« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


Affichage des articles triés par date pour la requête QPC 19 février 2016. Trier par pertinence Afficher tous les articles
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samedi 10 février 2024

Droit au repos : les congés payés durant la maladie

La décision rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel le 8 février 2024, Mme Léopoldina P. déclare conformes à la constitutions les dispositions du code du travail relatives au droit à congé. Ces dispositions, issues des articles L. 3141-3 et L. 3141-5, 5°, font une distinction selon l'origine de l'arrêt de travail. Lorsque l'arrêt maladie est lié à une cause professionnelle, le salarié conserve son droit aux congés payés, mais en limitant à une année la durée prise en compte pour ces congés. En revanche, lorsque sa maladie n'a rien à voir avec sa profession, ce droit ne lui est plus garanti. 

Tel était le cas de Mme Léopoldina P.  Elle a été recrutée comme employée commerciale dans une entreprise le 12 octobre 2009. Le 10 novembre 2014, elle est placée en arrêt de travail pour maladie non professionnelle, jusqu'au 30 décembre 2014. Dès le lendemain, le 31 décembre 2014, elle est de nouveau en arrêt maladie, mais cette fois pour accident du travail jusqu'au 13 novembre 2016. Ce second arrêt maladie durer deux ans jusqu'à un nouvel arrêt de travail, pour cause de maladie non professionnelle, du 19 novembre 2016 au 17 novembre 2019, soit près de trois ans. En tout, Léopoldina P. a donc passé cinq ans en arrêt de travail. A son retour, le 16 janvier 2020, elle est licenciée pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement. Elle saisit donc les Prud'hommes de diverses demandes au titre de l’exécution et de la rupture de son contrat de travail. Parmi celles-ci l'une porte sur son droit aux congés payés durant ses arrêts de travail. 

La requérante estime avoir été lésée par une législation qui l'a privée de congés payés durant toute sa maladie non professionnelle, et pendant une année de sa maladie professionnelle. Sur cinq années, elle n'en a donc bénéficié que durant une année. Elle pose donc une QPC qui invoque la violation du droit au repos, ainsi qu'une atteinte au principe d'égalité car elle n'est pas traitée de la même manière que les salariés en bonne santé. Rappelant que ces dispositions n'ont jamais fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité, la Cour de cassation, dans un arrêt du 15 novembre 2023, a donc renvoyé la QPC devant le Conseil constitutionnel.

 

Le droit au repos


Le Conseil constitutionnel a déjà reconnu le droit au repos, sur le fondement de l'alinéa 11 du Préambule de 1946 qui "garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs".  Il a eu l'occasion de le mentionner dans sa décision du 13 janvier 2000, à propos des dispositions législatives portant la durée du travail hebdomadaire à 35 heures. 

Mais s'il reconnaît l'existence du droit au repos, le Conseil est aussi désireux de laisser au législateur une large marge d'appréciation dans son organisation. Selon une formulation toujours identique, initiée dans sa décision du 18 décembre 1997, il affirme ainsi qu’il "est loisible au législateur de déterminer les modalités de mise en œuvre du droit au repos et à la santé les plus appropriées pour parvenir à la finalité poursuivie". Léopoldina P. avait donc bien peu de chances d'obtenir une déclaration d'inconstitutionnalité sur le fondement de l'alinéa 11 du Préambule de 1946. Le Conseil affirme ainsi qu'il "était loisible au législateur d’assimiler à des périodes de travail effectif les seules périodes d’absence du salarié pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle, sans étendre le bénéfice d’une telle assimilation aux périodes d’absence pour cause de maladie non professionnelle. Il lui était également loisible de limiter cette mesure à une durée ininterrompue d’un an".

 


 Je ne veux pas travailler. Pink Martini. 1997

 

Le principe d'égalité

 

Le principe d'égalité n'était guère en mesure, lui non plus, de susciter une déclaration d'inconstitutionnalité. Certes l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 énonce que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Mais ce principe d'égalité doit être considéré à la lumière de la situation concrète à laquelle le Conseil constitutionnel se trouve confronté. Dans sa décision du 16 janvier 1982, il affirme ainsi que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", Autrement dit, là encore, le législateur dispose d'une large autonomie pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité.

En l'espèce, il est clair qu'il existe une différence dans la situation juridique de la personne qui a été victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle et de celle qui est victime d'une maladie non professionnelle. Dans le premier cas, il est évident que l'entreprise doit tenir compte du dommage subi du fait de l'activité professionnelle, et faire en sorte que la victime ne subisse aucun préjudice supplémentaire. Le Conseil constitutionnel écarte donc, logiquement, la référence au principe d'égalité.

On pourrait alors se demander quel est l'intérêt d'une décision qui se borne à reprendre une jurisprudence antérieure. Mais précisément, la décision devient intéressante si on considère qu'elle déclare conforme à la Constitution des dispositions qui vont résolument à l'encontre d'une directive européenne du 4 novembre 2003.

 

Constitutionnalité et inconventionnalité


Cette dernière, concernant "certains aspects de l'aménagement du temps de travail" impose aux Etats membres de garantir aux salariés un congé de quatre semaines par an au minimum. Elle ne fait aucune distinction entre les travailleurs absents du travail pour congé maladie durant la période de référence et ceux qui ont effectivement travaillé durant cette même période. De fait, la distinction entre la maladie professionnelle et la maladie non professionnelle n'est plus pertinente.

Pendant plusieurs années, la Chambre sociale s'est appuyée sur l'absence d'effet direct d'une directive non transposée. Elle a donc maintenu une jurisprudence contraire à cette directive en maintenant la distinction faite par le code du travail, par exemple dans sa décision du 13 mars 2013

Mais par deux décisions du 13 septembre 2023, la Chambre sociale a totalement modifié sa jurisprudence, en s'appuyant cette fois sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Son article 31 § 2 qui énonce que "tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail (...) ainsi qu'à une période annuelle de congés payés". Ces dispositions, directement applicables en droit français depuis qu'elles ont été intégrées au traité de Lisbonne, permettent ainsi à la Chambre sociale de juger qu'un salarié peut prétendre à des congés payés, y compris lorsqu'il se trouve en arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle. Dans un second arrêt du même jour, la Cour de cassation précise qu'en cas d'arrêt de travail pour accident ou maladie d'origine professionnelle, le droit aux congés payés n'est plus limité dans le temps. Les salariés ont droit aux congés payés durant toute la durée de leur absence.

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 8 février 2024 n'a rien de surprenant, car on sait qu'il est juge de la conformité de la loi au traité et qu'il est donc incompétent pour apprécier sa conformité au traité. Il n'empêche que la situation juridique est pour le moins délicate, et on doit se réjouir que les autorités aient annoncé, enfin, qu'une loi de transposition de la directive européenne serait prochainement votée, permettant de modifier le code du travail. Le Conseil constitutionnel n'y verra certainement aucun inconvénient, puisque, dans ce domaine, il laisse au législateur une très large marge d'autonomie. 


 

Les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13 , section 2 § 2

 

lundi 15 mars 2021

Maintien de l'ordre : la "nasse", ou la QPC sans filet


Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 12 mars 2021 M. Marc A. et autres, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure. Ses dispositions essentielles sont les suivantes : "La sécurité est un droit fondamental et l'une des conditions de l'exercice des libertés individuelles et collectives. L'Etat a le devoir d'assurer la sécurité en veillant, sur l'ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l'ordre publics, à la protection des personnes et des biens".

En l'espèce, le requérant est un manifestant qui a été pris dans une "nasse" ou dans un "encerclement", technique de maintien de l'ordre qui consiste à circonscrire pour une durée limitée un groupe de personnes dans un périmètre de sécurité, en ne leur offrant qu'une seule sortie possible. Il veut contester cette pratique en invoquant un cas d'incompétence négative, estimant qu'elle devrait être prévue par la loi. Dans sa démarche contentieuse, il est évidemment rejoint par toute une série d'associations et de syndicats qui considèrent que la "nasse" porte atteinte à la liberté de circulation et, plus précisément, à la liberté de manifester.

 

La sécurité, un devoir de l'Etat

 

Mais quelle idée étrange de contester précisément l'article L111-1 ? Lors de l'audience, que l'on peut regarder en vidéo, tous les intervenants, y compris maître Spinosi plaidant pour le requérant, ont affirmé qu'il n'était pas question de contester le fait que la sécurité est un "principe de valeur constitutionnelle"

C'est en ces termes qu'il est consacré par le Conseil depuis une décision du 22 juillet 1980, la sécurité étant considérée comme un devoir de l'Etat. Le législateur, quant à lui, affirme, dès la loi du 21 janvier 1995 que « la sécurité est un droit fondamental », formulation reprise, de manière quelque peu incantatoire, par les lois du 15 novembre 2001 et du 18 mars2003, avant d’être reprises dans l’article L 111‑1 du code de la sécurité intérieure, celui-là même qui est contesté dans la présente QPC. Il existe donc un bien un droit à la sécurité consacré par le législateur, mais le Conseil constitutionnel le garantit comme un "principe", pas comme un droit de la personne.

La position de la CEDH n’est pas différente, et elle considère la sécurité davantage comme un devoir de l’État que comme un droit des citoyens. Dans sa décision Ciechonska c. Pologne du 14 juin 2011, elle affirme ainsi que « des mesures raisonnables doivent être prises pour assurer la sécurité des personnes dans les espaces publics ". 

 

La pêche miraculeuse. Maurice Denis. 1870 - 1943
 

 

Le choix de la norme, ou le filet dérivant


En l'espèce, le requérant invoque l'incompétence législative du législateur, et reproche donc à l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure de ne pas mentionner la technique de la "nasse" pour en définir l'organisation juridique. 

Autant dire que les requérants ont choisi n'importe quelle disposition du code de la sécurité intérieure, un peu au hasard. Car l'article L 111-1 se borne à affirmer l'existence d'un droit à la sécurité et n'a certainement pas pour objet de préciser quelles sont les techniques du maintien de l'ordre. Il n'existe d'ailleurs aucune disposition mentionnant que ces techniques doivent être définies par la loi. 

Au demeurant, les requérants auraient pu invoquer la même incompétence négative en utilisant d'autres dispositions législatives du code de la sécurité intérieure. Pourquoi pas l'article L211-1 qui impose une déclaration préalable à tous les rassemblements sur la voie publique ?  Pourquoi pas l'article L211-9 qui autorise la dispersion d'un attroupement illicite par la force publique, après deux sommations demeurées sans effet ? La "nasse" est utilisée lorsque des éléments perturbateurs viennent troubler une manifestation pacifique et l'incompétence négative aurait donc pu être invoquée à propos de bon nombre de dispositions du code de la sécurité intérieure. 

Autant dire que les requérants ont utilisé la technique du filet dérivant. Ils ont choisi, un peu hasard, l'une des dispositions les plus connues du code de la sécurité intérieure pour essayer d'obtenir du Conseil constitutionnel l'abrogation d'une disposition, n'importe laquelle, dans le but d'obtenir la satisfaction de leur revendication en faveur d'une inscription de la "nasse" dans sa partie législative.

 

Le contrôle des juges

 

Ce refus du Conseil s'inscrit dans un mouvement jurisprudentiel qui va dans le sens de la reconnaissance juridique de cette technique de maintien de l'ordre. Dans une décision du 15 mars 2012, Austin et a. c. Royaume Uni, le Cour européenne des droits de l'homme considère ainsi que le maintien de personnes durant sept heures à l’intérieur d’un cordon de police, lors d’un rassemblement altermondialiste, ne porte atteinte ni au principe de sûreté, ni à la liberté de manifester. 

D'une manière générale, les Etats sont libres de définir leurs propres techniques de maintien de l'ordre, dès leur que leur emploi est justifié et proportionné à la menace pour l'ordre public.  Le juge des référés du Conseil d’État s’appuie ainsi sur la jurisprudence de la CEDH lorsque, dans une ordonnance du 1er février 2019, il estime que l’usage des lanceurs de balles de défense est « nécessaire au maintien de l’ordre public, compte tenu des circonstances et que son emploi est proportionné au trouble à faire cesser".

Comme l'usage des LBD, celui de la "nasse" fait l'objet d'un contrôle a posteriori. Mesure de police administrative, la décision d'y recourir peut donc être contestée devant le juge administratif. Certes, Maître Spinosi a insisté sur le fait que la personne ainsi encerclée n'est guère en mesure d'introduire un référé, et que son seul recours sera d'ordre indemnitaire, en engageant a posteriori la responsabilité de l'Etat. L'argument pourrait peut-être emporter la conviction, si ce n'est que l'intégration de la "nasse" dans le code de la sécurité intérieure ne changerait rien à cette situation. La personne encerclée dans une "nasse", même désormais dotée d'un fondement législatif, ne pourrait toujours pas saisir le juge.

Le Conseil constitutionnel n'est pas tombé dans le piège, d'autant qu'il avait lui-même admis, dans une décision QPC du 19 février 2016, que les perquisitions administratives sous état d'urgence pouvaient n'être soumises qu'à un contrôle a posteriori du juge administratif.

Surtout, il n'est pas tombé dans un piège plus grave, qui consistait à invoquer une incompétence négative purement cosmétique pour obtenir du Conseil une véritable injonction faite au législateur. En refusant ce type de recours, le Conseil rappelle que son rôle consiste à apprécier la conformité de la loi à la Constitution, pas à donner des instructions générales au législateur. Il a donc refusé de se laisser instrumentaliser. 

 

Sur la liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12 section 1 § 2

 

lundi 22 avril 2019

RB&B : Les visites domiciliaires administratives devant le Conseil constitutionnel

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 5 avril 2019 Sing Kwong C. et autres, le Conseil constitutionnel abroge, avec effet immédiat, les dispositions de l'alinéa 6 de l'article L 651-6 du code de la construction. Cet article habilite les agents assermentés du service municipal du logement à visiter les locaux à usage d'habitation situés sur le territoire de la commune, aux fins de constater la réalité de l'affectation de ces locaux à l'habitation. L'alinéa 6, quant à lui, autorisait ces mêmes agents à pénétrer dans le local, en cas de refus ou d'absence de l'occupant, sans autorisation d'un juge, en la seule présence du maire ou du commissaire de police.


Une norme dormante



Ces dispositions avaient toute l'apparence d'une norme dormante, que l'on a réveillée un peu brutalement. Elles sont issues de la loi du 2 juin 1983 qui opère une refonte de la partie législative du code de la construction. L'article L 651-6 du code de la construction était passé inaperçu, d'ailleurs peu utilisé et ne donnant pas lieu à contentieux. Et puis RB&B est arrivé, et la disposition a été réveillée, particulièrement par la Ville de Paris, partie défenderesse à l'instance. 

Selon des chiffres cités à l'audience, Paris a plus de 130 000 logements vacants, dont 6 % sont offerts en location sur RB&B, pourcentage qui atteint 10 % dans le centre de la ville. En même temps, plus de 250 000 demandes de logements sociaux ne sont pas satisfaites. La ville a donc entrepris de lutter contre les locations RB&B. Ses services repèrent les annonces sur internet, constituent un dossier à partir des éléments auxquels ils peuvent avoir accès, fiscaux, administratifs, témoignages, voire plaintes des voisins. Ensuite, pour obtenir du juge une sanction pour location illégale, la ville doit prouver que le local présenté sur internet est bien celui dont elle veut poursuivre le propriétaire. Une visite domiciliaire permet donc d'établir que les lieux sont conformes à leur présentation sur RB&B. L'article L 651-6 du code de la construction a donc été tiré de son sommeil. Il a été utilisé à de multiples reprises, jusqu'à ce qu'un propriétaire ait l'idée d'en contester la constitutionnalité.



L'inviolabilité du domicile




Le requérant invoque une atteinte au droit au respect de la vie privée, auquel le Conseil constitutionnel a trouvé un fondement dans l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans sa décision du 4 décembre 2013, il a précisé que ce droit au respect de la vie privée comportait le respect de l'inviolabilité du domicile.

Pour contester la constitutionnalité de l'article L 651-6 du code de la construction, les requérants s'appuyaient sur la décision QPC du 19 février 2016, bien qu'elle ait admis la constitutionnalité des perquisitions organisées sur le fondement de l'état d'urgence. En effet cette constitutionnalité reposait sur le fait que ces visites, même décidées par le préfet, étaient encadrées par une procédure stricte : le procureur était informé "sans délai", et elles se déroulaient en présence d'un officier de police judiciaire et de l'occupant des lieux ou de son représentant, ou à défaut de deux témoins. Les requérants faisaient justement observer que les visites des agents municipaux chargés de constituer le dossier sur une location RB&B ne s'accompagnent d'aucune de ces garanties.


Dans ma maison tu viendras, d'ailleurs ce n'est pas ma maison
Yves Montand, paroles de Jacques Prévert


La défense de la Ville de Paris pouvait, quant à elle, faire état de la décision du 9 avril 2015 portant sur des visites administratives des constructions en cours pendant six ans après l'achèvement des travaux, dans le but de s'assurer de leur conformité à certaines normes techniques du droit de l'urbanisme.  "Eu égard au caractère spécifique et limité du droit de visite", le Conseil avait alors estimé qu'il ne portait pas  atteinte à l'inviolabilité du domicile. Il y a tout de même une différence de taille entre ces visites et celles qui font l'objet de la décision du 5 avril 2019. Les premières ne peuvent s'effectuer sans le consentement du propriétaire des lieux, pas les secondes.

L'avocat de la ville de Paris n'avait guère d'illusions sur ses chances de succès et il avait annoncé "qu'elle ne s'opposerait pas à une régularisation" de la procédure. Il suggérait même au Conseil de procéder par une simple réserve d'interprétation, mentionnant que l'intervention du juge était fondée sur l'article 66 de la Constitution. L'objet était, à l'évidence, d'éviter une abrogation immédiate.

C'est pourtant ce qu'a fait le Conseil constitutionnel en posant un principe clair. Une visite domiciliaire ne peut s'exercer que dans deux situations : soit sans autorisation d'un juge et il faut alors celle de l'habitant des lieux, soit sans autorisation de l'habitant des lieux et elle est alors subordonnée à celle du juge. La présente visite est donc inconstitutionnelle, dans la mesure où elle est effectuée sans aucun accord préalable, ni de l'occupant des lieux, ni d'un juge. Le Conseil aurait pu, comme le lui suggérait l'avocat de la ville de Paris, procéder par une simple réserve d'interprétation, en considérant que cette intervention du juge reposait sur l'article 66 de la Constitution et qu'elle pouvait s'exercer dans les conditions du droit commun, sans qu'il soit nécessaire de modifier la loi. Mais le Conseil a choisi l'abrogation, et qui plus est l'abrogation immédiate, de la disposition inconstitutionnelle.



Visites domiciliaires et perquisitions 




Au-delà de cette nécessaire intervention du juge judiciaire, le Conseil refuse toute assimilation entre le régime juridique de ces visites domiciliaires et les perquisitions. Il écarte ainsi la requête dirigée contre l'article L 651-7 du même code de la construction qui habilite les fonctionnaires municipaux, lors de la visite, à recevoir déclarations et documents des habitants des lieux. Ces éléments sont en effet obtenus en l'absence de toute contrainte et la procédure n'est donc pas soumise aux droits de la défense ni aux règles du procès équitable. Il ne s'agit pas, en effet, d'obtenir un aveu mais seulement de se faire présenter des éléments de nature à prouver l'affectation des lieux.

S'il veut distinguer les visites des perquisitions, le Conseil constitutionnel ne parvient pas toutefois à établir une distinction parfaitement claire. Certes, il exige l'intervention du juge judiciaire, semblant ainsi rapprocher la visite de la perquisition. Mais en même temps, il fait du consentement le critère essentiel de cette distinction. Or ce consentement n'est pas tout à fait libre, car il s'exerce tout de même sous la menace d'une amende. On peut se demander alors si l'encadrement juridique de ce type de locations touristiques ne passe pas par la détermination d'un régime juridique spécifique.





jeudi 4 avril 2019

La loi "anti-casseurs" devant le Conseil constitutionnel, ou la satisfaction générale

Le Conseil constitutionnel a donc rendu sa décision le 4 avril 2019 sur la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations. Il prononce une non-conformité partielle qui porte sur la procédure la plus contestée de la loi, c'est-à-dire la possibilité offerte à l'autorité administrative de prononcer une interdiction individuelle de manifester. 

La décision était d'autant plus attendue que, en plus des saisines parlementaires, la loi avait fait l'objet d'une "saisine blanche" du Président de la République, procédure suffisamment rare pour être remarquée. La procédure visait à préempter d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité pour empêcher l'effet dévastateur dans l'opinion de l'abrogation des dispositions sur l'interdiction de manifester à l'occasion du recours déposé par un Gilet Jaune ayant fait l'objet d'une telle mesure. Aujourd'hui, la décision intervient en amont, c'est-à-dire à un moment où personne ne peut se présenter comme la victime d'une disposition anticonstitutionnelle.


 La liberté de manifester



A cette occasion, le Conseil rappelle "sur la base de l'article 11 de la Déclaration de 1789, que la liberté d'expression et de communication, dont découle le droit d'expression collective des idées et des opinions, est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie (...)". La formule n'est pas récente, et le Conseil qualifiait déjà la liberté de manifester de "droit constitutionnellement" protégé dans sa décision QPC du 25 février 2010, sans pour autant lui accorder une réelle autonomie par rapport à la liberté d'expression. La conséquence en est l'exercice du contrôle de proportionnalité, puisque le Conseil s'assure que le législateur a opéré une conciliation satisfaisante entre les exigences de l'ordre public et la liberté de manifester. Dans sa décision du 4 avril 2019, le Conseil se livre à ce contrôle de proportionnalité et il s'y livre de manière très opportune car sa décision réussit finalement à satisfaire tout le monde.


Les opposants



Les opposants à la loi peuvent se réjouir. N'ont-ils pas obtenu l'annulation de la disposition la plus contestée, l'article 3 de la loi ? Il intégrait au code de la sécurité intérieure un nouvel article L 211-4-1 permettant au préfet d'interdire à une personne de participer à une manifestation lorsque "par ses agissements à l'occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l'intégrité physique des personnes ainsi qu'à des dommages importants aux biens ou par la commission d'un acte violent (...) elle "constitue une menace pour l'ordre public".

Le Conseil constitutionnel censure ces dispositions sans s'embarrasser de précautions. Il montre que l'arrêté d'interdiction peut être pris lorsque la personne a commis soit un "acte violent", soit un "agissement" à l'occasion de manifestations violentes, mais le législateur n'a pas prévu de lien autre que géographique entre le comportement de l'intéressé et les violences commises durant la manifestation. Il n'a pas précisé s'il devait en être l'auteur, le complice ou le simple témoin. Il n'a pas davantage défini l'ancienneté de ce comportement. Peut-on être interdit de manifestation en 2019 pour un "acte violent" commis vingt ans plus tôt ? La loi ne donne aucune précision sur ces points, et le Conseil affirme donc qu'elle laisse à l'autorité administrative une "lattitude excessive" dans l'appréciation des motifs susceptibles de justifier l'interdiction.

Sur ce point, la décision n'est guère surprenante, et les rédacteurs du texte auraient peut-être dû regarder un peu plus en détail la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 19 février 2016 rendue à propos de la loi de prorogation de l'état d'urgence, il a déjà mentionné que la fermeture des lieux de réunion portait atteinte à la liberté d'expression collective des idées et de réunion et qu'à ce titre, il convenait d'exercer un contrôle de proportionnalité. La fermeture d'un lieu de réunion devait ainsi être justifié par le fait que cette réunion était "de nature à provoquer ou entretenir le désordre". Les motifs de la mesure de police doivent donc être en lien direct avec la menace pour l'ordre public, ce qui n'est pas le cas dans l'interdiction de manifester.

L'une des conséquences de cette annulation est de nature à réjouir particulièrement les opposants au texte. En l'absence d'interdiction de manifester, le fichage n'est plus utile et l'article 4 de la loi se trouve vidé de son contenu. Il prévoyait en effet l'inscription sur le fichier des personnes recherchées de celles interdites de manifester. Seules les personnes ayant fait l'objet d'une condamnation judiciaire à une telle interdiction peuvent, en l'état actuel des choses, figurer dans le fichier.

Quand les pavés volent. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.
Jean Yanne 1972

Les partisans


Alors qu'un pan entier de la loi semble s'être effondré, les partisans de ses dispositions devraient aussi être effondrés. Ils ont pourtant aussi quelques raisons de se réjouir.

Ils ne manqueront pas de faire observer que les autres dispositions ont été validées par le Conseil, sans réserve. Tel est le cas de l'article 2 qui autorise les contrôles et les fouilles sur les lieux d'une manifestation ou à ses abords immédiats, sur réquisition judiciaire. Le Conseil fait observer en effet que ces mesures ont une finalité de police judiciaire, en l'espèce la recherche des auteurs d'infractions de nature à troubler le déroulement d'une manifestation. Placées sous le contrôle d'un magistrat, ne visant que des lieux déterminés pour une période de temps limitées, ces mesures sont donc proportionnées à l'objectif poursuivi et n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté de manifestation. L'article 6 qui fait de la dissimulation du visage un délit dès lors qu'elle intervient lors d'une manifestation n'est pas davantage sanctionné. Aux yeux du Conseil, l'infraction est définie de manière suffisamment précise et ne vise que les personnes qui entendent empêcher leur identification alors que les troubles à l'ordre public sont manifestes.

Même l'annulation de l'article 3 n'est pas une si mauvaise nouvelle pour les partisans de la loi. Car ce n'est pas le principe même de l'interdiction de manifester qui est censuré mais les conditions de sa mise en oeuvre. Le Conseil aurait pu, par exemple, estimer qu'une interdiction administrative était, en soi, une mesure disproportionnée, dès lors qu'il existe déjà une interdiction judiciaire de manifester. Il s'en est bien gardé et s'est borné à sanctionner l'imprécision des motifs de la décision individuelle d'interdiction. Sur le plan juridique, il suffirait donc de modifier la loi pour substituer à l'actuel charabia une rédaction un peu plus rigoureuse pour obtenir une décision de conformité.

Peut-être convient-il de rappeler, à ce propos, que le Président de la République conserve la faculté, sur le fondement de l'article 10 de la Constitution, de demander au parlement une nouvelle délibération avant la promulgation de la loi. Le cas s'est produit après la décision du 23 août 1985 sur la Nouvelle Calédonie, lorsque le président Mitterrand a demandé une nouvelle délibération pour mettre la loi en conformité avec la décision. Le Président Macron fera-t-il la même chose ? Ou choisira-t-il de promulguer la loi amputée de son article 3, au risque de mettre en oeuvre un texte à peu près sans intérêt ? A moins qu'il préfère qu'un nouveau projet de loi soit déposé, repoussant  l'entrée en vigueur de dispositions présentées comme indispensables à la gestion de la crise des Gilets Jaunes ? Toutes les options sont ouvertes, et il devra choisir la meilleure, ou plutôt la moins mauvaise.

Pour le moment, le grand vainqueur dans l'affaire est le Conseil constitutionnel lui-même, qui sera salué comme un grand protecteur des libertés par les uns et comme une assemblée pleine de sagesse par les autres.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

dimanche 18 février 2018

Guerre d'Algérie : le Conseil constitutionnel indemnise tout le monde


Abdelkader A. a été blessé par balles lors d'un attentat perpétré à Mascara en février 1958, alors qu'il était âgé de huit ans. Soixante ans plus tard, il demande une pension sur le fondement de l'article 13 de la loi du 31 juillet 1963 prévoyant les avantages sociaux accordés aux Français ayant résidé en Algérie. Ces dispositions énoncent que "les personnes de nationalité française, ayant subi en Algérie depuis le 31 octobre 1954 et jusqu'au 29 septembre 1962 des dommages physiques du fait d'attentat ou de tout autre acte de violence en relation avec les évènements survenus sur ce territoire ont, ainsi que leurs ayants cause de nationalité française, droit à pension". Abdelkader A. était de nationalité française au moment de l'attentat dont il a été victime, mais il est Algérien depuis l'indépendance. Il s'est donc vu refuser le bénéfice d'une pension par les autorités françaises. 

Il conteste ce refus devant le Conseil d'Etat et, à cette occasion, il pose une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)Il ne met pas en cause la constitutionnalité de l'ensemble de l'article 13, mais seulement des dispositions qui réservent le droit à pension aux seules "personnes de nationalité française". Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 8 février 2018, donne droit à sa demande. Il déclare que les mots "de nationalité française" sont contraires à la Constitution et prononce leur abrogation avec effet immédiat.

Le principe d'égalité


La motivation développée par le Conseil tient en quatre lignes. A ses yeux, les dispositions contestées établissent une différence de traitement injustifiée entre les victimes françaises et celles de nationalité étrangère résidant sur le territoire français au moment du dommage qu'elles ont subi.

Certes, le principe d'égalité devant la loi est garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : "La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". L'intégration de cette Déclaration dans le bloc de constitutionnalité, par la célèbre décision du 28 décembre 1973, a même été réalisée à partir de ces dispositions. La plupart des commentaires considèrent donc que le Conseil s'est borné à mettre en oeuvre le principe d'égalité. A l'appui de cette analyse, ils mentionnent une première QPC intervenue le 23 mars 2016. Le Conseil avait alors considéré comme portant atteinte au principe d'égalité devant la loi les dispositions de ce même texte limitant le droit à pension aux personnes ayant la nationalité française à la date de de sa promulgation, c'est-à-dire en 1963. Il avait donc ouvert ce droit à pension aux personnes ayant acquis la nationalité après cette date. L'idée générale est donc que la décision de 2016 avait ouvert une première brèche dans un dispositif déjà fissuré et que celle de 2018 achève cette évolution.

Cette simplicité n'est pourtant qu'une apparence. La décision de mars 2016, loin de nier la condition de nationalité, la renforçait au contraire et en faisait le critère essentiel du droit à pension. Peu importe quand elle avait été acquise, c'est en effet la nationalité française qui ouvrait ce droit à pension. La décision de 2018 n'est donc pas la suite logique de celle de 2016. Elle en est au contraire la négation et s'analyse comme un revirement de jurisprudence.

Le principe de solidarité nationale


Le caractère sibyllin de la motivation de la décision surprend le lecteur, car le Conseil ne se pose pas la question de savoir si les citoyens français et les ressortissants étrangers sont dans une situation juridique différente. Selon une jurisprudence solidement ancrée dans le droit positif, et par exemple dans la décision QPC du 28 mai 2010, il est pourtant acquis que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi". En l'espèce, le législateur de 1963 a traité de manière différentes les victimes françaises et étrangères des actes de violence commis durant le conflit algérien. Le Conseil est donc conduit à s'interroger sur l'objet de la loi, pour s'assurer que cette différence de traitement lui est conforme. 

Il affirme que le texte poursuivait un "objectif de solidarité nationale", le législateur ayant entendu "garantir le paiement d'une rente aux personnes ayant souffert de préjudices issus de dommages qui se sont produits sur un territoire français de l'époque". Ce principe de solidarité, tout droit issu du solidarisme de Duguit, trouve son fondement constitutionnel dans l'alinéa 12 du Préambule de 1946. Certes, mais celui énonce que "La Nation proclame la solidarité et l'égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales". Aux termes de la Constitution, la solidarité "nationale" concerne donc "tous les Français"...

Aux yeux du Conseil, cette rédaction de l'alinéa 12 du Préambule est sans importance. La situation à prendre en considération est celle de l'ayant-droit auquel il convient de garantir la compensation de la perte de la pension servie au bénéficiaire décédé. Distinguer les ayants-droit au regard de leur nationalité constituerait une rupture d'égalité inacceptable. Il convient donc de traiter de la même manière l'enfant algérien d'une victime française que l'enfant français d'une victime française. Pourquoi pas ? Mais le problème est que le Conseil est ainsi passé de l'objet de la loi à l'objet de la pension, s'écartant ainsi considérablement de sa jurisprudence traditionnelle.

Il reste évidemment à s'interroger sur les conséquences de cette décision. Passons sur les conséquences financières qui risquent d'être extrêmement lourdes pour le budget de l'Etat. Toutes les victimes algériennes, y compris les anciens combattants du FLN et leurs ayants-droit, sont désormais fondées à exiger une pension des autorités françaises. Mais au-delà de cet aspect matériel, les conséquences de cette décision résident essentiellement dans le fait qu'elle crée une insécurité juridique.

La Kasbah à Alger. Charles Brouty. 1950


La loi de 1946 et les victimes de la seconde guerre mondiale

 

Insécurité juridique d'abord pour la loi du 20 mai 1946 sur la réparation à accorder aux victimes civiles de la seconde guerre mondiale. Elle prévoit en effet des pensions d'invalidité pour les victimes civiles de faits de guerre survenus à l'étranger, sous condition de nationalité française. Or dans un arrêt du 27 septembre 2010, le Conseil d'Etat affirme très clairement que l'indemnisation des victimes est fondée sur le principe de solidarité nationale et donc accordée sous condition de nationalité. La loi de 1946 sera-t-elle contestée ? On l'ignore, mais il n'en demeure pas moins que la notion de solidarité nationale a désormais un contenu différent selon que l'on s'adresse au Conseil constitutionnel ou au Conseil d'Etat.

Les Accords d'Evian


Insécurité juridique ensuite parce que le Conseil constitutionnel semble ignorer les Accords d'Evian, qui stipulent qu'il appartient à l'Algérie de prendre en charge les dommages causés par la guerre à ses ressortissants. Or ces Accords ont été adoptés en France par une loi référendaire du 8 avril 1962, et l'on sait que, depuis la célèbre décision du 6 novembre 1982, les lois référendaires, constituant l'expression directe de la souveraineté nationale, sont insusceptibles de recours devant le Conseil constitutionnel. Et la loi référendaire mentionne "les mesures à prendre (...) sur la base des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962". Cette formulation renvoie au fait que, initialement, les Accords d'Evian ont été considérés comme un acte unilatéral de droit français, devenu législatif avec le référendum. Mais, depuis lors, la France les a fait enregistrer au secrétariat général des Nations Unies, leur reconnaissant la valeur de traité international, dont en principe le Conseil constitutionnel ne peut apprécier la validité. Si donc on considère que la loi contestée a valeur conventionnelle en tant qu'elle applique un traité, la question se pose non pas devant le Conseil constitutionnel mais devant le Conseil d'Etat.

Insécurité juridique enfin, parce que le Conseil d'Etat peut parfaitement ignorer la décision du Conseil constitutionnel. Contrairement au Conseil constitutionnel, la juridiction administrative doit en effet apprécier les actes qui lui sont déférés au regard des traités auxquels la France est partie. Sur la base des accords d'Evian, l'Algérie indépendante assume en effet les obligations contractées à l'époque où les autorités françaises étaient compétentes, principe classique en matière de succession d'Etats. Dans un arrêt du 28 juillet 1999, le Conseil d'Etat se fonde ainsi directement sur ces Accords pour affirmer que la charge de réparer les dommages causés aux victimes civiles n'incombe plus à la France. Rien ne permet de penser que le Conseil d'Etat renoncera à cette jurisprudence, dès lors que, contrairement au Conseil constitutionnel, il est lié par les traités internationaux. Et celui-ci n'est-il plus lié par sa jurisprudence relative aux lois référendaires ? Le dialogue des juges risque donc d'être musclé.

mardi 13 février 2018

Absence d'Accord-Déon : Une position sans concession de la mairie de Paris

Les Académiciens ne sont pas si immortels que cela. Michel Déon en a apporté une nouvelle preuve en nous quittant à l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans, le 28 décembre 2017. Il est décédé à Galway, dans cette Irlande du Taxi mauve où il résidait une partie de l'année. Conformément à sa volonté, il a été incinéré sur place et sa famille a ramené ses cendres en France. Elle a ensuite souhaité qu'il puisse bénéficier d'une sépulture dans un cimetière parisien, ville dans laquelle réside sa fille.  

C'était sans compter l'opposition farouche de la mairie de Paris. Rien n'y a fait, ni les propos de Bruno Julliard qui a déclaré vouloir "faire une exception", ni une démarche exceptionnelle de l'Académie française demandant une dérogation. Pénélope Komitès, adjointe en charge des affaires funéraires, a affirmé que la mairie n'avait "juridiquement pas le droit de transiger avec les règles fixées par le code général des collectivités territoriales". 

Le problème, c'est que c'est faux. Le droit positif est plus tolérant que la mairie de Paris. S'il est vrai qu'il pose des conditions à l'inhumation dans une commune, celles-ci ne lient pas réellement l'élu qui peut finalement user de son pouvoir discrétionnaire pour autoriser une dérogation. 

Une police spéciale des funérailles


Le droit funéraire demeure, pour l'essentiel, dominé par la loi du 15 novembre 1887, aujourd'hui codifiée dans le code général des collectivités territoriales (cgct). Plus récemment, la loi du 19 décembre 2008 est venue préciser le rôle des entreprises de pompes funèbres et les dispositions applicables en matière de crémation. Il ressort clairement de cet ensemble législatif qu'il existe une police des funérailles et de la sépulture, police exercée par le maire et qu'il peut déléguer à l'un de ses adjoints (Par exemple : TA Marseille, 6 juillet 2005, Association ADIMAD). C'est ce qu'a fait madame Hidalgo qui a délégué les questions funéraires à madame Komitès.

Cette police prend la forme d'une autorisation administrative spéciale délivrée par le maire et communément appelée "permis d'inhumer". Il est régi par l'article 2223-3 cgct, issu d'un décret du 27 avril 1889. Le texte affirme que la sépulture dans le cimetière de la commune est "due" aux personnes décédées sur son territoire, à celles domiciliées sur son territoire quand bien même elles seraient décédées ailleurs, à celles qui y ont un caveau de famille, et enfin aux Français expatriés inscrits sur les listes électorales de la commune.
L'emploi du verbe "devoir" indique que le maire n'est pas dans une situation de pouvoir discrétionnaire mais de compétence liée. La mairie de Paris nous affirme donc que si le défunt n'entre dans aucune de ces catégories, elle est tenue de refuser le permis d'inhumer.

La ballade des cimetières. Georges Brassens. Live 1961

Compétence liée et autorisation


Elle se trompe, car la compétence liée doit se lire en sens inverse : si le défunt entre dans l'une de ces catégories, la mairie est tenue d'autoriser l'inhumation. Un éventuel refus, illégal, engage d'ailleurs sa responsabilité (CAA Marseille, 9 février 2004). La seule exception à ce principe a été formulée dans la décision du Conseil d'Etat du 16 décembre 2016 refusant le renvoi d'une QPC portant précisément sur l'article L 2223-3 cgcl. Dans le cas du refus d'inhumation opposé par le maire de Mantes-la-Jolie à la famille de Larossi Abballa, terroriste ayant assassiné le couple de policiers de Magnanville, le Conseil d'Etat a considéré que la police spéciale des cimetières devait se concilier avec la police générale de l'ordre public. Autrement dit, il demeure possible de refuser l'inhumation, si le maire peut démontrer l'existence d'un risque de trouble à l'ordre public qu'il ne serait pas en mesure de gérer. Dans le cas de Larossi Abballa, la question s'est finalement réglée par un transfert du corps au Maroc, où il a été finalement inhumé.

La compétence liée ne contraint donc pas la commune à refuser le permis d'inhumer si le défunt n'entre dans aucune des catégories énumérées dans le code général des collectivités locales. Elle l'autorise seulement à prononcer ce refus, ce qui est bien différent. En témoigne la formulation employée par le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 16 novembre 1992. Il affirme que "la commune (...) n'avait aucune obligation d'autoriser l'inhumation de M. Sylvain X. dans le cimetière communal, dès lors que celui-ci n’y possédait pas de sépulture de famille, qu’il n’était pas décédé sur le territoire de la commune et n’y était pas domicilié au moment de son décès ». Le maire "n'avait aucune obligation d'autoriser", ce qui signifie qu'il n'était pas tenu de le faire, mais qu'il aurait pu le faire, en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Le site Vie Publique, "site officiel de l'administration française" affirme clairement que "l'inhumation est aussi possible dans une autre commune, mais le maire peut la refuser". Il est un peu fâcheux de constater que l'adjointe aux affaires funéraires connaisse aussi mal le droit funéraire.

L'égalité devant les discriminations


Les contentieux dans ce domaine ne sont pas fréquents, soit parce que les Français se font inhumer dans leur commune, soit parce que les élus sont moins intransigeants que madame Hidalgo. Rien ne lui interdisait d'autoriser finalement l'inhumation de Michel Déon dans un cimetière parisien.

A l'appui de son refus, la mairie de Paris invoque une atteinte au principe d'égalité. On comprend que le fait que Michel Déon ait été un écrivain à succès, membre de l'Académie, et revendiquant des convictions monarchistes, ne joue pas vraiment en sa faveur. Souvenons-nous cependant du cas de Maria-Francesca, ce bébé rom décédé à l'âge de trois mois, et que le maire de Champlan refusait d'inhumer dans le cimetière de sa commune. Comme Michel Déon, elle n'entrait dans aucune des catégories prévues par le code des collectivités territoriales. A l'époque, le refus du maire avait fait grand bruit, au point que le Défenseur des droits s'était saisi du dossier et avait déclaré la décision "illégale et discriminatoire". L'égalité invoquée par la mairie de Paris serait-elle, in fine, une égalité devant les discriminations ? Elle devrait plutôt réfléchir à l'idée que l'égalité devant la mort est bien réelle, car, comme le disait allègrement Henri Rochefort : "Si haut qu'on monte, on finit toujours par des cendres". .







mardi 31 octobre 2017

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme est publiée au Journal officier daté du 31 octobre. Elle n'a fait l'objet d'aucune saisine parlementaire du Conseil constitutionnel et sa constitutionnalité ne pourra donc qu'être évoquée qu'à l'occasion d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité posées lors de contentieux liés à sa mise en oeuvre. Pour le moment, la seule contestation est donc militante et médiatique, l'essentiel du discours consistant à dénoncer un maintien ou une pérennisation de l'état d'urgence.

Les discours militants, quelle que soit leur origine, ont malheureusement comme point commun d'être simplificateurs. Avant de forger son opinion en toute connaissance de cause, il convient de connaître la loi, le régime juridique qu'elle met en place comme le contenu des prérogatives qu'elle accorde à l'Exécutif. 

La sortie de l'état d'urgence


La loi du 30 octobre 2017 a pour effet immédiat, non pas la pérennisation, mais la sortie de l'état d'urgence. Le droit applicable n'a désormais plus pour fondement la loi du 3 avril 1955. Celle-ci ne disparaît pas pour autant de l'arsenal juridique et rien n'interdirait de déclarer de nouveau l'état d'urgence, si certaines circonstances le justifiaient, par exemple une catastrophe naturelle ou un attentat cyber-terroriste désorganisant les services publics. 

Cette sortie de l'état d'urgence doit elle être saluée ou doit-on la regretter ? Là encore, chacun forgera son opinion et il est bien inutile de revenir sur le débat qui, depuis 2015, oppose ceux qui dénonçaient un droit d'exception et ceux qui demandaient toujours plus de sécurité. En réalité, la loi du 30 octobre 2017 constitue le point d'aboutissement d'un processus engagé depuis de longues années. 

Le terrorisme contextuel


A la fin du XXe siècle, le terrorisme était considéré à travers un double prisme. D'une part, il faisait l'objet d'une approche pénale, et on se préoccupait de le réprimer. On a vu alors la création de juges spécialisés, d'un parquet anti-terroristes et de toute une série d'infractions dont l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. D'autre part, le terrorisme était perçu comme un évènement exceptionnel, différentes "vagues" ayant frappé notre pays, des attentats d'Action Directe à ceux perpétrés par les adeptes de l'islam radical. 

La loi du 30 octobre 2017, mais ce n'est pas la première, a quelque chose de dérangeant dans la mesure où elle nous montre que le terrorisme est désormais un élément contextuel qui menace l'ensemble de la vie en société, menace qui franchit les frontières, face noire d'une mondialisation dont on vantait généralement les bienfaits. Le parlement légifère donc aujourd'hui à partir d'une approche globale et permanente de la menace terroriste. Il vise davantage à prévenir le terrorisme qu'à le réprimer. Les prérogatives accordées à l'Exécutif par la loi reflètent cette nouvelle analyse de la menace et des moyens d'y faire face.

Dès lors que le terrorisme est perçu comme une menace permanente, le législateur en fait l'objet d'une police administrative, police spéciale qui permet à l'Exécutif de limiter l'exercice de certaines libertés publiques en fonction de la menace pour l'ordre public que représente le terrorisme. 

Les périmètres de sécurité


La liberté de circulation est la première à laquelle il est possible de porter atteinte sur le fondement de la loi du 30 octobre 2017. Un nouveau chapitre 6 du code de la sécurité intérieure autorise la création, par arrêté préfectoral, de périmètres de protection pour assurer la sécurité d'un lieu ou d'un évènement. Rien de bien nouveau dans ce domaine et les forces armées comme les forces de police mettent en place depuis longtemps des "bulles" destinées à protéger un évènement, tel que le G8 de Dauville en 2011, le 70è anniversaire du Débarquement en Normandie ou encore la coupe d'Europe de football en 2016. En tout état de cause, ces périmètres de protection sont perçus comme provisoires. L'arrêté qui les instaure a une durée de validité d'un mois, éventuellement renouvelable si les conditions prévues continuent d'être réunies.

A l'intérieur de ce périmètre de sécurité, les membres des forces de police, y compris les polices municipales dès lors qu'elles sont placées sous l'autorité d'un officier de police judiciaire, peuvent exercer des contrôles d'identité, palpations, fouilles des bagages et des véhicules. Les personnes qui refusent de s'y soumettre se voient refuser l'entrée du périmètre de sécurité ou sont reconduites à l'extérieur. Sur le fond, ces dispositions ne changent guère les pratiques existantes, si ce n'est qu'elles leurs confèrent un fondement législatif solide.

Les bons juges. James Ensor 1860-1949


Les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance

 

La liberté de circulation individuelle peut également être l'objet de restrictions.  La loi du 30 octobre 2017 n'évoque plus l'assignation à résidence, mais "la mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance". Elle est susceptible d'être prise à l'égard d'une "personne à l'égard laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité pour la sécurité et l'ordre publics", formule reprise des différentes lois sur l'état d'urgence, depuis celle du 20 novembre 2015.

Elle est aujourd'hui complétée par quelques précisions sur le comportement visé. Est ainsi concerné celui qui "entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme". La formule est relativement claire. En revanche, la suite de la phrase est plus confuse, car est aussi concerné celui qui "soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s'accompagne d'une manifestation d'adhésion à l'idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tes actes". On attend avec impatience la question prioritaire de constitutionnalité qui portera sur cet élément de phrase. Si la notion d'apologie a un contenu juridique, notamment en matière d'apologie de crimes de guerre, celle de soutien ou d'adhésion à des thèses incitant au terrorisme manque de clarté. Le risque d'abrogation pour manque de lisibilité de la loi est loin d'être négligeable, surtout si l'on se souvient que le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 10 février 2017, a abrogé le délit de consultation habituelle de sites terroristes.

Reste à s'interroger sur l'abandon de la notion d'assignation à résidence. S'agit-il simplement de rompre avec une terminologie ambiguë ? Bon nombre de ceux qui dénonçaient l'assignation à résidence pensaient en effet que la personne devait rester enfermée chez elle nuit et jour... Peut-être, mais la formule nouvelle s'accompagne aussi d'un d'assouplissement du dispositif. C'est ainsi que le périmètre de l'astreinte ne pourra désormais être inférieur au territoire de la commune et ne pourra plus être limité au seul domicile. De même, et reprenant sur ce point la jurisprudence du Conseil d'Etat, le texte précise que cette assignation doit permettre à l'intéressé de "poursuivre sa vie familiale et professionnelle". Par voie de conséquence, le pointage auprès des services de police ou de gendarmerie ne pourra pas être imposé plus d'une fois par jour. Là encore, la loi nouvelle s'écarte assez sensiblement de l'ancienne assignation à résidence prévue dans l'état d'urgence.

Enfin, pour tenir compte de la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 16 mars 2017, il est prévu, depuis la loi du 19 décembre 2016, que cette mesure ne peut être prise que pour trois mois renouvelables. Au delà d'une durée de six mois, le préfet devra faire état "d'éléments nouveaux ou complémentaires". Cette condition risque cependant d'avoir fort peu d'effets concrets car, dans une ordonnance de référé du 25 avril 2017, le Conseil d'Etat s'est contenté d'apprécier la menace que représente la personne pour l'ordre public, sans trop se préoccuper de recherches des éléments nouveaux.


La liberté de culte


Un nouveau chapitre VII du code de la sécurité intérieure permet à l'autorité administrative de décider la fermeture de lieux de culte. Dans sa rédaction ancienne, l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 autorisait le préfet ou le ministre de l'intérieur à ordonner "la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature". Dans la loi de prorogation de l'état d'urgence du 21 juillet 2016, la commission des lois du Sénat avait obtenu que cette fermeture ne puisse être prononcée qu'à l'égard des lieux de culte : "en particulier des lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes". Cette rédaction impose de fonder la décision de fermeture des lieux de culte sur l'existence d'une infraction, ce qui n'est pas une garantie négligeable, si l'on considère que le juge administratif pourra ensuite apprécier la réalité du motif invoqué. 
La loi du 30 octobre 2017 reprend cette formulation. Elle ajoute que cette fermeture est prononcée "aux fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme", formulation qui sera sans doute utilisée par le juge pour exercer son contrôle de proportionnalité de la mesure prise. Le législateur prévoit d'ailleurs que celle-ci peut donner lieu à une action en référé devant le juge administratif.

 

La vie privée


Enfin, la loi du 30 octobre 2017 autorise les "visites et saisies" au domicile des personnes lorsqu'il il existe des de « raisons sérieuses de penser qu’un lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics ».. Là encore, la loi évite de mentionner des  "perquisitions", terme réservé aux procédures pénales et susceptible donc de créer une confusion.
On se souvient  que le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 16 mars 2017, a déclaré inconstitutionnelle la procédure qui faisait intervenir le juge des référés du Conseil d'Etat pour autoriser la perquisition, en lui confiant en même temps le contrôle a posteriori de cette mesure. Le législateur, peut-être un peu agacé par le frégolisme de la Haute juridiction administrative, tire les leçons de cette décision. Il rend en effet au juge judiciaire l'intégralité du contentieux des visites domiciliaires.  Le juge des libertés et de la détention est donc désormais compétent pour autoriser la visite, en contrôler le déroulement et, le cas échéant, autoriser l'exploitation de données saisies. Enfin, il est précisé que le contentieux indemnitaire des visites et saisies relève également de l'ordre judiciaire.
Nous voici donc bien loin de la "pérennisation de l'état d'urgence" annoncée par nombre de commentateurs. La loi du 30 octobre 2017 est sans doute loin d'être parfaite, mais elle s'efforce au moins de rendre au juge judiciaire une partie de ses compétences naturelles. On peut seulement regretter qu'elle ne soit pas allée au bout du raisonnement. En effet, les mesures individuelles de restriction à la liberté de circulation constituent aussi des "atteintes à la liberté individuelle" qui devraient relever du juge judiciaire au sens de l'article 66 de la Constitution. On peut espérer que ce moyen sera soulevé dans une future QPC, même s'il n'a guère de chance de prospérer. En effet, le Conseil constitutionnel a, depuis longtemps, adopté une interprétation très étroite de l'article 66, directement inspirée de l'interprétation donnée par le Conseil d'Etat. Pour l'un comme pour l'autre, l'atteinte à la "liberté individuelle" ne concerne que l'enfermement pur et simple, interprétation qui permet d'exclure le juge judiciaire de toutes les mesures qui constituent des restrictions à la liberté de circulation, voire à d'autres libertés, sans entrainer d'enfermement. Sur ce point, le législateur est passé à côté d'une occasion de rendre au juge judiciaire un contentieux qui lui appartient par nature et d'écarter une jurisprudence qui a pour conséquence de vider un article de la Constitution de son contenu. Or précisément l'article 66 pourrait être un formidable outil de protection et d'approfondissement des libertés. 


Sur la lutte contre le terrorisme et l'état d'urgence : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.