« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 30 novembre 2019

Les juges du fond et le droit à l'oubli

Dans une décision du 27 novembre 2019, la première chambre civile de la Cour de cassation précise l'étendue du contrôle des juges du fond sur le droit à l'oubli.

Rappelons qu'en droit français, le droit à l'oubli est une notion bien antérieure à internet. Il apparaît précisément en droit de la presse, lorsqu'une personne réinsérée dans la société demande l'oubli de ses erreurs et fautes du passé. 



Les fondements du droit à l'oubli

 


Tel est précisément le cas du requérant, M.  X. , qui exerce la profession d'expert-comptable et qui a été condamné pour escroquerie en 2011 par le tribunal correctionnel de Metz, condamnation à dix mois de prison avec sursis confirmée en appel en 2013. Archivée sur le site du Républicain lorrain, deux articles de presse relatant ces deux audiences sont toujours accessibles. Le fait de taper le nom de M. X. sur Google, en 2017, renvoie ainsi immédiatement à ces deux articles. Invoquant le droit à l'oubli, M. X. a demandé au moteur de recherches leur désindexation, opération qui ne fait pas disparaître les articles concernés des archives du journal, mais seulement les liens qui y renvoient. Quoi qu'il en soit, Google a refusé de procéder à cette désindexation, et M. X. a donc assigné le moteur de recherche en invoquant son droit à l'oubli. 

Le fondement juridique de la demande de M. X. se trouve dans la directive européenne du 24 octobre 1995  qui consacrait un droit de rectification des données inexactes, incomplètes ou qui ne sont plus pertinentes. C'est ce texte qui était en vigueur au moment du recours, en 2017. Il était d'ailleurs directement inspiré de l'article 6 al. 4 de la loi française du 6 janvier 1978, qui mentionne que les données inexactes doivent être effacées ou rectifiées, à la seule demande de l'intéressé. 

Aujourd'hui, le droit à l'oubli est formellement garanti par l’article 17 du Règlement général de protection des données (RGPD), qui affirme que « la personne concernée a le droit d’obtenir du responsable du traitement l’effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel la concernant et le responsable du traitement a l’obligation d’effacer ces données à caractère personnel ». La loi du 20 juin 2018 a fait de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) l'autorité de contrôle du RGPD. Celle-ci a mené, au nom de l'Union européenne, une véritable bataille contentieuse, dans le but d'imposer à Google le respect de ce droit. Elle a obtenu des succès dans ce domaine, succès renforcée par l'arrêt Google Spain du 13 mai 2014 qui reconnaît expressément le droit à l'oubli sur internet. Depuis lors, Google a accepté de faire figurer sur son site le formulaire qui a permis à M. X. de faire sa demande de désindexation. 

L'oubli. Lynda Lemay


Le contrôle des motifs


Le problème est que la firme Google fait ce qu'elle veut, dans la plus grande opacité. En effet, elle réalise elle-même une appréciation de l'équilibre entre le droit à l'information et le droit à l'oubli et ne diffuse aucun élément sur les motifs qu'elle prend en compte pour accepter ou écarter la demande. Prend-elle en considération l'ancienneté de la condamnation ? sa gravité ? la notoriété de l'affaire ou celle des organes de presse, voire les liens commerciaux qu'elle entretient avec tel ou tel média ? Nul n'en sait rien. Elle fait ce qu'elle veut et n'entend pas communiquer aux juges internes les motifs de ses décisions. 

Précisément, par son arrêt du 27 novembre 2019, la Cour de cassation confère aux juges du fond une compétence générale pour apprécier le choix fait par la firme. Ils doivent ainsi apprécier de manière concrète la demande de déréférencement, se prononcer "sur son bien-fondé" et "vérifier (...)  si l’inclusion du lien litigieux dans la liste des résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, répond à un motif d’intérêt public important, tel que le droit à l’information du public, et si elle est strictement nécessaire pour assurer la préservation de cet intérêt". En l'espèce, les juges du fond sont sanctionnés pour avoir seulement fait référence au droit à l'information des internautes, sans se pencher sur la protection des données personnelles de M. X

La Cour de cassation, en l'espèce, se fonde directement sur la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Dans une décision du 24 septembre 2019, celle-ci énonce en effet que le responsable du traitement est, en principe, tenu de faire droit aux demandes de désindexation de liens menant vers des pages web sur lesquelles figurent des données personnelles. Et l'exploitant d'un moteur de recherches ne peut se soustraire à cette obligation que si l'inclusion du lien dans la liste de résultats s'avère "strictement nécessaire pour protéger la liberté d'information des internautes". Il lui appartient donc d'exprimer clairement cette mise en balance entre l'ingérence dans les données personnelles et le droit à l'information. S'il ne le fait pas, cette mission incombe au juge du fond qui risque de sanctionner systématiquement Google, si l'entreprise persiste à refuser de motiver ses décisions.

Les juges français s'efforcent donc d'imposer à Google le respect du droit européen. Ils ne sont pas les seuls et le tribunal de Karlsruhe vient de renvoyer aux juges du fond allemands une affaire très semblable, leur imposant de se livrer à une appréciation identique. Certes, nul n'ignore le cadre territorial du droit à l'oubli. Dans une seconde décision du 24 septembre 2019, la CJUE a ainsi précisé que la territorialité du droit européen limitait les effets du désindexation aux résultats de recherches effectuées sur les moteurs européens du Google. Les données couvertes par le droit à l'oubli demeurent donc accessibles par les moteurs non européens, à commencer par le moteur américain. Il n'empêche que l'Europe entend toujours imposer à Google le respect de la vie privée, dans sa définition européenne : les données personnelles ne sont pas des biens dont on fait commerce, mais des éléments liés à la vie privée sur lesquels l'intéressé doit conserver une certaine maîtrise.



Sur le droit à l'oubli : Chapitre 8 Section  5 § 1 B , 3,  du manuel de Libertés publiques sur internet




2 commentaires:

  1. Bonjour,

    Il me semble que vous tirez rapidement des généralités d'un arrêt pourtant très circonstancié.

    En effet, tant l'arrêt de Cassation commenté que l'arrêt de la CJUE auquel il fait référence porte sur des données particulières, des données relatives aux infractions pénales, dont le RGPD comme la LIL encadrent le traitement de manière plus stricte que les données personnelles de manière générale.

    C'est l'élément essentiel de ces deux arrêts. La question posée à la CJUE était en effet : "comment s'applique l'interdiction de principe de traitement de telles données aux moteurs de recherche" et la Cour a confirmé que la nature spécifique des moteurs de recherche fait que cette interdiction ne peut s'appliquer qu'a posteriori, lors d'une demande de retrait (§45 à 48).

    C'est pourquoi, en présence de telles données, le critère de mise en balance entre la liberté d'expression et d'information et la protection des données personnelles et de la vie privée devient un critère de stricte nécessité, l'ajout étant bien entendu le caractère "strict". Là où la mise en balance face à des données personnelles "normales", non sensibles, est un test de proportionnalité classique (cf arrêt Costeja de 2014), il devient nécessaire de prouver une stricte nécessité face à des données sensibles.

    En ce qui concerne l'opacité de Google sur la mise en oeuvre de ce droit, Google a en fait créé un comité sur le sujet qui a publié un rapport public qui guide la pratique : https://static.googleusercontent.com/media/archive.google.com/fr//advisorycouncil/advisement/advisory-report.pdf

    Google publie aussi chaque année un grand nombre d'informations sur les demandes reçues et leur traitement : https://transparencyreport.google.com/eu-privacy/overview

    De leur point de vue, il faut se rappeler qu'il s'agit d'une charge de travail dont ils se seraient bien passés. Si je suis d'accord avec vous qu'on ne devrait pas confier à une entreprise (a fortiori américaine) la liberté de décider ce qui reste sur le web ou non, les seules alternatives sont de faire passer tout le monde devant le juge obligatoirement, ou de créer un censeur du web (loi Avia et CSA bonjour, je crois que cela ne vous enchante pas plus que moi).

    Pourquoi, dans ces conditions, être si critique envers Google ?

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  2. À propos du strictement nécessaire, le Conseil d'État vient de confirmer cette interprétation :
    https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/droit-a-l-oubli-le-conseil-d-etat-donne-le-mode-d-emploi

    Trois catégories de données personnelles sont concernées :

    des données dites sensibles (données les plus intrusives dans la vie d’une personne comme celles concernant sa santé, sa vie sexuelle, ses opinions politiques, ses convictions religieuses …),

    des données pénales (relatives à une procédure judiciaire ou à une condamnation pénale),

    et des données touchant à la vie privée sans être sensibles.

    La protection dont bénéficient les deux premières catégories est la plus élevée : il ne peut être légalement refusé de faire droit à une demande de déréférencement que si l’accès aux données sensibles ou pénales à partir d’une recherche portant sur le nom du demandeur est strictement nécessaire à l’information du public. Pour la troisième catégorie, il suffit qu’il existe un intérêt prépondérant du public à accéder à l’information en cause.

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