« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 2 octobre 2025

Peut-on critiquer une décision de justice ?


La condamnation de Nicolas Sarkozy dans l'affaire du financement libyen de sa campagne électorale a donné lieu à un véritable déferlement de critiques. De la critique de la décision, on est passé à celle des juges, bien souvent exprimée sous une forme haineuse. Des menaces de mort ont été proférées à l'encontre de la présidente du tribunal, et certains ont même réclamé que soit octroyé au président de la République un droit de révoquer les juges. Ce trumpisme à la française est inquiétant, si l'on considère qu'il révèle une étrange conception de la séparation des pouvoirs. 

Heureusement, pour bruyante qu'elle soient, cette agitation n'a finalement qu'un impact modéré sur l'opinion. Selon un sondage Elabe récent pour BFMTV, 58 % des Français considèrent le tribunal a rendu une décision impartiale appliquant le droit, et 72 % sont choqués par les menaces proférées à l'encontre des magistrats. La stratégie de victimisation à tout prix de Nicolas Sarkozy semble donc avoir échoué.

Il n'en demeure pas moins que ce déferlement de haine soulève la question du droit à la critique des décisions de justice. Il est évident que, dans un État de droit, la justice ne saurait être à l'abri de toute discussion. Les justiciables, les universitaires, les associations ou les simples citoyens peuvent discuter, commenter et, d'une manière générale, jeter un regard critique sur les décisions de justice.

Lorsque les positions s'expriment dans les médias, le droit positif se montre néanmoins nuancé, et il distingue clairement la critique des décisions de justice de celle des juges. Et précisément, cette distinction s'applique pleinement dans le cas de Sarkozy.

 

La critique des décisions de justice

 

L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 comme l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme garantissent également la liberté d'expression. Depuis une décision du 26 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche, la Cour européenne des droits de l'homme rappelle que la presse joue "un rôle éminent" dans un État de droit. Elle peut donc librement communiquer sur des thèmes d'intérêt général, et le fonctionnement de la justice entre dans cette catégorie. Les journalistes, ainsi que les responsables politiques qui s'expriment dans les médias, sont donc fondés à discuter de la manière dont l'institution judiciaire remplit sa mission. Il s'agit clairement d'un débat d'intérêt général, au sens où l'entend la CEDH.

Certes, mais la CEDH ajoute, dans ce même arrêt Prager et Obserschlick, qu'il " convient cependant de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un Etat de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir". La critique de la décision de justice trouve ainsi ses limites, "dans la prohibition des attaques personnelles", formule régulièrement employée dans la jurisprudence.

 


 Les lauriers de César. René Goscinny et Albert Uderzo. 1972

 

La critique des juges

 

Observons que certaines professions sont soumises à une obligation de réserve, à commencer par les magistrats eux-mêmes par l'article 10 de l'ordonnance du 10 décembre 1958. Face à la déferlante de haine dont ils sont victimes, les juges qui ont condamné Nicolas Sarkozy n'ont donc pas le droit de se défendre, car leur propos serait considéré comme une "démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions". En revanche, rien n'interdit au procureur financier Jean-François Bohnert, de rappeler, comme il l'a fait sur RTL que "notre boussole, c'est la règle de droit". Si les avocats ne sont pas, à proprement parler, soumis à un devoir de réserve, l'article 3 du décret du 30 juin 2023 portant code de déontologie exige qu'ils fassent preuve "de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie". 

En tout état de cause, en dehors du statut particulier de certaines professions, le droit commun permet de sanctionner une critique visant directement les juges et non plus leurs décisions.

L'injure publique peut ainsi sanctionner des propos dénigrant ou outrageant un magistrat, sans qu'il soit fait référence à des faits précis. Parmi d'autres décisions, on peut évoquer celle rendue par la cour d'appel d'Orléans le 20 octobre 2008 qui confirme la condamnation pour injure d'un prévenu qui, en sortant du cabinet de la juge d'instruction après sa première audition, avait tenu ce langage pour le moins fleuri : "Elle se prend pour qui cette gamine ? Elle sait pas qui je suis. Elle est mal baisée. J'aurais mieux fait de lui casser la mâchoire à cette pute".

Les accusations factuelles mentionnant des faits précis relèvent, quant à elles, de la diffamation publique. Dans une décision du 1er septembre 2004, la chambre criminelle de la cour de cassation valide ainsi la condamnation pour diffamation d'un journaliste qui avait accusé un magistrat d'appartenir à la franc-maçonnerie, le présentant comme "juge de la fraternité, juge de la partialité et parjure de la République".

En dehors de l'injure et de la diffamation, relevant des délits de presse, et donnant lieu à des peines d'amende, l'outrage à magistrat peut aussi être utilisé pour sanctionner des critiques particulièrement violentes. Réprimé par les article 434-24 et 435-24 du code pénal, ce délit est puni de six mois d'emprisonnement et 7500 € d'amende. Il est constitué lorsqu'une expression outrageante s'adresse directement à un magistrat de l'ordre judiciaire dans l'exercice de ses fonctions. La chambre criminelle précise, dans un arrêt du 25 mars 2025, que cet outrage peut être public et, par exemple, s'exprimer sur Facebook. Tel est le cas d'un plaideur insatisfait d'une décision juridictionnelle qui s'adressant aux juges écrit : "Vous êtes des guignols, des nuls inefficaces et dangereux". Visant une magistrate en particulier, qualifiée de "folle" et de "criminelle", il ajoute : "ça va très mal passer (...), je vous le dis madame la juge, je vous le dis dans les yeux".

 

Le cas de Nicolas Sarkozy

 

Si l'on considère les propos tenus publiquement à propos du jugement de Nicolas Sarkozy, on peut s'interroger sur les démarches engagées. On sait qu'une vingtaine d'avocats ont porté plainte contre l'intéressé lui-même qui a déclaré que le jugement "violait toutes les limites de l'État de droit". Certes, la formule n'a aucun sens, et d'ailleurs l'ancien président de la République se garde bien de dire quelles limites ont été franchies. Il semble difficile toutefois de considérer qu'il y a injure, car il n'y a pas réellement d'expression outrancière de la pense. La diffamation ne semble pas davantage acquise, car il n'y a imputation d'aucun fait précis. Enfin l'outrage à magistrat n'est pas non plus évident, les propos s'en prenant davantage au procès qu'à ceux qui l'ont jugé. En tout état de cause, l'ancien président a eu quelques jours pour maudire ses juges, comme tout justiciable furieux d'être condamné.

En réalité, les auteurs d'infraction devraient être recherchés ailleurs, et d'abord dans certains médias. Le fait, par exemple, pour une chaine d'information, de titrer en bandeau sur le procès politique de Nicolas Sarkozy, sans guillemets, revient à accuser la justice de partialité politique. La diffamation comme l'outrage pourraient sans doute être invoqués. Le pire se trouve cependant sur les réseaux sociaux, et notamment sur les menaces de mort visant la présidente du tribunal. Mais nous entrons là dans une infraction qui dépasse largement l'injure, la diffamation, voire l'outrage à magistrat. Le délit de menace de mort est puni de 3 ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende. Il ne reste plus qu'à espérer que les auteurs de ces propos inadmissibles tenus à l'égard des juges se retrouveront bientôt devant le tribunal correctionnel. 


 

Le débat d'intérêt général : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 4 introduction  


dimanche 28 septembre 2025

Nicolas Sarkozy face à l'exécution provisoire


Le dessin de Patrick Chappatte publié dans La Tribune du dimanche 28 septembre illustre sans doute mieux qu'une longe analyse le débat qui agite la classe politique et la presse à propos de la condamnation de Nicolas de Sarkozy à cinq années d'emprisonnement pour association de malfaiteurs. L'espace médiatique est en effet saturé par ceux qui dénoncent une décision de justice qui, selon eux, serait le pur produit d'un complot de juges gauchistes exprimant leur détestation de l'ancien Président de la République. "Pourquoi tant de haine ?" soupire l'intéressé. Mais il tient dans sa main un code pénal, et la haine qu'il perçoit n'est rien d'autre que la simple application de la loi pénale. Car elle s'applique à tous, y compris à Nicolas Sarkozy.

 

 

 Patrick Chappatte. La Tribune, 21 septembre 2025

 

Mensonges et approximations 

 

On ne peut que conseiller aux lecteurs de lire le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Paris, ce qui leur évitera d'être influencés par les mensonges en tous genres formulés dans les médias.  On nous dit que le dossier est vide, alors que de longs développés sont consacrés aux actes délictueux commis. On nous dit que les juges ont lavé Nicolas Sarkozy de toutes les accusations avant de le condamner à cinq ans de prison, alors que sa condamnation pour association de malfaiteurs est affirmée très rapidement. Observons d'ailleurs que, selon les articles 450-1 et suivants du code pénal, l'association de malfaiteurs est punie "d'au moins cinq ans de prison", peine pouvant être portée à dix ans d'emprisonnement lorsque l'infraction préparée est elle-même passible de la même peine. Nicolas Sarkozy a donc été puni du minimum de la peine, alors même que l'association de malfaiteurs est passible de dix ans d'emprisonnement.

Le débat le plus vif concerne toutefois l'exécution provisoire, débat qui ne fait d'ailleurs que rebondir puisque la question avait déjà été soulevée lors de la condamnation de Marine Le Pen pour détournement de fonds publics. 

 

L'exécution provisoire

 

L'exécution provisoire est définie comme la mise en œuvre immédiate d’une décision de justice malgré l’exercice d’une voie de recours. En matière civile, l'exécution provisoire des décisions de première instance est de droit, sauf si la loi ou le juge en dispose autrement (articles 514 et 514-1 du code de procédure civile). En matière pénale, l'exécution provisoire permet de déroger à l'effet dévolutif de l'appel, et de rendre immédiatement applicable une décision non définitive.

Certes, l’article 708 du Code de procédure pénale précise que "l'exécution de la ou des peines prononcées à la requête du ministère public a lieu lorsque la décision est devenue définitive". Mais l'article 465 du même code introduit une nuance de taille : "S'il s'agit d'un délit de droit commun (...) et si la peine prononcée est au moins d'une année d'emprisonnement sans sursis, le tribunal peut, par décision spéciale et motivée, lorsque les éléments de l'espèce justifient une mesure particulière de sûreté, décerner mandat de dépôt ou d'arrêt contre le prévenu". Ces dispositions figurent dans la partie législative du code de procédure pénale. C'est donc la loi en vigueur qui a été appliquée à Nicolas Sarkozy, dans des conditions parfaitement régulières, puisque la peine prononcée était supérieure à une année d'emprisonnement.

On observe d'ailleurs que cette pratique relève désormais du droit commun. Les statistiques officielles du ministère de la Justice indiquent ainsi que le taux de mise à exécution immédiate s'élève à 87 % des affaires en matière correctionnelle. Nicolas Sarkozy ne devrait donc pas être surpris par cette décision, d'autant qu'il a déjà été condamné à des peines immédiatement exécutoires. Mais il s'agissait d'emprisonnement assorti du sursis, la prison ferme se limitant à une seule année, et permettant donc à l'intéressé de purger sa peine avec un bracelet électronique.

 

La motivation de l'exécution provisoire

 

La seule condition imposée au juge est de motiver sa décision d'exécution provisoire de la peine. Le Conseil constitutionnel, depuis sa QPC du 2 décembre 2011 confirmée par la la décision du 25 mars 2025, affirme que "la faculté d'ordonner l'exécution provisoire répond à un objectif d'intérêt général visant à favoriser l'exécution de la peine et prévenir la récidive". Elle met donc en oeuvre "l'exigence constitutionnelle qui s'attache à l'exécution des décisions de justice".

En ce qui concerne Nicolas Sarkozy, le tribunal correctionnel motive sa décision par "l'exceptionnelle gravité des faits" et la "nécessité de garantir l'effectivité de la peine au regard de l'importance du trouble à l'ordre public causé par l'infraction". En l'espèce, la référence à l'effectivité de la peine ne peut être assimilée au seul risque de fuite. Elle réside plutôt dans la nécessité de faire exécuter, au moins partiellement, une peine privative de liberté de cinq années d'emprisonnement. Pour les juges, la gravité des faits, et donc l'atteinte à l'ordre public qu'ils entraînent, justifie que Nicolas Sarkozy aille en prison. 

Son incarcération sera nécessairement très brève. En effet, l'article 509-1 du code de procédure pénale énonce que, lorsque la personne est en détention, le procès en appel doit intervenir dans un délai de quatre mois. Cela signifie concrètement que Nicolas Sarkozy retrouvera nécessairement sa liberté à cette date, jusqu'à ce que la décision soit prononcée. En attendant, il lui reste encore à comparaître devant le juge pour subornation de témoin, sans oublier l'enquête ouverte sur ses liens avec le Qatar.

En revanche, les juges décident d'un mandat de dépôt différé. Cette mesure dispense Nicolas Sarkozy de l'humiliation de sortir du tribunal, menottes aux poignets, pour se rendre directement à la prison. On sait qu'il est convoqué le 13 octobre pour connaître la date de son incarcération, délai qui lui laisse le temps de s'y préparer. En revanche Wahid Nacer, disposant d'une installation en Suisse, et Alexandre Djouhri, double national franco-algérien, ont tous les deux fait l'objet d'un mandat de dépôt immédiat, justifié par le risque de fuite.

Son incarcération sera nécessairement très brève. En effet, l'article 509-1 du code de procédure pénale énonce que, lorsque la personne est en détention, le procès en appel doit intervenir dans un délai de quatre mois. Cela signifie concrètement que Nicolas Sarkozy retrouvera nécessairement sa liberté à cette date, jusqu'à ce que la décision soit prononcée. En attendant, il lui reste encore à comparaître devant le juge pour subornation de témoin, sans oublier l'enquête ouverte sur ses liens avec le Qatar.

L'exécution provisoire a été introduite dans le droit pénal en 1986, à l'initiative d'Albin Chalandon à l'époque Garde des Sceaux. Depuis lors, elle a certes été remise en cause par Robert Badinter qui estimait que cette procédure portait atteinte au droit d'appel en le rendant non pas inexistant, mais ineffectif. Mais l'exécution provisoire  a été immédiatement rétablie lorsque la droite est revenue aux affaires. Les amis de Nicolas Sarkozy, et son électorat, ont toujours soutenu cette mesure,  présentée comme un moyen de lutte efficace contre la récidive des petits délinquants, mais détestée lorsqu'elle touche un ancien président de la République. Le juge constitutionnel lui-même l'a admis pour les mêmes motifs, jugeant que le droit de faire appel n'était pas atteint puisqu'il pouvait s'exercer, même à partir d'une prison. Aucun débat de fond n'a été engagé sur ce point, et c'est dommage. 

 

Le droit au juge: Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 1 § 2 A

mercredi 24 septembre 2025

Les Invités de LLC - Elie Barnavi - Confessions d’un bon à rien

LLC offre à ses lecteurs un extrait du livre d'Élie Barnavie "Confessions d'un bon à rien", publié en 2022 chez Grasset. La réflexion d'un homme des Lumières - il y en a toujours aujourd'hui - sur le libéralisme et les libertés.


Élie BARNAVI

Confessions d'un bon à rien

2022

 


 



« Je me méfie comme d’une peste de l’utopie, cette grande pourvoyeuse de goulags, je ne veux pas d’homme « nouveau », rééduqué à coups de slogans et forcé à marcher au pas cadencé vers la société parfaite qu’on a imaginée pour lui, je ne désire ni perfection sociale ni pureté révolutionnaire d’aucune sorte. La bonne société à laquelle j’aspire est imparfaite, car nous sommes des êtres imparfaits, mais perfectible, puisque nous sommes des êtres doués de raison et capables d’empathie. Je suis Montaigne plutôt que Thomas More, Condorcet plutôt que Rousseau – Ah ! ce  « on forcera [l’homme] d’être libre » –, Jaurès plutôt que Blanqui, et oui, Aron plutôt que Sartre. J’avais compris avant de lire Pascal que « qui veut faire l’ange fait la bête », avant de faire de Tocqueville l’un de mes auteurs de chevet, que les deux grands principes au cœur de la démocratie moderne, l’égalité et la liberté, sont tout bonnement contradictoires – vous voulez l’égalité absolue, vous n’aurez pas de liberté (ni, d’ailleurs, l’égalité), vous aspirez à la liberté sans entrave, alors oubliez l’égalité, et même la liberté (sinon celle du loup dans la bergerie). On aura compris, je suis social-démocrate.

        Mais qu’est-ce que cela veut dire, surtout aujourd’hui, où l’on nous dit sur tous les tons que la social-démocratie est moribonde, incapable qu’elle est à répondre aux défis de notre temps ? Ce n’est pas ici le lieu de faire de la théorie politique, et d’ailleurs je ne tiens pas tant que cela au terme lui-même ; si l’on en trouve un meilleur, je suis preneur. Ce que j’entends par là est un système qui accorde du mieux qu’il peut, par hypothèse imparfaitement, ces deux exigences contradictoires de l’égalité et de la liberté. Pas toute l’égalité, ni toute la liberté, mais le plus possible d’égalité et de liberté, ensemble. Ce n’est pas exaltant, ça ne promet pas des lendemains qui chantent, ni même la lune, mais c’est faisable et surtout, ça respecte mon principe primordial : primum non nocere. » 

« Comme tout social-démocrate, mon rapport au libéralisme est ambivalent. Dans les pays anglo-saxons, le vocable a conservé son sens premier de doctrine de la liberté individuelle. En France, malgré une tentative de réhabilitation dans les années 80 du siècle dernier, il a fini par se confondre, du moins à gauche, avec l’ultra-libéralisme, autrement dit le capitalisme le plus débridé, et c’est dommage. Je pense que l’erreur conceptuelle a été de faire du capitalisme une idéologie à part entière, alors qu’il n’est que le versant économique du libéralisme. Disons que je suis libéral, en ce sens que je constate que le capitalisme est une formidable machine à fabriquer des richesses, mais un libéral partisan de la puissance publique interventionniste, régulatrice et distributrice. Le capitalisme corrigé par l’exigence de justice sociale. Car pourquoi et au nom de quoi la liberté serait-elle bridée dans tous les domaines de l’activité humaine, sauf dans la faculté d’accumuler des biens ?

        Après avoir désespéré Billancourt, il me faut encore atterrer le Palais-Bourbon. Socialiste (rose pâle) par conviction, je suis démocrate par raison. Les citoyens qui ne votent pas me désespèrent. Mark Twain aurait dit que, « si le vote faisait une différence, ils ne nous laisseraient pas voter ». Comme la plupart des aphorismes prêtés aux grands hommes, c’est une sottise joliment dite. Le vote ne ferait-il aucune différence ? À quelques milliers de voix près, George W. Bush a été élu contre Al Gore, et la différence a pris la forme d’une guerre atroce et inutile. La démocratie n’est pas une valeur – le meilleur argument contre la démocratie, disait Churchill, c’est cinq minutes de conversation avec un électeur moyen, et il avait raison, j’en ai fait souvent l’expérience –, mais un outil. La véritable valeur, c’est la liberté, ou plutôt les libertés ; or la démocratie (libérale) est le seul régime capable de les assurer. Donnez-moi un autre qui me garantisse les droits fondamentaux tout en empêchant un Trump ou un Bolsonaro d’accéder (démocratiquement) au pouvoir, et je vous cède volontiers la démocratie. Mais il n’y en a pas. Le gouvernement des élites ? des juges ? des philosophes ? Vous me faites rire… »


lundi 22 septembre 2025

Le drapeau palestinien, ou le déféré à géométrie variable


En ce jour de reconnaissance par la France de l'État de Palestine, l'attention se focalise sur un point particulier. Certains élus ont en effet décidé de pavoiser leur mairie aux couleurs palestiniennes, élus de plus en plus nombreux après l'appel d'Olivier Faure les incitant à une telle mesure. Bruno Retailleau, ministre de l'Intérieur démissionnaire, a alors demandé aux préfets, par un "télégramme" du 19 décembre d'interdire cette pratique et de saisir la juridiction administrative d'un déféré en cas de manquement.

Une observation préalable s'impose. Le régime juridique n'est pas identique pour les drapeaux arborés par les particuliers, soit dans la rue, soit à leur fenêtre, et pour ceux hissés sur les mairies. 

 

Le drapeau arboré par des personnes privées

 

Dans le premier cas,  le droit français s'inspire largement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, affirmée dans l' arrêt Faber c. Hongrie du 24 juillet 2012 Le fait d'arborer un drapeau relève, aux yeux de la CEDH, de la liberté d'expression. Elle sanctionne alors le droit hongrois de l'époque qui avait infligé une peine d'amende au leader du parti hongrois d'extrême-droite Jobbik. Lors d'une manifestation, lui-même et ses partisans avait porté le drapeau du Parti des Croix Fléchées,  parti pro-nazi hongrois de 1040 à 1945. L'analyse se rapproche considérablement du Symbolic Speech américain, qui considère le fait de porter un drapeau, y compris la Bannière étoilée, comme une expression non verbale. 

Les juges français se sont largement inspirés de la jurisprudence européenne. Dans une ordonnance de référé du 4 juillet 2025, le Conseil d'État confirme ainsi la suspension de l'arrêté du maire de Chalon-sur-Saône qui avait interdit  d'arborer le drapeau palestinien dans l'espace public, soit dans la rue, soit en façade des immeubles, soit encore en le vendant sur les marchés.

Lorsque le drapeau est hissé sur un bâtiment public, et particulièrement la mairie, sa situation juridique est bien différente. 

 

 

La rue pavoisée. Henri Lebasque. 1865-1937
 

 

Le principe de neutralité

 

C'est alors le principe de neutralité qui s'applique. On sait qu'il  trouve son origine dans la loi de séparation des églises et de l'État du 9 décembre 1905, mais il dépasse largement l'expression des convictions religieuses. Est sanctionnée avec une rigueur identique l'expression de convictions politiques qui constitue une rupture d'égalité devant le service public. Sont ainsi annulées toutes les délibérations décidant de placer sur ou dans les mairies des signes exprimant des opinions politiques, religieuses ou philosophiques. C'est ainsi que le tribunal administratif de Montreuil, le 6 décembre 2024, a suspendu la délibération du conseil municipal de la ville de Montfermeil décidant de suspendre une banderole de soutien à la cause palestinienne sur le fronton de la mairie. Ce principe a été réaffirmé le 16 septembre 2025 par le juge des référés du Conseil d'État, à propos d'une banderole "Stop au génocide"placée sur la maire d'Ivry-sur-Seine. 

Les drapeaux étrangers sont l'objet d'une jurisprudence identique. Le Conseil d'État, dès le 27 juillet 2005, annulait déjà la délibération du conseil municipal de la commune de Sainte-Anne en Martinique, visant à faire flotter un drapeau indépendantiste, dépourvu de statut légal, sur la façade de la mairie. La jurisprudence récente montre qu'il en est de même des drapeaux palestiniens. Aujourd'hui, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy Pontoise, le 20 juin 2025, suspend la décision de la mairie de Gennevilliers de hisser sur son fronton les couleurs palestiniennes. Il y a à peine deux jours, le 20 septembre 2025, ce même juge ordonnait le retrait de ce même drapeau de l'hôtel de ville de Malakoff, sous astreinte d 150 € par jour. 

Il convient toutefois de s'interroger sur l'éventuelle influence de la couleur du drapeau sur les décisions de justice. 

Le drapeau ukrainien a, lui aussi, fait l'objet d'une injonction de retrait avec astreinte. La ville de Saint-Germain-en-Laye a ainsi été contrainte de le retirer du fronton de l'Hôtel de ville, par une ordonnance du tribunal administratif de Versailles le 20 décembre 2024. Mais le juge sanctionnait alors l'incompétence du maire qui avait omis de demander un vote du conseil municipal. On peut se demander s'il devenait alors possible d'invoquer la libre administration des collectivités locales, pour justifier un tel acte. Sur le fond, le juge précisait que cette initiative était encouragée par le gouvernement et n'avait rien d'une revendication politique, exprimant au contraire "la solidarité envers une nation victime d'une agression militaire". 

Cette formulation pourrait sans doute être transposée au cas palestinien, la population civile de Gaza étant victime d'une opération militaire qui n'entre plus, depuis longtemps, dans la définition de la légitime défense. Mais on ne la retrouve pas dans la jurisprudence, sauf peut-être, indirectement, dans l'ordonnance d'aujourd'hui, 22 septembre 2025, rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier. Elle sanctionne le pavoisement du drapeau palestinien à Grabels, affirmant que le gouvernement aurait pu autoriser le drapeau palestinien, le jour de la reconnaissance de l'État de Palestine.

Dans le cas du drapeau israélien, la jurisprudence se montre également plus souple. C'est ainsi que le tribunal administratif de Nice, saisi en référé le 31 mai 2024 par une association qui contestait la décision du maire d'arborer sur l'Hôtel de ville le drapeau israélien, a écarté la demande de suspension pour défaut d'urgence.  


Déféré, ou pas

Les différences dans le traitement jurisprudentiel s'expliquent largement par les pratiques gouvernementales. Dans le cas des drapeaux ukrainiens et israéliens, les préfets n'ont reçu aucune instruction leur demandant de déférer systématiquement au juge administratif les arrêtés municipaux en vue de leur suspension. De fait, il n'y a pratiquement pas eu de recours contre le pavoisement avec le drapeau ukrainien, qui a concerné un nombre immense de bâtiments publics. Qui aurait osé faire une telle requête ? Quant au drapeau israélien, son usage a quelquefois été contesté, notamment à Nice. Il ne s'agissait toutefois pas d'un déféré du préfet mais d'un référé émanant d'associations de soutien au peuple palestinien. Il devenait alors beaucoup plus facile d'invoquer le caractère politique de la démarche. Dans le cas du drapeau niçois, il a finalement été retiré à la demande du préfet, sans intervention du juge.

Le gouvernement n'a pas vraiment fait preuve de mansuétude comparable à l'égard du drapeau palestinien. Bruno Retailleau a ainsi donné l'ordre aux préfets de déposer des déférés pour chaque commune pavoisée aux couleurs palestiniennes. Cette démarche est très probablement inutile, car les communes, même modestes, peuvent "s'offrir" une astreinte de 150 € par jour comme à Gennevilliers, surtout qu'il s'agit d'arborer le drapeau pour le jour unique de la reconnaissance de l'État. Il n'est d'ailleurs pas impossible que les juges aient prononcé une astreinte aussi faible pour ne pas trop décourager l'initiative. Surtout, le gouvernement aurait très bien pu autoriser les communes à pavoiser avec le drapeau des deux États, Israël et la Palestine, comme l'a fait la ville de Saint-Ouen. Une occasion manquée.

 

Le principe de neutralité : chapitre 10, section 1 § 2  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 



 

vendredi 19 septembre 2025

La voix de l'enfant, victime d'un enlèvement international


L'arrêt M. P. c. Grèce rendu le 9 septembre 2025 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) devrait susciter l'intérêt de tous ceux qui ont pour mission la protection de l'enfance. C'est enfant la première décision par laquelle, dans le cas d'un enlèvement d'enfant, elle impose aux juges internes d'envisager son audition avant de statuer sur son retour auprès d'un de ses parents.

 

Un enlèvement international 

 

Dans le cas présent, la requête a été déposée par une femme de nationalité grecque qui a rencontré un homme d'origine grecque mais ayant la nationalité américaine. Le couple s'est marié en avril 2016 aux États-Unis où il s'est installé, d'abord à Houston puis à Orlando, et deux enfants sont nés en 2016 et 2018. Mais les épisodes conflictuels se multiplient, et l'épouse se rend à Rhodes en octobre 2020. Bien que la date de son retour aux États-Unis ait été fixée, d'un commun accord, à février 2021, elle reste en Grèce, et s'y installe durablement. En août 2021, le mari saisit donc les tribunaux grecs, dans le but d'obtenir le retour aux Etats-Unis de ses enfants, et s'installe à Rhodes temporairement. L'épouse, de son côté, porte plainte contre son mari pour non-versement des pensions alimentaires et violences envers les enfants. Finalement, en juillet 2024, la justice grecque attribue la garde des enfants au père et celui-ci repart avec eux aux États-Unis en décembre de la même année.

Sur le fond, il n'y a pas grand-chose à dire d'une affaire qui ressemble à toutes les affaires d'enlèvement international d'enfants. Son intérêt réside exclusivement dans la procédure suivie, car il est constant que les tribunaux grecs n'ont pas procédé à l'audition des enfants, âgés en 2024 de six et huit ans. La requérante y voit un manquement à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 

Voutch

 

L'audition de l'enfant, une procédure à envisager

 

Mais la Convention européenne n'est pas le seul traité susceptible d'être invoqué devant la CEDH. Dans son arrêt Neuligner et Shuruk c. Suisse rendu en Grande Chambre le 6 juillet 2010, la Cour affirme que, dans le cas notamment d'un enlèvement d'enfant, le respect du droit au respect de la vie familiale doit s'interpréter à la lumière de la Convention relative aux droits de l'enfant du 20 novembre 1989.

Elle effectue relativement souvent ce travail d'interprétation, mais, jusqu'à présent, ses décisions venaient surtout sanctionner l'inertie ou la négligence de juges internes, peu pressés de rendre des enfants mineurs à un parent étranger. Par exemple, dans la décision du 15 janvier 2015 M. A. c. Autriche, la Cour sanctionne le défaut de diligence des juges autrichiens, qui n'ont pas exécuté avec le diligence requise les décisions de la justice italienne ordonnant le retour d'un enfant enlevé par sa mère. De même, dans l'arrêt K. J. c. Pologne du 1er mars 2016, la Cour sanctionne les autorités polonaises qui n'ont tenu aucun compte des expertises psychologiques montrant que l'enfant supportait bien le partage de la garde entre ses deux parents, alors que sa mère affirmait le contraire pour justifier l'enlèvement.

La question de l'audition de l'enfant lors de la procédure a déjà été évoquée, dans des décisions où elle avait eu lieu. La Cour s'est alors efforcée d'apprécier la place que doit prendre cette audition dans le processus de décision. Dans un arrêt Blaga c. Roumanie du 1er juillet 2014, la Cour affirme ainsi que les juges ne peuvent appuyer leur décision sur la seule audition des enfants. Celle-ci est certes un élément de la décision, mais le rôle du juge ne consiste pas à suivre aveuglément leur désir. De la même manière, leur opposition au retour chez l'un des parents ne fait pas nécessairement obstacle à ce retour, si les juges estiment que c'est leur intérêt, principe affirmé dans la décision Raw c. France du 7 mars 2013.

En l'espèce, aucune audition des enfants n'a été organisée par les juges grecs. Ce n'est pas exactement ce que leur reproche la CEDH. Elle les sanctionne pour n'avoir même pas envisagé cette éventualité. Trois juridictions différentes ont ainsi été appelées à se prononcer sur la résidence de ces enfants mais, à aucun moment, ils n'ont pu s'exprimer. Pour la CEDH, l'opportunité d'entendre les enfants doit être examinée d'office. Si le juge estime que ce n'est pas nécessaire, il doit nécessairement motiver sa décision, en expliquant par exemple pourquoi il a estimé que l'enfant n'avait pas le discernement suffisant pour donner un avis. La décision n'est guère surprenante si l'on considère que l'arrêt Voica c. Roumanie du 7 juillet 2020 avait déjà adopté ce principe, à propos d'un divorce conflictuel entre un père français et une mère roumaine, heureusement sans enlèvement d'enfant.

La décision était donc prévisible, mais elle a le mérite de poser une règle claire. En affirmant que l'audition de l'enfant doit être envisagée, elle ne conduit pas à surévaluer sa position. On sait en effet que les enfants victimes de ce type de situation sont aussi, bien souvent, l'objet de manipulations diverses par l'un ou l'autre de ses parents. Mais c'est au juge d'apprécier l'ensemble du dossier. En tout cas, la décision montre une nouvelle fois que certaines règles issues de Convention relative aux droits de l'enfant font clairement partie du corpus juridique auquel se réfère la CEDH. 

 

mardi 16 septembre 2025

La bible, oui, mais en dehors des heures de travail


La chambre sociale de la cour de cassation, dans un arrêt du 10 septembre 2025, accueille le pourvoi d'une salariée, employée comme agent de service intérieur par une association accueillant des mineurs en difficulté, qui contestait son licenciement. Il lui avait été reproché d'avoir distribué une bible à une mineure hébergée dans une structure gérée par l'association. Cet acte, auquel il fallait ajouter des faits similaires ayant déjà donné lieu à sanction, a été perçu comme un "comportement prosélyte" constitutif d'une faute lourde justifiant un licenciement. Le règlement de l'établissement imposait d'ailleurs aux personnels en contact avec les pensionnaires une obligation de neutralité. 

La décision du 10 septembre 2025 repose sur une motivation apparemment très simple. La requérante est venue rendre visite à la jeune mineure en dehors de ses heures de travail, et cela suffit à écarter l'obligation de neutralité. L'analogie avec le contentieux de droit public sur l'obligation de neutralité des fonctionnaires est évidente. La décision ressemble étrangement à l'arrêt demoiselle Weiss rendu par le Conseil d'État en 1938. Une institutrice stagiaire, donc déjà fonctionnaire, organisait des conférences religieuses à l’extérieur de l’École Normale où elle étudiait. Mais une telle pratique a été jugée licite, à condition de ne pas en faire mention dans son activité professionnelle.  

L'analogie entre les deux jurisprudences rencontre toutefois rapidement ses limites et l'analyse de la chambre sociale est bien différente de celle du juge administratif. En témoigne le fait que la cassation a été acquise, alors même que l'avocate générale concluait au rejet du pourvoi, et que le conseiller rapporteur s'en remettait à la sagesse de la Cour. La décision n'allait donc pas de soi.

 


 The Good Book. Louis Armstrong

Let My People Go. 1958

 

Le prosélytisme

 

Un moyen unique était invoqué, reposant sur la violation de la liberté d'expression, dès lors que le licenciement reposait sur une accusation de prosélytisme au sein de la structure associative. La requérante invoquait donc une atteinte aux articles 9 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantissent la liberté d'expression et la liberté religieuse.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considère, depuis son arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, que la liberté religieuse implique le droit d'essayer de convaincre son prochain, c'est-à-dire le droit le droit de pratiquer le prosélytisme. Le droit interne français, et plus particulièrement l'article L 1321-2-1 du code du travail, issu de la loi du 8 août 2016, autorise toutefois les entreprises à se doter d'un règlement intérieur imposant le principe de neutralité aux salariés, à la condition que cette mesure soit justifiée par les nécessités de l'exercice d'autres droits ou libertés ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) admet également cette possibilité depuis sa décision du 17 mars 2017 Samira Achbita et a. c. G4S Secure Solutions. C'est seulement en l'absence de règlement intérieur imposant la neutralité que le licenciement sera jugé dépourvu de cause réelle et sérieuse.

En l'espèce, l'association qui emploie la requérante s'est bien dotée d'un règlement intérieur imposant la neutralité aux salariés. Mais la chambre sociale fait observer que l'employée s'est spécialement rendue à l'hôpital où était accueillie une mineure en difficulté. Elle a fait ce déplacement en dehors de ses heures de travail, dans un lieu où elle n'exerçait pas son activité professionnelle, assurée dans un autre centre géré par l'association. La cour en déduit que le fait d'offrir une bible à une jeune patiente ne relevait pas de l'exercice des fonctions professionnelles de l'intéressée, et ne pouvait donc fonder une sanction.

Le raisonnement est possible, mais est-il pour autant convaincant ? L'avocate générale avait fait une analyse toute différente.

 

Vie personnelle et vie professionnelle 

 

L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans une décision du 22 décembre 2023, affirme qu'un "motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s'il constitue un manquement de l'intéressé aux obligations de son contrat de travail". Le pouvoir disciplinaire de l'employeur ne peut donc s'immiscer dans la vie personnelle du salarié.

Certes, mais la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est parfois bien délicate à déterminer. Dans un arrêt du 20 septembre 2023, la chambre sociale estime qu'un commentaire déposé sur Facebook par un salarié d'Associated Press, même tenu à un devoir de neutralité, relève de sa vie personnelle, dès lors qu'il s'exprime sous pseudonyme. En revanche, selon une décision du 13 janvier 2009, un personnel éducatif d'un établissement spécialisé peut être licencié s'il a reçu chez lui des élèves mineurs, au mépris du règlement intérieur.

Dans le cas de l'affaire du 10 septembre 2025, l'avocate générale avait admis le rattachement à la vie professionnelle. Certes l'employée, en dehors de son travail, a le droit de distribuer des bibles et de chanter des cantiques, mais, en l'espèce, elle rend visite à une jeune patiente qu'elle a connue à l'occasion de son travail. Quant à cette dernière, elle a été transférée d'un établissement d'accueil à un hôpital, mais les deux établissements sont gérés par la même association qui emploie la requérante. On peut donc considérer que l'obligation de neutralité imposée par le règlement s'impose à l'égard de l'ensemble des jeunes placés sous la garde de l'association, quel que soit leur lieu d'hébergement.

La chambre sociale est allée résolument à l'encontre de cette analyse. Elle s'est placée sur le terrain exclusif des obligations contractuelles. Le résultat est un peu étrange, car, dans la même décision, le pourvoi portant sur les deux précédentes sanctions disciplinaires est rejeté, ce qui signifie que ces sanctions sont licites. De fait, la requérante est justement sanctionnée, à deux reprises, pour avoir chanté des cantiques et distribué des bibles aux pensionnaires. En revanche, le licenciement prononcé pour des faits identiques est, quant à lui, jugé sans cause réelle ni sérieuse. De fait, l'employée peut continuer à distribuer ses bibles. Elle sera sans doute sanctionnée, mais jamais licenciée.

A cette difficulté s'en ajoute une autre, peut-être plus grave. La convention sur les droits de l'enfant impose, on le sait, que toute décision le concernant soit prise dans son intérêt supérieur. Pourtant l'intérêt de l'enfant n'est pas mentionné comme un élément de l'analyse. Or, s'il est tout à fait légitime qu'un enfant accueilli dans ce type d'établissement demande à exercer son culte, et souhaite même rencontrer un ministre du culte, il est nettement moins naturel que le personnel de l'établissement vienne lui imposer ses convictions religieuses sans qu'il l'ait sollicité. Considérée sous cet angle, la décision privilégie le prosélytisme sur l'intérêt de l'enfant.


Le principe de neutralité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10,  section 1 § 2


 

 


vendredi 12 septembre 2025

Une conversation entre Claude Guéant et sa fille relève du débat d'intérêt général


Le 11 septembre 2025, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans l'affaire Charki c. France, écarte le recours déposé par la fille de Claude Guéant, ancien ministre de l'Intérieur. La CEDH considère comme relevant d'un débat d'intérêt général la retranscription et la publication dans la presse de conversations téléphoniques avec son père, dans le contexte de procédures judiciaires engagées contre celui-ci.

 

Le recours de Mme Charki

 

En mai 2013, M. Guéant fut placé sur écoutes dans le cadre de l'affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, en 2007. En même temps, d'autres enquêtes sont diligentés dans lesquelles il est mis en cause, concernant d'abord des "primes de cabinet" versées en espèces à des membres du cabinet du ministre de l'Intérieur, ensuite la vente de deux tableaux à l'étranger.

La publication contestée par Mme Charki intervient dans Le Monde daté du 16 avril 2015. L'échange est vif, et la requérante affirme, parmi d'autres propos peu amènes : "Je suis très en colère, parce que je trouve qu'à l'UMP quand même, ils ne se sont pas beaucoup bougé les fesses pour te défendre (...)". 

Mme Charki estime que cette publication porte atteinte à sa vie privée, garantie par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et elle engage donc une action civile devant la 17e chambre du tribunal de Paris. Elle est déboutée le 24 mai 2017. Le juge reconnaît alors que la publication de ce dialogue avec son père emporte une ingérence dans la vie privée, mais elle estime qu'en l'espèce le droit à la liberté d'expression doit l'emporter, dans la mesure où la conversation suscite un débat d'intérêt général. L'objet de la conversation n'est pas la vie familiale des Guéant, mais les affaires judiciaires mettant en cause l'utilisation des deniers publics par un homme politique de premier plan. En septembre 2019, le jugement est confirmé par la cour d'appel de Paris, et le pourvoi devant la Cour de cassation est rejeté en avril 2021.

On observe d'abord que l'échec de la procédure devant les juges internes était prévisible. Dans un arrêt du 9 juillet 2003, la 1ere chambre civile de la Cour de cassation affirmait déjà que le droit au respect de la vie privée et la liberté d'expression avaient la même valeur normative, "faisant ainsi un devoir au juge de rechercher leur équilibre et (...) de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime". La jurisprudence n'a jamais varié depuis cette date, confirmée par la chambre criminelle le 25 octobre 2019

La décision Charki témoigne d'un consensus entre les juges français et européens sur la notion de débat d'intérêt général. La CEDH reprend l'ensemble des critères élaborés pour procéder à la recherche d'équilibre entre la liberté d'expression et le respect de la vie privée. 

 

Marine hollandaise n'ayant jamais appartenu à Monsieur Claude Guéant

Peter Van de Velde. 1634 - 1687

Collection particulière 

  

Les critères du débat d'intérêt général

 

Le premier critère est évidemment l'inscription de la conversation dans le débat d'intérêt général. La Cour de cassation exige ainsi, dans une décision du 17 février 2021, que même si le sujet à l'origine de l'article relève de l'intérêt général, il faut encore "que le contenu de l'article soit de nature à nourrir le débat public". La CEDH ne raisonne pas autrement dans l'affaire Charki. Elle fait observer que les intertitres de l'article ne concernent que le père de la requérante : "Placé sur écoutes, Guéant promet de "ne pas balancer"  et "Claude Guéant face aux affaires". L'accent est mis sur les relations entre les hommes politiques face aux affaires judiciaires en cours, en particulier le financement libyen. Il s'agit donc d'informations "d'importance générale" qui n'ont rien à voir avec la vie familiale de Mme Charki.

Le deuxième critère concerne la notoriété des personnes concernées. La CEDH note que la requérante n'est pas une personne publique, et qu'elle n'a jamais cherché l'attention du public. Non informée de la surveillance dont son père était l'objet, elle pouvait peut-être croire au caractère privé de leurs échanges. Mais, comme les juges internes, la CEDH note que Mme Charki, même inconnue du public, ne pouvait pas ignorer qu'elle était davantage exposée aux médias qu'un simple quidam. C'est d'autant plus vrai qu'elle était elle même en relations d'affaires avec son père et lui témoignait un soutien non seulement personnel mais aussi politique. La Cour affirme donc qu'elle n'est pas un "tiers anodin".

Enfin, le troisième et dernier critère vise la publication elle-même dans son objet, sa forme et ses conséquences. La Cour observe que la transcription de l'échange véhiculait un message d'indignation à l'égard d'hommes politiques impliqués dans des affaires judiciaires, sans divulguer de détails sur la vie privée de la requérante. Même si le contenu du dialogue donne des informations sur les relations entre le père et la fille, ce n'est pas l'objet de la publication. Celle-ci est centrée sur le désarroi de Claude Guéant, face à l'absence de soutien de ses amis politiques. La publication du nom marital de la requérante emporte cette une ingérence dans sa vie privée, mais la publication de son identité n'a pas pour effet de l'associer, d'une manière ou d'une autre, aux affaires judiciaires. Elle ne fait d'ailleurs état d'aucune conséquence fâcheuse de cette publication.

Sur ce point, la Cour aborde la question de son caractère responsable. Le Monde a publié des éléments dont la matérialité n'est pas contestée et la bonne foi des journaliste n'est pas en cause. Le secret des sources leur interdisait évidemment de dire comment ils s'étaient procuré les transcriptions publiées. Enfin, les conséquences dommageables de la publication sont peut-être réelles pour Claude Guéant, mais elles sont plus modestes pour sa fille qui est l'unique requérante devant la CEDH. L'effet de la publication s'est rapidement atténué à son égard, laissant le débat public s'orienter vers l'affaire judiciaire.

Tous les critères conduisent la CEDH à faire prévaloir la liberté de la presse sur le droit au respect de la vie privée de Mme Charki. Elle aurait pu s'y attendre et s'épargner un recours finalement contre-productif. Dans une sorte d'"effet Streisand" contentieux, l'arrêt faire revivre une période un peu éloignée dans le temps, faisant reparaître dans les médias, même modestement, le nom de la requérante. Quant à son père, il n'apprécie sans doute pas beaucoup ce retour de l'affaire, alors que le jugement du tribunal correctionnel sur le financement libyen est attendu le 25 septembre prochain.

 

Le débat d'intérêt général : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 4 introduction  

 

mardi 9 septembre 2025

Le "contrat maître-chienne" ou les aberrations de la justice


Une nouvelle fois, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne le système français pour ses insuffisances dans la protection des personnes victimes de violences sexuelles. L'arrêt E.A. et association européenne contre les violences faites aux femmes au travail c. France rendu le 4 septembre 2025 met en oeuvre la notion de victimisation secondaire qui permet d'indemniser une personne qui a été victime d'un double préjudice, d'une part celui-ci subi du fait des actes qui lui ont été infligés, d'autre part celui issu d'une stigmatisation produite par le système judiciaire lui-même. Au-delà de cette question, l'arrêt s'inscrit dans un mouvement de plus en plus net visant à intégrer la notion de consentement, ou plutôt d'absence de consentement, dans la définition du viol.

La lecture de la décision laisse une impression étrange, car on se demande sérieusement comment des juges ont pu rendre de telles décisions. La requérante, E. A. est âgée d'environs vingt-cinq ans lorsqu'elle rejoint le service de pharmacie de l'hôpital de Briey. Préparatrice, elle a été recrutée dans le cadre d'un contrat temporaire, et se trouve placée sous l'autorité du chef de service, le docteur K. B. Peu à peu, sa santé se détériore. Après plusieurs arrêts de travail, elle est finalement hospitalisée en psychiatrie de juin à octobre 2013. C'est à ce moment qu'elle révèle à A. K. avoir subit des harcèlements du Dr K. B. qui a eu avec elle des relations intimes. A l'appui de ses accusations, elle montre des extraits de leur correspondance révélant l'existence d'actes violents, le plus souvent à caractère sadique. Un "contrat de chienne" est même découvert, par laquelle E. A. accepte de porter un collier de chien, et de manger dans une gamelle, aux pieds de son "maître". Et ce ne sont là que les clauses les plus bénignes, si l'on ose dire.

Sur le plan de la procédure, aucune lacune sérieuse ne peut être reprochée aux autorités hospitalières. Aussitôt informée de la situation, le 18 juillet 2013, A. K. fait un rapport et saisit la D.R.H. de l'hôpital qui entend la plaignante. Le docteur K. B. est, à son tour, entendu par le directeur de l'hôpital le 24 juillet qui fait un signalement au procureur le 30 juillet. Le docteur est suspendu le 5 août et E. A. porte plainte officiellement le 13 août pour viol aggravé. L'enquête préliminaire établit la réalité des faits corroborés par les témoignages de quatorze membres du service de pharmacie qui ont assisté à des scènes d'humiliation, trois d'entre eux ayant eux-mêmes subi des dénigrements ou de mise à l'écart. Des expertises ont également montré l'emprise psychologique dont avait été victime E. A.

Le dossier semble accablant pour le Docteur K. B. A l'issue de l'instruction, en novembre 2016, il est toutefois renvoyé devant la justice. Mais il ne sera pas jugé devant la cour d'assises pour agressions sexuelles aggravées, dont le viol, comme le demandait la plaignante, mais pour violences volontaires et harcèlement sexuel aggravé. Il est finalement condamné par le tribunal de Briey à dix mois d'emprisonnement avec sursis. Pire, la cour d'appel de Nancy, dans une décision du 27 mai 2021, infirme le jugement, dans une décision lunaire. Le "contrat maître-chienne" est en effet considéré comme témoignant du consentement de la plaignante aux pratiques qui y sont mentionnées. Pour les juges, "il n'a pas été établi qu'elle ait été contrainte par K. B. de signer ledit contrat". Puisqu'il y a consentement, les faits de harcèlement ne sont pas davantage reconnus, et la cour ne mentionne pas l'emprise et le chantage à l'emploi exercé par le docteur K. B. Il est donc relaxé, et cette relaxe est confirmé par la Cour de cassation le 16 février 2022.

 

Johnny fais moi mal ! Magali Noël - 1956

Avec la voix de Boris Vian

paroles de Boris Vian, musique de Alain Goraguer 


La victimisation secondaire

 

On peut se réjouir qu'il existe une juridiction européenne susceptible de réparer, au moins partiellement, des manquement aussi graves des juges internes. 

La CEDH affirme très clairement la victimisation secondaire. Elle réside dans le fait d'invoquer le contrat "maître-chienne" comme un document réellement contractuel démontrant le consentement de la victime à ces pratiques sado-masochistes. Au demeurant, on peut s'étonner qu'aucun juge français n'ait mentionné qu'un tel contrat, porte atteinte au principe d'inviolabilité du corps humain, et n'est donc pas conforme à l'ordre public français.

Quoi qu'il en soit, la victimisation secondaire est apparue avec l'arrêt Y. c. Slovénie du 28 août 2015, définie comme le fait de reproduire des stéréotypes sexistes dans des décisions de justice ou dans la procédure pénale. Elle a été ensuite appliquée dans une décision L. c. France du 25 avril 2025, concernant des affaires de viol sur mineures. La Cour estime alors que la victimisation secondaire est établie lorsqu'une femme qui a été violée se voit exposée à des propos culpabilisants ou moralisants de nature à décourager sa confiance dans la justice. 

On sait que cette notion a été utilisée par le tribunal correctionnel qui a eu à juger Gérard Depardieu pour des faits de violences sexuelles. Le 13 mai 2025, il a condamné l'acteur non seulement pour les actes commis mais aussi pour l'attitude de son avocat durant le procès. Celui-ci n'avait pas hésité en effet à insulter les parties civiles et à développer à leur égard des pratiques d'intimidation. De la même manière donc, elles avaient été doublement victimes, des violences sexuelles d'abord, de la brutalité de l'avocat durant le procès ensuite.

De toute évidence, E. A. est aussi doublement victime, des actes du docteur K. B., et d'une justice qui a ignoré la notion de consentement.

 

Le consentement de la victime

 

Le tribunal correctionnel a rejeté la demande de requalification des faits reprochés à K. B. en viol au motif qu'il n'était pas établi qu'ils aient été commis avec violence, contrainte, menace ou surprise. Alors même que la plaignante présentait des fragilités psychologiques dont il avait profité, alors même qu'il avait abusé de l'autorité fonctionnelle qu'il exerçait à son égard, alors même qu'il l'avait menacée de représailles, le juge n'a tiré aucune conséquence de ces éléments pourtant très clairs dans le dossier. La cour d'appel, quant à elle, a déduit le consentement du "contrat maître-chienne" définissant le cadre de la pratique sado-masochiste qui était imposée à E. A.

La jurisprudence de la CEDH, et notamment l'arrêt M. C. c. Bulgarie du 4 décembre 2004, exige que, même en l'absence de preuves directes et matérielles d'un viol, les juges ne peuvent statuer qu'après s'être livrés à une appréciation de l’ensemble des circonstances des fait. Dans l'affaire L. c. France du 25 avril 2025, elle précise que le consentement ne saurait être déduit, ou écarté, du fait d'un seul élément, mais qu'une évaluation contextuelle de l'ensemble des circonstances est indispensable.

En l'espèce, ces circonstances n'ont fait l'objet d'aucune évaluation. Sur le plan professionnel, il n'était pas possible d'ignorer l'autorité fonctionnelle exercée par le docteur K. B. sur E. A., d'autant qu'il menaçait de ne pas la titulariser et de l'obliger à rembourses ses frais de formation. La coercition dont elle était victime altérait sa santé physique et mentale, plaçant E. A. dans une telle situation de vulnérabilité qu'elle n'était plus en mesure de donner un consentement fondé sur sa libre volonté. Par ailleurs, il est évident qu'aucun contrat écrit ne peut être invoqué pour estimer qu'une personne a consenti à l’ensemble des pratiques sexuelles violentes qui lui avaient ultérieurement été infligées. Dans ce domaine, un consentement est évidemment toujours révocable. Il est donc clair que les juges français n'ont pas tenu compte du témoignage de E. A. affirmant que certains actes sexuels avaient été commis contre son gré ou s’étaient poursuivis alors même qu’elle avait supplié  le docteur K. B. d'y mettre fin. La France est donc sanctionnée pour la défaillance d'une justice qui n'a pas cru bon d'entendre la victime.

Le plus choquant est peut-être que les juges n'aient pas vu que le « contrat maître-chienne » que le docteur K. B. avait fait signer à E. A. n'était pas un échange de volontés libres mais au contraire un instrument du contrôle qu'il exerçait sur sa victime. De fait, les juges ont renvoyé la culpabilité sur la victime, mettant le bourreau à l'abri des poursuites. A ce sujet, on peut se demander s'il n'aurait pas été judicieux de délocaliser l'affaire.

On pourrait affirmer que cette décision plaide pour une intégration explicite du consentement dans la définition du viol. C'est sans doute vrai, mais le droit positif permettait déjà de sanctionner ces pratiques, à la condition que les juges examinent l'ensemble du dossier, et pas seulement les éléments à décharge. Cela s'appelle rendre la justice.

 


samedi 6 septembre 2025

Les Invités de LLC - Eugène Pelletan, Rapport sur la loi de 1881

Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Aujourd'hui, LLC propose à ses lecteurs le rapport d'Eugène Pelletan sur le texte qui allait devenir la célèbre loi sur la presse du 29 juillet 1881. On retrouve bien des débats actuels sur la nécessité, ou pas, d'interdire l'expression de certaines opinions. Et Eugène Pelletan affirme "Il était temps enfin de reconnaître qu'en fait d'opinions particulières il n'y a qu'un tribunal possible, le bon sens public (...)". N'est-ce pas la définition même du libéralisme ?


 

Eugène PELLETAN

Rapport au Sénat sur le projet de loi sur la presse

18 juin 1881

 


 


 

 

 

 

La monarchie constitutionnelle placée en face de la contradiction d'une charte qui proclamait la liberté de la presse et la frayeur que le Gouvernement avait de cette liberté, la monarchie, disons-nous, n'osait ni la maintenir, ni la supprimer tout à fait, et elle avançait et reculait la limite du droit d'écrire, cherchant toujours et ne trouvant jamais la ligne mathématique qui sépare ce qu'elle supposait la liberté et ce qu'elle appelait la licence.

De là, ce pêle-mêle de lois éparses à côté les unes des autres, diverses d'origine, contradictoires entre elles ; les unes inspirées de l'esprit de liberté, les autres de l'esprit de réaction ; les unes définitives en apparence et qui n'étaient que temporaires; les autres provisoires, au contraire, et qui étaient définitives en réalité, puisqu'elles ont survécu aux gouvernements de passage qu'elles avaient la prétention de sauver.

Il était du devoir de la République, désormais en paix avec elle-même et forte de l'expérience acquise, il était de son honneur de mettre l'ordre dans ce chaos et de donner au pays une loi de la presse conformée à son principe. Qui dit peuple souverain dit peuple libre; or, un peuple n'est libre qu'autant qu'il est en possession des libertés indispensables à l'exercice de sa souveraineté. De toutes les libertés, la plus nécessaire sera toujours la liberté de discussion.

C'est pour répondre au besoin d'une codification de la presse mieux coordonnée, mieux appropriée à un régime de démocratie, que la Chambre des Députés a élaboré, qu'elle a volé le projet de loi dont nous sommes saisis. Pour en bien comprendre l'esprit, il suffirait de lire le savant rapport de M. Lisbonne qui en est le lumineux commentaire; nous croyons devoir néanmoins vous en signaler les principales dispositions.

Le cautionnement est supprimé; il était un obstacle à la multiplication des journaux; or, c'est précisément cette multiplication que la loi doit faciliter, dans l'intérêt de la conservation aussi bien que de la liberté :

De la conservation, car elle dissémine l'influence d'une presse trop concentrée qui faisait quelquefois d'un seul journal le rendez-vous de tout un parti ;

De la liberté, car elle permet à toute opinion et à toute nuance d'opinion, fût-elle individuelle, d'avoir dans le pays son tour de parole.

Le timbre est aboli; il l'était déjà,mais il avait été remplacé par l'impôt sur le papier. Cet impôt a le même inconvénient que le timbre; il enchérit le prix du journal.'

La presse à bon marché est une promesse tacite de la République au suffrage universel. Ce n'est pas assez que tout citoyen ait le droit de vote.

Il importe qu'il ait la conscience de son vote, et comment Ferait-il, si une presse à la portée de tous, du riche comme du pauvre, ne va chercher l'électeur jusque dans le dernier village? Le citoyen qui ne vote pas en connaissance de cause n'est pas un électeur, il n'est que le commissionnaire de son bulletin.

Or la presse, et surtout la presse à bon marché, cette parole présente à la fois partout et à la même heure, grâce à la vapeur et à l'électricité, peut seule tenir la France tout entière assemblée comme sur une place publique et la mettre, homme par homme et jour par jour, dans la confidence de tous les événements et au courant de toutes les questions ; et ainsi, de près comme de loin, le suffrage universel forme un vaste auditoire invisible qui assiste à nos débats, entend nos discours, suit de l'oeil les actes du Gouvernement et les pèse dans sa conscience.

Tout ce qui a pu être dans le passé délit d'opinion disparait du projet. La loi ne punit que l'acte; la pensée n'est pas un acte. Mais la parole, nous dit-on, en est un ; pas plus que la pensée elle-même dont elle n'est que la forme. La pensée, ou ce qui est la même chose, la parole ne peut être un délit qu'autant qu'elle est associée à un acte et qu'elle en est partie intégrante, soit pour l'avoir déterminé, soit pour l'avoir dirigé.

Quand une intelligence parle à une autre intelligence, lui impose-t-elle son opinion? non; elle ne fait que la proposer; on est toujours libre de l'accepter ou de la rejeter. Parler et convaincre sont deux choses distinctes. Si celui qui parle n'a pas converti celui qui écoute, pourquoi le punir? et s'il l'a converti, est-ce que l'adhésion de l'auditeur n'est pas alors une présomption de vérité? Cette vérité présumée cependant pourrait bien être une erreur. Mais dans ce cas qui donc pourrait oser faire la police du cerveau humain?

La croyance aux délits d'opinion repose sur ce préjugé que la raison est toute-puissante quand elle parle, et purement passive quand elle écoute ; mais, qu'elle parle ou qu'elle écoute, elle est toujours la même raison et l'unique autorité qui ait juridiction sur la vérité. Elle a l'orgueil de croire qu'elle saura toujours mieux la protéger que n'importe quel réquisitoire.

Il était temps enfin de reconnaître qu'en fait d'opinions particulières il n'y a qu'un tribunal possible, le bon sens public; c'est devant lui que toutes viennent comparaître, que toutes viennent plaider, parce que tous reconnaissent qu'il a seul compétence en pareille matière. Et pourquoi donc a-t-on confié au jury le soin de juger les délits de parole, si ce n'est parce que le juré est précisément le juge le plus près de l'opinion publique, et qu'il peut en être le meilleur interprète?

Donc, plus de délit d'excitation à la haine ou au mépris du Gouvernement. Le mépris, pas plus que la haine, n'est un délit. Comment ce qui n'est pas un délit en soi pourrait-il en devenir un par voie d'excitation?

La popularité d'un Gouvernement ne dépend pas, d'ailleurs, d'un coup de plume; elle ne dépend que de lui-même ; qu'il gouverne bien et sa politique sera, son escorte d'honneur ; elle saura bien écarter de lui la haine ou le mépris.

Plus de poursuite pour apologie de faits qualifiés crimes ou de délits. Si cette disposition de loi eût existé au siècle dernier, elle eût frappé Turgot pour avoir soutenu la légitimité du prêt à intérêt alors qualifié crime, et, de notre temps, elle eût atteint un homme d'État éminent pour avoir fait l'apologie du duel, qualifié tantôt crime, tantôt délit, selon la gravité de la blessure.

Plus de délit d'attaque à la propriété; rassurons-nous sur son compte, elle ne court aucun danger. La charrue du paysan l'a écrite si avant dans le sol que le vent, d'aucune utopie ne saurait effacer son titre de propriétaire.

Plus de délit d'attaque à la famille; pour en retirer le culte du coeur de l'homme, c'est le coeur de l'homme lui-même qu'il faudrait arracher. Quand une institution repose sur la première de toutes les lois, sur une loi de nature, il est inutile de la croire menacée pour avoir le prétexte de la venger.

Plus de délit d'attaque à la morale. Oui sans doute il y a une morale, ou il n'y aurait plus de société; la morale est sa première condition d'existence, mais si elle est impérissable dans son principe, elle n'en est pas moins progressive comme toute chose humaine, et par conséquent matière à controverse.

On ne fera plus désormais aux institutions fondamentales, constitutives de toute civilisation, l'injure, de les défendre à coups d'amendes ; elles sauront se défendre elles-mêmes par leur propre évidence, sans avoir besoin d'aller plaider leur cause devant un tribunal de police et réclamer à un attendu de jugement un supplément de vérité.

Le projet écarte résolument tous ces dangers imaginaires, tous ces délits arbitraires, qui n'étaient que des réminiscences du moyen âge égarées dans la législation moderne; il fait le bon sens public seul juge des doctrines; il soulage le juge ordinaire du fardeau.passablement embarrassant de décider du haut de son siège si une idée est une erreur et si cette erreur est un danger.

Il ne suffisait pas d'avoir affranchi la pensée, il fallait encore affranchir l'instrument de la pensée.

(...) 

Telle est la loi ; elle marque un pas de plus dans la voie de la liberté. Elle ouvre une ère nouvelle.