« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 6 mars 2025

CEDH : Le droit d'accès des journalistes aux décisions de justice


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme, dans un arrêt du 4 mars 2025 Girginova c. Bulgarie, que refuser à une journaliste l'accès à une décision de justice porte atteinte à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


Des pratiques illicites non sanctionnées


A l'origine de cette décision se trouve un scandale découvert en 2013 en Bulgarie, à la suite d'une plainte anonyme. Sous le gouvernement antérieur, en place de 2009 à 2013, une cellule clandestine du ministère de l'intérieur avait soumis à une surveillance secrète de nombreuses personnalités politiques, juges et hommes d'affaires. Selon le procureur général, 875 lignes téléphoniques avaient été écoutées. L'ancien ministre de l'Intérieur a été mis en examen ainsi que trois hauts responsables du ministère, tous accusés d'avoir utilisé les outils de surveillance de manière illégale, infractions relevant, en Bulgarie, du droit militaire.

Mais en 2014, le Parlement a modifié le code pénal, considérant que les agents publics du ministère de l'Intérieur ne pouvaient être tenus responsables des infractions de droit militaire que si elles étaient commises en temps de guerre ou en lien avec des combats armés. Ces dispositions étant considérées comme rétroactives dès lors qu'elles sont favorables aux accusés, ces derniers ont purement et simplement été acquittés par le tribunal de Sofia. Les motifs du jugement n'ont pas été publiés et le procureur n'a pas fait appel.



Femme lisant le journal. Louis Valtat. 1928


Le droit d'accès des journalistes : un cadre juridique défini par la CEDH


Mais une journaliste, la requérante, demande en vain les motifs du jugement, et donc le jugement lui-même. On lui répond qu'il est couvert par le secret de la défense nationale, et ses recours se heurtent à une série de rejets successifs, jusqu'à la Cour suprême bulgare. Madame Girginova se tourne donc vers la CEDH, en invoquant le droit à l'information dont la presse est titulaire.

L'article 10 de la Convention, comme d'ailleurs la plupart des législations internes gouvernant le droit de la presse ne confère cependant pas expressément un droit d’accès aux informations détenues par les autorités publiques ni n’impose à celles-ci de les divulguer. Ce droit peut toutefois naître si la divulgation de l'information est ordonnée par un tribunal, par exemple pour assurer les droits de la défense, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Mais cet accès peut aussi se révéler essentiel à la liberté d'expression du requérant. C'est évidemment cette seconde hypothèse qui est posée dans l'affaire Girginova. L'arrêt de Grande Chambre Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie du 8 novembre 2016 définit les critères permettant de définir ce caractère essentiel de l'accès à l'information.


Les critères de communication


Le premier critère réside dans la finalité de la demande. En l'espèce, la requérante n'a jamais caché qu'elle était journaliste et que sa demande d'information était liée à ses fonctions professionnelles. La CEDH qualifie cette démarche de "finalité journalistique légitime", dès lors que Madame Girginova a pour projet de faire connaitre la réalité du système judiciaire bulgare, démarche sans doute de salubrité publique. La CEDH ajoute d'ailleurs, conformément à sa jurisprudence Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995 que la presse a un rôle de "chien de garde", notamment dans l'information de l'opinion sur l'exercice du pouvoir judiciaire. De fait, l'information sur les procédures pénales doit être disponible et facilement accessible pour les journalistes. Ce principe est régulièrement réaffirmé par la Cour, en particulier dans l'arrêt July et SARL Libération c. France du 14 février 2008.

La nature de l'information recherchée constitue le deuxième critère défini par la Cour. En l'espèce, il s'agit de connaître les motifs de l'acquittement d'un ancien ministre de l'Intérieur, qui a laissé se développer dans son ministère une cellule d'écoutes clandestines. La CEDH fait observer que ce motif est d'un "intérêt public considérable", intérêt encore accru par le fait que les autorités judiciaires ont décidé de ne pas faire appel de l'acquittement de l'intéressé. En l'espèce, l'information demandée était "prête et disponible", et les autorités bulgares ne pouvaient donc invoquer la moindre difficulté concrète dans la communication du jugement et de ses motifs.


Procès équitable et débat d'intérêt général


Au-delà du cas d'espèce, la Cour. fait observer que la communication des motifs d'une décision de justice, particulièrement en matière pénale, est indispensable à la transparence de la justice, à la lutte contre ses dysfonctionnements, et à la confiance qu'elle doit susciter. Dans son arrêt Fazliyski c. Bulgarie du 16 avril 2013, la Cour affirme d'ailleurs que la publicité des décisions de justice constitue un élément du procès équitable. En même temps, dans une jurisprudence constante, et notamment dans l'arrêt Morice c. France de 2015, la Cour affirme que les questions relatives au fonctionnement du système judiciaire relèvent, en soi, d'un débat d'intérêt général.

De tous ces éléments, la Cour déduit que le refus de communication des motifs d'une décision de justice doit être considéré comme emportant une ingérence dans la liberté de l'information, et donc une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Très concrètement, la décision de la juridiction européenne ne présente plus vraiment d'intérêt pour Madame Girginova, car la cour suprême a finalement ordonné la publication du jugement en juillet 2017, et la décision a aussitôt été mise en ligne. Il était temps, car l'image du système juridique bulgare était fortement écornée. Un ministre de l'Intérieur qui met en place une cellule d'espionnage illicite, un parlement qui vote une loi rétroactive pour ne pas le condamner, des juges du siège qui acquittent sans se poser de questions et un procureur qui ne fait pas appel. Le tout dans un pays membre à la fois du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne.


La liberté de presse  : Chapitre 9, section 2 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet


dimanche 2 mars 2025

Conception post mortem : Le Conseil d'État empêche le contrôle de constitutionnalité


Dans un arrêt du 25 février 2025, le Conseil d'État refuse de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l'article L 2141-2 du code de la santé publique. Celui-ci affirme clairement que "lorsqu'il s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons : (...) Le décès d'un des membres du couple". Aux yeux du Conseil d'État, ces dispositions, la QPC "n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux" et ne saurait donc être examinée par le Conseil constitutionnel.

C'est la fin des espoirs d'une veuve qui souhaitait bénéficier d'un parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP) par l'implantation d'un embryon issu de ses gamètes et de celles de son mari. Confrontée à un refus du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen, elle a utilisé toutes les procédures et tous les recours possibles pour obtenir satisfaction. Mais, dans un arrêt du 28 novembre 2024, le Conseil d'État lui oppose un double refus, d'abord celui de bénéficier d'une AMP en France, ensuite celui d'exporter ses gamètes et celles de son époux défunt vers l'Espagne, pays dans lequel la procédure post mortem est licite, qu'il s'agisse de l'insémination ou de l'implantation d'embryons.

Peu d'espoir donc, mais le contentieux n'était pas tout-à-fait achevé car, à l'occasion de son recours devant le tribunal administratif de Caen, la requérante avait posé une QPC. Celle-ci portait sur la conformité à la Constitution de l'article L 2141-2 du code de la santé publique. Celui-ci affirme que "lorsqu'il s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons : (...) Le décès d'un des membres du couple".  Et le tribunal administratif avait jugé la question suffisamment sérieuse pour entre transmise au Conseil d'État.

L'échec était prévisible, car il était peu probable le Conseil d'État qui venait, deux mois plus tôt,  de rejeter les requêtes au fond, accepte aujourd'hui de s'interroger sur la constitutionnalité de la règle qu'il a appliquée sans discuter. Il affirme donc que la QPC "qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux".



La veuve

Lolita de Lempicka. 1924


La question "n'est pas nouvelle"


Il est vrai que le Conseil s'est déjà prononcé sur l'article L 2141-2 du code de la santé publique, à l'occasion de la décision rendue, le 17 mai 2013, sur la loi portant ouverture du mariage aux couples de même sexe. Les opposants au texte s'appuyaient sur l'article L 2141-2 du code de la santé publique pour contester l'union homosexuelle, l'AMP étant réservée aux couples formés d'un homme et d'une femme. Bien entendu, le moyen a été écarté, le Conseil affirmant que le principe d'égalité n'a jamais imposé de traiter de la même manière des couples en situations différentes. Le législateur pouvait donc décider de ne pas ouvrir l'AMP aux couples homosexuels.

Certes, mais cela c'était en 2013. Depuis cette date, la loi bioéthique du 2 août 2021 a bouleversé cet équilibre en ouvrant l'AMP aux femmes, seules ou en couples. Dès lors, la question du principe d'égalité se trouve posée en des termes nouveaux, non seulement pour les couples homosexuels masculins, mais aussi pour les veuves désirant bénéficier d'une AMP avec les gamètes de leur époux défunt. 

Le Conseil d'État persiste pourtant à affirmer que "la question n'est pas nouvelle", sans d'ailleurs donner la moindre explication de cette position. Il serait pourtant intéressant de les connaître les motifs de son refus de considérer cette évolution législative de 2021 comme un changement de circonstances de droit susceptible de rouvrir une nouvelle QPC sur ces dispositions. 

On sait que le changement de circonstances de droit n'intervient pas seulement dans l'hypothèse d'une modification des dispositions constitutionnelles. Il peut aussi consister dans une évolution législative. Dans sa QPC du 5 juillet 2013, le Conseil constitutionnel a ainsi été saisi du pouvoir de sanction détenu par l'Autorité des communications électroniques et des postes (Arcep). Il s'était déjà prononcé sur les dispositions en cause dans une décision de 1996, mais il a estimé que l'état du droit avait considérablement évolué depuis cette époque, tant dans le régime des sanctions désormais précédées d'une mise en demeure que dans le respect de la procédure contradictoire. Il s'autorise donc à réexaminer la constitutionnalité de ce pouvoir de sanction.

Le Conseil d'État, dans son arrêt du 25 février 2025, ne dit rien, mais vraiment rien. La "question n'est pas nouvelle", quand bien même le principe d'égalité se trouverait fortement malmené.


Le principe d'égalité


Le moyen reposant sur l'atteinte au principe d'égalité est écarté, au motif qu'il n'avait pas été soulevé devant le tribunal administratif. Il est exact que l'article 23- 5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 prévoit qu'en matière de QPC, un moyen ne peut être relevé d'office par le juge suprême de l'ordre administratif ou judiciaire auquel la question est transmise.

L'argument est imparable, et on doit regretter que les avocats qui accompagnent les requérants devant les juges du fond aient tendance à conseiller des QPC, sans réellement connaître le contentieux constitutionnel. Le manquement au principe d'égalité était en effet le moyen essentiel susceptible d'être développé, et il a été oublié en première instance. 

C'est d'autant plus fâcheux que le moyen avait quelques chances de prospérer, pour deux raisons essentielles.

La première réside évidemment dans la loi bioéthique de 2021 qui ouvre l'AMP aux femmes seules ou en couple avec une autre femme. Elles peuvent se faire inséminer librement, en France, avec les gamètes d'un donneur anonyme. En revanche, une veuve dont le défunt mari a pris soin de faire congeler ses gamètes, ou qui a déjà des embryons disponibles pour une réimplantation, n'a pas le droit d'accéder à ses techniques, quand bien même le défunt aurait mentionné ce projet dans ses dispositions testamentaires. 

La seconde raison qui pousse à considérer que le manquement au principe d'égalité pourrait être utilement soulevé réside dans la désinvolture avec laquelle le Conseil d'État lui-même l'a écarté dans sa décision du 28 novembre 2024. Il affirme ainsi qu'une femme seule a, dès l'origine de son projet parental, décidé que son enfant aurait une seule filiation maternelle. La veuve,  quant à elle, avait un projet parental avec son époux qui avait donné son accord. Elle n'est donc pas dans la même situation. Hélas, le Conseil constitutionnel ne pourra pas se prononcer sur une question qui, au yeux du Conseil d'État, n'est pas sérieuse.

Ce jésuitisme juridique a quelque chose de parfaitement cynique. La requérante n'a certainement pas souhaité le décès de son époux, et il n'est pas douteux qu'elle aurait préféré que l'enfant ait une double filiation paternelle et maternelle. Le droit doit-il la punir pour cela, alors qu'il encourage une femme seule à mener à terme une grossesse ?  C'est le message délivré par le Conseil d'État, et on doit en déduire tout simplement que sa décision repose sur son bon plaisir. 



L'insémination post mortem  : Chapitre 7, section 3 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet