« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 6 juin 2016

Contrôle parlementaire de l'Etat d'urgence : compte-rendu des auditions

La Commission des lois de l'Assemblée nationale a mis en ligne, le 1er juin 2016, le compte-rendu des auditions effectuées dans le cadre du contrôle parlementaire de l'état d'urgence. Certains pourront s'étonner qu'une telle publication intervienne dès maintenant, alors que l'état d'urgence a été prorogé jusqu'au 25 juillet. Cette situation est liée à une contrainte de calendrier, imposée par le caractère très particulier du contrôle parlementaire organisé en matière d'état d'urgence.

Une procédure inédite


L'article 4-1 de la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015 énonce que " l'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures". Le parlement apparaît ainsi comme une autorité de contrôle durant toute la durée de l'état d'urgence, un contrôle "en temps réel" beaucoup plus ambitieux que les procédures parlementaires habituelles.

Pour assurer sa mise en oeuvre, l'Assemblée s'est appuyée sur une disposition demeurée largement inappliquée jusqu'à aujourd'hui. L'article 5 ter de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires permet de doter leur commission des lois des prérogatives qui sont celles des commissions d'enquête parlementaires. Cette possibilité n'est cependant offerte que "pour une durée n'excédant pas six mois". Ces prérogatives prennent donc fin le 4 juin, et c'est la raison pour laquelle ce document est publié aujourd'hui.

Au demeurant, ce rapport ne saurait s'analyser comme un  bilan définitif de l'état d'urgence. Concrètement, il prend la forme d'une succession d'auditions qui s'échelonnent de janvier à mars 2016, c'est-à-dire juste après la seconde prorogation, et avant la troisième intervenue avec la loi du 20 mai 2016. Il doit donc être considéré comme une sorte d'état des lieux, qui n'interdit évidemment pas des évolutions postérieures. Ces auditions constituent une source de première main pour connaître la mise en oeuvre de l'état d'urgence d'autant que, dans une volonté de transparence, l'Assemblée publie l'ensemble des transcriptions, telles qu'elles se sont déroulées pendant toute la période d'activité de la Commission, y compris celles qui ont eu lieu à huis-clos.

La lecture de ces pièces permet tout d'abord d'apprécier l'importance quantitative des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence.

Les perquisitions

 

Le domaine le plus important est celui des perquisitions administratives,  3449 de novembre 2015 à mars 2016, soit une moyenne de 862 par mois. Christine Lazerges, Présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme note cependant, lors de son audition, un certain essoufflement de cette procédure, puisque on en dénombre seulement une centaine dans le dernier mois, de février à mars 2016. Le chiffre n'est donc pas aussi énorme que certains l'avaient affirmé.

Les chiffres indiquent aussi que, contrairement à ce qui a parfois été dit, ces perquisitions n'ont pas été inutiles. Elles ont donné lieu à 530 procédures judiciaires, l'essentiel pour détentions d'armes (199) et infractions liées aux stupéfiants (183), les autres pour séjour irrégulier, outrage etc. En tout, une vingtaine de procédures judiciaires ont été engagées pour des infractions directement liées au terrorisme. On peut ainsi considérer qu'une perquisition sur sept a conduit à la constatation d'une infraction.

Le faible nombre des recours contres ces perquisitions, seulement deux enregistrés pendant la période étudiée, peut en revanche surprendre. Gwenaëlle Calvès l'attribue à "la mauvaise connaissance des voies d'accès à la juridiction administrative". L'analyse n'est guère convaincante si l'on considère que les mesures d'assignation à résidence ont été bien davantage contestées, ce qui montre que les requérants savent trouver le juge administratif lorsqu'ils en ont besoin.

Observons d'abord que les délais d'éventuels recours indemnitaires pour les dommages éventuellement causés par ces perquisitions sont toujours ouverts. Observons ensuite qu'une perquisition administrative qui donne lieu à des saisies et/ou à la constatation d'une infraction a pour effet immédiat de transformer la procédure. Elle devient alors judiciaire et se déroule dans les conditions du droit commun. Autrement dit : les personnes perquisitionnées n'ont pas fait de recours lorsque les autorités n'ont rien trouvé à leur reprocher. En revanche, celles qui ont été poursuivies ont ensuite usé normalement des droits de la défense devant le juge judiciaire.

Les assignations à résidence


De novembre 2015 à mars 2016, on recense 470 assignations à résidence, soit 117 par mois. La encore, le mouvement est en décroissance, car elles étaient à peine une centaine dans le dernier mois étudié.

Bernard Stirn, Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, livre, quant à lui, des chiffres mentionnant 53 recours pour 390 assignations à résidence, les statistiques s'arrêtant un peu plus tôt. C'est évidemment loin d'être négligeable, et l'on sait que le juge des référés a exercé un plein contrôle de proportionnalité sur ces mesures. On constate au passage que les assignations à résidence prononcées lors de la COP 21 se sont révélées fort peu nombreuses, contrairement à ce qui a été affirmé dans certains médias et sur les réseaux sociaux. On apprend en effet que si 24 assignations ont été décidées, seulement 8 ont pu être notifiées, tout simplement parce que les intéressés, habitant dans des squats, n'étaient pas localisables.

Sur un plan plus général, l'audition des membres des juridictions administratives se révèle fort instructive.

 Tout ça pour ça. Claude Lelouch. 1993


Un renforcement du contradictoire


Elle révèle d'abord un renforcement du contradictoire, qui pourrait servir d'exemple à d'autres contentieux. Dans plusieurs décisions du 11 décembre 2015, le Conseil d'Etat a ainsi rappelé qu'en matière d'assignation à résidence, il existe une présomption d'urgence, de sorte que le juge des référés doit impérativement tenir une audience permettant d'évaluer la pertinence des moyens développés au fond. Dès lors, cette audience s'est généralisée, conduisant parfois le juge administratif à mettre en évidence l'insuffisance ou la légèreté des informations détenues par les forces de police.

De la même manière, l'utilisation des "notes blanches" par les services de renseignement a suscité un développement du principe du contradictoire. Pour apprécier une assignation à résidence, le juge des référés apprécie si la mesure porte une "atteinte grave et manifestement illégale" à une "liberté fondamentale". L'audience lui permet de discuter des motifs de l'assignation invoqués par l'administration et de juger si "il existe des raisons de penser" que le comportement de l'intéressé "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". En langage clair, le juge regarde si l'assignation est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représente la requérante pour l'ordre public.

Certains commentateurs, sans doute peu informés du droit administratif, se sont inquiétés d'un système juridique qui repose sur une présomption. En effet, les "notes blanches" sont présumées comporter des éléments justifiant l'assignation, sauf si l'instruction et l'audience montrent le contraire. Certes, mais on doit observer que l'ensemble du contentieux administratif repose sur une présomption de légalité des actes de la puissance publique, dès lors qu'il appartient au requérant de saisir le juge et de trouver des éléments à l'appui de l'illégalité de la décision. ll était juste temps de s'apercevoir que le droit administratif a aussi, et peut-être surtout, pour objet de protéger l'administration.

La puissance du Conseil d'Etat


Dans le cas de l'état d'urgence, le compte rendu des auditions témoigne aussi de la puissance du Conseil d'Etat. Elle apparaît dans la forme, avec la leçon de droit que le vice-président du Conseil d'Etat inflige aux parlementaires de la Commission des lois. Restant dans la sphère des grands principes, il laisse finalement à Bernard Stirn le soin d'entrer dans les détails. Elle apparaît aussi dans les relations entre le Conseil d'Etat et les tribunaux administratifs. Les membres des TA ont ainsi trouvé sur Juradinfo, outil d'information commun à l'ensemble des juridictions administratives, toutes les décisions déjà rendues sur l'état d'urgence, en 2005 et 2006, accompagnées d'une "petite note de commentaire". Le Conseil d'Etat choisit ensuite de mettre sur Juradinfo les décisions "qui présentent un intérêt", c'est-à-dire celles qui doivent guider la jurisprudence des tribunaux administratifs. L'outil permet évidemment au Conseil d'Etat de contrôler la jurisprudence en amont, réduisant ainsi le risque que tel ou tel tribunal adopte une jurisprudence de combat qui serait différente de celle voulue par la Haute Juridiction.

Tout ça pour ça...


Tout ça pour ça... La lecture de ces auditions laisse l'impression d'un énorme fossé entre les critiques qui se sont élevées contre l'état d'urgence et la réalité de sa mise en oeuvre. Un petit nombre de décisions attentatoires aux libertés, un juge administratif qui remplit effectivement sa mission de contrôle, un reflux naturel du nombre d'assignations à résidence et de perquisitions après quelques mois de pratique. Tous ces éléments cadrent mal avec la dictature qui nous a été décrite. Ils montrent aussi, et heureusement, que l'état d'urgence s'essouffle, dès lors que le fameux coup de pied dans la fourmilière terroriste a été donné. Il appartiendra au parlement de tirer les conséquences législatives de cette situation.
 

1 commentaire:

  1. Une fois encore, votre post nous ramène à l'essentiel, à savoir l'état du droit positif en la matière avec ses bonnes et ses moins bonnes choses. Il nous incite à une double réflexion.

    La première réflexion porte sur la qualification juridique par le pouvoir politique de l'état d'urgence.

    Plus les semaines passent, plus l'état d'urgence apparait comme ce qu'il a toujours été : une démarche politique de communication destinée à rassurer le citoyen doublée d'une démarche de précaution destinée à se prémunir contre toute critique en cas d'attentat terroriste. Sur le plan strictement sécuritaire, l'état d'urgence relève du gadget qui ne traite aucunement les causes du phénomène. L'audition du directeur général de la sécurité intérieure par la commission est éloquente. La question n'est pas de savoir si mais est quand, où et comment (dans une foule) ?

    La deuxième réflexion concerne la protection juridique du citoyen contre les dérives potentielles de l'état d'urgence.

    - Pour ce qui est de la juridiction administrative per se, vos remarques sont claires. Le Conseil d'état est plus que le Conseil de l'état, il constitue un état dans l'état. La morgue de son vice-président et de son président de la section du contentieux, que vous mentionnez, ne sont guère rassurantes. On fait dire ce que l'on veut aux statistiques. L'important est plus dans le qualitatif que dans le quantitatif.

    - Pour ce qui est du droit applicable - et vous le soulignez fort justement -, il est dérogatoire du droit à un procès équitable censé s'appliquer à tous les citoyens tant au regard de la présomption d'innocence (elle s'applique à l'état et non au citoyen potentiellement victime) que de l'administration de la preuve (elle revient au citoyen qui n'a pas nécessairement accès à toutes les pièces du dossier alors que l'état les possède toutes). Peut-être la cour européenne des droits de l'homme aura-t-elle à se pencher sur les pratiques de la "patrie des droits de l'homme" en matière d'état d'urgence ? Les premiers signaux émis par le Conseil de l'Europe sont critiques de la démarche française.

    Quand la règle de droit n'est plus appliquée à la lettre, elle se vide de sens, l'arbitraire n'est plus très loin ! (" La pacte de stabilité est mort", Cécile Ducourtieux, Le Monde, 7 juin 2016, page 21).

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