L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 15 avril 2025 écarte un pourvoi en cassation déposé par un contribuable contestant un refus de décharge d'impôt sur le revenu et de cotisations sociales. Au regard des libertés, la décision ne présente, à première lecture, aucun intérêt.
Ce n'est pourtant pas tout-à-fait le cas, car le Conseil d'État profite de l'occasion pour égratigner la référence aux "droits humains", un petit coup de patte, une pichenette, infligée en toute connaissance de cause.
De minimis non curat praetor
Étrangement, la Cour administrative d'appel de Nancy, peut-être un peu distraite, ou facétieuse, avait mentionné dans ses visas la "Convention européenne de sauvegarde des droits humains" au lieu de "Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme". Le requérant invoquait donc une erreur de droit, estimant que cette terminologie faisait obstacle à l'identification correcte du texte et à la bonne compréhension de l'arrêt. Le Conseil d'État écarte le moyen, estimant que cette erreur ne fait pas obstacle à la compréhension de la décision. Il pourrait arrêter là son analyse et estimer que le sujet est tellement dépourvu d'intérêt qu'il ne mérite son attention. De minimis non curat praetor...
Mais il ajoute une incise, totalement inutile au sens général de la décision, affirmant que l'emploi de l'expression "droits humains" au lieu de l'expression "droits de l'homme" qui est la dénomination officielle de cette convention, "pour regrettable qu'elle soit", ne fait pas obstacle à l'identification de ce texte. La formule est habile. Elle témoigne certes de l'irrégularité de l'emploi de la terminologie "droits humains". Mais cette irrégularité n'a finalement pas d'autre conséquence que le constat de son inexistence juridique.
Le Livre de la Jungle. Walt Disney. 1967
L'indifférence du droit positif
Le droit positif ignore la notion de "droits humains" et refuse de l’acclimater. En témoigne le rejet par la commission des lois de l’Assemblée nationale d’un amendement déposé en juin 2018 au projet de loi constitutionnelle alors en débat « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace ». Il prévoyait de modifier le Préambule de la Constitution pour qu’il ne proclame plus l’attachement du Peuple français « aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationales tels qu’ils ont été définis par la Déclaration des droits de l’homme ». A cette formule était substituée « l’attachement aux droits humains », la suite demeurant inchangée. Cet amendement souffrait, à l'évidence, d'une véritable incohérence juridique, car la formulation retenue proclamait les « droits humains » sans modifier l’intitulé de la Déclaration « des droits de l’homme » de 1789. Bien que soutenu par le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes ainsi que par la Délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale, l'amendement a été écarté en commission, avant que le projet de révision ne disparaisse lui-même à l'été 2019.
Le Conseil constitutionnel lui-même s'était déjà prononcé dans sa décision du 23 mars 2017. Il appréciait alors la constitutionnalité d'une loi imposant aux entreprises mères un devoir de vigilance à l'égard de leurs sous-traitants, prévoyant des mesures propres à identifier les risques et à prévenir "les atteintes graves envers les droits humains (...)". Le Conseil n'écarte pas spécifiquement cette terminologie comme anticonstitutionnelle. D'une certaine manière, il se montre plus sévère en estimant qu'un manquement défini "en des termes aussi insuffisamment clairs et précis" ne saurait justifier une amende pénale, surtout pouvant atteindre dix millions d'euros. La décision s'analyse comme une manière élégante de dissuader le législateur d'utiliser une notion juridiquement imprécise.
Les justifications doctrinales
Les causes de ce rejet par le droit positif s'expliquent facilement par le fait que la notion de "droits humains" ne permet pas de renforcer la protection des libertés. Loin de là, elle constitue au contraire un danger pour cette protection.
D'une manière générale, on distingue deux justifications de l'emploi des "droits humains". La première réside tout simplement dans le caractère attractif de la langue anglaise. Certains se bornent à traduire Human Rights en "droits humains", sans se poser la moindre question. Elle est en quelque sorte dans l’air du temps. La seconde justification, plus élaborée, est produite par les mouvements féministes qui considère que les "droits humains" sont moins genrés que les "droits de l'homme". Cette interprétation serait plutôt sympathique, si elle ne se révélait pas dangereuse pour les libertés qu'elle entend pourtant protéger.
Elle s'appuie, à l'évidence, sur un contresens, une vision totalement anachronique de la construction des libertés. La notion de droits de l’homme, celle-là même utilisée dans la
Déclaration de 1789, ne renvoie pas à l’homme genré, mais à l’être humain, quel
que soit son sexe. Les rédacteurs de la Déclaration, pétris de culture latine,
n’ignoraient rien de la différence entre « homo », l’être
humain, et « vir », l’homme genré, viril. En invoquant les
droits de l’homme, ils parlaient de la personne humaine, seule interprétation
possible si l’on considère qu’ils avaient pour ambition de constater
l’existence des droits naturels. Les femmes bénéficiaient d'ailleurs du statut de citoyens passifs, qu'elles partageaient avec les hommes qui n'avaient pas le droit de voter, parce qu'ils ne payaient pas suffisamment d'impôts.
Au-delà du contresens, la notion de droits humains induit plus gravement une perte de sens. Elle laisse entendre qu’il pourrait exister des droits qui ne seraient pas humains. Dès lors que les animaux n’ont pas cru nécessaire de se doter de systèmes juridiques, on peut considérer que tous les droits sont humains, y compris le droit fiscal ou celui de l’urbanisme, qui n’ont pourtant que des rapports indirects avec celui des libertés. Les droits humains pourraient ainsi désigner l’ensemble du droit positif, opérant une sorte de dilution des libertés dans un ensemble plus vaste, perdant de vue le caractère fondamental de leur protection.
L'humain devient un adjectif
Cette perte de sens est aggravée par la syntaxe elle-même. Les droits de l’homme sont en effet des droits qui appartiennent à l’être humain, dont il est titulaire et dont il peut se prévaloir devant un juge. Avec la référence aux droits humains, l’humain devient un adjectif. L’individu n’est plus le titulaire d’un droit mais son objet. La nuance n’est pas seulement syntaxique, et il devient possible d’envisager la protection des libertés comme un devoir de l’État à l’égard d’êtres humains objets de droit, et non plus comme une prérogative dont l’individu est titulaire, comme sujet de droit. Ce glissement de l’être humain comme sujet de droit vers l’objet de droit est loin d’être anodine, car il n’est plus l’acteur principal de la protection de sa liberté.
Le Conseil d'État, dans son arrêt du 15 avril 2025, refuse de pénétrer dans un débat qui ne s'exprime pas en termes juridiques. La référence aux droits humains "pour regrettable qu'elle soit", relève, à ses yeux, d'un discours militant qui ne mérite pas qu'on lui fasse un frais. Elle est sans influence sur le droit, et c'est l'essentiel à ses yeux. Puisse cette position être comprise et acceptée par le doctrine et les ONG !
Les droits humains : Introduction, I, A du manuel de libertés publiques sur internet