« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 19 avril 2025

"Droits humains" : le Conseil d'État sort ses griffes


L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 15 avril 2025 écarte un pourvoi en cassation déposé par un contribuable contestant un refus de décharge d'impôt sur le revenu et de cotisations sociales. Au regard des libertés, la décision ne présente, à première lecture, aucun intérêt. 

Ce n'est pourtant pas tout-à-fait le cas, car le Conseil d'État profite de l'occasion pour égratigner la référence aux "droits humains", un petit coup de patte, une pichenette, infligée en toute connaissance de cause. 

 

De minimis non curat praetor

 

Étrangement, la Cour administrative d'appel de Nancy, peut-être un peu distraite, ou facétieuse, avait mentionné dans ses visas la "Convention européenne de sauvegarde des droits humains" au lieu de "Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme". Le requérant invoquait donc une erreur de droit, estimant que cette terminologie faisait obstacle à l'identification correcte du texte et à la bonne compréhension de l'arrêt. Le Conseil d'État écarte le moyen, estimant que cette erreur ne fait pas obstacle à la compréhension de la décision. Il pourrait arrêter là son analyse et estimer que le sujet est tellement dépourvu d'intérêt qu'il ne mérite son attention. De minimis non curat praetor...

Mais il ajoute une incise, totalement inutile au sens général de la décision, affirmant que l'emploi de l'expression "droits humains" au lieu de l'expression "droits de l'homme" qui est la dénomination officielle de cette convention, "pour regrettable qu'elle soit", ne fait pas obstacle à l'identification de ce texte. La formule est habile. Elle témoigne certes de l'irrégularité de l'emploi de la terminologie "droits humains". Mais cette irrégularité n'a finalement pas d'autre conséquence que le constat de son inexistence juridique.

 

Le Livre de la Jungle. Walt Disney. 1967
 

 

L'indifférence du droit positif

 

Le droit positif ignore la notion de "droits humains" et refuse de l’acclimater. En témoigne le rejet par la commission des lois de l’Assemblée nationale d’un amendement déposé en juin 2018 au projet de loi constitutionnelle alors en débat « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace ». Il prévoyait de modifier le Préambule de la Constitution pour qu’il ne proclame plus l’attachement du Peuple français « aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationales tels qu’ils ont été définis par la Déclaration des droits de l’homme ». A cette formule était substituée « l’attachement aux droits humains », la suite demeurant inchangée. Cet amendement souffrait, à l'évidence, d'une véritable incohérence juridique, car la formulation retenue proclamait les « droits humains » sans modifier l’intitulé de la Déclaration « des droits de l’homme » de 1789. Bien que soutenu par le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes ainsi que par la Délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale, l'amendement a été écarté en commission, avant que le projet de révision ne disparaisse lui-même à l'été 2019.

Le Conseil constitutionnel lui-même s'était déjà prononcé dans sa décision du 23 mars 2017. Il appréciait alors la constitutionnalité d'une loi imposant aux entreprises mères un devoir de vigilance à l'égard de leurs sous-traitants, prévoyant des mesures propres à identifier les risques et à prévenir "les atteintes graves envers les droits humains (...)". Le Conseil n'écarte pas spécifiquement cette terminologie comme anticonstitutionnelle. D'une certaine manière, il se montre plus sévère en estimant qu'un manquement défini "en des termes aussi insuffisamment clairs et précis" ne saurait justifier une amende pénale, surtout pouvant atteindre dix millions d'euros. La décision s'analyse comme une manière élégante de dissuader le législateur d'utiliser une notion juridiquement imprécise.

 

Les justifications doctrinales

 

Les causes de ce rejet par le droit positif s'expliquent facilement par le fait que la notion de "droits humains" ne permet pas de renforcer la protection des libertés. Loin de là, elle constitue au contraire un danger pour cette protection.

D'une manière générale, on distingue deux justifications de l'emploi des "droits humains". La première réside tout simplement dans le caractère attractif de la langue anglaise. Certains se bornent à traduire Human Rights en "droits humains",  sans se poser la moindre question. Elle est en quelque sorte dans l’air du temps. La seconde justification, plus élaborée, est produite par les mouvements féministes qui considère que les "droits humains" sont moins genrés que les "droits de l'homme". Cette interprétation serait plutôt sympathique, si elle ne se révélait pas dangereuse pour les libertés qu'elle entend pourtant protéger.

Elle s'appuie, à l'évidence, sur un contresens, une vision totalement anachronique de la construction des libertés. La notion de droits de l’homme, celle-là même utilisée dans la Déclaration de 1789, ne renvoie pas à l’homme genré, mais à l’être humain, quel que soit son sexe. Les rédacteurs de la Déclaration, pétris de culture latine, n’ignoraient rien de la différence entre « homo », l’être humain, et « vir », l’homme genré, viril. En invoquant les droits de l’homme, ils parlaient de la personne humaine, seule interprétation possible si l’on considère qu’ils avaient pour ambition de constater l’existence des droits naturels. Les femmes bénéficiaient d'ailleurs du statut de citoyens passifs, qu'elles partageaient avec les hommes qui n'avaient pas le droit de voter, parce qu'ils ne payaient pas suffisamment d'impôts.

Au-delà du contresens, la notion de droits humains induit plus gravement une perte de sens. Elle laisse entendre qu’il pourrait exister des droits qui ne seraient pas humains. Dès lors que les animaux n’ont pas cru nécessaire de se doter de systèmes juridiques, on peut considérer que tous les droits sont humains, y compris le droit fiscal ou celui de l’urbanisme, qui n’ont pourtant que des rapports indirects avec celui des libertés. Les droits humains pourraient ainsi désigner l’ensemble du droit positif, opérant une sorte de dilution des libertés dans un ensemble plus vaste, perdant de vue le caractère fondamental de leur protection. 

 

L'humain devient un adjectif

 

Cette perte de sens est aggravée par la syntaxe elle-même. Les droits de l’homme sont en effet des droits qui appartiennent à l’être humain, dont il est titulaire et dont il peut se prévaloir devant un juge. Avec la référence aux droits humains, l’humain devient un adjectif. L’individu n’est plus le titulaire d’un droit mais son objet. La nuance n’est pas seulement syntaxique, et il devient possible d’envisager la protection des libertés comme un devoir de l’État à l’égard d’êtres humains objets de droit, et non plus comme une prérogative dont l’individu est titulaire, comme sujet de droit. Ce glissement de l’être humain comme sujet de droit vers l’objet de droit est loin d’être anodine, car il n’est plus l’acteur principal de la protection de sa liberté. 

Le Conseil d'État, dans son arrêt du 15 avril 2025, refuse de pénétrer dans un débat qui ne s'exprime pas en termes juridiques. La référence aux droits humains "pour regrettable qu'elle soit", relève, à ses yeux, d'un discours militant qui ne mérite pas qu'on lui fasse un frais. Elle est sans influence sur le droit, et c'est l'essentiel à ses yeux. Puisse cette position être comprise et acceptée par le doctrine et les ONG ! 


Les droits humains : Introduction, I, A du manuel de libertés publiques sur internet 

 


mercredi 16 avril 2025

Le blocage de Tik Tok en période de circonstances exceptionnelles



Dans une décision d'assemblée du 1er avril 2025, le Conseil d'État déclare illégal le blocage par le Premier ministre du réseau social Tik Tok, décidé à partir du 14 mai sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie. Cette décision ne signifie pas que tout blocage d'un réseau social, soit, en tant que tel, illégal. Elle précise clairement que l'atteinte aux libertés entrainée par cette mesure est, en l'espèce, disproportionnée, mais que, sous certaines conditions, une mesure de ce type pourrait être légale. 

 

Une urgence peut en cacher une autre

 

La situation en Nouvelle Calédonie au printemps 2024 se caractérisait par de graves troubles à l'ordre public, dans le contexte d'un projet de modification de la loi électorale. Affrontements violents et émeutes graves se sont succédé, du fait le plus souvent d'individus armés. On a déploré plusieurs décès, des destructions et dégradations de bâtiments publics, ainsi qu'une mutinerie au centre pénitentiaire.

Ces violences ont suscité une sorte d'empilement des régimes d'urgence. La décision du 14 mai prise par le Premier ministre repose sur la théorie des circonstances exceptionnelles. Depuis le célèbre arrêt Heyriès du 28 juin 1918, il est entendu que l'autorité administrative peut prendre aussi rapidement que possible les décisions indispensables pour faire face à une situation exceptionnelle. Le juge administratif exerce alors un contrôle normal sur la proportionnalité de ces mesures au regard des circonstances.

A côté de ce régime jurisprudentiel, la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence élargit les pouvoirs de l'autorité administrative, afin de lui permettre de "remédier à un péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ou à un évènement présentant le caractère de calamité publique". On sait que l'état d'urgence a été utilisé après les attentats terroristes de novembre 2015, puis en 2019 pour prendre les mesures rendues indispensables par l'épidémie de Covid.


Le chat. Gelück

 

Dans le cas présent, un décret pris en conseil des ministres le 15 mai 2024 a déclaré l'état d'urgence sur le territoire néo-calédonien. Pris sur le fondement de l'article 2 de la loi de 1955, l'état d'urgence a été maintenu pendant une douzaine de jours.

Le blocage de Tik Tok, intervenu la veille de la déclaration d'état d'urgence par un décret du Premier ministre, trouve donc son fondement dans la théorie des circonstances exceptionnelles. Pour les associations requérantes, et notamment la Ligue des droits de l'homme et La Quadrature du Net, cette décision est entachée d'incompétence car, au regard de l'article 11 de la loi de 1955 c'est le ministre de l'Intérieur qui est compétent, sur le fondement de l'état d'urgence, pour "assurer l'interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie".

Le Conseil d'État réfute cette analyse en affirmant que la déclaration d'état d'urgence "ne fait pas obstacle à ce que l'autorité administrative se fonde aussi sur la théorie des circonstances exceptionnelles pour prendre d'autres mesures que celles prévues par le droit commun et le régime de l'état d'urgence, lorsqu'aucune de celles-ci n'est de nature à répondre aux nécessités du moment". La rédaction précise ainsi que le droit commun est l'état d'urgence, mais que la théorie des circonstances exceptionnelles peut venir compléter un dispositif insuffisant. En l'espèce, l'article 11 de la loi de 1955 ne pouvait justifier le blocage d'un réseau social que pour des motifs liés au terrorisme. Le recours à la théorie des circonstances exceptionnelles demeure donc fondé lorsqu'il permet de prendre une disposition non prévue dans la loi de 1955.

 

Une mesure nécessaire et provisoire

 

Encore faut-il que la mesure soit proportionnée à la menace pour l'ordre public. Dans le cas présent, il n'est pas contestable que le blocage d'un réseau social porte une atteinte lourde à la libre circulation des idées et des opinions, garantie par les articles 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans sa décision du 18 juin 2020, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que la liberté d'expression des idées et des opinions implique le droit de s'exprimer sur internet et dans les réseaux sociaux.

L'assemblée du Conseil d'État reprend les critères dégagés par le Conseil constitutionnel, et estime que l'un d'entre eux n'est pas rempli.

Le premier réside dans la nécessité de la mesure prise, et le Conseil d'État considère que le problème de l'utilisation de Tik Tok par les émeutiers ne pouvait être géré par aucune mesure alternative au blocage. Le fait que le ministre de l'Intérieur puisse prendre une telle mesure sur le fondement de la loi de 1955 n'interdit pas au Premier ministre de prendre la même mesure sur le fondement de la théorie des circonstances exceptionnelles.

En revanche, la décision du Premier ministre prévoyait un blocage pour une durée indéterminée et, sur ce point, l'assemblée du Conseil d'État estime qu'une mesure aussi attentatoire aux liberté ne saurait être mise en oeuvre qu'à titre provisoire. Il ne suffit pas qu'il n'y ait pas de mesure alternative dans l'instant, il faut en rechercher. C'est ainsi qu'il était peut être possible d'interdire l'accès à certaines fonctions du Tik Tok, peut être en liaison avec le réseau social. 

Le Conseil d'État prononce donc l'annulation de la décision du Premier ministre. L'arrêt n'emporte aucune conséquence pratique, puisqu'il avait été mis fin au blocage dès le 29 mai. Mais précisément parce qu'elle n'a aucun impact réel, la décision donne à l'administration les outils juridiques permettant d'assurer la légalité d'une telle mesure. 

La décision réussit donc, comme bien souvent, à donner satisfaction à tout le monde. Les associations requérantes peuvent afficher leur satisfaction d'avoir obtenu une annulation, même symbolique. L'autorité administrative, quant à elle, se voit confortée dans son recours à la théorie des circonstances exceptionnelle, qui lui laisse une importante marge d'appréciation et allège les procédures. Surtout, elle sait maintenant qu'elle peut, dans l'urgence, bloquer un réseau social, si la nécessité de l'ordre public l'impose, et si elle a fixé une date limite.


Les circonstances exceptionnelles : Chapitre 2, section 2 du manuel de libertés publiques sur internet 


dimanche 13 avril 2025

Les Invités de LLC : George Orwell : Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone ...


L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, LLC propose la préface de George Orwell à La Ferme des Animaux, qui ne fut pas publiée lors de la première édition de l'ouvrage, en 1945 et qui ne figura pas dans l'édition anglaise des Essais. C'est seulement en 1995, que cette préface fut publiée, pour le 50è anniversaire de l'oeuvre.

"Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone", l'analyse mérite réflexion même si le disque a changé depuis 1945.


George Orwell

Le véritable ennemi,

c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone

Préface à La Ferme des Animaux, 1945 




Quiconque a vécu quelque temps dans un pays étranger a pu constater comment certaines informations, qui normalement auraient dû faire les gros titres, étaient ignorées par la presse anglaise, non à la suite d'une intervention du gouvernement, mais parce qu'il y avait eu un accord tacite pour considérer qu'il « ne fallait pas » publier de tels faits. En ce qui concerne la presse quotidienne, cela n'a rien d'étonnant. La presse anglaise est très centralisée et appartient dans sa quasi-totalité à quelques hommes très fortunés qui ont toutes les raisons de se montrer malhonnêtes sur certains sujets importants. Mais le même genre de censure voilée est également à l' oeuvre quand il s'agit de livres et de périodiques, ou encore de pièces de théâtre, de films ou d'émissions de radio. Il y a en permanence une orthodoxie, un ensemble d' idées que les bien-pensants sont supposes partager et ne jamais remettre en questIon. Dire telle ou telle chose n'est pas strictement interdit, mais cela « ne se fait pas », exactement comme à l'époque victorienne cela « ne se faisait pas » de prononcer le mot « pantalon » en présence d'une dame. Quiconque défie l'orthodoxie en place se voit réduit au silence avec une surprenante efficacité. Une opinion qui va à l'encontre de la mode du moment aura le plus grand mal à se faire entendre, que ce soit dans la presse populaire ou dans les périodiques destinés aux intellectuels.

 

(...)

 

Le problème que cela soulève est des plus simple: toute opinion, aussi impopulaire et même aussi insensée soit-elle, est-elle en droit de se faire entendre ? Si vous posez ainsi la question, il n'est guère d'intellectuel anglais qui ne se sente tenu de répondre: « Oui. » Mais si vous la posez de façon plus concrète et demandez: « Qu'en est-il d'une attaque contre Staline ? Est-elle également en droit de se faire entendre ? », la réponse sera le plus souvent: « Non. » Car dans ce cas l'orthodoxie en vigueur se trouve mise en cause, et le principe de la liberté d'expression n'a plus cours.

Evidemment, réclamer la liberté d'expression n'est pas réclamer une liberté absolue. Il faudra toujours, ou du moins il y aura toujours, tant qu'existeront des sociétés organisées, une certaine forme de censure. Mais la liberté, comme disait Rosa Luxemburg, c'est « la liberté pour celui qui pense différemment ». Voltaire exprimait le même principe avec sa fameuse formule: « Je déteste ce que vous dites; je défendrai jusqu'à la mort votre droit de le dire. » Si la liberté de pensée, qui est sans aucun doute l'un des traits distinctifs de la civilisation occidentale, a la moindre signification, elle implique que chacun ale droit de dire et d'imprimer ce qu'il pense être la vérité, à la seule condition que cela ne nuise pas au reste de la communauté de quelque façon évidente. Aussi bien la démocratie capitaliste que les variantes occidentales du socialisme ont jusqu'à récemment considéré ce principe comme hors de discussion. Notre gouvernement, comme je l'ai déjà signalé, affecte encore dans une certaine mesure de le respecter. Les gens ordinaires -en partie, sans doute, parce qu'ils n'accordent pas assez d'importance aux idées pour se montrer intolérants à leur sujet -soutiennent encore plus ou moins que « chacun est libre d'avoir ses idées ». C'est seulement, ou du moins c'est principalement, dans l'intelligentsia littéraire et scientifique, c'est-à-dire parmi les gens mêmes qui devraient être les gardiens de la liberté, que l'on commence à mépriser ce principe, en théorie aussi bien qu'en pratique.

L'un des phénomènes propres à notre époque est le reniement des libéraux. Au-delà et en dehors de l'affirmation marxiste bien connue selon laquelle la « liberté bourgeoise » est une illusion, il existe un penchant très répandu à prétendre que la démocratie ne peut être défendue que par des moyens totalitaires. Si on aime la démocratie, ainsi raisonne-t-on, on doit être prêt à écraser ses ennemis par n'importe quel moyen. Mais qui sont ses ennemis ? On s'aperçoit régulièrement que ce ne sont pas seulement ceux qui l'attaquent ouvertement et consciemment, mais aussi ceux qui la mettent «objectivement » en danger en diffusant des théories erronées.

En d'autres termes, la défense de la démocratie passe par la destruction de toute liberté de pensée. Cet argument a par exemple servi à justifier les purges russes. Aussi fanatique fût-il, aucun russophile ne croyait vraiment que toutes les victimes étaient réellement coupables de tout ce dont on les accusait ; mais en défendant des idées hérétiques, elles avaient « objectivement » nui au régime, et il était donc parfaitement légitime non seulement de les mettre à mort, mais aussi de les discréditer par des accusations mensongères. Le même argument a servi, pendant la guerre d'Espagne, à justifier les mensonges consciemment débités par la presse de gauche sur les trotskistes et d'autres groupes minoritaires du camp républicain. Et il a encore servi de prétexte à glapir contre l' habeas corpus quand Mosley fut relâché en 1943.

 

(...)

 

Le remplacement d'une orthodoxie par une autre n'est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone, et cela reste vrai que l'on soit d'accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment.

Je connais par coeur les divers arguments contre la liberté de pensée et d'expression -ceux selon lesquels elle ne peut exister, et ceux selon lesquels elle ne doit pas exister. Je me contenterai de dire que je ne les trouve pas convaincants, et que c'est une conception tout opposée qui a inspiré notre civilisation pendant une période de quatre siècles. Depuis une bonne dizaine d'années, je suis convaincu que le régime instauré en Russie est une chose essentiellement funeste, et je revendique le droit de le dire alors même que nous sommes alliés à l'U.R.S.S. dans une guerre que je souhaite victorieuse. S'il me fallait me justifier à l'aide d'une citation, je choisirais ce vers de Milton: « By the known rules of ancient liberty ».

 

(...)

Parler de liberté n'a de sens qu'à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu'ils n'ont pas envie d'entendre. Les gens ordinaires partagent encore vaguement cette idée, et agissent en conséquence. Dans notre pays -il n'en va pas de même partout: ce n'était pas le cas dans la France républicaine, et ce n'est pas le cas aujourd'hui aux Etats-Unis -, ce sont les libéraux qui ont peur de la liberté et les intellectuels qui sont prêts à toutes les vilenies contre la pensée. C'est pour attirer l'attention sur ce fait que j'ai écrit cette préface.






jeudi 10 avril 2025

L'immunité parlementaire au secours du droit à l'information


L'arrêt Green c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 8 avril 2025 pose une question tout-à-fait inédite. Un parlementaire peut-il utiliser son immunité pour contourner l'injonction d'un tribunal imposant la confidentialité d'une information ? Sans répondre de manière positive, la CEDH laisse aux États le soin de définir eux-mêmes si le droit doit prévoir des mesures de contrôle pour empêcher un parlementaire de divulguer des informations qui font l'objet d'une protection de la vie privée, décidée par un juge. 

 

Un Deal pour imposer le silence

 

Pour éclairer le débat, il convient de revenir aux faits de l'espèce. Le requérant, M. Green, est un ressortissant britannique résidant à Monaco. Président d'une firme multinationale de vente au détail regroupant de grandes enseignes, il a été contacté en 2018, par le Telegraph. Le journaliste lui demande alors de commenter des informations qui l'accusent de s'être livré à des faits de harcèlement sexuel et de brimades à l'égard de certains de ses employés. Mais il apparaît que M. Green avait déjà passé des Deals financiers avec ces employés, qui s'accompagnaient d'accords de confidentialité. De fait, le requérant obtint des juges britanniques des injonctions destinées à protéger ces accords de non-divulgation. Le Telegraph a donc dû publier un article très édulcoré, mentionnant seulement les pratiques "d'un puissant homme d'affaires".

Le lendemain, Lord Hain, prit la parole devant la chambre des Lords et révéla l'identité du "puissant homme d'affaires". Immédiatement, les ordonnances de non-divulgation, devenues sans objet ont été levées, permettant à la presse britannique de relayer abondamment l'information.

M. Green a voulu déposer des recours devant les juges britanniques. Tous ont été rejetés, car aucune règle de droit positif ne prévoit de poursuites contre un parlementaire qui bénéficie d'une immunité dans son expression. C'est précisément ce qu'il considère comme une lacune du droit britannique que le requérant contestant devant la CEDH, estimant qu'elle emporte une grave atteinte au droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 


 Membre de la Chambre des Lords lisant la presse

Downton Abbey. Julian Fellowes. 2010

 

Les obligations positives de l'article 8

 

Dans la plupart des contentieux portés devant la CEDH, l'article 8 est invoqué dans le but de protéger un individu contre une ingérence des pouvoirs publics dans sa vie privée. Il fait donc peser sur l'État une obligation négative, dès lors qu'il doit s'abstenir d'une telle ingérence.

Cela ne signifie pas, toutefois, que l'article 8 n'impose pas, parfois, des obligations positives qui peuvent aller jusqu'à adopter des mesures contraignantes visant à imposer le respect de la vie privée dans les relations entre les individus. Dès l'affaire X. et Y. c. Pays-Bas du 26 mars 1985, la Cour sanctionne ainsi l'absence de normes juridiques visant à protéger les personnes handicapées. En l'espèce, le droit ne prévoyait pas qu'un père puisse signer une plainte pour viol, au nom de sa fille de seize ans, lourdement handicapée mentalement. Cette jurisprudence trouve un écho dans le domaine du droit à l'image. La décision Söderman c. Suède du 12 novembre 2013 sanctionne le droit suédois qui n'offrait aucun recours à une requérante, victime d'une prise d'images en secret réalisée par son beau-père. En l'absence de toute règle juridique sur cette pratique, la requérante n'était pas en mesure de faire respecter sont droit à l'intégrité personnelle.

Certes, mais dans l'affaire Green, la CEDH reconnaît que la marge d'appréciation laissée à l'État est plus étendue dans le cas de ses obligations positives. Dans l'arrêt Mosley c. Royaume-Uni du 10 mai 2011, elle affirme déjà que "du fait de leur contact direct et permanent avec les forces vives de leur pays", les autorités nationales sont, en principe, mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la meilleure manière d’assurer le respect de la vie privée dans l’ordre juridique interne. C'est d'autant plus vrai en l'espèce qu'il n'existe aucun consensus des États membres du Conseil de l'Europe sur ce point. La plupart ont en effet une législation très protectrice de l'autonomie des assemblées parlementaires. C'est le cas en France, où les déclarations faites par les parlementaires dans l'hémicycle peuvent certes susciter une sanction interne du parlement lui-même, mais ne peuvent donner lieu à un recours contentieux.

La situation est identique au Royaume-Uni. S'il existe bien un Commissionner for Standards à la Chambre des Lords, sensiblement équivalent à un déontologue, il n'a aucunement compétence pour sanctionner ce type de propos. La Cour en déduit que ce contrôle relève, s'il le souhaite, de l'État défendeur et de son parlement en particulier. Elle conclut qu'en l'espèce, il n'y a pas eu violation de l'article 8.

 

Lord Hain, au secours du droit à l'information

 

La décision de la CEDH est sage, car juger autrement l'aurait conduite à une ingérence dans l'autonomie des parlements qui, de toute évidence, n'entre pas dans ses compétences. En l'espèce, même si la liberté d'expression n'est pas directement mentionnée dans l'arrêt, c'est tout de même elle qui est privilégiée. Lord Hain n'a finalement fait qu'apporter une assistance à la presse pour faire prévaloir le droit à l'information sur un droit au respect de la vie privée qui n'avait pas d'autre objet que d'enterrer une affaire qui aurait dû se terminer devant les tribunaux, si M. Green n'avait pas été suffisamment riche pour rémunérer la discrétion de ses victimes. Nous sommes au coeur du débat d'intérêt général que Lord Hain n'a fait que susciter.


Le droit à l'information : Chapitre 9, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet  

 


 

lundi 7 avril 2025

Pas de miracle pour le diacre



Il n'est pas habituel que la Cour de cassation soit appelée à statuer sur le licenciement d'un diacre. L'assemblée plénière s'est pourtant prononcée sur ce sujet dans un arrêt du 4 avril 2025, par lequel elle déclare la juridiction judiciaire incompétente pour juger d'un tel contentieux. Les lecteurs qui pensent que le licenciement du diacre est tout de même moins important que le jugement de Marine Le Pen se trompent lourdement. L'assemblée plénière intervient en effet pour assurer le respect du principe de séparation entre les églises et l'État. 

Observons d'emblée qu'un diacre est un membre du clergé et non pas un laïc. Il reçoit en effet les ordres mineurs. Jusqu'à Vatican II, le diacre était un séminariste se préparant à devenir prêtre, mais on trouve maintenant des "diacres permanents", c'est-à-dire des hommes qui ne se destinent pas à la prêtrise. Cela ne change rien au regard de leur situation juridique, qui est celle d'un ministre du culte.

En l'espèce, l'archevêque a suspendu, en 2007, la procédure d'ordination du requérant, à la suite de révélations par une paroissienne de faits de nature sexuelle. Il a été renvoyé de l'état clérical par l'Officialité, sanction confirmée en appel par la Rote romaine. Le diocèse lui a ensuite notifié qu'il n'appartenait plus au clergé, qu'il n'était plus rémunéré, ni affilié à la caisse d'assurance vieillesse, invalidité et maladie des cultes. Il a également été mis en demeure de libérer le logement de fonction, mis à sa disposition par l'association diocésaine.

L'ex-diacre a saisi le tribunal de grande instance (aujourd'hui tribunal judiciaire) en 2019 pour obtenir la nullité de la sentence prononcée par la juridiction ecclésiastique ainsi que l'indemnisation des préjudices qu'il estime avoir subis. Il a été débouté, mais le tribunal s'était néanmoins déclaré compétent. La cour d'appel, en revanche, infirme le jugement en déclarant recevable l'exception d'incompétence. C'est ce jugement que confirme l'assemblée plénière de la Cour de cassation.

 

La neutralité de l'État

 

La loi de Séparation du 9 décembre 1905 affirme, dans son article 1er, que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". L'article 2 ajoute immédiatement qu'elle "ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 21 février 2013, ajoute que la laïcité implique "la neutralité de l'État".

Les diacres, comme les autres membres du clergé, ont un statut défini par le droit canonique, et contrôlé par les juridictions ecclésiastiques. Les juges de droit commun ne sont donc pratiquement jamais saisis. Tout au plus peut-on noter l'arrêt Pont rendu par le Conseil d'État le 17 octobre 1980, affirmant que l'administration hospitalière était tenue de mettre fin aux fonctions d'un aumônier protestant licencié par sa hiérarchie. Même en région concordataire d'Alsace-Moselle, le juge administratif, dans une décision Singa du 17 octobre 2012, se déclare incompétent pour apprécier la légalité de la nomination du curé d'une paroisse par l'évêque de Metz. Dans un arrêt du 2 décembre 1981, il avait déjà affirmé que l'administration était tenue de mettre fin au traitement d'un ministre du culte révoqué par l'évêque de Strasbourg.

La jurisprudence est donc particulièrement maigre, limitée à quelques décisions du juge administratif. L'intérêt de la présente affaire réside donc dans le fait que le requérant se plaint, en invoquant le droit à un juste procès garanti par la Convention européenne des droits de l'homme. Il se plaint de n'avoir pu défendre sa demande indemnitaire devant les juges du fond. 

 

A bas les calottes. Henri Gustave Jossot. 1903
 

 

L'absence de lien contractuel

 

Mais il faudrait, pour cela, qu'un lien contractuel existe entre le diacre et l'Église, en l'espèce l'association cultuelle. Or la Cour de cassation, et cette fois la jurisprudence existe, considère que les ministres du culte ne sont pas titulaires d'un contrat de travail. Dans un arrêt du 12 juillet 2005, la chambre sociale en a décidé ainsi à propos d'un pasteur d'une mission évangéliste de Marseille qui avait saisi la juridiction prud'homale de son licenciement par l'association cultuelle.

S'il ne s'agit pas d'un contrat de travail, serait-il possible d'envisager un lien contractuel d'une autre nature ? L'article 1101 du code civil définit le contrat comme un "accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destinées à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations". Dans le cas du diacre, il est clair qu'il s'engage à réaliser des missions au profit d'une association cultuelle, en échange d'un salaire, d'un logement, et d'une protection sociale. 

Mais admettre un contrat innommé dans ce cas reviendrait à écarter la loi de Séparation, et c'est ce que précise l'assemblée plénière. En effet, l'ordination diaconale ou sacerdotale impose des obligations qui dépassent, de loin, de simples obligations contractuelles. D'une part, il s'agit d'un engagement perpétuel, du moins en principe. D'autre part, elle régit l'ensemble de la vie du clerc, lui imposant notamment un voeu de chasteté, contrainte que l'on ne saurait retrouver dans un contrat civil. Tous ces éléments relèvent du fonctionnement interne de l'Église, dans lequel l'État s'interdit d'intervenir.

 

Un recours détachable de l'état ecclésiastique

 

S'il n'est pas possible de retenir l'existence d'un lien contractuel, il est envisageable de considérer que certains recours sont, en quelque sorte, détachables de l'état ecclésiastique, notamment en matière de protection des droits et libertés ou lorsqu'il s'agit d'obtenir une indemnisation. 

Dans son article sur "le pouvoir pénal de l'Église", publié en 2001, le professeur Mayaud considérait que ses "actions disciplinaires restent tributaires d'une contestation toujours possible devant les juridictions nationales, afin que soient impérativement préservées et corrigées les atteintes manifestes aux droits et libertés". Il commentait alors une sanction prononcée par l'Officialité diocésaine à l'encontre d'un expert comptable lui interdisant de gérer des biens ecclésiastiques. En condamnant son cabinet à une mort économique certaine, les juges ecclésiastiques portaient une atteinte à la liberté du travail, justifiant l'intervention des juridictions nationales.

En matière d'indemnisation, un jugement du 3 avril rendu par le tribunal judiciaire de Lorient condamne la Communauté des dominicaines du Saint-Esprit, le père abbé de l'abbaye de Saint-Wandrille et la mère abbesse de l'abbaye de Boulaurt à la réparation des préjudices subis par une moniale condamnée à une "exclaustration". Même si elle était soumise à un devoir d'obéissance, le fait d'être renvoyée sur le champ de son couvent, de ne plus avoir le droit de communiquer avec ses soeurs en religion, sans avoir bénéficié d'une procédure contradictoire ni même avoir été informée de ce qui lui était reproché a été considéré comme une atteinte trop importante aux principes généraux du droit, justifiant l'indemnisation. Ces préjudices sont considérés comme détachables de la procédure d'exclaustration, dans la mesure où la même sanction aurait pu être prise dans des conditions plus respectueuses des procédures. Ce jugement a suscité l'irritation du Vatican qui, dans une "note verbale" a contesté l'ingérence des juges internes dans la liberté religieuse, estimant qu'elle était contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Mais il n'en est rien. La CEDH se montre en réalité très respectueuse de l'autonomie des États dans ce domaine. Dans un arrêt K. Nagy c. Hongrie du 14 septembre 2017, la Cour a précisément été saisie de la révocation d'un ministre du culte, un pasteur de l'Église réformée accusé de s'être exprimé un peu trop librement dans un journal local. En l'espèce, la CEDH estime qu'il n'appartient au juge interne de se prononcer sur le bien-fondé de la sanction, car il n'a pas le pouvoir de décider si un ministre du culte doit, ou non, conserver son statut clérical. En revanche, il lui appartient d'apprécier concrètement si un "droit défendable", c'est-à-dire le droit au respect de certaines procédures a, ou non, été violé. Dans l'affaire Nagy c. Hongrie, le requérant se bornait à contester le choix de la sanction, et donc son bien-fondé, ce qui ne relève pas de la compétence des tribunaux internes.

Dans sa décision du 4 avril 2025, l'assemblée plénière reprend la jurisprudence Nagy c. Hongrie, en affirmant qu'il n'appartient pas au juge judiciaire de se prononcer sur le bien-fondé d'une décision qui retirer l'état ecclésiastique à un diacre. En l'espèce, l'indemnisation des préjudices subi par le requérant n'est pas détachable de sa révocation. Qu'il s'agisse de la perte de son salaire, de son logement ou de sa protection sociale, ces dommages ne sont que l'effet automatique de cette révocation. Le diacre, qui s'était conduit sottement à l'égard d'une paroissienne, est donc définitivement renvoyé à la vie civile.

L'assemblée plénière parvient ainsi à résoudre le problème délicat de la frontière entre la sanction canonique qui relève exclusivement de l'Église et sa mise en oeuvre, qui peut parfois relever du juge interne. Pour le moment très isolée, cette jurisprudence pourrait prendre une importance plus grande si l'Église se décidait enfin à sanctionner systématiquement les ministres du culte qui ont commis des atteintes sexuelles, en particulier sur des enfants. Certes, ils peuvent être poursuivis par le juge pénal comme n'importe quel auteur d'infractions, mais il est utile de s'assurer que le pouvoir disciplinaire de l'Église s'exerce dans le respect des garanties imposées par le droit, et particulièrement dans la transparence.

 

Le principe de laïcité et la neutralité : Chapitre 10, section 1  du manuel de libertés publiques sur internet 



mercredi 2 avril 2025

Affaire des assistants parlementaires du RN : le tribunal correctionnel en colère ?



Comme il fallait s'y attendre, la décision rendue par le tribunal correctionnel de Paris le 31 mars 2025 suscite une tempête médiatique. Les uns se réjouissent bruyamment car ils pensent que Marine Le Pen ne pourra pas se présenter aux élections présidentielles de 2027, les autres se lamentent tout aussi bruyamment et présentent Marine Le Pen comme la cible d'un complot politico-judiciaire fomenté par les "juges rouges" . Le point commun demeure le bruit qui accompagne des discours purement politiques. L'invective domine au détriment d'une l'analyse juridique ignorée, exactement comme elle avait été écartée lors de la décision rendue par le Conseil constitutionnel trois jours plus tôt.

L'une des causes de la situation, même si ce n'est pas la seule, réside sans doute dans un débat juridique qui semble complexe et dont la compréhension exige une lecture attentive de la décision du tribunal, soit 152 pages. Cette lecture est pourtant utile car elle montre que le tribunal a appliqué le droit, même si l'on peut se demander si la norme juridique est totalement satisfaisante à l'aune des principes qu'elle entend défendre.

 

Le détournement de fonds publics

 

Sur le fond, il n'y a rien à dire de cette décision. Le détournement de fonds publics est avéré et les faits de financement des personnels par des financements européens ont été reconnus par les accusés. En revanche, leur qualification juridique demeure contestée, le RN estimant que ces assistants parlementaires exerçaient leurs fonctions à distance. Au-delà des personnes, le tribunal distingue un "système" mis en place par le parti, dans le but d'utiliser les fonds européens dans son unique intérêt. L'organisation était parfaitement rodée et a fonctionné pendant une douzaine d'années. On apprend ainsi que la personne chargée de l'évènementiel et travaillant au siège du parti était rémunéré comme assistante parlementaire européenne, comme d'ailleurs la secrétaire personnelle de Jean-Marie Le Pen qui travaillait chez lui, à une époque où il n'avait plus aucune responsabilité dans le parti.

Le seul problème sur le fond réside sans doute dans la défense des accusés, et notamment de Marine Le Pen. Elle a en effet invoqué son innocence, invoquant l'absence d'enrichissement personnel. Hélas, un arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 20 avril 2005 affirme qu'un détournement de fonds publics, sanctionné par l'article 432-15 du code pénal, est constitué par le seul fait matériel du détournement, quand bien même l'auteur n'aurait pas cherché à s'approprier les fonds. Sur ce point, la défense de Marine Le Pen a sans doute commis une erreur, que les juges ont exploitée. Ils considèrent en effet que les auteurs du détournement, en niant leur culpabilité, ne sont pas conscients de la gravité de leurs actes, et que la récidive n'est pas exclue. Le raisonnement est certainement discutable, mais la défense a prêté le flanc à l'analyse.

 




Jacques Faizant, circa 1970

 

La peine complémentaire d'inéligibilité

 

L'analyse est plus délicate, concernant la peine d'inéligibilité. Certains commentateurs la voient obligatoire, d'autres pas. La lecture de la décision permet de lever le doute.  

Rappelons que le prononcé l'inéligibilité, comme peine complémentaire accompagnant une condamnation pour manquement à la probité, est devenue obligatoire avec la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016, précisée ensuite par la loi pour la confiance dans la vie politique du 15 septembre 2017. Justifiés au parlement par la nécessaire exemplarité des élus et les risques de récidive, ce caractère obligatoire n'avait alors guère été contesté, les parlementaires ne voulant pas apparaître comme défendant des pratiques corruptives.

Certes, mais il se trouve que ces dispositions ne sont pas applicables au cas de Marine Le Pen et que d'ailleurs elles ne lui ont pas été appliquées. Le jugement affirme que les faits reprochés aux membres du RN, c'est-à-dire concrètement la rémunération des collaborateurs sur des fonds du parlement européen, ont commencé au 1er juillet 2004 et sont arrêtés au 15 février 2016 "et non pas au 31 décembre 2016 comme visé par la prévention". La question a été débattue à l'audience, car le procureur souhaitait repousser la fin de la commission des faits répréhensibles à la date de la manifestation du dommage causé au parlement européen. 

Cette analyse n'a pas été retenue par le juge, ce qui signifie que la condamnation intervient sur le fondement du droit antérieur. Le tribunal se fonde ainsi sur la loi du 11 octobre 2013 qui énonce que la peine d'inéligibilité "peut être prononcée pour une durée de dix ans (...) à l'égard d'une personne exerçant (...) un mandat électif". En l'espèce, le tribunal décide donc de prononcer cette peine complémentaire, en précisant qu'elle n'était pas obligatoire à l'époque des faits.

Il n'en demeure pas moins que la lecture du jugement suscite une certaine perplexité, car le juge n'hésite pas à mentionner l'évolution de la volonté du législateur, après les faits, pour justifier son choix d'infliger cette peine complémentaire. Il revient cependant à une appréciation plus traditionnelle de sa nécessité, dans ses fonctions à la fois punitives et dissuasives.

 

L'exécution provisoire

 

La question essentielle de la décision du tribunal est celle de l'exécution provisoire de la peine d'inéligibilité, que le tribunal prononce, conformément aux réquisitions du procureur. Cette possibilité est offerte au juge par les articles 471 alinéa 4 du code de procédure pénale et 131-10 du code pénal.

Sur ce point, le tribunal développe une motivation très large. Il évoque ainsi l'égalité devant la loi, les élus ne bénéficiant d'aucune immunité au regard des sanctions prononcées, et il considère que le fait de laisser le peuple souverain décider de l'avenir politique des condamnés reviendrait à revendiquer un privilège attaché au statut de parlementaire.

Le tribunal est toutefois contraint de prendre une position juridique au regard de la récente décision du Conseil constitutionnel, rendue le 28 mars 2025. Dans une réserve très remarquée, le Conseil affirmait qu'il revient au juge pénal "d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur." On pouvait alors interpréter cette réserve comme un message envoyé au tribunal correctionnel. La "préservation de la liberté de l’électeur" pouvait donner au tribunal correctionnel un motif pour écarter l'inéligibilité immédiate dans le cas d'une potentielle candidate aux élections présidentielles. Nul doute en effet que l'éviction éventuelle de Marine Le Pen de l'élection présidentielle priverait certains électeurs du droit de voter pour la candidate de leur choix.

Dans le cas de Marine Le Pen, le tribunal correctionnel n'a pas saisi la perche que lui tendait le Conseil constitutionnel. Il en avait parfaitement le droit, d'autant, on s'en souvient, que la décision du Conseil portait sur les dispositions législatives relatives à l'inéligibilité des élus locaux. Le tribunal a d'ailleurs donné une sorte de coup de chapeau à la décision du 28 mars, en appliquant cette réserve au cas du maire de Perpignan, élu local dont la démission d'office ne sera pas prononcée par le préfet, au nom précisément du respect de la volonté des électeurs.

Le traitement plus sévère de Marine Le Pen, et de son parti, est justifié, aux yeux du tribunal, par le risque de récidive. La défense de l'élue est particulièrement visée, puisqu'elle n'a cessé, durant dix années de procédure, d'invoquer "l'injusticiabilité" des faits pour lesquelles elle était poursuivie. Dans un déni de la réalité des faits, elle estimait que le caractère politique du travail des assistants parlementaires le rendait "non détachable" de l'activité des élus au parlement européen. Il est évident que cette thèse est difficile à soutenir dans le cas de personnels exerçant l'intégralité de leurs fonctions au profit du parti. Pour le tribunal, "ce système de défense constitue une construction théorique qui méprise les règles du parlement européen (et) les lois de la République (...)". En contestant les faits, dans une "conception narrative de la vérité", les accusés ont ainsi mis en lumière le risque de récidive, dès lors qu'ils refusent d'admettre leur culpabilité.

L'analyse n'est pas fausse et les nombreuses citations des propos tenus par la défense, engluée dans un perpétuel déni, permettent de comprendre un certain agacement du tribunal correctionnel. De même, il est possible qu'il n'ait pas apprécié l'intrusion tardive du Conseil constitutionnel dans l'affaire. Il n'en demeure pas moins que le contrôle de la proportionnalité de l'exécution provisoire par rapport "à la préservation de la liberté de l'électeur" ne parvient pas à convaincre tout-à-fait. Car l'un des éléments de ce contrôle est tout de même le peuple souverain. Surtout, il était possible d'écarter l'exécution provisoire en maintenant la peine d'inéligibilité, qui devenait parfaitement applicable à l'issue des recours.

On peut se demander si, en voulant se montrer inflexible, le tribunal correctionnel n'a pas causé un préjudice plus grave à la Justice qu'à Marine Le Pen. Certes, cette dernière se trouve désormais dans une situation difficile, mais les solutions juridiques existent. On peut penser à la modification de la loi pour supprimer l'exécution provisoire de l'inéligibilité et la niche parlementaire de l'UDR, parti d'Éric Ciotti, sera certainement utilisée dans ce but. Plus simplement, il est certainement possible d'accélérer la procédure devant la cour d'appel pour que sa décision soit rendue avant les présidentielles de 2027. Mais la Justice, quant à elle, va encore souffrir des attaques contre les juges rouges - tous les juges bien entendu -, le syndicat de la magistrature - auquel tous les juges ont évidemment adhéré -, sans oublier le désormais traditionnel "mur des cons" sur lequel tous les juges ont écrit, évidemment.

 

 

samedi 29 mars 2025

Le Conseil constitutionnel et Marine Le Pen


Le Conseil constitutionnel a rendu, le 28 mars 2025, une décision Rachadi S. qui était très attendue. Elle reconnaît la conformité à la constitution des articles L 230 et L 236 du code électoral. Ces dispositions définissent la procédure de démission d'office applicable à un conseiller municipal privé de son éligibilité après une condamnation pénale. Cette inéligibilité, peine complémentaire, est immédiatement exécutoire, même en cas d'appel, et le préfet se trouve en situation de compétence liée, ce qui signifie qu'il est tenu de prononcer la démission d'office sans délai.

En l'espèce, le requérant est un conseiller municipal de Mayotte condamné pour détournement de fonds publics et prise illégale d'intérêts. Il a immédiatement fait appel de sa condamnation, mais au moment de l'appel, le préfet, conformément à la loi, avait déjà déclaré l'élu démissionnaire d'office de ses mandats locaux. Il a donc déposé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contestant les dispositions législatives qui lui sont appliquées. Il est rejoint dans son recours par deux autres élus locaux condamnés pour manquement à la probité et également déclarés démissionnaires d'office, l'un est l'ancien maire de Toulon, l'autre est aussi un ancien élu de Saint-Thibault-des-Vignes.

Marine Le Pen n'est pas partie à cette affaire, mais les yeux des commentateurs sont tournés vers elle. La date de la décision n'est en effet pas anodine : le verdict du tribunal correctionnel sur le détournement de fonds publics qui lui est reproché dans l'affaire des assistants parlementaires européens est attendu dans les jours qui viennent. 

Le Conseil constitutionnel prend bien soin de dissocier les deux affaires, d'autant que les fondements juridiques ne sont pas les mêmes. Pour les faits reprochés à Marine Le Pen, l'article 432-17 du code pénal prévoit l'inéligibilité, qui est devenue obligatoire avec la loi du 9 décembre 2016. Dans le cas précis de Marine Le Pen, on observe que les faits reprochés se sont déroulés entre 2004 et 2016, sans davantage de précision. Quoi qu'il en soit, cela conduit à constater que l'inéligibilité automatique ne pourrait être prononcée que si le tribunal pouvait lui reprocher des détournements postérieurs au 10 décembre 2016. 

Le problème ne réside cependant pas dans le caractère obligatoire de la peine complémentaire, mais dans son exécution immédiate, appelée en droit pénal "exécution provisoire". Et sur ce point, la QPC du 28 mars 2024 donne des réponses à des questions posées aussi bien par des élus locaux que par une éventuelle candidate aux élections présidentielles.


Le caractère suspensif de l'appel


Le droit français a toujours reposé sur le principe du caractère suspensif de l'appel et du pourvoi en cassation. La seule exception réside dans la situation des personnes condamnées à un emprisonnement qui peuvent être maintenues en détention provisoire, à condition bien entendu que les conditions liées à cette détention soient remplies et que la mesure soit sérieusement motivée. Mais, dans ce cas, il s'agit bien de détention provisoire et la peine ne sera exécutée qu'à partir du moment où l'appel ou le pourvoi sera jugé. 

En l'espèce, les élus locaux se plaignent d'être privés du droit à un recours juridictionnel effectif. Le Conseil constitutionnel reconnaît en général, en se fondant sur l'article 16 de la Déclaration de 1789, qu'il "ne doit pas être porté d’atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction". Mais le Conseil estime, dans le cas présent, que ce droit au recours n'est pas atteint. Le préfet se borne en effet à exercer une compétence liée, conséquence de la condamnation pénale pour atteinte à la probité. Sur le plan formel, le droit de faire appel contre la condamnation prononcée par le juge pénal n'est pas modifié. De même, la démission d'office prononcée par le préfet peut faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'État qui aura pour conséquence de suspendre l'application de l'arrêté.

La décision repose sans doute sur une analyse très formelle de la procédure, mais le Conseil opère une distinction qui, juridiquement, ne manque pas de pertinence. Car ce n'est pas tant le droit au recours qui est en cause que le droit à l'éligibilité.



Voutch

Le droit à l'éligibilité


En effet, l'élu n'est pas privé du droit au recours, mais du droit d'exercer un mandat, alors même que la sanction n'est pas devenue définitive. Et il en est privé immédiatement, avant d'avoir pu exercer ce recours. C'est d'ailleurs sur une éventuelle atteinte au droit à l'éligibilité que le Conseil d'État avait fondé sa décision de renvoi, estimant que ce moyen d'inconstitutionnalité présentait un caractère sérieux.

Cette fois, le Conseil se fonde sur l'article 6 de la Déclaration de 1789 qui énonce que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».  Le droit d'éligibilité a ainsi un fondement constitutionnel très puissant, et le Conseil précise, dès sa décision du 12 avril 2011, que la loi ne saurait en priver un citoyen que "dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l’électeur".

De son côté, le Conseil d'État, dans une jurisprudence constante, applique les dispositions législatives votées en 2016. Par exemple, un arrêt du 29 mai 2024, constate que "le préfet de la Haute-Garonne était tenu, après avoir constaté que Mme B. était privée du droit électoral, de la déclarer immédiatement démissionnaire de son mandat de conseillère municipale (...)".  Cette obligation s'impose en cas de condamnation d'inéligibilité devenue définitive, mais aussi lorsqu'elle est assortie d'une exécution provisoire.

Il convient évidemment de s'interroger sur les fondements de cette atteinte immédiate au droit à l'éligibilité, et on doit reconnaître que la motivation des juges manque un peu de substance. La chambre criminelle de la Cour de cassation affirme ainsi, dans une décision du 4 avril 2018, que l'exécution provisoire "répond à l'objectif d'intérêt général visant à favoriser l'exécution de la peine et à prévenir la récidive". La formule a fait jurisprudence, et est reprise à l'identique dans une décision du 21 septembre 2022. Le Conseil constitutionnel reprend à peu près cette formulation en affirmant que les dispositions contestées "visent à garantir l’effectivité de la décision du juge ordonnant l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité afin d’assurer, en cas de recours, l’efficacité de la peine et de prévenir la récidive". Il précise ensuite qu'il s'agit de renforcer l'exigence "de probité et d'exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants".  

Certes, on ne peut qu'adhérer aux principes mentionnés, mais ils n'expliquent pas pourquoi il est absolument nécessaire de priver un élu de son droit à l'éligibilité avant qu'il ait pu contester la peine qui le frappe. 


La réserve d'interprétation


Précisément, l'essentiel de la décision est dans la réserve que prononce le Conseil, réserve qui peut s'appliquer aussi bien à un élu local qu'à une potentielle candidate à la présidence de la République.

Le Conseil commence par rappeler les garanties qui entourent le prononcé d'une peine assortie de l'exécution provisoire. Il rappelle le principe du contradictoire qui permet à l'intéressé de présenter sa défense et de "faire valoir sa situation". Il précise que le juge pénal peut moduler la durée de l'inéligibilité et même décider de ne pas la prononcer "en considération des circonstances propres à chaque espèce".

Tout cela n'est pas très nouveau, mais la formule essentielle réside dans le fait qu'il revient au juge pénal "d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur." Dans l'affaire qui lui est soumise le 28 mars 2025, le Conseil estime que l'atteinte à l'éligibilité n'est pas disproportionnée. 

Mais au-delà des élus locaux, le texte de cette réserve d'interprétation est un véritable message aux juges qui vont bientôt rendre leur verdict dans l'affaire Le Pen. Il est clair que la "préservation de la liberté de l’électeur" est un argument essentiel pour écarter l'inéligibilité immédiate dans le cas d'une potentielle candidate aux élections présidentielles. Une partie des électeurs se sentirait évidemment privée de voter pour la candidate de son choix.

Le Conseil constitutionnel s'en sort bien. Fondée en droit, la décision n'est pas sans avantages de nature plus politique. Déclarer inconstitutionnelles les dispositions contestées aurait certainement conduit quelques esprits chagrins à affirmer que le Conseil rendait un petit service à Marine Le Pen, en échange du soutien indirect que son parti a apporté à la désignation de Richard Ferrand. La technique de la réserve d'interprétation lui permet de se montrer plus discret, en donnant tout simplement aux juges du fond un instrument juridique pour concilier une peine pénale et l'éligibilité.


Les droits de l'expression politique  : Chapitre 9, section 1  du manuel de libertés publiques sur internet



lundi 24 mars 2025

Sainte Geneviève et les gendarmes


Le tribunal administratif de Lyon, dans un jugement du 19 mars 2025, déclare illégale la décision du commandant du groupement de gendarmerie de l’Ardèche d’organiser une journée de célébration de la Saint-Geneviève en tant qu’elle prévoit la tenue d’un office religieux. Certains commentateurs ont vivement réagi en affirmant, notamment sur  Frontières, que le juge avait annulé l'ensemble de la cérémonie, oubliant que la dite cérémonie s'était déroulée en 2022 et que seule la décision d'organisation est déclarée illégale, quelques années plus tard. D'autres, sur les réseaux sociaux, s'inquiètent de voir la Gendarmerie "renoncer à 2000 ans d'histoire". Qu'ils soient rassurés, ce n'est pas si grave, ne serait-ce que Sainte-Geneviève est patronne et protectrice de la gendarmerie française depuis un bref du pape Jean XXIII du 18 mai 1962. La date du 30 novembre est alors une journée un peu exceptionnelle en Gendarmerie, journée de cohésion qui donne lieu à différentes festivités réunissant les gendarmes, leurs proches et leurs amis.

Le jugement du tribunal administratif de Lyon ne remet pas du tout en cause cette fête traditionnelle mais se borne à poser les limites juridiques de son organisation, afin que le principe de laïcité soit respecté.

 

Une décision susceptible de recours

 

En l'espèce la décision contestée a été prise par le colonel, commandant du groupement de Gendarmerie de l'Ardèche, organisant la Sainte-Geneviève le 30 novembre 2022, à Privas. La célébration comportait une haie d'honneur de gendarmes devant l'église, un accueil des autorités civiles par les officiers présents, un office religieux célébré par deux prêtres, auquel ont assisté les militaires en tenue et sur leur temps de service. Bien entendu, la messe était suivie d'un discours et d'un vin d'honneur. En tant que tel, l'acte par lequel un colonel organise une messe a quelque chose d'un peu fâcheux au regard du principe de laïcité, même si la hiérarchie n'impose pas aux gendarmes d'y assister. Sa légalité a donc été contestée par la Fédération ardéchoise et drômoise de la libre pensée.

Certes, l'association requérante n'a pas eu communication de la décision formelle du colonel, et elle n'a donc pas été mesure de la produire à l'appui de son recours. Mais le juge administratif déduit souvent l'existence d'un acte de l'évidence de son exécution, permettant ainsi la recevabilité du recours. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 27 novembre 2000, déduit ainsi des bouquets déposés sur la tombe du maréchal Pétain au nom du Président de la République, François Mitterrand au moment des faits, que ce dernier avait bien pris la décision de la fleurir. De même, le simple fait que les célébrations de la Sainte-Geneviève aient eu lieu prouve l'existence d'une organisation en ce sens. L'association requérante n'était donc pas tenue de produire l'acte qu'elle contestait.

En tout état de cause, le détail de cette organisation festive était précisé dans une note de service du 29 novembre 2022, signée du colonel. Le ministre de l'Intérieur s'est efforcé, en défense, de démontrer que qu'elle s'analysait comme une mesure d'ordre intérieur, insusceptible de recours. Or, force est de constater que cet acte ne répond pas aux critères qui définissent la mesure d'ordre intérieur. D'une part, il ne s'agit pas d'un acte d'organisation interne, dans la mesure où de nombreux invités extérieurs à la Gendarmerie étaient invités, autorités locales, familles, amis etc. L'invitation a d'ailleurs été relayée sur Facebook, cette mesure de publicité allant directement à l'encontre de la notion même d'ordre intérieur. D'autre part, la note de service du colonel était porteur d'effets juridiques, non seulement sur les militaires invités à se rendre à l'office et sur ceux chargés d'en assurer la sécurité, mais aussi, et c'est nettement plus important, sur le principe de laïcité lui-même.

Tout l'intérêt du jugement réside ainsi dans l'annulation, non pas totale mais partielle de la note de service. Le colonel pouvait en effet organiser la Sainte-Genevièvre, considérée comme évènement festif et culturel, associé aux valeurs de courage et d'engagement de la Gendarmerie. En revanche, la note de service ne pouvait, sans illégalité, exprimer la reconnaissance d'un culte ou marquer une préférence religieuse. Le colonel pouvait donc organiser la fête, mais pas la messe.

 


 Le gendarme de Saint Tropez. Jean Girault. 1964

 

Organiser la fête


Contrairement à ce qui a été affirmé, le jugement n'interdit pas du tout la célébration de la Sainte-Geneviève et reconnaît au contraire qu'elle constitue "un symbole traditionnel associé aux valeurs de courage, d'engagement et de dévouement que la Gendarmerie souhaite célébrer, sans signification religieuse particulière". En tant que telles, la fête n'emporte pas d'atteinte au principe de laïcité.

Sur ce point, on ne peut citer qu'un seul précédent, portant sur une Sainte-Genevière organisée le 30 novembre 2018 au sein du groupement de gendarmerie départementale du Gard. Le tribunal administratif de Nîmes, saisi d'une note de service portant sur l'organisation de l'évènement, avait alors admis, dans un jugement du 19 février 2021 Association La Libre Pensée du Gard, que le fait pour les militaires d'assister à un office religieux organisé par la compagnie elle-même et pendant leur service ne constituait pas une atteinte au principe de laïcité. A l'époque, ce jugement avait suscité beaucoup de débats et le professeur Mathieu Touzeil-Divina avait évoqué "les autorisations d'absence pour motif religieux". En effet, à l'époque, les juges avaient centré le débat juridique sur l'autorisation donnée aux militaires d'assister à la messe, mais étrangement, ils ne s'étaient pas interrogés sur le fait que ladite messe était organisée par un Gendarme incarnant l'État. On peut penser que si le Conseil d'État avait été saisi, il aurait peut être censuré cet oubli.

Quoi qu'il en soit, le jugement lyonnais se penche précisément sur cette question, en opérant une distinction, somme toute classique, entre le culturel et le cultuel. Dans sa partie culturelle, la Sainte-Geneviève peut être organisée par un commandant de groupement, car il s'agit d'une fête qui rassemble les personnes, leurs familles ainsi que les autorités locales avec lesquelles les gendarmes travaillent quotidiennement.

 

Ne pas organiser le culte

 

En revanche, le tribunal administratif énonce clairement que le même commandement de groupement ne saurait organiser un office religieux. Il écarte ainsi l'argument selon lequel la messe ne serait qu'une activité, parmi d'autres, dans la journée de célébration. Dans son avis du 24 octobre 1997 Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah de Riom, le Conseil d'État, réuni en Assemblée, définit le culte comme "la célébration de cérémonies organisées en vue de l’accomplissement, par des personnes réunies par une même croyance religieuse, de certains rites ou de certaines pratiques". L'office religieux ne saurait revêtir une pluralité de significations. Elle est juste l'exercice d'un culte, et rien d'autre.

Dès lors l'analyse juridique est terminée. Selon une jurisprudence désormais traditionnelle, le concours apporté par une autorité administrative à une cérémonie religieuse entraîne une violation du principe de laïcité. Ainsi, dans sa décision du 15 septembre 2021, le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse s'assure que la commune de Luchon n'organise ni ne finance la procession et la messe qui marquent annuellement la bénédiction des eaux thermales. Seul le curé de la paroisse est investi dans l'opération, même si la commune encadre la manifestation, par l'exercice du pouvoir de police. A cela s'ajoute le fait que, selon la loi de Séparation du 9 décembre 1905, l'usage et la jouissance d'une église appartiennent exclusivement au desservant. Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 25 août 2005, sanctionne ainsi un élu qui avait organisé une représentation théâtrale dans une chapelle qui n'avait pas connu de désaffectation, alors même qu'aucun office n'y était plus célébré. 

La note de service du colonel n'est donc annulée que dans la mesure où elle intervient directement dans l'exercice du culte. Contrairement à ce qui a été affirmé par des semeurs de Fake News, la Gendarmerie pourra continuer à célébrer Sainte-Geneviève, et demandera tout simplement à un prêtre d'organiser l'office religieux. 

"Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu". Cette formule biblique résume finalement assez bien le jugement du tribunal administratif de Lyon. Il nous rappelle que le principe de laïcité ne se négocie pas, et qu'un commandant d'un groupement de Gendarmerie qui organise une messe est à peu près aussi incongru qu'un curé faisant la circulation. Le principe de laïcité ne se négocie pas, et il s'applique conformément à la loi. Une très bonne chose si l'on considère que les gendarmes, membres d'une Arme foncièrement républicaines, sont précisément "les soldats de la loi".


Le principe de laïcité et la neutralité : Chapitre 10, section 1  du manuel de libertés publiques sur internet