférées par son mari. De même, des mesures immédiates ont été prises et l'on sait que le mari a respecté les ordonnances d'éloignement prises contre lui. En revanche, les enfants ne constituaient pas la cible principale de la violence de leur père, et rien ne laissait prévoir qu'il pourrait un jour assassiner son propre fils.

Évaluation du risque et immédiateté de la réponse, ces deux éléments ne semblent guère caractériser le droit français. Peut on parler d'une évaluation correcte et de mesures proportionnées lorsque l'auteur de violences conjugales est condamné à un stage, peine prononcée par un simple procès-verbal auquel l'intéressé n'attribue qu'une importance modeste ? Peut-on parler de l'immédiateté de la réponse, lorsque des femmes portent plainte à trois ou quatre reprises sans aucun résultat, que les bracelets électroniques ne sont pas utilisés et qu'il faut des mois, voire des années, pour obtenir une ordonnance d'éloignement ? 

Que l'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas d'incriminer des juges trop peu nombreux, ou des forces de police qui doivent répondre à des missions si diverses qu'elles n'ont pas beaucoup de temps à consacrer à chacune d'entre elles. La question est d'abord posée au législateur lui-même qui devrait sans doute réfléchir avant de voter une réponse pénale consistant en un stage de sensibilisation au fait de ne pas battre sa femme, qui devrait aussi prévoir des dispositifs permettant de mettre une famille à l'abri immédiatement. Car rappelons-le, la CEDH a précisé que la réponse devait être "adéquate et proportionnée". En l'état actuel des choses, ces deux adjectifs ne sont pas vraiment applicables au droit français. Sur ce point, la décision Kurt devrait être perçue, en France, comme une véritable feuille de route d'une évolution législative.



mardi 22 décembre 2020

Aimez vous les uns les autres, ou l'infidélité entre époux


Le site de rencontres Gleeden, depuis sa création en 2009, se présente comme le lieu des "relations extra conjugales pensées par des femmes". Les campagnes de publicité sur les murs du métro ou les flancs des autobus ont évidemment suscité l'irritation des personnes particulièrement attachées aux valeurs chrétiennes. La Confédération des associations familiales catholiques (CAFC) a donc engagé un contentieux qui vient de s'achever avec la décision rendue par la première chambre civile de la Cour de cassation le 16 décembre 2020

Les associations catholiques voyaient dans cette apologie des rencontres extra conjugales une atteinte à la fidélité entre époux consacrée dans l'article 212 du code civil : "Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance". Elles ont donc engagé une action civile demandant à la fois l'annulation des contrats conclus entre Gleeden et ses abonnés, et l'interdiction des publicités de la société faisant référence à l'infidélité.

Le contentieux se déroule sur le terrain civil, tout simplement parce qu'il n'y en a pas d'autre. L'adultère n'est plus une infraction pénale depuis la loi du 11 juillet 1975. Au demeurant, les associations catholiques ne veulent pas la condamnation des épouses infidèles fréquentant Gleeden mais celle de la société elle-même, accusée d'inciter à l'infidélité. Mais les juges n'ont pas accédé à leur demande. Elles ont été déboutées, en première instance, puis en appel, puis devant la Cour de cassation.

 

La fidélité entre époux


La fidélité entre époux est attachée au mariage. La jurisprudence considère ainsi qu'une situation de concubinage, même formalisée dans un PACS, n'emporte aucune obligation de fidélité. 

Propre au mariage, l'obligation de fidélité entre époux a pour seule fonction de permettre la dissolution du lien matrimonial lors d'un divorce pour faute. Il s'agit d'une faute civile qui ne relève pas de l'ordre public et le manquement à cette obligation ne peut être sanctionnée à l'initiative d'un tiers, quand bien même il s'agirait d'un groupement d'associations catholiques. 

L'étude du contenu de la notion de fidélité entre époux témoigne d'une évolution vers une certaine dilution de cette obligation, au nom de la liberté de chacun des époux, de l'autonomie de sa volonté.



Les bigotes. Jacques Brel. 1964

Le devoir conjugal


En témoigne la première facette de la fidélité entre époux, traditionnellement constituée par le devoir conjugal. Pendant une longue période, le juge s'est plus ou moins interdit d'intervenir dans les relations sexuelles entre époux, au point que le fait pour un mari de contraindre son épouse n'était pas sanctionné. On considérait qu'il n'y avait pas de viol entre époux, car la violence n'était pas perçue comme illégitime, dès lors qu'il s'agissait d'imposer le devoir conjugal. 

Mais cette jurisprudence, incarnée par une décision de la Chambre criminelle du 19 mars 1910 est aujourd'hui obsolète. L'absence de consentement caractérise un viol entre époux, et la Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt de 1995 S.W. c. Royaume-Uni, précise que cette reconnaissance du viol entre époux est aujourd'hui une exigence liée à la "notion civilisée du mariage". Le devoir conjugal cède donc devant la liberté de chacun des époux, en l'occurrence la liberté de refuser une relation sexuelle. En revanche, le refus unilatéral d'accomplissement du devoir conjugal par l'un des époux est considéré comme fautif et peut donc justifier la rupture du lien matrimonial. Aujourd'hui, le devoir conjugal est donc dilué dans un mouvement général qui tend à accepter la dissolution du mariage pour altération du lien conjugal, quelle qu'en soit la cause. 


L'abstention de tout comportement infidèle


La seconde facette de la fidélité entre époux réside dans l'abstention de tout comportement infidèle. Elle connaît une évolution comparable comme en témoigne la décision de la Cour de cassation rendue le 16 décembre 2020. Depuis la dépénalisation de l'adultère, l'obligation de fidélité n'est plus qu'un élément des relations privées entre les époux. Là encore, on assiste à une dilution de la notion. Il ne s'agit plus d'interdire les relations sexuelles hors-mariage mais de sanctionner par le divorce les comportements qui portent atteinte aux relations de confiance exigées dans le mariage. Dans un arrêt du 28 septembre 2000, la 2è chambre civile a ainsi vu une atteinte à l'obligation de fidélité dans le cas d'une épouse qui "sort très fréquemment en boîte de nuit et fréquente les dancings" et qui "se montre aguicheuse envers les homme et a des comportements hautement injurieux pour la fidélité conjugale".

Ce qui est sanctionné est l'absence de confiance dans les rapports entre époux, car l'épouse s'est livrée à ces activités sans le consentement de son mari, voire à son insu. Dans le jugement de première instance de l'affaire Gleeden, le tribunal de grande instance de Paris avait déjà mentionné que le manquement à la fidélité dans le mariage pouvait ne pas être retenu comme cause de divorce "soit parce que les époux se sont déliés d'un commun accord de cette obligation, soit parce que l'infidélité d'un époux peut être excusée par le comportement de l'autre". Cette nuance montre bien que la fidélité entre époux est un notion à géométrie variable, dont les contours sont définis par les conjoints eux-mêmes. Seule peut justifier le divorce l'atteinte aux règles de vie qu'ils ont définies ensemble. 

Les associations catholiques ne peuvent donc prétendre représenter un ordre public immuable dans lequel la fidélité entre époux serait parfaitement univoque, et dont le contenu serait, comme par hasard, celui donné par l'Eglise qui considère le mariage comme un sacrement. Derrière l'arrêt de la Cour de cassation apparaît ainsi le rappel que la mariage, en droit civil, implique des obligations contractuelles sanctionnées par le divorce. Il n'est pas un sacrement, et est soumis à la loi de l'Etat.

Que l'on ne s'y trompe pas, dans cette arrêt Gleeden, la Cour de cassation consacre une liberté et Caroline Mecary, avocate de Gleeden, avait mis l'accent sur cet aspect du contentieux dès son origine. Si le mariage concerne, à l'évidence, l'état civil des personnes, la manière dont les époux vivent ensemble relève du droit au respect de leur vie privée. Ils peuvent s'autoriser, ou pas, des liaisons extra-conjugales, et ce choix ne concerne personne d'autre qu'eux. Le divorce ne sera prononcé pour faute que si, et seulement si, l'un des conjoints a manqué à ces règles internes, détruisant le lien de confiance qui existait dans le couple. In fine, on doit remercier la Confédération des associations familiales catholiques d'avoir ainsi offert à la Cour de cassation l'occasion de rappeler que la vie d'un couple ne regarde pas les associations familiales catholiques. 



Sur la liberté du mariage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 1.