« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 31 mars 2014

La loi Florange sanctionnée par le Conseil constitutionnel

Dans sa décision du 27 mars 2014, le Conseil constitutionnel, saisi par plus de soixante députés et soixante sénateurs, a jugé contraires à la Constitution certaines dispositions de la loi "visant à reconquérir l'économie réelle". L'objet de ce texte est de remplir une promesse électorale de François Hollande qui souhaitait l'intervention du législateur pour "dissuader les licenciements boursiers". Il avait précisé, lors d'une visite à Florange en février 2012, que "quand une grande firme ne veut plus d'une unité de production et ne veut pas non plus la céder", elle doit avoir "l'obligation de la vendre pour que les repreneurs viennent".

Un dispositif contesté


Cette obligation de cession des sites rentables a rapidement suscité des doutes sur la constitutionnalité d'une telle mesure, et la « loi Florange », adoptée le 24 février, a finalement préféré une procédure centrée sur une dissuasion financière, procédure organisée en deux périodes. Dans une premier temps, les entreprises de plus de mille salariés désireuses de fermer un site doivent chercher un repreneur pendant trois mois. La loi leur impose alors une véritable obligation d'information des éventuels candidats à la reprise ainsi que du comité d'entreprise. Dans un second temps, des pénalités peuvent être prononcées par le tribunal de commerce si le chef d'entreprise a refusé des offres sérieuses. Elles peuvent atteindre vingt smics mensuels par emploi supprimé (avec toutefois un plafond de 2 % du chiffre d'affaires), et s'accompagner du remboursement des aides publiques perçues durant les deux dernières années.  

Le Conseil constitutionnel a été saisi de ces dispositions qu'il a examinées au regard du droit de propriété et de la liberté d'entreprendre.


Droit de propriété


La jurisprudence du Conseil constitutionnel portant sur le droit de propriété est aussi abondante que constante. Il rappelle toujours que "la propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789". Il en déduit que "les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi". Ces formules figurent ainsi dans deux décisions récentes rendues  le 28 février 2014 sur QPC, l'une relative au droit de vote dans les sociétés cotées, l'autre sur l'exploitation numérique des livres indisponibles.

Liberté d'entreprendre


La liberté d'entreprendre, quant à elle, ne figure pas dans la Déclaration de 1789. Le Conseil l'a cependant érigée au niveau constitutionnel en la rattachant à l'article 4, qui énonce que "la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Pour le Conseil, la liberté d'entreprise recouvre en réalité deux libertés distinctes, celle d'accéder à une profession ou à activité économique mais aussi la liberté dans l'exercice de cette profession ou de cette activité, principe rappelé dans sa décision QPC du 30 novembre 2012. C'est évidemment cette seconde facette de la liberté d'entreprendre qui est en cause dans la décision sur la loi Florange.

Comme en matière de propriété, le juge estime que le législateur peut apporter à la liberté d'entreprendre des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général. Encore faut-il que ces restrictions n'apparaissent pas disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi, ce qui conduit une nouvelle fois le juge à exercer son contrôle de proportionnalité. 

Vassily Kandinsky. Paysage avec cheminée d'usine. 1910

Le contrôle de proportionnalité


L'examen de la jurisprudence montre que la rédaction de l'article 1er de la loi Florange était porteuse d'un réel risque d'annulation. De manière très concrète, le Conseil devait exercer le contrôle de proportionnalité sur la disposition imposant à l'entreprise voulant fermer un site de le céder dès lors qu'une offre de reprise sérieuse lui est proposée et qu'aucun motif légitime de refus de cession n'est avancé. 

Pour le gouvernement, cette disposition repose sur une "exigence constitutionnelle", en l'occurrence l'article 5 du Préambule de 1946 qui affirme que "chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi". Surtout, le gouvernement s'appuie sur l'intérêt général poursuivi, dès lors que la finalité de la loi est de maintenir l'emploi. 

Le Conseil refuse de le suivre et considère que le texte est doublement disproportionné, tant au regard du droit de propriété que de la liberté d'entreprendre. 

Pour ce qui est du droit de propriété, le Conseil observe que le dispositif visait à contraindre l'entreprise à céder son site pour éviter la lourde pénalité prévue par la loi. Il considère qu'il s'agit là d'une atteinte grave au droit de propriété qui comprend le droit de vendre librement son bien. Pour le Conseil, cette atteinte est d'autant plus disproportionnée que, par hypothèse, la loi ne vise pas les entreprises en difficulté mais celles qui sont en bonne santé, et qui ont donc une réelle valeur marchande. 

Pour ce qui est de la liberté d'entreprise, le contrôle de proportionnalité s'exerce de manière identique. Le Conseil sanctionne l'article 1er, dans la mesure où il prévoit un seul cas de motif légitime de refus de cession, c'est à dire l'hypothèse où la poursuite de l'activité sur le site met en péril l'activité de l'ensemble de l'entreprise. Pour le Conseil, cette disposition interdit à l'entrepreneur d'anticiper les difficultés de son entreprise, voire de développer une analyse économique par secteur d'activité. C'est donc la liberté de gestion qui est atteinte, d'autant que l'appréciation du juge est finalement substituée à celle du chef d'entreprise. Là encore, le juge constitutionnel estime que la mesure est disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis.

Une loi mal rédigée ?


La décision est sévère mais, disons-le franchement, elle est aussi le résultat d'une mauvaise rédaction de la loi. Pourquoi les rédacteurs ont-il écarté la possibilité offerte par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui autorise la collectivité publique à priver quelqu'un de sa propriété, "lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité" ? Certains objecteront qu'il s'agit là d'une disposition qui autorise l'expropriation, mais c'est précisément ce que déclarait le rapporteur du texte, Clotilde Valter : "Ce que nous voulons, c'est imposer au chef d'entreprise qui, pour des raisons financières, veut se débarrasser d'un site rentable (...) de rechercher un entrepreneur. S'il ne veut plus de ce site, qu'il le laisse, mais qu'il le cède à quelqu'un qui veut entreprendre". Cet objectif, parfaitement louable, aurait pu être atteinte par une expropriation, suivie d'une remise sur le marché de l'entreprise par l'Etat acquéreur. Et on peut penser que la seule menace de cette expropriation aurait peut être été suffisante pour parvenir au but recherché. 

Certes, aucune procédure n'est parfaite, mais force est de constater que la rédaction choisie avait de fortes probabilités d'invalidation par le Conseil constitutionnel. Le Conseil d'Etat a t il été saisi ? Si ce n'est pas le cas, on ne peut que constater une certaine légèreté du Parlement.. La  question mérite d'être posée.

3 commentaires:

  1. en fait il s'agissait d'une proposition de loi, ce qui pourrait expliquer en partie le caractère "mal rédigé" de la loi - le CE n'étant a priori pas intervenu..

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  2. Il ne faut quand même pas exagérer ! Qu'il s'agisse d'un projet ou d'une proposition de loi, ils sont tous deux examinés et adoptés par le Parlement, lequel Parlement est censé avoir eu tout le loisir d'en modifier les termes...

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  3. merci pour votre article un vrai plaisir de lecture

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